compte rendu intégral

Présidence de M. David Assouline

vice-président

Secrétaires :

Mme Agnès Canayer,

M. Joël Guerriau.

M. le président. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à dix-sept heures.)

1

Procès-verbal

M. le président. Le compte rendu intégral de la séance du mercredi 17 juin a été publié sur le site internet du Sénat.

Il n’y a pas d’observation ?…

Le procès-verbal est adopté.

2

 
Dossier législatif : projet de loi organisant la sortie de l'état d'urgence sanitaire
Discussion générale (suite)

Sortie de l’état d’urgence sanitaire

Adoption en procédure accélérée d’un projet de loi dans le texte de la commission modifié

M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion du projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, organisant la sortie de l’état d’urgence sanitaire (projet n° 537, texte de la commission n° 541, rapport n° 540).

Candidatures à une éventuelle commission mixte paritaire

M. le président. J’informe le Sénat que des candidatures pour siéger au sein de l’éventuelle commission mixte paritaire chargée d’élaborer un texte sur les dispositions restant en discussion de ce projet de loi ont été publiées. Ces candidatures seront ratifiées si la présidence n’a pas reçu d’opposition dans le délai d’une heure prévu par notre règlement.

Discussion générale

Discussion générale (début)
Dossier législatif : projet de loi organisant la sortie de l'état d'urgence sanitaire
Article additionnel avant l'article 1er - Amendement n° 2 rectifié bis

M. le président. Monsieur le ministre, mes chers collègues, pour le respect des règles sanitaires, il vous est demandé de n’occuper qu’un siège sur deux ou, à défaut, de porter un masque.

Je rappelle que l’hémicycle fait l’objet d’un nettoyage et d’une désinfection avant et après chaque séance et que les micros seront désinfectés après chaque intervention. J’invite chacune et chacun à veiller au respect des distances de sécurité.

Je rappelle également que les sorties devront exclusivement s’effectuer par les portes situées au pourtour de l’hémicycle.

Je rappelle enfin que, afin de limiter la circulation des documents, vous êtes invités à utiliser vos tablettes et la fonctionnalité « En séance » sur notre site internet pour prendre connaissance du dérouleur et des amendements. Des liasses resteront à votre disposition, à la demande.

Dans la discussion générale, la parole est à M. le ministre.

M. Olivier Véran, ministre des solidarités et de la santé. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, au mois de mars dernier, une situation exceptionnelle a justifié l’instauration d’un régime exceptionnel.

Il le fallait, et nul ne pense aujourd’hui que cet état d’urgence sanitaire était au mieux une option regrettable, au pire une fantaisie catastrophiste. Il l’était d’autant moins qu’il a été scrupuleusement travaillé, amendé, enrichi par les représentants de la Nation, car, quelles que soient les épreuves que nous traversons, notre arme la plus efficace demeure la démocratie.

L’état d’urgence sanitaire expirera le 10 juillet prochain. La fin de l’état d’urgence signifie-t-elle la fin de l’épidémie ? J’aimerais vous dire que oui. J’aimerais vous dire que le pire est derrière nous et que nous pouvons sans crainte retrouver une vie qui soit sereine, à défaut d’être insouciante… Mais ce serait malheureusement irresponsable. Les indicateurs sont certes rassurants, mais nous devons tous rester vigilants.

Le Gouvernement ne demandera pas une seconde prolongation de l’état d’urgence sanitaire, qui prendra donc fin comme prévu le 11 juillet prochain. La sortie de l’état d’urgence doit toutefois être organisée, parce que la prudence reste de mise et que de nombreuses mesures garderont toute leur pertinence dans les mois à venir.

Le choix éthique que nous devons faire est celui de la responsabilité. Si l’intégralité des mesures de l’état d’urgence sanitaire n’est plus justifiée, il ne faut pas nous bercer d’illusions et faire comme si les risques de redémarrage de l’épidémie n’existaient pas. Ces risques existent bel et bien, et une sortie précipitée de l’état d’urgence sanitaire ne ferait qu’augmenter leur poids.

