compte rendu intégral

Présidence de M. Pierre Laurent

vice-président

Secrétaires :

Mme Esther Benbassa,

M. Daniel Gremillet.

M. le président. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à seize heures.)

1

Procès-verbal

M. le président. Le compte rendu intégral de la séance du mercredi 3 mars 2021 a été publié sur le site internet du Sénat.

Il n’y a pas d’observation ?…

Le procès-verbal est adopté.

2

Communication relative à une commission mixte paritaire

M. le président. J’informe le Sénat que la commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi améliorant l’efficacité de la justice de proximité et de la réponse pénale est parvenue à l’adoption d’un texte commun.

3

Organisation des travaux

M. le président. Par lettre en date du jeudi 4 mars 2021, M. François Patriat, président du groupe RDPI, a demandé de réduire à quarante-cinq minutes la durée de la discussion générale sur la proposition de loi rénovant la gouvernance du service public d’eau potable et d’assainissement en Guadeloupe et sur la proposition de loi créant la fonction de directrice ou de directeur d’école, examinées au sein de l’espace réservé à son groupe du mercredi 10 mars 2021.

Y a-t-il des observations ?…

Il en est ainsi décidé.

4

 
Dossier législatif : proposition de loi tendant à garantir le droit au respect de la dignité en détention
Discussion générale (suite)

Droit au respect de la dignité en détention

Adoption en procédure accélérée d’une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi tendant à garantir le droit au respect de la dignité en détention, présentée par M. François-Noël Buffet (proposition n° 362, texte de la commission n° 419, rapport n° 418).

La procédure accélérée a été engagée sur ce texte.

Dans la discussion générale, la parole est à M. François-Noël Buffet, auteur de la proposition de loi.

Discussion générale (début)
Dossier législatif : proposition de loi tendant à garantir le droit au respect de la dignité en détention
Article unique

M. François-Noël Buffet, auteur de la proposition de loi. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, le texte qui est aujourd’hui soumis au Sénat, cosigné par des membres de la commission des lois émanant de plusieurs groupes, vise à répondre à une carence de notre droit née de trois décisions juridictionnelles. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel ont en effet constaté que la loi française ne comportait pas de voie de recours juridictionnel permettant de mettre fin à des conditions de détention indignes en prison. L’objet de ce texte est de mettre en place une telle voie de recours.

Au mois de janvier 2020, la Cour européenne des droits de l’homme, condamnant la France à indemniser trente-deux personnes incarcérées en métropole et outre-mer pour traitements inhumains et dégradants en application de l’article 3 de la Convention, a pour la première fois jugé que les requérants ne disposaient pas d’une voie de recours effective pour faire cesser ces conditions de détention indignes. Cela constitue une violation de l’article 13 de la Convention, qui reconnaît à toute personne dont les droits et libertés ont été violés le droit à un recours effectif devant une instance nationale.

Au mois de juillet 2020, la chambre criminelle de la Cour de cassation a tiré les conséquences de cette décision et estimé que le juge judiciaire avait l’obligation de garantir à la personne placée dans des conditions indignes de détention un recours préventif et effectif permettant de mettre un terme à la violation de l’article 3 de la Convention, en tant que gardien de la liberté individuelle, en application de l’article 66 de la Constitution. Cet arrêt de principe a ainsi ouvert une nouvelle voie de recours aux personnes détenues sans que le législateur ait eu l’occasion d’intervenir.

Cette situation n’a cependant pas été jugée pleinement satisfaisante par le Conseil constitutionnel. Saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité, celui-ci a affirmé dans une décision du 2 octobre 2020 qu’il incombait « au législateur de garantir aux personnes placées en détention la possibilité de saisir le juge de conditions de détention contraires à la dignité de la personne humaine, afin qu’il y soit mis fin », ce que les procédures actuelles de référé ne permettaient pas. Il a en conséquence décidé l’abrogation, à compter du 1er mars dernier, du second alinéa de l’article 144-1 du code de procédure pénale en ce qu’il ne prévoyait pas un tel recours.

Le Sénat a, à plusieurs reprises, interrogé le Gouvernement sur les suites qu’il entendait donner à cette décision et sur le dispositif qu’il envisageait de soumettre au législateur. Je dois à cet égard souligner combien notre collègue Jean-Pierre Sueur s’est investi sur le sujet, appelant plusieurs fois l’attention du Gouvernement.

