M. le président. En conclusion de ce débat, la parole est à Mme la ministre déléguée.

Mme Caroline Cayeux, ministre déléguée. Mesdames, messieurs les sénateurs, je m’efforcerai, dans le temps qui m’est imparti, de répondre à la majorité de vos interventions.

Je commencerai par certains points précis qui ont été abordés sur les mesures du PLF pour 2023, avant de répondre plus globalement sur les enjeux qui ont été évoqués, à savoir la nécessité d’une réforme de la fiscalité locale et d’un nouvel élan de décentralisation dans notre pays.

Sur les questions les plus techniques, je reviendrai vers chacun d’entre vous pour vous apporter une réponse circonstanciée.

Monsieur le sénateur Capus, comme je l’ai dit dans mon intervention liminaire, la suppression de la CVAE n’entraînera pas, je le répète, une baisse des ressources des collectivités territoriales, bien au contraire. Sa compensation intégrale par l’attribution d’une nouvelle fraction de TVA et sa dynamique garantiront aux collectivités une meilleure prévisibilité et une meilleure visibilité sur leurs recettes, alors que la CVAE était très volatile.

Ensuite, sur la compensation, à l’écoute des élus, nous avons justement souhaité introduire un mécanisme de moyenne pour lisser la volatilité de la CVAE d’une année sur l’autre, en intégrant l’année 2023 dans le calcul.

La compensation l’année prochaine correspondra aux sommes que l’État aurait dû verser aux collectivités en 2023 au titre de la CVAE. Rien ne sera conservé. La dynamique de cette compensation sera territorialisée. Je le redis, un territoire accueillant plus d’activités recevra plus de TVA.

Monsieur le sénateur Cozic, je tiens à souligner, tout d’abord, que le choix de non-indexation la DGF sur l’inflation date non pas d’aujourd’hui, mais de 2010.

Pour autant, le Gouvernement a pris la décision, inédite depuis treize ans, d’augmenter la DGF de 320 millions d’euros. Je rappellerai que, entre 2008 et 2014, les dotations des collectivités ont subi une baisse de plus de 11 milliards d’euros.

Par ailleurs, nous avons fait le choix d’une action ciblée, en mettant un œuvre le filet de sécurité et un bouclier tarifaire, ou encore le fonds d’urgence pour les communes en difficulté financière. Cela nous permet de soutenir en priorité celles qui en ont le plus besoin, car, comme vous le savez, les situations de chaque collectivité sont extrêmement diverses.

De manière plus générale, je pense que les interventions de MM. les sénateurs Guené et Rambaud, sans être exhaustives, ont permis de faire ressortir l’ensemble de vos doutes, de vos interrogations, qui reposent sur un constat que nous partageons tous, en réalité.

Notre modèle des finances locales est aujourd’hui complexe et marqué par une longue sédimentation, qu’ont accentuée les réorganisations successives du partage des compétences entre les différentes strates des collectivités territoriales. Cette situation peut parfois donner l’impression d’affecter les principes cardinaux qui président aux finances locales, notamment l’autonomie des collectivités territoriales.

Comme le souligne la Cour des comptes dans son rapport, dont votre chambre a eu l’heureuse initiative, il faut d’abord rappeler qu’il s’agit là davantage d’une impression que d’une réalité : l’autonomie financière, telle qu’elle est mesurée par les ratios définis en 2004, progresse.

C’est la part croissante de la fiscalité nationale au sein des ressources propres des collectivités qui nourrit chez les élus le sentiment d’une perte de maîtrise et d’une déconnexion de leurs ressources avec les réalités de leur territoire.

À mon sens, le Président de la République a été très clair, dans son discours prononcé en Mayenne le 10 octobre, sur sa volonté de lancer le nouveau chapitre de décentralisation dont notre pays a besoin. Je pense en effet que notre modèle est à repenser : il faut le remettre à plat, le simplifier, pour qu’il fasse à nouveau sens pour chacun, pour les élus locaux comme pour nos concitoyens. Il faut repenser notre système d’administration décentralisée pour que les responsabilités accompagnent à chaque niveau le pouvoir normatif et les financements.