Les deux articles de ce projet de loi ont fait l’objet de débats nourris à l’Assemblée nationale, qui a adopté plusieurs modifications. La durée du régime transitoire, initialement prévu jusqu’au 10 novembre, a été raccourcie au 30 octobre.

Par ailleurs, ce régime transitoire conserve des mesures dont la pertinence est indiscutable, y compris pour ceux qui ne sont pas épidémiologistes – nous sommes encore nombreux dans ce cas ! (Sourires.) –, telles que la limitation des déplacements et la réglementation de l’usage des moyens de transport, l’encadrement de l’ouverture des établissements recevant du public, ou enfin les restrictions de rassemblements. Ces trois items ont fait l’objet de débats en commission ce matin, et nous aurons de nouveau des échanges sur ces sujets lors de l’examen des articles ce soir.

L’application de la plupart des autres mesures prévues pendant l’état d’urgence sanitaire restera possible, mais dans les conditions du droit commun du code de la santé publique ou du code de commerce, notamment pour ce qui concerne la réglementation des prix.

Si le retour du droit commun marque la fin de l’exception, et nous en sommes heureux, vous aurez compris qu’il ne doit pas marquer la fin de la vigilance.

L’ensemble du dispositif devra en tout état de cause être réexaminé, puisque vous avez prévu qu’il deviendra caduc à compter du 1er avril 2021. Il faudra alors le repenser ensemble, à la lumière de l’expérience acquise, en espérant de tout cœur que ce virus aura alors trouvé sa place dans les livres d’histoire et qu’il aura complètement disparu de notre quotidien.

Mesdames, messieurs les sénateurs, la sortie de l’état d’urgence que nous construisons dans ce projet de loi n’est pas une sortie sèche, parce que nous ne voulons pas faire comme si nous étions définitivement à l’abri du risque épidémique. Rien ne serait pire que la précipitation : ce serait tout à la fois oublier bien vite les semaines terribles que nous venons de connaître et augmenter le risque d’en connaître à nouveau.

Je crois d’ailleurs que les Français sont sensibles à ce point. J’en veux pour preuve les nombreuses réactions de nos compatriotes, qui se sont émus des regroupements de population parfois importants dans les rues de la capitale à l’occasion de la fête de la musique, alors même que les restrictions de circulation continuent de s’appliquer et que nous n’avons de cesse de rappeler que le respect des règles de distanciation sociale et, le cas échéant, le port du masque sont toujours importants pour assurer la protection de tous les Français.

L’état d’urgence sanitaire a été voté dans cet hémicycle, et je sais que vous vous êtes toujours montrés, à juste titre, très vigilants et exigeants.

L’état d’urgence sanitaire a eu des conséquences lourdes, très lourdes, notamment sur notre économie. Le Président de la République n’a pas manqué de rappeler que nous avions fait passer la santé avant le reste, « quoi qu’il en coûte ». Si c’était à refaire, nous ne ferions pas autre chose, car des vies étaient en jeu. Dans cette épreuve de vérité collective, nous avons affirmé nos valeurs les plus fondamentales.

Permettez-moi, avant de conclure, d’évoquer l’article 2. Je vous remercie des mots que vous avez eus dans votre rapport, monsieur Bas. L’utilité de prolonger la durée de conservation des données pseudonymisées pour la recherche et la veille épidémiologiques est bien réelle.

Mesdames, messieurs les sénateurs, si nous avions quelques points de désaccord, je reconnais et salue le travail constructif de la commission et vous remercie de donner au Gouvernement les moyens d’agir pendant cette phase nouvelle de gestion de la crise qui s’ouvrira à compter du 11 juillet prochain.