Les règles de recevabilité de l’article 45 de la Constitution n’ont malheureusement pas permis d’instituer une telle mesure lors de l’examen du projet de loi relatif au Parquet européen, le Gouvernement ayant essayé de l’introduire dans ce cadre. Il n’y a eu aucun véhicule législatif adapté depuis.

Face à cette situation de blocage, j’ai pris ès qualités l’initiative, en y associant les membres de la commission des lois qui le souhaitaient, de déposer au Sénat la présente proposition de loi, sur laquelle le Gouvernement a accepté d’engager la procédure accélérée. Mais rendons à César ce qui lui appartient : ce texte est le fruit des réflexions de la Chancellerie sur le sujet, dont j’ai partagé l’analyse.

Le dispositif envisagé me semble répondre en tous points aux demandes tant de la Cour européenne des droits de l’homme que du Conseil constitutionnel. Selon l’article unique du texte, toute personne détenue se plaignant de conditions indignes de détention aura le choix de saisir soit le juge administratif des référés, qui dispose d’un pouvoir d’injonction, soit le juge judiciaire, qui n’a pas un tel pouvoir mais qui peut éventuellement ordonner une remise en liberté.

Concernant les critères de recevabilité de la demande, les allégations figurant dans la requête devront être circonstanciées, personnelles et actuelles. Le juge fera procéder aux vérifications nécessaires et recueillera les observations de l’administration pénitentiaire dans un délai compris entre trois et dix jours ouvrables.

Si le juge estime la requête fondée, il reviendra d’abord à l’administration pénitentiaire de prendre des mesures pour mettre fin aux conditions de détention indignes. Le juge fera connaître à l’administration pénitentiaire les conditions de détention qu’il estime indignes, puis il lui fixera un délai, compris entre dix jours et un mois, pour y mettre fin par les moyens qu’elle estimera appropriés. L’administration pénitentiaire pourra notamment décider le transfèrement du détenu, avec l’accord du magistrat chargé du dossier s’il s’agit d’un prévenu.

C’est seulement si le problème n’a pas été résolu par l’administration pénitentiaire dans le délai prescrit que le juge judiciaire sera alors amené à statuer pour mettre fin à ces conditions de détention. Il aura le choix entre trois options : ordonner le transfèrement de la personne détenue ; ordonner la mise en liberté de la personne placée en détention provisoire, éventuellement assortie d’un contrôle judiciaire ou d’une assignation à résidence sous surveillance électronique (ARSE) ; ordonner un aménagement de peine si la personne est éligible à une telle mesure. Toutefois, le juge pourra refuser de prendre l’une de ces trois décisions si le détenu a au préalable refusé un transfèrement proposé par l’administration pénitentiaire, sauf s’il s’agit d’un condamné et que ce transfèrement porterait une atteinte excessive à sa vie privée et familiale.

La décision du juge pourra faire l’objet d’un appel, selon les cas devant la chambre de l’instruction ou devant la chambre de l’application des peines. L’appel du ministère public lui-même sera suspensif lorsqu’il sera formé dans un délai de vingt-quatre heures, l’affaire devant être examinée au plus tard dans un délai de quinze jours.

Nous proposons qu’un décret en Conseil d’État vienne préciser les modalités de saisine du juge des libertés et de la détention (JLD) ou du juge de l’application des peines (JAP), ainsi que la nature des vérifications que le juge pourrait ordonner et l’articulation entre l’intervention du juge judiciaire et celle du juge administratif.

Certains pourront regretter les conditions d’urgence de cet examen parlementaire, mais elles s’expliquent à la fois par la nécessité de ne pas laisser perdurer une carence législative trop longtemps, alors même que l’abrogation décidée par le Conseil constitutionnel est entrée en vigueur la semaine dernière, et par le calendrier retenu par le Gouvernement pour le déroulement de la navette parlementaire. Il a bien fallu s’adapter. Ces conditions d’urgence n’en ont pas moins permis au rapporteur de la commission des lois, cher Christophe-André Frassa, de procéder à des auditions et à des consultations écrites, qui ont, à mon sens, permis à la commission d’améliorer l’effectivité de cette voie de recours nécessaire et attendue.

