Mme Catherine Colonna, ministre. Nous avons consolidé l’espace Schengen, tout d’abord en réaffirmant son pilotage politique par la création d’un conseil des ministres Schengen qui se réunira régulièrement, puis en revoyant les règles qui régissent la gestion des frontières internes et externes de l’Union.

Chacun le sait, aucune réponse nationale n’est suffisante pour faire face au défi migratoire ; la réponse est forcément aussi européenne, dès lors que nous partageons un même espace de libre circulation pour nos citoyens.

Au sein de l’Union européenne, la seule réponse efficace est celle de la responsabilité renforcée des pays de première entrée, qui doit, bien sûr, aller de pair avec la solidarité des autres États membres.

Vis-à-vis des pays tiers, singulièrement des pays d’origine, il faut privilégier une approche équilibrée : poursuivre nos efforts en matière de développement. En effet, on le sait bien, c’est l’absence de perspectives économiques à laquelle font face les habitants des pays les moins développés qui constitue l’une des principales causes des migrations, en poussant ces derniers à entreprendre leur voyage.

Cette politique n’exclut nullement la fermeté dont il faut savoir faire preuve, par exemple lorsque certains pays tiers refusent de réadmettre sur leur territoire certains de leurs ressortissants entrés illégalement en Europe et n’ayant pas, selon notre droit, vocation à l’asile.

C’est cette logique fondée sur le respect de ces équilibres indispensables qui nous a permis de réaliser, en juin dernier, d’importantes avancées, en particulier pour mettre en œuvre un contrôle renforcé des migrants à leur arrivée sur le territoire européen.

Enfin, la présidence française de l’Union européenne a contribué à alimenter les travaux de la Conférence sur l’avenir de l’Europe. Nous avons invité les citoyens à écrire le prochain chapitre de notre Union dans le cadre d’un exercice participatif inédit.

Les membres du Gouvernement sont allés à la rencontre des Françaises et des Français dans toutes les régions entre mai 2021 et mai 2022 pour recueillir leurs propositions. Ces dernières ont été présentées le 9 mai dernier – le Président de la République les a évoqués – et doivent désormais trouver une traduction concrète. Il s’agit de l’une des priorités de la présidence tchèque, qui prend le relais de la nôtre, à laquelle la France prendra naturellement toute sa part.

Enfin, quatrième et dernier volet de notre présidence, il nous faut aujourd’hui créer les conditions de notre indépendance et de notre prospérité avec nos partenaires à l’extérieur de l’Europe. C’est une évidence : une part de notre avenir se joue dans notre capacité à renforcer nos partenariats avec les grandes régions d’un monde marqué par des interdépendances et plus que jamais globalisé.

Je pense en premier lieu à l’Afrique, continent que nous avons mis au cœur de notre présidence avec le sommet Union européenne-Union africaine des 17 et 18 février dernier. Nous y avons lancé un projet de refondation du partenariat entre l’Europe et l’Afrique, centré sur les questions économiques, mais aussi sur la formation et de la jeunesse. Nous continuerons bien sûr à nous impliquer sur ce dossier, afin d’en assurer la mise en œuvre – la Première ministre l’a elle-même mentionné lors de son discours de politique générale.

Je pense également à l’Indopacifique, région où la France est présente, région vitale pour nos exportations et nos approvisionnements, mais région qui fait face à la pression croissante de la Chine. C’est une nécessité absolue pour notre pays que de s’y investir, non seulement pour préserver son statut de puissance et nation du Pacifique, grâce à la force de ses territoires ultramarins, mais aussi pour garantir les grands équilibres du monde.

C’est pourquoi nous avons organisé à Paris, le 22 février dernier, le tout premier forum ministériel Union européenne-Indopacifique, qui a permis d’avancer de manière très concrète dans trois domaines : la sécurité et la défense, la connectivité et le numérique, enfin les enjeux globaux. Je me félicite que l’Union européenne ait adopté une stratégie ambitieuse pour cette région clé, dans laquelle une partie de notre avenir se joue. Là encore, la présidence tchèque prendra le relais de l’action que nous avons engagée.