La santé de nos concitoyens et les solidarités pour que chacun soit protégé : telles sont les valeurs fondamentales que le Gouvernement a défendues pour notre Nation ces dernières semaines. Si certaines décisions coûtent, il y a des enjeux qui n’ont pas de prix. L’état d’urgence sanitaire va prendre fin, mais notre vigilance doit demeurer intacte, et elle le restera. (M. Julien Bargeton applaudit.)

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et dadministration générale, rapporteur. Monsieur le président, je suis très heureux de retrouver cette tribune, qui nous a manqué au cours des derniers mois ! (Marques dassentiment.)

Monsieur le ministre, je vous remercie des explications que vous nous avez apportées. Mes chers collègues, je suis heureux de vous retrouver pour ce débat très important.

Monsieur le ministre, la commission des lois s’est réunie ce matin. Nous travaillons dans des conditions extrêmement tendues. Nous avons déjà accepté de le faire pour faire aboutir la loi du 23 mars dernier, puis celle du 11 mai dernier. Nous espérions que la sortie de l’état d’urgence sanitaire justifierait que le Parlement dispose de davantage de temps pour se concentrer sur sa mission et tenter, quand c’est possible, d’améliorer les textes qui lui sont proposés.

Nous constatons qu’il n’en est rien. Si cela ne nous a pas empêchés de travailler, l’ordre du jour prioritaire nous contraint à le faire dans des conditions telles que nous nous inquiétons de la qualité du travail que nous pourrons fournir.

Vous nous présentez ce texte comme organisant la sortie de l’état d’urgence sanitaire. Nous ne faisons pas la même interprétation de la rédaction proposée par le Gouvernement, puis confirmée par l’Assemblée nationale.

À l’article 1er, nous avons considéré que vous repreniez les mêmes pouvoirs que ceux qui vous ont été accordés par le Parlement du fait de l’état d’urgence sanitaire dans les trois domaines qui ont fait l’objet de vos décisions les plus nombreuses durant celui-ci : la liberté d’aller et venir et les conditions de circulation, l’ouverture des établissements recevant du public et la liberté de manifestation et de réunion.

Or il est tout de même singulier que, sur ces trois sujets, vous ayez repris les termes mêmes de la loi du 23 mars, tout en affichant une sortie de l’état d’urgence. De plus, sous couvert de sortie de l’état d’urgence, vous demandez la prorogation de ces pouvoirs pour une durée de quatre mois, alors que la précédente prorogation que nous avons consentie était d’une durée de deux mois.

Cette prorogation est donc doublement étonnante, d’une part parce qu’elle ne dit pas son nom, et, d’autre part, parce qu’elle porte sur une durée deux fois plus importante que la dernière prorogation que nous avons consentie.

Naturellement, ce n’est pas parce que vous réclamez les mêmes pouvoirs que ceux qui vous ont été accordés lors de l’état d’urgence sanitaire sur les sujets les plus sensibles pour les libertés individuelles et publiques que vous entendez prendre des mesures aussi radicales que celles qui ont été prises à l’époque, à commencer par le confinement.

Toutefois, même si nous devons rester prudents et vigilants sur toute régression en la matière, il reste que la situation sanitaire s’améliore. Il paraît donc très difficile de justifier, y compris devant le juge des libertés fondamentales qu’est le Conseil constitutionnel, le maintien sans le dire des pouvoirs étendus qui ont été conférés au Gouvernement pendant l’état d’urgence sanitaire… C’est pourquoi il nous a semblé nécessaire d’examiner les choses de plus près.

Nous avons décidé de substituer à l’article 1er des dispositions qui nous semblent exactement proportionnées à vos besoins. Il vous reviendra de nous dire si nous y sommes parvenus, car il faut naturellement que vous puissiez amener progressivement à la sortie de l’état d’urgence en disposant des moyens qui vous seront nécessaires. Il n’est pas question pour nous de vous les marchander.