M. le président. La parole est à M. le rapporteur. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Christophe-André Frassa, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et dadministration générale. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, chers collègues, la proposition de loi déposée par notre collègue François-Noël Buffet marquera à n’en pas douter une étape importante dans la garantie des droits fondamentaux dans notre pays. Elle introduit dans notre code de procédure pénale une nouvelle voie de recours garantissant à chaque détenu la possibilité de faire constater des conditions indignes de détention afin qu’il y soit mis fin. Elle mettra notre législation en conformité avec la décision du Conseil constitutionnel du 2 octobre dernier, qui nous a donné jusqu’au 1er mars 2021 pour créer cette nouvelle voie de recours.

Le Sénat est depuis longtemps attentif au problème de la condition carcérale. Je ne remonterai pas jusqu’aux discours de notre illustre prédécesseur Victor Hugo, qui, tout au long de sa carrière, a dénoncé l’inhumanité des prisons du XIXe siècle. Je préfère vous renvoyer sur ce point à l’excellent ouvrage de notre non moins excellent collègue Jean-Pierre Sueur Victor Hugo au Sénat, publié en 2018.

Plus près de nous, comment ne pas évoquer le rapport rédigé en l’an 2000 par nos anciens collègues Jean-Jacques Hyest et Guy-Pierre Cabanel Prisons : une humiliation pour la République, qui avait contribué à la prise de conscience par les pouvoirs publics et par nos concitoyens de l’état si dégradé de notre parc pénitentiaire ?

Depuis lors, des progrès ont été réalisés, grâce à des programmes successifs de rénovation et de construction de nouvelles places de prison. Depuis trois ans est mis en œuvre le programme « 15 000 », qui doit aboutir à l’ouverture de 7 000 places d’ici à 2022 et de 8 000 places supplémentaires à l’horizon de 2027. En outre, l’administration pénitentiaire a bénéficié de recrutements, notamment pour réduire le nombre de vacances de postes parmi les surveillants. Pourtant, des problèmes importants demeurent, notamment dans les maisons d’arrêt, qui restent suroccupées.

Quand on regarde les chiffres, on peut avoir l’illusion que la situation s’est améliorée depuis un an. Le taux d’occupation de nos établissements pénitentiaires s’établit aujourd’hui à 105 %, alors qu’il était de 115 % au début de l’année 2020, et le nombre de matelas au sol, qui est de l’ordre de 740, a baissé de 60 % en un an.

Il convient cependant de ne pas se tromper dans l’interprétation de ces chiffres. Ceux-ci s’expliquent en grande partie par la crise sanitaire, qui a entraîné la libération anticipée de nombreux détenus et qui a réduit les entrées en détention du fait du fonctionnement ralenti des juridictions pénales.

Depuis plusieurs mois, on observe une remontée du nombre de détenus, qui est la conséquence logique de la reprise de l’activité dans nos juridictions. Il est à craindre que la surpopulation carcérale ne redevienne rapidement d’actualité.

J’ajoute que la situation est particulièrement préoccupante dans plusieurs de nos établissements pénitentiaires d’outre-mer. Lors d’un déplacement en 2019, une délégation de la commission des lois avait par exemple pu constater les problèmes de surpopulation, d’hygiène et de violence dans l’établissement pénitentiaire de Guyane. Je ne doute pas que nous aurons l’occasion d’y revenir au cours de la discussion.

Les peines d’emprisonnement privent les individus de leur liberté, mais elles ne doivent pas les dépouiller de leur dignité. Pour notre pays, il s’agit d’un enjeu non seulement de respect des droits fondamentaux, mais aussi de sécurité, puisque l’on ne peut pas travailler efficacement à la réinsertion des détenus et lutter contre la récidive si les conditions de détention sont inacceptables.

La proposition de loi qui vous est soumise ouvre une nouvelle voie de recours, organisée en trois grandes étapes.

D’abord, le détenu dépose une requête, examinée soit par le juge des libertés et de la détention si la personne est placée en détention provisoire, soit par le juge de l’application des peines s’il s’agit d’un condamné. Le juge fait procéder aux vérifications nécessaires et il recueille les observations de l’administration pénitentiaire.

Ensuite, s’il estime la requête fondée, le juge fait connaître à l’administration pénitentiaire les conditions de détention qu’il considère indignes et il lui fixe un délai pour y mettre fin. C’est donc dans un premier temps l’administration pénitentiaire qui doit faire le nécessaire pour remédier au problème. Il lui revient de déterminer les moyens à mettre en œuvre, le juge judiciaire ne pouvant pas lui adresser d’injonction, ce qui est conforme à la répartition des compétences habituelle entre les deux ordres de juridiction.