Je pense également, bien sûr, au partenariat transatlantique. Nous savons qu’aucun des grands défis, qu’ils soient numériques – j’en ai beaucoup parlé –, écologiques, commerciaux ou internationaux ne pourra être réglé sans une coopération étroite entre l’Europe et les États-Unis. Ces derniers mesurent aujourd’hui, je crois, combien l’Union européenne peut également être utile aux équilibres du monde.

À cet égard, je me félicite que, sous la présidence française, le sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), qui s’est tenu il y a quelques semaines, ait permis une meilleure appréciation par nos amis et nos alliés de la contribution de l’Union européenne à leur défense et à leur sécurité.

Le concept stratégique, adopté lors du sommet de Madrid, reflète cette complémentarité et cet équilibre. Vous vous prononcerez prochainement, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, sur la ratification de l’accord autorisant l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’Alliance atlantique, un choix qui était celui de ces pays. Cette adhésion renforcera notre sécurité collective, comme la place des Européens au sein de l’Alliance.

Je souhaite évoquer une dernière région, celle des Balkans occidentaux, région stratégique et encore trop troublée, que l’on ne doit pas laisser dériver loin de la famille européenne, a fortiori dans un contexte où des puissances tierces n’hésiteront pas – on le voit déjà – à occuper les vides politiques et stratégiques que nous aurions laissés se développer.

Les pays de la région sont sur le chemin exigeant et difficile de l’adhésion. Leur marche dépend avant tout d’eux-mêmes, mais notre intérêt est de les accompagner : c’est pourquoi nous avons organisé, en marge du Conseil européen des 23 et 24 juin, une réunion avec les chefs d’État et de gouvernement des Balkans occidentaux, afin de réaffirmer leur perspective européenne et de rappeler que, si la marche à suivre est claire de notre côté, elle doit l’être aussi du leur – vous connaissez les difficultés de quelques pays à régler leurs sujets bilatéraux.

Ces succès, mesdames, messieurs les sénateurs, je voudrais aussi dire à qui nous les devons : d’abord, bien sûr, au Président de la République (Ah ! sur les travées du groupe Les Républicains.), qui a mis, depuis sa première élection en 2017, l’Europe au cœur de son projet politique…

Mme Catherine Colonna, ministre. … et qui a porté l’agenda et la vision de notre présidence.

Toutefois, au-delà de l’action du chef de l’État, je veux aussi saluer celle du Gouvernement, autour de Jean Castex, puis de la Première ministre, Élisabeth Borne, celle du secrétariat général des affaires européennes et du secrétariat général pour la présidence française, celle de tous les ministères et de tous leurs agents, mobilisés pendant des mois et cela avant même le début de la présidence française, pour concevoir, puis animer cette présidence, réussir ses négociations et faire vivre le projet européen.

Je veux saluer aussi tous les territoires et la mobilisation de leurs collectivités, tous les citoyens qui ont participé au débat sur l’Europe et, partout, la société civile, qui s’empare progressivement du projet européen, ce dont je me félicite.

Enfin, avec Laurence Boone, je veux saluer l’action déterminante de mon prédécesseur, Jean-Yves Le Drian, qui a conduit pendant cinq mois les travaux de la présidence française, ainsi que celle de Clément Beaune : ils ont mené la PFUE à bon port.

En tant que ministre de l’Europe et des affaires étrangères ayant succédé à Jean-Yves Le Drian, je veux exprimer solennellement devant vous ma fierté du travail accompli par nos diplomates et agents du Quai d’Orsay, à Paris, à la représentation permanente auprès de l’Union européenne à Bruxelles et dans toutes nos ambassades, en Europe et dans le monde.

M. Christian Cambon. Et le Parlement ?…

Mme Catherine Colonna, ministre. Voilà ce que je voulais vous dire, mesdames, messieurs les sénateurs, sur cette treizième présidence française depuis le début de la construction européenne.

Le 30 juin dernier, j’ai symboliquement passé le témoin, le relais ou le « bâton », comme l’on dit, à la présidence tchèque et à mon homologue, M. Jan Lipavsky. Nous pouvons être fiers, je crois, de laisser à la présidence tchèque une Europe qui n’hésite plus à affirmer sa souveraineté, qui ose défendre ses intérêts stratégiques et économiques, avec la fermeté et la clarté nécessaires pour être mieux respectée qu’auparavant.

