Mme le président. La parole est à M. Jacques Fernique. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

M. Jacques Fernique. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la guerre d’invasion russe a amené l’Europe à faire preuve d’une détermination commune sans précédent pour soutenir l’Ukraine.

Il s’agit en effet d’une attaque contre nous tous, contre nos valeurs communes et contre les chances du multilatéralisme pour changer la donne planétaire. C’est aussi, d’une certaine façon, le défi du climat qui se joue un peu aujourd’hui en Ukraine.

Face à une situation inédite, des décisions impossibles à envisager il y a encore quelques mois ont été prises en quelques semaines, renforçant une évidence : ce n’est qu’ensemble que les États membres de l’Union européenne auront un poids suffisant.

Face à la crise énergétique, les États membres n’ont pas tous la même capacité à gérer équitablement les prix et la demande ni à fournir un soutien essentiel à ceux qui en ont besoin. La solidarité européenne est donc primordiale. Ce Conseil européen doit permettre d’avancer vers une réponse commune pour faire face aux enjeux des coûts et des approvisionnements énergétiques, une réponse commune qui soit aboutie, crédible et pertinente, pour reprendre vos termes, madame la secrétaire d’État, ainsi que ceux du président de la commission des affaires européennes, Jean-François Rapin.

Cette réponse aboutie sera cohérente par rapport à nos objectifs climatiques si elle contribue à réduire notre dépendance à l’égard des importations d’énergies fossiles et des combustibles fossiles en général, en particulier en provenance des régimes autoritaires. La stratégie à court terme visant à favoriser de nouveaux investissements dans des pays tiers comme l’Azerbaïdjan ne va pas, selon moi, dans ce sens…

Face à la réponse des États-Unis à la crise, avec leur politique du bas prix de l’énergie et les centaines de milliards de dollars de l’Inflation Reduction Act résolument orientés vers la transition écologique et la décarbonation industrielle, notre Green Deal européen risque fort de faire pâle figure. La compétitivité de nos économies se joue dans ce défi.

La fragmentation de nos économies européennes constitue un péril imminent. Oui, un nouvel élan européen est nécessaire. Il convient donc, même si ce n’est pas facile, de trouver les voies d’un accord en faveur d’un plan massif d’amplification industrielle du Green Deal, avec des investissements à la hauteur, notamment grâce à la constitution d’un fonds de souveraineté supposant un emprunt commun nouveau.

Ce nouvel élan européen nécessite de hâter la mise en place concrète de l’ajustement carbone aux frontières : c’est ce protectionnisme vert européen – ce juste échange, si l’on préfère – qui équilibrera notamment la relation avec la politique américaine. Ce protectionnisme vert, c’est aussi la volonté de protéger nos économies en transition de ses concurrents qui méprisent l’environnement, le climat, ainsi que les droits sociaux et humains.

Le Conseil de l’Union européenne a adopté jeudi dernier sa position concernant la directive sur le devoir de vigilance. Sur ce point, on ne peut pas dire que le gouvernement français ait joué un rôle positif, puisque le secteur financier est de facto dégagé de toute responsabilité. Oui, le gouvernement français, champion du devoir de vigilance dans ses discours, a affaibli l’ambition du projet de directive européenne la semaine passée, entraînant avec lui l’Espagne et l’Italie. Pour rappel, les banques françaises ont investi plus de 743 millions d’euros dans la déforestation du Brésil. On ne peut pas ainsi les exempter de toute responsabilité, alors qu’a été votée la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre !

Dans le détail, votre gouvernement a poussé le Conseil de l’Union européenne à adopter une version moins ambitieuse du texte, puisque les mesures d’évaluation et de prévention des risques auxquelles seront soumises les entreprises ne seront que facultatives pour les banques. Or sans obligation, pas d’action. Les banques pourront donc continuer leur soutien, comme BNP Paribas qui est le premier financeur des projets d’énergies fossiles en Europe.

Pourtant, la France était le premier pays en 2017 à avoir inscrit dans son droit le devoir de vigilance. Qu’est devenu notre rôle de leader européen pour défendre des ambitions élevées en matière de défense des droits humains et de l’environnement ? Force est de constater que les lobbies ont du talent et que les intérêts sont ailleurs…

Le texte adopté par le Conseil de l’Union européenne est décevant. Il exclut la possibilité pour des victimes d’agir en justice afin d’être indemnisées lorsqu’une entreprise a manqué à ses obligations environnementales. Le climat a également été exclu du texte final, tandis que les dommages environnementaux, en général, devront être identifiés, mais sans engager aucune responsabilité. Aurons-nous une « loi d’apparence », pour reprendre les mots de Dominique Potier, le père de cette loi pionnière française ?

Heureusement, le Parlement européen n’a peut-être pas dit son dernier mot. Espérons qu’il pourra peser dans la négociation, comme il l’a fait pour l’accord historique intervenu la nuit dernière, qui vise à protéger les forêts du monde et à garantir aux Européens que les produits qu’ils mettent dans leurs paniers de course ne participent pas à la déforestation.