Nous tenons simplement à vous rappeler que, en matière de libertés essentielles, il n’y a aucune raison que le législateur vous autorise à faire plus que ce qui vous semble à vous-même nécessaire et que nous pourrions approuver après discussion avec vous.

Cette discussion n’a pas pu avoir lieu la semaine dernière en commission compte tenu de votre emploi du temps ; elle interviendra donc aujourd’hui.

Les dispositions que nous avons adoptées nous paraissent amplement suffisantes pour permettre de sortir de l’état d’urgence dans de bonnes conditions, tant en matière de liberté de circulation que d’ouverture des établissements recevant du public ou encore de droit de manifester.

Concernant ce dernier, le Conseil d’État, dans le cadre de son rôle de juge de l’excès de pouvoir, a d’ailleurs indiqué au Gouvernement qu’un certain nombre de mesures prises étaient disproportionnées à la situation sanitaire telle que le Gouvernement lui-même l’a décrite – en la matière, nous n’avons pas de meilleures informations que celles que vous nous apportez. Nous avons donc voulu circonscrire exactement vos pouvoirs.

Par ailleurs, nous pensons qu’il faut accorder une attention particulière à la situation de certaines collectivités telles que la Guyane et Mayotte.

Certains élus de Mayotte contestent la nécessité de reconduire l’état d’urgence sanitaire. Nous acceptons cette reconduction, tout en vous rappelant que si les conditions qui justifient l’état d’urgence sanitaire à Mayotte et en Guyane devaient fort heureusement disparaître, rien ne vous imposerait alors de maintenir cet état d’urgence sanitaire localement pendant les quatre mois qui vous seront accordés pour agir.

Nous vous faisons évidemment confiance pour ajuster vos décisions aux réalités. Si toutefois l’action publique se prolongeait au-delà de la période nécessaire, dans un état de droit tel que le nôtre, où la juridiction administrative exerce un contrôle sur les mesures de police, des recours pourraient intervenir.

Nous avons également voulu maintenir l’équilibre trouvé lors des travaux de la commission mixte paritaire (CMP) chargée d’élaborer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions sur les mesures que l’on appelle par commodité « mesures de quarantaine », mais qui sont devenues mesures de quatorzaine, puis – si vous me permettez ce néologisme – mesures de septaine.

Nous aurons à débattre des modifications que nous avons adoptées afin de faciliter les voyages entre l’outre-mer et la métropole, tout en assurant la plus grande sécurité sanitaire possible.

Au mois de mai dernier, nous avions rappelé que les tests de dépistage ne sont pas infaillibles, car, pendant une partie de la période d’incubation, la présence du virus chez un individu ne peut être détectée. C’est pourquoi nous avions alors privilégié des mesures de quatorzaine pour les personnes prenant l’avion.

Nous accepterons aujourd’hui des mesures de dépistage par test, car nous considérons que l’amélioration de la situation sanitaire justifie un système moins protecteur.

Nous avons eu une discussion assez longue sur votre souhait de prolonger les durées de conservation des données recueillies dans le cadre des systèmes d’information pour le dépistage de la maladie.

Le travail réalisé par l’Assemblée nationale, qui a restreint la portée du texte que vous aviez proposé, nous paraît satisfaisant. La rédaction retenue permettra en effet aux épidémiologistes de travailler sur des données pseudonymisées, pour reprendre un terme très élégant, sans pour autant que des données directement identifiantes soient divulguées.

Nous accepterons de prolonger la durée de conservation des données à cette fin, mais sous forme d’exception à la règle que nous avons voulu poser, selon laquelle la durée de conservation ne peut en principe excéder trois mois.

Tels sont les équilibres que nous avons recherchés, monsieur le ministre. En démocratie, il faut dire les choses telles qu’elles sont : ce texte n’était pas un texte de sortie de l’état d’urgence, mais un texte de prorogation des principales mesures de l’état d’urgence. Si le Sénat est suivi, ce sera un texte de sortie de l’état d’urgence.