La fin de la présidence française, le 30 juin dernier, ne signifie pas l’abandon de nos priorités ; bien au contraire ! Vous pouvez compter sur ma détermination, celle de Laurence Boone et celle de l’ensemble du Gouvernement pour faire en sorte que les résultats de la présidence française essaiment bien au-delà de ces six mois.

Nous travaillerons très étroitement avec nos partenaires, d’abord tchèques, puis suédois, au sein du trio de présidences que nous formons. Nous travaillerons aussi avec nos autres partenaires, au premier chef l’Allemagne, puisque nous sommes un ensemble de vingt-sept pays engagés dans la même aventure, en n’oubliant jamais que notre devoir est de bâtir, au service de nos concitoyens, une Europe encore plus forte, encore plus soudée, encore plus durable – en un mot, plus souveraine. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI et INDEP.)

5

Souhaits de bienvenue à une délégation parlementaire

M. le président. Mes chers collègues, j’ai le plaisir de saluer, dans notre tribune d’honneur, une délégation de sénateurs du groupe d’amitié France-Espagne. (Mmes et MM. les sénateurs, ainsi que Mme la ministre, se lèvent.) Elle est conduite par son président M. Pío García-Escudero Márquez, qui présida le Sénat espagnol de 2011 à 2019. Elle est accompagnée par Son Excellence M. Victorio Redondo, ambassadeur d’Espagne en France, et par nos collègues Michelle Meunier et François Bonhomme, respectivement présidente et vice-président du groupe d’amitié France-Espagne.

Lors de sa visite en Loire-Atlantique, la délégation a notamment visité les chantiers navals de Saint-Nazaire.

Elle sera reçue demain en audience à la présidence avant une série d’entretiens institutionnels. La coopération bilatérale entre l’Espagne et la France, nous le savons, est solide, que ce soit en matière de sécurité, de politique énergétique ou encore dans les domaines scientifiques et universitaires.

La présence de nos homologues espagnols à l’occasion de ce débat sur le bilan de la présidence française du Conseil de l’Union européenne est un signe fort des liens d’amitié qui unissent nos deux pays ; elle revêt une portée symbolique que je me permets de souligner.

En votre nom à tous, permettez-moi de souhaiter à la délégation espagnole la plus cordiale bienvenue, ainsi qu’un excellent et fructueux séjour. (Applaudissements prolongés.)

6

Bilan de la présidence française de l’Union européenne

Suite d’une déclaration du Gouvernement suivie d’un débat

M. le président. Nous reprenons la déclaration du Gouvernement, suivie d’un débat, en application de l’article 50-1 de la Constitution, sur le bilan de la présidence française de l’Union européenne.

La parole est à M. le président de la commission des affaires européennes. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le Gouvernement a dressé son propre bilan de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, en forme de panégyrique, cela n’étonnera personne. Si l’on s’en tenait au dossier de presse qu’il a publié, nous pourrions en rester là, et notre séance n’aurait pas lieu d’être.

Néanmoins, permettez-moi de gratter le vernis, car tout ce qui brille n’est pas d’or. Il est de notre responsabilité de ne pas passer sous silence les zones d’ombre et les angles morts de cette présidence française.

Elle s’est donc déroulée au premier semestre de 2022, malgré, et nous l’avions déploré, la concomitance d’échéances électorales importantes pour notre pays. C’était un choix du Président de la République, qui aurait pu demander un report.

De fait, même si nos diplomates ont pu arracher des accords in extremis au Conseil, ce fut, sur le plan politique, une présidence tronquée.

M. Pierre Ouzoulias. C’est vrai !

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. La France a manqué de temps pour convaincre ses partenaires sur certains dossiers ; je pense notamment aux textes relatifs au financement des partis politiques européens et à la transparence de la publicité à caractère politique, que le Président de la République affichait comme une priorité pour renforcer la démocratie en Europe.

Je ne nie pas que, dans l’ensemble, les grands dossiers européens aient avancé sous la présidence française. Mais, ces avancées tiennent autant, voire plus, à la Commission européenne : c’est la Commission qui a donné le tempo. Elle a suivi son programme de travail et publié les textes annoncés aux dates prévues.