Cela implique nécessairement des choix politiques forts, comme le souligne la Cour des comptes. Le Gouvernement est prêt à faire de tels choix. Cependant, la Cour souligne également que cette refonte de notre système de décentralisation ne peut être conduite qu’en étroite concertation avec l’ensemble des parties concernées, c’est-à-dire les collectivités territoriales, les élus et, bien sûr, le Parlement, avec vous, mesdames, messieurs les sénateurs, afin de parvenir à un consensus dans l’intérêt général de notre pays.

Aussi, je ne me prononcerai pas aujourd’hui sur le détail du scénario envisagé par la Cour des comptes. Il s’agit d’un travail prospectif particulièrement précieux, qui alimentera sans aucun doute le grand chantier que nous souhaitons mener.

À cet égard, je vous remercie de vos interventions, qui nourrissent ma réflexion personnelle sur ce sujet, mais notre démarche de coconstruction ne serait pas véritablement sincère, vous en conviendrez, si nous cherchions, en amont, à figer le débat par des positions arrêtées. Nous avons bien sûr un objectif, une boussole et des convictions, qui nous guideront dans nos échanges à venir, mais il ne s’agit en aucun cas d’un schéma préconçu, puisque c’est ensemble que nous construirons le nouveau modèle décentralisé de notre pays.

Monsieur le sénateur Requier, dans votre intervention, vous mettez en garde contre les promesses illusoires, et je suis d’accord avec vous. Comme le disait Jean-Pierre Raffarin, qui siégeait encore sur ces travées il n’y a pas si longtemps : « La politique ne peut plus promettre des lendemains qui chantent et repousser toujours la résolution des problèmes du quotidien. » Le nouveau chapitre de décentralisation que nous souhaitons ouvrir n’est pas le retour d’une vieille antienne ; c’est la réponse nécessaire aux limites de notre système.

Cette refonte, que nous souhaitons construire avec vous, impose à tous, à l’État, mais aussi à toutes les collectivités, de jouer le jeu de cette remise à plat, qui remettra nécessairement en cause de nombreuses situations établies. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)

M. le président. La parole est à Mme le vice-président de la commission des finances.

Mme Christine Lavarde, vice-président de la commission des finances. Monsieur le président, je suis certaine que le rapporteur général de la commission des finances, auquel il revenait de faire cette conclusion, s’il avait été parmi nous ce soir, aurait fait remarquer avec malice au Gouvernement qu’il doit avoir un problème de vocabulaire : après avoir expérimenté une nouvelle définition du dialogue, nous venons de voir apparaître ce soir une nouvelle acception du mot « débat ». Nous aurions, je pense, tous souhaité un débat plus interactif, conforme en tout cas à l’esprit de la réforme de la Lolf. (Bravo ! sur les travées du groupe GEST.)

Madame la ministre, permettez-moi de vous dire que vous avez par moments procédé à une réécriture de l’histoire. Vous avez même persévéré en ce qui concerne le filet de sécurité. Celui-ci a été non pas voulu par le Gouvernement, mais imposé par les députés, puis complété par les sénateurs dans le cadre du projet de loi de finances rectificative. Je tenais à ce que cela soit bien rappelé.

Par ailleurs, avec l’indexation des valeurs locatives professionnelles, vous ne faites pas un cadeau aux collectivités : vous ne faites qu’appliquer le droit ! Depuis plusieurs années, les valeurs locatives évoluent comme l’inflation, sur la base de l’indice du mois de novembre.

Plusieurs intervenants, notamment Pascal Savoldelli, ont rappelé les erreurs de la majorité à laquelle vous appartenez désormais, notamment la distension du lien entre les usagers des services publics locaux et le coût de fourniture de ces services. Je me souviens avec émotion que tel était l’objet de ma première question d’actualité au Gouvernement, en octobre 2017. Cela fait donc cinq ans que nous constatons ces égarements, dans lesquels vous semblez vouloir persévérer avec la suppression annoncée de la CVAE.