Enfin, si l’administration pénitentiaire ne parvient pas à résoudre le problème dans le délai imparti, le juge prend une décision pour mettre un terme aux conditions indignes de détention. Il a la possibilité d’ordonner le transfèrement de la personne détenue, d’ordonner sa remise en liberté s’il s’agit d’une personne placée en détention provisoire ou d’ordonner un aménagement de peine si la personne est définitivement condamnée, à condition qu’elle soit éligible à une telle mesure. Toutefois, le juge peut refuser de prendre l’une de ces trois décisions si le détenu a, au préalable, refusé un transfèrement proposé par l’administration pénitentiaire, sauf s’il s’agit d’un condamné et que ce transfèrement aurait porté une atteinte excessive à sa vie privée et familiale. En d’autres termes, le juge peut décider qu’un détenu qui aura refusé sans motif valable la solution d’un transfèrement restera en détention.

Vous le voyez, mes chers collègues, la proposition de loi ne consacre pas un droit absolu à la remise en liberté. Elle cherche à concilier le droit à des conditions dignes de détention avec le droit à la sûreté et avec l’objectif de prévenir les atteintes à l’ordre public.

Dans le texte qu’elle a élaboré, la commission des lois s’est attachée à préciser les hypothèses dans lesquelles il est possible de former un recours en appel. Il est notamment important que le détenu puisse contester la décision du juge de déclarer son recours irrecevable, ce qui n’était pas prévu dans le texte initial. Je précise que l’appel est examiné, selon les cas, par le président de la chambre de l’instruction ou par le président de la chambre de l’application des peines.

Sur mon initiative, la commission a également souhaité mieux associer le juge d’instruction à la procédure, en prévoyant d’abord qu’il soit informé du dépôt de la requête, puis qu’il puisse être consulté par le JLD avant de rendre sa décision. Le juge d’instruction peut en effet avoir connaissance d’informations utiles pour éclairer l’appréciation qu’il convient de porter sur le dossier.

La proposition de loi déposée par François-Noël Buffet est cosignée par des collègues membres des groupes Les Républicains, Union Centriste, Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants, Rassemblement Démocratique et Social Européen, Les Indépendants – République et Territoires, Écologiste – Solidarité et Territoires. Cela montre qu’elle bénéficie d’un large soutien.

Par la voix de notre collègue Jean-Pierre Sueur, le groupe socialiste a regretté que nous n’ayons pas pris le temps de rédiger un texte de consensus qui aurait pu recevoir un soutien encore plus large. Je comprends l’intérêt qu’aurait pu présenter une telle démarche : elle aurait donné une force encore plus grande au texte issu des délibérations du Sénat. Je note cependant qu’elle aurait ralenti le rythme de nos travaux, alors que l’échéance du 1er mars, fixée par le Conseil constitutionnel, est déjà dépassée. J’observe surtout – le débat au sein de notre commission le 3 mars l’a bien montré – qu’il existe un accord entre nous sur les grands principes, mais que des divergences, tout à fait légitimes au demeurant, subsistent sur les modalités pratiques de la réforme.

Ainsi, concernant les critères de recevabilité de la requête, le texte demande que celle-ci contienne des allégations circonstanciées, personnelles et actuelles, constituant un commencement de preuve. Vous êtes favorable à un assouplissement de ces critères, monsieur Sueur, ce qui pourrait poser à mon avis un problème au regard du principe de bonne administration de la justice, avec le risque que les magistrats ne soient submergés par des demandes peu étayées, uniquement motivées par le souci de faire libérer un détenu par le biais de cette nouvelle voie de recours.

Une deuxième divergence demeure sur la place à accorder au transfèrement. Le transfèrement nous paraît préférable à une libération, qui doit rester la solution de dernier ressort, et il peut constituer une solution appropriée si un établissement est saturé mais que d’autres établissements à proximité sont moins chargés. Or vous défendez des propositions qui ont pour objectif commun de rendre plus difficile le transfèrement en multipliant les conditions à satisfaire. Il s’agit là – nous y reviendrons sans doute – d’une vraie différence d’appréciation entre nous.