Du côté du Conseil, le champ de la présidence française avait de toute façon rétréci par rapport à celui de 2008 : en 2022, le Conseil européen n’était plus présidé par la France, puisqu’il existe dorénavant un président permanent du Conseil européen, Charles Michel ; il en est de même pour le Conseil des affaires étrangères, présidé depuis l’adoption du traité de Lisbonne par le Haut Représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, aujourd’hui Josep Borrell.

Dans ce costume étroit, la France a consenti de réels efforts pour favoriser l’obtention de compromis au Conseil. Le Gouvernement les brandit « pêle-mêle » ; il se garde de distinguer, d’une part, les accords politiques obtenus et, de l’autre, les initiatives simplement lancées, mais loin d’aboutir. Et il néglige le poids du Parlement européen, qui pourrait bien, à l’issue des trilogues délicats qui s’annoncent, ternir certains résultats déjà hâtivement annoncés.

Venons-en au fond : comme en 2008, la présidence française fut de nouveau bouleversée par une crise d’envergure, cette fois-ci géostratégique. L’Union européenne s’est mobilisée pour répondre à l’agression russe de l’Ukraine : j’étais dans ce pays il y a quelques jours, avec le président Gérard Larcher.

Quelle tristesse, mais aussi quelle résilience du peuple ukrainien ! Sous l’impulsion française, l’Union a réagi vite et bien – il le fallait –, pour aider militairement l’Ukraine, sanctionner la Russie par l’adoption de six paquets de sanctions, accueillir 5 millions de réfugiés ukrainiens, leur accorder une protection temporaire et une aide humanitaire, enfin réorienter son approvisionnement énergétique.

Cette crise ukrainienne a-t-elle interféré avec les priorités de la PFUE ? Paradoxalement, on peut considérer qu’elle a plutôt servi l’ambition française d’amener l’Europe à se penser comme une puissance. Elle a en effet donné des arguments à l’impératif de souveraineté stratégique, pour lequel la France plaidait depuis longtemps et que refusaient d’entendre certains États membres.

Toutefois, ne nous réjouissons pas trop vite : ainsi, en matière de défense, l’activation de la Facilité européenne pour la paix, l’adoption de la boussole stratégique, le renforcement des investissements européens de défense, décidé à Versailles, sont autant d’étapes décisives, mais le retour en force de l’OTAN et le rééquipement militaire accéléré des États membres profitent surtout aux États-Unis.

M. Christian Cambon. Absolument !

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. Et rien ne garantit que l’effort d’investissement annoncé aille à l’industrie militaire européenne.

En matière d’énergie, les importations de charbon et de pétrole russes sont bannies, un partage solidaire des installations de stockage et des réserves stratégiques de gaz est prévu, le développement des énergies renouvelables sera accéléré. Mais cela ne suffira pas à rendre l’Europe souveraine : cela pourrait même la faire entrer dans de nouvelles dépendances, à l’égard de fournisseurs alternatifs d’énergies fossiles, mais aussi à l’égard de la Chine, dont l’Europe a besoin pour se doter des batteries électriques et des panneaux photovoltaïques requis par ses ambitions climatiques.

En matière spatiale, le volontarisme français a accéléré la décision de mettre en place une constellation de connectivité sécurisée européenne. C’est un élément important de souveraineté. Mais, là aussi, ne cédons pas au triomphalisme, car un long chemin, technologique et financier, reste encore à parcourir, et nous espérons que notre lanceur Ariane 6, dans le cadre de la préférence européenne, sera prêt et disponible pour la mise en place de cette constellation.

Mme Sophie Primas. Absolument !

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. Autre avancée valorisée par le Gouvernement : les nouveaux outils de régulation au service de la souveraineté numérique. Les accords sur les textes Digital Services Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA), qui régulent services et marchés numériques, sont aussi une bonne nouvelle pour freiner la domination des grandes plateformes.

Toutefois, sur le plan industriel, ne rêvons pas ! Rien ne dit par exemple que le European Chips Act permettra d’augmenter la production européenne de puces : l’effort financier européen pourrait là encore bénéficier à des entreprises étrangères, même si, ce matin, nous avons entendu les annonces de la présidence de la République relatives aux investissements en France.

Surtout, le développement d’écosystèmes industriels européens reste entravé par le statu quo des règles de concurrence européenne, qui empêchent toujours les concentrations nécessaires à l’émergence de champions européens.