Comme plusieurs intervenants l’ont demandé, notamment Roger Karoutchi, les collectivités ont besoin d’une certaine visibilité à moyen et long termes pour pouvoir mener des projets, s’engager. Cette visibilité, le précédent gouvernement nous l’avait annoncée. Je me souviens ainsi que, lors des auditions de ministres par la commission des finances, lorsque nous demandions, par exemple, l’affectation d’une partie des recettes de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) aux collectivités locales pour financer les dépenses de transition écologique, on nous répondait que ce n’était pas le bon moment et qu’il fallait attendre le projet de loi de financement des collectivités locales. Or cette loi, que plusieurs d’entre vous ont réclamée encore aujourd’hui, n’est jamais arrivée.

Madame la ministre, les sénateurs ont eu le courage cet après-midi de dire la vérité, vous ne pouvez pas y être insensible, je le sais. Les différents orateurs ont esquissé des pistes d’évolution pour les textes budgétaires à venir. Le rapporteur général de la commission des finances, qui a suivi notre débat depuis son domicile, vous adresse un message par ma voix : si vous savez écouter la Chambre haute, alors tout devient possible ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. le président. Mes chers collègues, nous en avons terminé avec le débat sur les finances locales. Nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt-deux heures.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à vingt heures trente, est reprise à vingt-deux heures, sous la présidence de M. Alain Richard.)

PRÉSIDENCE DE M. Alain Richard

vice-président

M. le président. La séance est reprise.

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Modification de l’ordre du jour

M. le président. Mes chers collègues, par lettre en date de ce jour, le Gouvernement demande d’avancer le début de l’examen du projet de loi relatif à l’accélération de la production d’énergies renouvelables, initialement prévu le jeudi 3 novembre, au mercredi 2 novembre, à l’issue de l’examen du projet de loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027.

Acte est donné de cette demande.

Nous pourrions fixer le délai limite d’inscription des orateurs dans la discussion générale sur ce texte au lundi 31 octobre à quinze heures.

Y a-t-il des observations ?…

Il en est ainsi décidé.

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Dossier législatif : proposition de loi encadrant l'intervention des cabinets de conseil privés dans les politiques publiques
Discussion générale (suite)

Intervention des cabinets de conseil privés dans les politiques publiques

Adoption d’une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi encadrant l’intervention des cabinets de conseil privés dans les politiques publiques, présentée par Mme Éliane Assassi, M. Arnaud Bazin et plusieurs de leurs collègues (proposition n° 720 [2021-2022], texte de la commission n° 39, rapport n° 38).

Organisation des travaux

M. le président. Monsieur le ministre, mes chers collègues, au vu de l’heure de reprise de nos travaux, et en accord avec la commission et le Gouvernement, je vous propose d’ouvrir la nuit afin d’achever l’examen de cette proposition de loi.

Y a-t-il des observations ?…

Il en est ainsi décidé. Chacun en tirera la conséquence et veillera à exprimer ses opinions et ses réflexions avec le maximum d’intensité.

Discussion générale

Discussion générale (début)
Dossier législatif : proposition de loi encadrant l'intervention des cabinets de conseil privés dans les politiques publiques
Article 1er

M. le président. Dans la discussion générale, la parole est à Mme Éliane Assassi, auteure de la proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE. – M. Jérôme Bascher et Mme Valérie Boyer applaudissent également.)

Mme Éliane Assassi, auteure de la proposition de loi. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, j’ai l’honneur de vous présenter notre proposition de loi encadrant l’intervention des cabinets de conseil privés dans les politiques publiques. Ce texte est le résultat du travail rigoureux de la commission d’enquête du Sénat, créée sur l’initiative du groupe communiste républicain citoyen et écologiste. Il est le fruit de quatre mois d’investigation, de 40 auditions et de l’analyse de 7 300 documents.

Nous avons trois objectifs : en finir avec l’opacité des prestations de conseil ; mieux encadrer celles-ci ; renforcer les exigences déontologiques des consultants. Il s’agit non pas d’interdire, par principe, le recours aux cabinets de conseil, mais de fixer un cadre clair pour mettre fin aux dérives constatées par la commission d’enquête.