Nous sommes allés jusqu’à modifier le fameux article L. 3131-1 du code de la santé publique, afin de doter le ministre de la santé, voire le Premier ministre, ou encore les préfets, d’une base juridique solide, dont vous ne disposiez pas avant le 23 mars dernier et dont vous ne disposerez plus quand l’état d’urgence sanitaire sera levé.

Nous avons donc eu le souci de contribuer à la sécurité sanitaire, tout en veillant, comme c’est le rôle du Sénat, à la préservation des libertés publiques et en ne consentant aucune restriction qui ne soit strictement justifiée par la situation sanitaire, qui elle-même, naturellement, évolue.

Enfin, il nous semble important que vous puissiez prendre des mesures plus sévères si cela est nécessaire. C’est pourquoi nous avons bien précisé que vous pouvez à tout moment prendre un décret pour déclarer l’état d’urgence sanitaire et prendre toutes les mesures auxquelles nous avons consenti au mois de mars dernier dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.

M. le président. Il faut conclure, monsieur le rapporteur !

M. Philippe Bas, rapporteur. Je vous remercie d’avoir été si patient, monsieur le président. J’en ai justement terminé ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. le président. La parole est à M. Philippe Bonnecarrère.

M. Philippe Bonnecarrère. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, oui à la vigilance, nous avez-vous dit, monsieur le ministre, mais non à l’état d’urgence. Nous avons bien compris votre approche et votre raisonnement.

Autorisez-moi cependant à poser une première question : ce texte est-il nécessaire ? Les mesures de droit commun, prévues notamment à l’article L. 3131-15 du code de la santé publique, permettent-elles, ou non, de répondre aux questions qui sont posées à l’exécutif ? J’estime pour ma part que la réponse serait plutôt oui.

Avant d’entrer dans ce débat introduit par le président de la commission des lois sur le fondement juridique de ces mesures, permettez-moi de formuler une observation préalable.

J’ai été élu sénateur en 2014. Pendant près de la moitié de mon mandat, nous avons vécu sous le régime de l’état d’urgence, celui-ci ayant été prorogé à sept reprises dans le cadre de l’état d’urgence lié au terrorisme, et deux, voire trois fois si l’on interprète ce texte comme une prorogation déguisée, dans le cadre de la crise sanitaire.

Ce qui est normalement l’exception devient donc une forme de règle, ou en tout cas de situation continue. C’est un vrai sujet pour notre société, monsieur le ministre. Et c’est pourquoi je m’interroge sur la nécessité des mesures auxquelles vous nous demandez de consentir.

Philippe Bas, notre président de la commission des lois, estime – nous en avons largement discuté ce matin – que ce texte est une prorogation de l’état d’urgence qui ne dit pas son nom, et qu’en aucun cas il ne met fin à cet état d’urgence.

Je le regrette, car je n’en vois pas l’utilité, dans la mesure où les dispositions que vous nous demandez de vous accorder sont déjà prévues à l’article L. 3131-15 du code de la santé publique, dès lors, comme l’a indiqué le président Bas, que l’état d’urgence est déclaré. Dont acte !

Nous avons pourtant fait preuve d’anticipation, mes chers collègues, lors de nos travaux sur les dispositions de la loi du 23 mars 2020, puisque, par son article 2 complétant l’article L. 3131-1 du code de la santé publique, nous avons expressément donné au ministre de la santé la totalité des pouvoirs faisant l’objet des dispositions qui nous sont présentées.

Ce fondement juridique est-il suffisamment solide ? La question était implicite dans l’intervention du président de la commission des lois. Il peut en effet paraître excessif d’accorder de telles possibilités de restriction des libertés au ministre de la santé. C’est d’ailleurs pourquoi, dans la période récente, le Premier ministre a pris des décrets donnant un effet juridique aux dispositions prises par le ministre de la santé.