Plus graves que les zones d’ombre sont les angles morts de la présidence française. Le premier, à mes yeux, est la souveraineté alimentaire.

Il est frappant de n’y trouver aucune allusion dans le bilan publié par le Gouvernement sur son semestre de présidence. En dépit de nos demandes répétées, en dépit de l’électrochoc du covid, puis de celui de la guerre en Ukraine, la nouvelle politique agricole commune (PAC) reste ordonnée à son verdissement et délaisse les objectifs de production, et cela malgré le spectre d’une pénurie alimentaire mondiale.

Deuxième silence inquiétant de la présidence française : la sécurité aux frontières européennes. La France vient de perdre la direction de l’agence la plus puissante de l’Union européenne, l’agence Frontex. Son directeur exécutif a démissionné, abandonné en rase campagne par notre gouvernement.

M. Christian Cambon. Tout à fait !

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. Il ne suffisait pas de désembourber les négociations sur le projet de pacte sur la migration et l’asile, il aurait aussi fallu affirmer, haut et fort, que la mission de Frontex était de surveiller les frontières extérieures dans le respect des droits fondamentaux, et non de contrôler le respect par les États membres des droits fondamentaux : une autre agence européenne s’y emploie déjà !

M. Christian Cambon. Voilà qui est bien dit !

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. Troisième lacune de la présidence française : la zone euro. Le débat attendu sur l’évolution du pacte de stabilité et de croissance n’a pas eu lieu. Les écarts de taux réapparaissent, à la faveur des dettes covid et de l’inflation, et menacent la cohésion de la zone euro.

En outre, l’union bancaire ne progresse pas : son troisième pilier, la garantie des dépôts, fait cruellement défaut. Je m’inquiète enfin de notre crédibilité sur les marchés, dès lors que l’Union n’a toujours pas finalisé les nouvelles ressources propres qui permettront de rembourser le plan de relance européen.

Quatrième négligence française : l’appartenance. C’était pourtant l’un des trois axes que le Gouvernement avait retenus pour sa présidence. Les urgences du moment ne doivent pas nous détourner de cet impératif qui conditionne l’avenir de l’Union : consolider l’adhésion populaire au projet européen, spécialement parmi les jeunes, et ce d’autant plus que l’Union entend s’élargir encore. Cela passe par une démocratisation de l’Union européenne, à laquelle les parlements nationaux peuvent contribuer de façon primordiale.

C’est précisément sur cette dimension parlementaire que je veux conclure, car la présidence française n’a pas été seulement l’affaire du Gouvernement. Elle a aussi mobilisé le Parlement et, au premier chef, le Sénat, qui a assuré la continuité parlementaire tout au long du semestre.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. Nous avons œuvré au renforcement du rôle des parlements nationaux dans l’Union européenne, afin de rendre son fonctionnement plus démocratique.

Après un colloque universitaire organisé ici sur ce thème, dès décembre dernier, j’ai porté, avec mon homologue de l’Assemblée nationale, une redynamisation de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (Cosac), qui réunit les organes des parlements nationaux spécialisés dans les affaires de l’Union. Nous avons innové en lançant en son sein deux groupes de travail : celui que je présidais s’est consacré au rôle des parlements nationaux dans l’Union et, au terme de quatre mois de travail intensif entre parlementaires de toute l’Union, il a pu adopter des conclusions le 14 juin dernier.

Parmi les quatorze propositions avancées par ce groupe, je souhaite en souligner deux.

La première est la mise en place d’un droit d’initiative commun et indirect des parlements nationaux, ou « carton vert ». Nous proposons un dispositif concret directement applicable, sous réserve que la Commission européenne en accepte le principe. Serait ainsi reconnu aux parlements nationaux un rôle actif dans la construction européenne.

La seconde proposition est un droit de questionnement écrit des institutions européennes, pour les présidents des commissions des affaires européennes de chacune des deux chambres, sur le modèle de celui dont disposent les eurodéputés. Un tel outil nous permettrait de mieux participer au contrôle des politiques européennes.

Autant de voies d’avenir que nous espérons voir prospérer sous les prochaines présidences. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe UC.)