Cette démarche est transpartisane ; tous les groupes politiques de notre assemblée y ont été associés. À cet égard, je tiens ici à remercier l’ensemble des membres de la commission d’enquête de leur soutien, ainsi que la commission des lois et sa rapporteure, Mme Cécile Cukierman, pour les améliorations apportées au texte.

C’est le pluralisme sénatorial qui s’exprime aujourd’hui. Nous pouvons en être fiers, sur toutes les travées de notre hémicycle. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE.)

Mme Nathalie Goulet. C’est vrai !

Mme Éliane Assassi. Je remercie également très sincèrement Arnaud Bazin, président de la commission d’enquête, avec lequel je travaille de concert depuis le premier jour.

La commission d’enquête a mis au jour un phénomène tentaculaire : l’influence croissante des consultants privés sur des pans entiers des politiques publiques.

La crise sanitaire, la stratégie nationale de santé, l’avenir du métier d’enseignant, la mise en œuvre de la réforme des aides personnelles au logement (APL), les États généraux de la justice : la liste des missions déléguées à des cabinets privés est tellement foisonnante qu’elle en donne le tournis, au point que l’on peut se demander s’il y a un pilote dans l’avion.

En 2021, la facture des consultants s’élève au moins à 1 milliard d’euros pour l’État et ses opérateurs ; elle a plus que doublé depuis 2018.

En pratique, les cabinets de conseil n’ont pas de problème de pouvoir d’achat : une journée de consultant coûte en moyenne 1 500 euros à l’État, ce chiffre ayant atteint 2 168 euros pendant la crise sanitaire. Malgré ce niveau de rémunération, les résultats ne sont pas toujours au rendez-vous.

Ainsi, Capgemini a, par exemple, reçu 280 200 euros pour une mission sur le handicap, alors que l’évaluation parle d’une « valeur ajoutée quasi-nulle, contre-productive parfois ».

BCG (Boston Consulting Group) et Ernst & Young ont reçu 558 900 euros pour organiser au mois de décembre 2018 une convention des managers de l’État, qui n’aura finalement jamais lieu.

McKinsey a, en novembre 2019, reçu 957 000 euros pour une mission commandée par la Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav) et visant « à aider la Caisse à se transformer en vue de la réforme des retraites », alors que ladite réforme – tout le monde s’en souvient – a été abandonnée…

De telles dérives sont inacceptables, surtout lorsqu’il s’agit d’argent public, et surtout dans le contexte actuel.

Au quotidien, l’opacité règne sur les prestations des cabinets de conseil, qui souhaitent rester – veuillez excuser l’anglicisme – « behind the scene », pour reprendre leur expression.

À titre d’exemple, la commission Cyrulnik sur les 1 000 premiers jours de l’enfant n’était pas au courant que l’État avait missionné, en parallèle de ses travaux, le cabinet Roland Berger. Ce cabinet a touché plus de 425 000 euros, pour un travail qui n’était « pas à la hauteur d’un cabinet de stratégie », selon l’évaluation de la direction interministérielle de la transformation publique (DITP). Dans le même temps, les membres de la commission Cyrulnik, médecins et experts de haut niveau, étaient bénévoles et avaient du mal à se faire rembourser leurs frais de déplacement pour se rendre aux réunions. Deux poids, deux mesures !

Si notre commission d’enquête a été un exercice de transparence démocratique, on constate, depuis lors, un retour à l’opacité. Au-delà de l’exercice de communication, le « jaune » que le Gouvernement a publié la semaine dernière est lacunaire et – je dois le dire – très décevant.

Lacunaire, car il exclut le conseil en informatique et ne couvre que la moitié du périmètre de la commission d’enquête. Il ne concerne que 470 millions d’euros de prestations, contre 894 millions dans nos travaux. Les chiffres parlent d’eux-mêmes !

Décevant, car le Gouvernement se refuse à publier la liste des prestations de conseil dont il a bénéficié, alors qu’il s’agit d’une information essentielle, que nos concitoyens sont en droit de connaître.