Pour terminer, je tiens à remercier François-Noël Buffet d’avoir pris l’initiative de déposer cette proposition de loi. Je salue la décision du Gouvernement d’avoir inscrit ce texte à l’ordre du jour de nos deux assemblées en vue de son adoption rapide. J’invite l’ensemble de nos collègues à l’approuver, afin de remédier à la lacune qui a été identifiée dans la garantie de nos droits fondamentaux.

Je forme le vœu que ce texte marque une nouvelle étape sur la voie d’un redressement durable de notre service public pénitentiaire, l’objectif essentiel étant d’améliorer concrètement les conditions de détention, avec l’espoir que cette amélioration rende un jour à peu près inutile la nouvelle voie de recours dont nous débattons aujourd’hui. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Yves Détraigne applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, il est une certitude qui m’a accompagné durant toute ma vie d’avocat et qui me conduit, désormais garde des sceaux, à agir : la privation de liberté ne doit pas être, ne peut pas être, une privation de dignité. Car nier les droits fondamentaux des personnes revient à contester leur humanité même !

Plus elle désocialise et déshumanise, plus la prison est un vecteur de récidive. La peine doit évidemment avoir un sens. C’est bien tout l’objet de mon action depuis mon arrivée à la tête du ministère de la justice.

J’ai d’abord souhaité que l’on poursuive activement l’accompagnement des dispositions de la loi du 23 mars 2019, qui a refondé l’échelle des peines, en restreignant la possibilité de prononcer des emprisonnements de courte durée, qui n’ont que pour effet la désocialisation, et en favorisant le recours aux alternatives à l’incarcération pour les actes les moins graves.

Vous le savez, la crise sanitaire a entraîné une réduction inédite de la population carcérale. Mais, depuis la reprise de l’activité juridictionnelle, le nombre de détenus augmente à nouveau. Nous comptabilisons 5 000 détenus de plus depuis le premier déconfinement, et 849 détenus sont aujourd’hui contraints de dormir sur des matelas posés à même le sol.

Nous devons mettre un terme à cette situation par une politique carcérale cohérente et volontariste. Nous ne pouvons pas perdre cette possibilité d’une population pénale maîtrisée offrant à la fois de meilleures conditions de détention comme de travail pour les personnels pénitentiaires. J’ai donc réuni très récemment l’ensemble des chefs de cour et de juridiction pour qu’ils analysent attentivement les marges de progression et qu’ils adaptent rapidement la politique pénale dans chacun de leur ressort.

Les aménagements de peine dès leur prononcé ont très significativement augmenté, de 3 % à 11 % en moins d’un an. C’est un signe très positif dont nous devons collectivement nous réjouir. Cependant, il convient de redoubler d’efforts. La loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice porte en elle une révolution, certes juridique, mais aussi et peut-être surtout culturelle. Elle implique que l’ensemble des acteurs de la chaîne pénale – autorité judiciaire, services pénitentiaires, mais aussi avocats – adaptent leurs pratiques. Le travail engagé doit se poursuivre quand on songe que, depuis l’entrée en vigueur du « bloc peine », au mois de mars 2020, qui interdit les peines de prison de moins d’un mois, 227 peines de facto illégales ont tout de même été prononcées.

J’ai par ailleurs souhaité que les alternatives à la détention soient développées en amont, c’est-à-dire au stade de l’opportunité des poursuites, car il ne faut pas confondre toutes les délinquances. La réponse pénale doit ainsi être adaptée, et la prison en fait évidemment partie, lorsqu’il s’agit de délinquance organisée et de violences graves aux personnes. Mais elle doit également prendre en compte la délinquance du quotidien, dite de « basse intensité », mais qui pourrit la vie de nos concitoyens. Cette dernière doit d’abord être traitée avec célérité et efficacité pour garantir la pédagogie de la réponse pénale, qui doit permettre de rompre le cercle vicieux de la délinquance.

La prison neutralise, mais, souvent, elle désocialise. Elle est parfois criminogène. Pour les incivilités et les délits de faible gravité, il faut des réponses rapides et constructives. C’est tout l’objet de la politique de justice de proximité que je porte et à laquelle la proposition de loi du même nom que j’ai défendue devant vous a fait écho.