M. le président. La parole est à M. Pierre Laurent. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE.)

M. Pierre Laurent. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le choix d’assumer la présidence française en pleine campagne électorale était discutable, mais il aurait pu avoir du sens, une fois la décision prise, s’il s’était agi d’ouvrir un grand débat démocratique sur l’avenir de l’Union dans un moment historique crucial.

Or, une fois encore, le débat n’a pas eu lieu. La non-campagne électorale du Président de la République en France et une Conférence sur l’avenir de l’Europe restée clandestine pour la grande majorité des Européens en ont scellé le sort.

C’est la guerre en Ukraine qui a tout bousculé, diront certains. C’est vrai, l’agression russe a changé la donne, mais elle aurait dû renforcer l’exigence de refondation européenne, pour rebâtir la puissance d’avenir que revendiquait le président Macron, devant le Parlement européen : « Une Europe apte à répondre aux défis climatiques, technologiques, numériques, mais aussi géopolitiques ; une Europe indépendante, en ce qu’elle se donne encore les moyens, de décider pour elle-même de son avenir et de ne pas dépendre des choix des autres grandes puissances. »

Loin d’une puissance retrouvée grâce à une autonomie stratégique reconstruite, l’Union européenne, toujours fracturée, sort de cette présidence comme une puissance passive, à savoir plus que jamais dépendante de l’action de puissances extérieures. Les États-Unis auront ainsi signé, sous la présidence française, leur grand retour au cœur des choix européens. (M. André Gattolin soupire.)

Le président Macron promettait pour l’Europe autonomie stratégique et reconstruction des souverainetés. Or, avant même le déclenchement de l’agression russe en Ukraine, il était déjà écrit que l’autonomie stratégique promise, au sein de la boussole stratégique, ne serait qu’un complément de l’OTAN. Six mois plus tard, c’est en réalité le concept stratégique de l’OTAN – organisation que vous n’avez pas citée une seule fois dans votre intervention, madame la ministre –, adopté à Madrid, écrit sous la dictée américaine, qui devient de fait la doctrine européenne, avec à la clé, entre autres, d’immenses perspectives de ventes d’armes américaines sur le sol européen.

Face à une guerre qui la menace au premier chef, l’Europe lie son sort à la politique américaine, guidée, quant à elle, par l’obsession de la confrontation avec la Chine. (M. André Gattolin sexclame.) La voix de l’Europe s’aligne, au moment où nous aurions au contraire besoin qu’elle s’affirme et que l’Europe renforce sa propre capacité d’initiative.

L’avenir énergétique de l’Europe est lui aussi en cause. Le gaz illustre, par exemple, un périlleux transfert de dépendance, du gaz russe au gaz naturel américain, mouvement d’ailleurs amorcé avant la guerre en Ukraine. Entre 2016 et 2021, les importations de gaz naturel liquéfié en Europe ont été multipliées par vingt. Nous ne nous arrêterons pas là : 15 milliards de mètres cubes de plus abreuveront l’Europe dès 2022 et quelque 50 milliards de plus chaque année jusqu’à la fin de la décennie, de quoi raviver les projets d’investissements américains massifs dans des terminaux méthaniers.

Or 80 % de la production américaine sont issus du gaz de schiste… Un comble, au moment où l’ambition est d’atteindre la neutralité climatique en 2050 ! Évalué sur une durée de vingt ans, le pouvoir de réchauffement de ce gaz est quatre-vingts fois supérieur à celui du CO2.

Que dire encore de notre souveraineté alimentaire et de l’énième accord de libre-échange signé avec la Nouvelle-Zélande, dans les derniers jours de la présidence française ! Madame la ministre, le rôle du Parlement français sera-t-il uniquement de constater les dégâts écologiques et économiques de cet accord sans jamais pouvoir en discuter, comme cela a été le cas pour l’accord économique et commercial global (CETA) ?

Comme la couche d’ozone, le paquet climat européen commence également à compter de nombreux trous. S’il continue d’afficher de grandes ambitions, la dimension « socialement juste » de cette transition écologique ne cesse de s’étioler au fil des discussions.