En pratique, les ministères traînent des pieds pour répondre aux demandes des journalistes, entretenant ainsi un climat d’opacité. Pour gagner du temps, l’État refuse toujours de communiquer des documents, malgré les avis favorables de la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada).

Le 21 janvier dernier, un journaliste de Next INpact demandait au ministère de l’éducation nationale une copie du rapport de McKinsey sur l’avenir du métier d’enseignant, facturé la somme exorbitante de 496 800 euros. Dix mois plus tard, il attend toujours… Et le 12 octobre, le journal Le Monde annonçait sa volonté de saisir la justice face à l’absence de réponses de l’Élysée, de Matignon et de la plupart des ministères.

Le Gouvernement ne doit pas avoir peur de la transparence, bien au contraire ! C’est pourquoi notre proposition de loi prévoit d’imposer la publication de la liste des prestations de conseil de l’État et de ses opérateurs, ainsi que des bons de commande et des évaluations des prestations. Ces informations figureront dans le rapport social unique (RSU), pour que les fonctionnaires puissent en débattre. Les agents publics ressentent en effet un profond malaise lorsque des consultants viennent leur expliquer leur métier à coups de post-it, de jeux de rôle ou encore de paper boards.

C’est le cas à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), où les consultants de Wavestone chassent ce qu’ils appellent des « irritants » pour réduire le délai de traitement des demandes d’asile. Autre exemple : pendant la campagne de vaccination, McKinsey utilisait le logo de l’administration pour rédiger ses livrables.

Et M. Véran, ancien ministre de la santé, d’affirmer devant notre commission d’enquête : « Si vous aviez voulu [les] documents estampillés McKinsey présents dans le dossier, vous auriez trouvé une feuille blanche. » C’est étrange pour une prestation facturée plus de 12 millions d’euros…

C’est pourquoi nous souhaitons éviter toute confusion entre les fonctionnaires et les cabinets de conseil, lesquels ne pourront plus utiliser les signes distinctifs de l’administration.

Sur l’initiative de Mickaël Vallet, nous proposons de bannir les expressions anglo-saxonnes d’inspiration managériale, comme benchmark, lean management ou encore key learning. Conformément à l’article 2 de la Constitution, la langue de la République est le français, y compris pour les consultants.

Certains ont résumé notre texte en le surnommant « proposition de loi McKinsey ». Certes, les pratiques de ce cabinet ont choqué nos compatriotes, en particulier sur le plan fiscal : il a payé zéro euro d’impôt sur les sociétés pendant dix ans, alors que son chiffre d’affaires atteint 450 millions d’euros par an ! Comble de l’ironie, le 11 juillet dernier, sur BFM Business, la directrice générale de McKinsey rejetait la faute sur le coût du travail en France, qui reste trop élevé à son goût…

En réalité, McKinsey peut remercier le mécanisme des prix de transfert et le paradis fiscal du Delaware. Ce cabinet continue d’ailleurs de candidater aux marchés publics : il a été désigné titulaire de second rang du marché de l’Union des groupements d’achats publics (Ugap), attribué en plein été.

Mais notre proposition de loi va bien au-delà de ce seul cabinet : le recours aux consultants est devenu un réflexe pour l’administration, alors qu’elle dispose des compétences en interne. On a parfois l’impression que l’État se fie davantage aux powerpoints de ses consultants qu’au travail de ses agents. Au fond, le recours croissant aux cabinets de conseil illustre une certaine vision de l’État, un « État en mode start-up », pour reprendre le titre d’un ouvrage évoqué pendant l’audition de McKinsey.