L’amélioration des conditions de détention passe également par la construction de nouvelles places de prison pour écrouer dans des conditions plus dignes. Nous allons construire 15 000 places supplémentaires, conformément aux engagements du Président de la République. Les 7 000 premières places du programme immobilier pénitentiaire sont résolument engagées. L’objectif est désormais de lancer les 8 000 places supplémentaires avant le terme de la mandature, avec une livraison prévue à l’horizon de 2027. J’annoncerai d’ailleurs dans les jours à venir les sites qui ont été retenus par mes services.

Il nous faut enfin, et c’est l’objet de ma présence devant vous cet après-midi, tirer toutes les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel du 2 octobre 2020, qui demandait au législateur de garantir aux détenus placés en détention provisoire la possibilité de saisir le juge de conditions de détention indignes. Cette décision fait suite à un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 30 janvier 2020 ayant condamné la France pour ses conditions de détention dans plusieurs établissements pénitentiaires, ainsi qu’à deux arrêts de la Cour de cassation du 8 juillet 2020.

Afin de mettre notre droit en conformité avec les exigences constitutionnelles, j’ai immédiatement mobilisé mes services pour concevoir ce recours effectif. Conscient des enjeux, j’ai souhaité le soumettre à l’avis du Conseil d’État dès le 1er décembre 2020.

L’amendement reprenant ce dispositif ainsi validé par le Conseil d’État a été déposé à l’Assemblée nationale lors de l’examen du projet de loi relatif au Parquet européen au mois de décembre dernier. Pour faciliter les débats, je l’avais transmis en parallèle aux commissions des lois du Sénat et de l’Assemblée nationale, qui ont d’ailleurs fourni sur la question chacune de leur côté – et je dois les saluer – un travail considérable depuis de très longs mois.

Vous le savez – M. François-Noël Buffet l’a rappelé –, cet amendement a été déclaré irrecevable.

Depuis lors, le Conseil constitutionnel a une nouvelle fois été saisi sur les conditions de détention par une nouvelle QPC, actuellement pendante devant lui, concernant cette fois les détenus condamnés.

Je le dis d’emblée, il nous faudra peut-être adapter notre réponse même si nous avions anticipé cette situation en prévoyant un recours effectif tant pour les prévenus que pour les condamnés incarcérés.

Tel est donc l’objet de la proposition de loi que vous examinez ; elle enrichit le dispositif que nous avions conçu.

Qu’il me soit permis à cet instant de remercier chaleureusement M. le président Buffet et M. le rapporteur Frassa de leur travail, ainsi évidemment que M. le sénateur Sueur.

Ce texte crée le principe d’un recours effectif – c’est l’objet du nouvel article 803-8 du code de procédure pénale – et il rappelle l’existence de ce principe dans le deuxième alinéa de l’article 144-1 du même code, s’agissant des prévenus, ainsi qu’à l’article 707 pour les condamnés.

Si la personne est en détention provisoire, la juridiction compétente pour statuer sur la demande sera le juge des libertés et de la détention. Si la personne est en exécution de peine, la requête relèvera alors de la compétence du juge de l’application des peines.

Le juge saisi pourra, si nécessaire, faire vérifier les allégations circonstanciées du détenu, le texte reprenant les formulations des arrêts de la Cour de cassation ; s’il estime la requête justifiée, il fixera le délai dans lequel l’administration pénitentiaire devra mettre fin aux conditions indignes de détention, le cas échéant en transférant la personne dans un autre établissement pénitentiaire.

Si les conditions indignes perdurent à l’issue de ce délai, le juge pourra ordonner lui-même un transfèrement ou, pour les prévenus, la libération de la personne, le cas échéant sous mesure de sûreté. Pour les condamnés, il pourra prononcer une libération sous aménagement de peine, si la personne est éligible à une telle mesure. Le texte prévoit toutefois que la personne ne pourra pas être libérée si elle s’oppose au transfèrement qui lui aura été proposé, sous réserve, pour les condamnés, de la nécessité de ne pas porter une atteinte excessive au droit au respect de sa vie familiale.

Ce nouveau dispositif répond ainsi aux exigences constitutionnelles et permet de trouver un équilibre pour que le service public de la justice continue de fonctionner, en assurant la sécurité de tous.

La situation de nos prisons nous oblige collectivement à porter cette exigence d’humanité et d’efficacité pour maintenir la justice au cœur de notre pacte républicain. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI. – M. Yves Détraigne et Mme Brigitte Lherbier applaudissent également.)