J’estime pour ma part que la réponse est oui. Si l’article L. 3131-1 vous accorde des pouvoirs très larges, qui ont pu interroger le Conseil d’État, monsieur le ministre de la santé, c’est « afin d’assurer la disparition durable de la situation de crise sanitaire ». Cela m’apparaît donc normé.

En bref, mes chers collègues, l’exécutif a aujourd’hui les moyens d’agir pour répondre, si ce malheur se produisait, à une nouvelle situation de pandémie ou de crise de Covid-19. Il ne m’apparaît donc pas que nous avons besoin de l’article 1er, tel qu’il nous a été présenté.

Or une loi inutile est par définition une loi bavarde. Je n’irai pas jusqu’à dire, comme on a pu le lire dans de nombreuses interventions dans la presse, que c’est une loi liberticide – je ne vous prête pas ces intentions, monsieur le ministre. En revanche, c’est une loi dérogatoire, et à mon sens inutilement dérogatoire.

Mes chers collègues, nous sommes dans une situation institutionnelle de très grand déséquilibre entre les pouvoirs de l’exécutif et ceux de nos assemblées. Les vieux principes de Montesquieu ont été amplement remis en cause. Je ne vois donc pas de motif de renforcer encore les pouvoirs de l’exécutif, et cela d’autant moins – pardonnez-moi d’être direct, monsieur le ministre – que notre pays a été largement suradministré dans la période récente.

Autant je crois aux vertus de la médecine, que vous connaissez bien, monsieur le ministre, et au rôle des médecins sur le terrain et dans les différents établissements pour lutter contre les pandémies, autant je ne suis pas certain que la saturation d’ordonnances et de dispositions juridiques soit le meilleur moyen d’y contribuer, sauf à confondre l’ordre public sanitaire et l’ordre public tout court.

Au reste, d’autres pays sont arrivés à de bons résultats en adoptant une approche plus pragmatique. Je n’en dis pas plus sur ce sujet, mais j’y suis particulièrement sensible.

Pour finir, j’en viens à l’article 2 et au fichier épidémiologique. Si j’approuve à la fois l’objectif de recherche épidémiologique et le passage par l’anonymisation, évitons de perdre toute mémoire, mes chers collègues ; la loi du 11 mai n’est tout de même pas si ancienne !

Lors de nos débats, nous avons été un certain nombre à nous opposer au projet de fichier centralisé que vous nous présentiez. Pour nous, la création d’un tel fichier ne pouvait être justifiée que par sa vocation épidémiologique, autrement dit, s’il rassemblait les différents éléments d’information sur la situation du patient, et à condition qu’il soit anonyme.

Or les présidents des commissions des lois et des affaires sociales, ainsi que M. Retailleau et vous-même, monsieur le ministre, nous ont expliqué que l’on avait absolument besoin de ce fichier pour casser les chaînes de contamination, mais que la ligne rouge était justement de ne pas lui donner un caractère épidémiologique par la réunion d’autres données. Cela figure même dans le petit compte rendu qui a été réalisé à l’issue de notre vote.

Ce fichier devient aujourd’hui totalement épidémiologique, et bien sûr anonyme. Je vous donne volontiers acte de cette modification, qui correspond à ce que nous avions souhaité. Mais de grâce, ne perdons pas la mémoire des choses ! Ce revirement explique d’ailleurs la grande perplexité de l’Ordre national des médecins, qui s’est senti en quelque sorte mené en bateau, si j’ose dire.

En conclusion, mon groupe s’exprimera avec sa liberté habituelle. Toutefois, à titre personnel, vous l’aurez compris, je ne suis pas favorable à l’article 1er, tout en étant favorable à l’article 2. (M. Franck Menonville applaudit.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)

M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le ministre, cette crise est d’une gravité que vous connaissez – vous l’avez beaucoup dit – et la vigilance reste nécessaire aujourd’hui encore – vous l’avez aussi beaucoup dit.