En déléguant ses missions stratégiques à des cabinets privés, l’État risque toutefois de perdre en souveraineté, au bénéfice des multinationales du conseil. Nous serons tous d’accord pour éviter un tel risque…

Le Gouvernement lui-même a d’ores et déjà pris des mesures, la plupart du temps en réaction à nos travaux. Nous gardons ainsi à l’esprit la circulaire signée le 19 janvier dernier, le jour même de l’audition d’Amélie de Montchalin par notre commission d’enquête. Le hasard fait parfois bien les choses…

Monsieur le ministre, le Gouvernement a besoin de notre proposition de loi pour mieux encadrer le recours aux cabinets de conseil. Vous le savez, car nous avons eu l’occasion d’échanger à plusieurs reprises sur le sujet, de manière franche et directe. C’est pourquoi nous vous demandons solennellement d’inscrire ce texte à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale, sans en réduire l’ambition.

Nous avons un devoir de responsabilité à l’égard des Français, qui se sont emparés du sujet et souhaitent que les choses changent.

L’enjeu dépasse même notre pays : le 30 septembre dernier, Radio-Canada annonçait que McKinsey avait été payé 35 000 dollars par jour pendant la crise sanitaire au Québec, dans l’opacité la plus totale.

Monsieur le ministre, mes chers collègues, nous avons ensemble le devoir de fixer des règles plus claires pour les consultants, dans l’intérêt de l’État et de nos politiques publiques ! Il ne s’agit pas seulement d’un souhait des parlementaires que nous sommes, dans notre diversité ; c’est une exigence devenue populaire au fil des travaux de notre commission.

Notre débat d’aujourd’hui est attendu et je fais confiance à notre Haute Assemblée pour être à la hauteur de cette exigence. (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à Mme la rapporteure.

Mme Cécile Cukierman, rapporteure de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et dadministration générale. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la proposition de loi de nos collègues Éliane Assassi et Arnaud Bazin est ambitieuse et profondément novatrice. Elle a été nourrie par les travaux que la commission d’enquête a conduits pendant plusieurs mois sur l’influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques.

Ces travaux ont suscité de nombreuses réactions de la part du Gouvernement, de l’administration et des consultants : circulaire de la Première ministre ; refonte de l’accord-cadre de la direction interministérielle de la transformation publique, dont l’équipe de conseil interne doit être renforcée ; rédaction par l’organisation professionnelle Syntec Conseil d’une charte de déontologie spécifique pour « les interventions de conseil auprès du secteur public » ; et, très récemment, publication par le Gouvernement d’une annexe au projet de loi de finances pour 2023 – vous me permettrez, monsieur le ministre, de ne pas utiliser l’expression « jaune budgétaire » ; mais nous y reviendrons.

Si ces initiatives vont dans la bonne direction, elles restent insuffisantes, car elles n’ont pas le caractère général et pérenne souhaité.

La commission des lois estime par conséquent qu’une loi instituant un cadre unifié, contrôlé et sanctionné est aujourd’hui nécessaire.

Le texte proposé par nos collègues Éliane Assassi et Arnaud Bazin répond à quatre enjeux, tous essentiels dans le cadre d’une démocratie que l’on souhaite mature : un enjeu de transparence, envers les parlementaires, mais surtout à destination des citoyens ; un enjeu de maîtrise de la dépense publique ; un enjeu de souveraineté, au travers de l’action de l’État ; enfin, un enjeu de probité.

Cosigné par la quasi-intégralité des membres de la commission d’enquête, ce texte est le fruit d’un travail transpartisan. La commission des lois a tenu à conserver cet équilibre, tout en l’ajustant pour lui apporter une pleine effectivité. Dans cet esprit, elle a sécurisé le périmètre de la proposition de loi en choisissant une rédaction plus précise juridiquement, préférant la catégorie des établissements publics de l’État à celle des opérateurs, et en évitant les chevauchements de compétences avec les conseils de discipline des professions réglementées du droit.

La commission a également renforcé l’exigence de transparence et clarifié le partage des responsabilités entre administration et consultants. Elle a aussi rendu plus dissuasive l’amende administrative qui serait exigée des personnes morales ne respectant pas les nouvelles obligations mises en place, en la portant à un montant proportionnel à leur chiffre d’affaires mondial. Elle a enfin apporté des garanties à la procédure de vérification sur place et créé un mécanisme de régularisation en cas d’exclusion des procédures de passation des marchés publics.