Ainsi, l’adoption de la fin des immatriculations de véhicules thermiques et hybrides, ainsi que l’instauration d’un marché carbone pour le transport routier et le chauffage sont des bombes à retardement sociales et sociétales. Dans un contexte de prix de l’essence élevé, ce nouveau marché carbone aboutira, dans les faits, à une forme de taxe carbone européenne, frappant les ménages et les entreprises sans distinction, risquant d’aggraver les précarités énergétiques et les fractures sociales au regard du droit à la mobilité.

En effet, le Fonds social pour le climat, qu’il aurait fallu dans ces conditions massivement renforcer, a été finalement plafonné à 59 milliards d’euros, sans co-financement des États. La soutenabilité même des mutations de la production et des modes de vie est donc menacée.

Dans ces conditions, madame la ministre, je vous le demande : que compte faire la France pour demander, enfin, la révision complète du marché européen de l’électricité, que le Président de la République résumait de cette formule : « Une forme d’impôt de l’extérieur qui vient par le gaz et l’électricité » ? Quand allons-nous sortir de ce système responsable d’une inflation particulièrement pénalisante ?

Une fois encore, l’Europe sociale est restée la grande oubliée. La directive sur le salaire minimum – en effet, on parle enfin de salaire minimum en Europe, soixante ans après la création de l’Union européenne ! – ne comporte aucune disposition contraignante.

Dans ces conditions, le dumping social risque de demeurer la règle en Europe ; les incitations prévues par la directive étant encore extrêmement timides, même si elles sont bienvenues. Les hauts revenus, quant à eux, continueront de battre des records, en toute indécence, dans toute l’Europe.

J’allais oublier, même si vous l’avez citée, une autre avancée sociale majeure effectuée sous la présidence française, qui obligera, après dix ans de négociations, à accorder à des dirigeantes au moins 40 % des postes d’administrateurs non exécutifs des sociétés européennes cotées en Bourse. L’égalité progresse donc au CAC 40. C’est une bonne nouvelle.

En réalité, l’Europe ne retrouve ni souffle ni ambition pour son avenir, car elle conçoit sa souveraineté uniquement comme un repli. Ainsi vient-elle, sous la présidence française, d’enterrer un peu plus l’esprit du pacte global sur la migration, déposé il y a près de deux ans par la Commission européenne, qui prônait la notion de solidarité obligatoire.

Au contraire, la version finale du texte avalise le recul de nos valeurs d’accueil, car les migrations sont perçues uniquement comme une menace. Même la crise ukrainienne ne nous aura pas aidés à réfléchir sur le fond à l’avenir de cette question.

Toute la négociation aura été menée sous la pression du courrier indigne, cosigné en octobre dernier par douze ministres de l’intérieur et adressé aux institutions européennes, qui appelaient aux rétablissements de murs, financés par le budget de l’UE, aux frontières de l’Union. L’accord obtenu reste dominé par l’idée du partage du fardeau migratoire.

La présidence française a subi les événements et aura manqué l’occasion de lancer les grands débats d’avenir.

J’aurais pu relever les premières avancées, réelles celles-là, vers la reconstruction d’une souveraineté numérique, au premier rang desquels figurent les règlements DSA et DMA. Cependant, les révélations concernant Uber noircissent sérieusement le tableau, car elles montrent au fond qu’on est loin d’en avoir fini s’agissant de la connivence entre les pouvoirs politiques et les puissances d’argent, dont les Gafam sont les représentants.

À ce propos, l’Europe numérique ne peut se faire sur le dos des travailleurs des plateformes. Madame la ministre, pourquoi, la France traîne-t-elle les pieds au sujet du projet de directive qui permettrait, enfin, de reconnaître la présomption de salariat et les droits qui y sont attachés ?

Plus fondamentalement, le temps est venu de se préparer – on peut le craindre – à une nouvelle crise financière et à une récession. Il faut, dès lors, ouvrir de nouveau le débat sur la mobilisation des financements et des investissements publics massifs, quand, au contraire, revient le refrain de la dette et de la compression des dépenses publiques.

Qu’est devenu le débat promis sur la révision du pacte de stabilité et de croissance ? Quand le Parlement pourra-t-il enfin discuter les prétendues nouvelles règles qu’on nous promet ? Nous ne pourrons plus longtemps, madame la ministre, éviter d’affronter des choix politiques, seuls à même de dégager les nécessaires perspectives de financement. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE, ainsi que sur des travées des groupes SER et GEST.)