Nous ne pouvons oublier toutes les épreuves qui ont été vécues et qui sont encore vécues actuellement ; nous ne pouvons méconnaître la situation du monde par rapport à ce fléau. J’ai parfois l’impression que certains de nos compatriotes dorment sur un volcan : tout semble aller bien, mais vous savez que le virus peut toujours se réveiller.

On sait aussi que de grandes épreuves en termes d’emploi, de vie quotidienne et en termes sociaux nous attendent. Pour nous, socialistes, elles appellent – je veux le dire ici – des mesures de solidarité et de redistribution très fortes.

Venons-en au présent texte. Monsieur le ministre, celui-ci ne nous paraît pas utile, du moins pour ce qui est de l’article 1er. Finalement, de deux choses l’une : soit l’on est dans l’état d’urgence, soit on le quitte. Notre collègue député Hervé Saulignac l’a dit à l’Assemblée nationale : vous créez quelque chose de neuf. On connaissait le droit commun, on connaissait l’état d’urgence, et vous créez une sorte de pseudo-état d’urgence à géométrie variable et à durée aléatoire, donc quelque chose de bizarre.

Ce texte, vous l’avez sans doute remarqué, monsieur le ministre, est un trompe-l’œil et un faux-semblant. En effet, comme l’ont indiqué M. le président Philippe Bas et M. Bonnecarrère à l’instant, vous nous dites que l’état d’urgence sanitaire est terminé, mais, derechef, vous nous dites qu’il se poursuit, puisque vous donnez l’ensemble des prérogatives de l’état d’urgence au Premier ministre.

Aussi, la question est simple : à quoi cela sert-il et pourquoi ? Cela fait un peu penser à ces chanteurs qui ont l’habitude – certains ne l’ont jamais fait, l’un d’entre eux notamment, qui m’est particulièrement cher, mais nous en parlerons un autre jour – de faire de fausses sorties : on sort de l’état d’urgence, mais, en fait, on n’en sort pas du tout, car il continue sous une autre forme.

C’est pourquoi, comme l’ensemble de la gauche et une bonne partie de la droite à l’Assemblée nationale, nous allons nous prononcer contre ce texte et voter résolument contre l’article 1er.

Je perçois les efforts de notre président Philippe Bas pour sauver un peu, mais finalement pas grand-chose, de l’article 1er. Pour notre part, nous avons déposé un amendement tendant à le supprimer : finalement, cela clarifierait les choses que de le voter, mes chers collègues.

Par prudence, nous avions également déposé des amendements de repli, l’un pour garantir la liberté de circulation – sur ce point, M. Bas est allé à notre rencontre ou nous sommes allés à la sienne, peu importe –, un autre pour garantir l’ouverture des établissements recevant du public, un dernier, enfin, pour garantir la liberté de manifestation.

À ce sujet, je tiens à insister particulièrement sur la décision du Conseil d’État, que chacun connaît : celui-ci a rappelé que la liberté de manifestation est une liberté fondamentale garantie par la Constitution. Il est bien sûr nécessaire de veiller à respecter toutes les exigences sanitaires, mais, dès lors qu’elles le sont, cette liberté doit être garantie.

Nous avions donc déposé un amendement, que la commission ne m’a pas fait l’honneur de retenir, mais auquel nous tenons, qui visait à ce que la liberté de manifestation soit garantie derechef, dès que la loi serait promulguée. Certes, on peut discuter des dates, mais nous pensons que cet amendement a une valeur symbolique et pratique.

Au total, l’article 1er est donc inutile, et ce pour les deux raisons qui ont déjà été explicitées.

Monsieur le ministre, vous êtes trop féru de la chose parlementaire et de la loi – comme souvent, je suis très gentil ; je le suis même parfois trop, mais enfin, la vie est courte (M. Bruno Retailleau sexclame.) – pour ignorer l’article L. 3131-1 du code de la santé publique, qui a déjà été beaucoup cité et qui sortira vainqueur de ce texte.