Cela étant, j’ai bien conscience que le texte adopté par la commission n’est qu’un point d’étape et non pas un aboutissement. Certains sujets importants restent en effet en débat. Ils nécessitent le temps de la réflexion que permettent la navette et la discussion parlementaires. Il en va ainsi du champ d’application de la proposition de loi, concernant aussi bien les administrations bénéficiaires que les prestations de conseil concernées.

Par ailleurs, la question de l’inclusion ou non des collectivités territoriales dans la liste des administrations bénéficiaires se pose, c’est indéniable. Loin de nous l’idée d’opposer un État friand de prestations de conseil à des collectivités territoriales qui n’y recourraient jamais ! Toutefois, cette question ne saurait être réglée sans consulter les associations d’élus locaux et sans comprendre les conséquences d’une telle décision sur le fonctionnement desdites collectivités territoriales. Nous n’allons pas le faire au détour d’un amendement de séance : ce serait affaiblir le texte et ses objectifs.

De même, la question des seuils est récurrente, y compris pour les établissements publics de l’État que nous avons intégrés dans le champ d’application de la proposition de loi. Cependant, en l’absence d’informations permettant d’établir la liste précise des établissements publics concernés par tel ou tel seuil, il nous semble pour l’heure prématuré d’en fixer un.

Dans le même ordre d’idée, la liste des prestations de conseil entrant dans le champ de la proposition de loi mériterait sans doute d’être affinée ultérieurement.

À ce stade, le Gouvernement et quelques-uns de nos collègues ont formulé un certain nombre de propositions.

Une partie d’entre elles remettent en cause l’architecture du texte, en particulier le rôle accordé à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) et le recours à des sanctions administratives, ou reviennent sur la substance des obligations mises à la charge de l’État, en particulier en matière de transparence. C’est pourquoi la commission s’y opposera.

D’autres visent à suggérer des modifications plus restreintes. Nous ne les avons pas retenues à ce stade pour nous concentrer sur le cadre général. Nous pourrons, pour certaines, y revenir dans la suite de la navette.

Enfin, certains auraient souhaité saisir l’occasion de ce texte pour renforcer le cadre législatif s’appliquant aux représentants d’intérêts. Ils en ont été empêchés par l’application de l’article 45 de la Constitution et surtout, là encore, par la volonté de préserver l’équilibre de cette proposition de loi issue des travaux de la commission d’enquête.

Ce sujet est cependant important et mériterait un texte à part. Notre comité de déontologie mène d’ailleurs une réflexion sur les règles applicables aux représentants d’intérêts au Sénat.

Ce soir, nous fixons un cadre et nous coulons, en quelque sorte, les fondations. Mais tout ne sera pas terminé après l’examen du texte au Sénat. Il faudra poursuivre le dialogue et améliorer cette proposition de loi pour la rendre applicable et effective.

Notre rôle ici n’est certainement pas d’affaiblir l’État et, à travers lui, notre République. Il est au contraire de chercher à prendre les meilleures décisions pour modifier des pratiques qui ont conduit, progressivement, à externaliser une partie de la prise de décision vers le secteur privé.

Nous sommes là non pas pour tout renverser, mais bien pour remplir pleinement notre mission de parlementaire, c’est-à-dire pour effectuer le travail de contrôle et d’initiative législative. Nous ne doutons pas que l’Assemblée nationale fera de même, qu’elle inscrira à son tour ce texte à son ordre du jour et qu’elle l’examinera dans les semaines ou les mois à venir.

Pour conclure, la commission vous invite à adopter son texte enrichi de quelques amendements pour poser, comme je l’ai dit, les premiers grands jalons de l’encadrement de l’activité des cabinets de conseil privés auprès de l’État et de ses administrations, et ce dans un délai contraint. Nous aurions certainement pu mener davantage d’auditions si le temps dont nous avions disposé avait été plus long… Pour autant, les travaux de la commission d’enquête ont permis de préserver l’équilibre souhaité par les différents auteurs de cette proposition de loi.

Je vous invite donc, mes chers collègues, à voter ce texte. (Applaudissements.)