En imposant aux entreprises un devoir de vigilance en matière de déforestation liée à leurs activités, c’est sur 16 % de la déforestation mondiale dont l’Europe est responsable que nous agirons. Des ambitions élevées ont été maintenues en incluant le caoutchouc, le charbon et les dérivés de l’huile de palme. Certes, le secteur financier a réussi son lobbying pour être exclu dans un premier temps du règlement, mais nous y reviendrons dans deux ans.

C’est une ambition politique de même ordre qui devrait animer le Conseil pour que le Fonds social pour le climat permette d’éviter la casse sociale liée à la nécessaire mise en place de la transition écologique. L’abandon pur et simple de l’extension du marché carbone à la route et au bâtiment serait désastreux de ce point de vue. Oui, il faut éviter de taxer les ménages, mais les usages commerciaux peuvent et doivent être imposés. Le dernier trilogue n’a permis aucune avancée sur ce point. Nous comptons sur une action résolue pour y parvenir.

Sortir de la dépendance aux énergies fossiles, aboutir rapidement à une politique d’approvisionnement et de maîtrise des coûts partagée, défendre le Green Deal au niveau qui s’impose, ne renoncer ni au volet relatif à la vigilance des entreprises ni au Fonds social pour le climat, telles sont nos ambitions pour ce nécessaire nouvel élan européen ! (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – MM. Claude Kern et Philippe Bonnecarrère applaudissent également.)

Mme le président. La parole est à M. André Gattolin.

M. André Gattolin. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, lors du précédent débat préalable en octobre dernier, j’avais déjà eu l’occasion de souligner que jamais l’ordre du jour d’un Conseil européen n’avait autant porté sur des thématiques internationales et géostratégiques.

Dans mon enthousiasme d’Européen convaincu, j’y lisais les prémices d’un possible réveil géopolitique de l’Union. Il ne saurait, en effet, y avoir d’Union européenne solide et pérenne sans un tel réveil.

Je le répète, quitte parfois à lasser, jamais au cours de l’histoire un regroupement volontaire d’États démocratiques ne s’est constitué autrement qu’à la suite d’une confrontation politique et militaire majeure, qu’il s’agisse d’une guerre d’indépendance, d’une guerre civile, d’une guerre de libération ou d’un conflit d’ampleur avec une puissance extérieure agressive.

L’Union européenne serait-elle, en la matière, une divine exception ? On l’oublie parfois, mais ce sont pourtant bien ces préoccupations géopolitiques qui ont été au cœur des premiers pas de la construction européenne, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

La création du Conseil de l’Europe en 1949, puis celle de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca) en 1951 – premier marché européen des matières premières stratégiques –, même limités dans leur périmètre, l’illustrent bien. Mais, patatras ! voilà que nous assistons en 1954 à l’échec de la Communauté européenne de défense (CED) et au repli contraint des pères de l’Europe vers une dimension plus strictement économique de la construction européenne.

L’infâme agression russe contre l’Ukraine et ses multiples conséquences remettent aujourd’hui cet enjeu géopolitique au centre du village Europe. En témoigne l’ordre du jour prévisionnel du Conseil des 15 et 16 décembre prochain, avec cette fois pas moins de six points ayant tous une portée géopolitique et géostratégique indéniable !

Poser les bonnes questions, c’est, dit-on, déjà commencer d’y répondre. Et, il faut le reconnaître, depuis février dernier, jamais l’Union n’aura autant avancé, en matière d’Europe de la défense, d’union des marchés de l’énergie et de lutte contre les ingérences étrangères. Sans vouloir jouer les rabat-joie, je rappelle cependant que le verre à moitié rempli n’augure pas nécessairement du fait qu’il sera plein un jour.

Dans ce type de débat, il est fréquent de citer – sans l’avoir lu – Jean Monnet, qui écrivait que « l’Europe se fer[ait] dans les crises et qu’elle ser[ait] la somme des solutions qu’on apporterait à ces crises ».

C’est vrai. Mais on oublie en général de rappeler que toutes les crises traversées par l’Europe n’ont pas systématiquement fait l’objet d’une réponse adéquate. Par ailleurs, l’essentiel des crises affrontées par l’Union européenne depuis les années 1960 était de nature économique et financière, et les réponses apportées venaient, de fait, renforcer encore la nature essentiellement économique et commerciale de l’Union.

Jusqu’à présent, les moments géopolitiques cruciaux n’ont que rarement fait l’objet de réponses européennes à la hauteur des enjeux.

À la suite de la chute du mur de Berlin, puis de l’effondrement de l’URSS, l’Union a certes réagi, en acceptant la réunification de l’Allemagne et en procédant à un vaste élargissement incluant les pays libérés du joug soviétique. Mais nous avons renoncé à nous doter d’une gouvernance politique renforcée et surtout d’un système de défense propre à l’Europe qui aurait véritablement consolidé notre réponse.

Je m’agace aussi quand j’entends dire que l’actuelle guerre en Ukraine marquerait le retour de la guerre sur le territoire européen après soixante-dix années de paix. C’est faire, en effet, peu de cas de la succession de conflits sanglants qui se déroulèrent dans les Balkans occidentaux entre 1991 et 2001 et qui causèrent la mort de plus de 140 000 personnes.

Il faut dire que la réponse de l’Union, à l’époque, n’avait guère été à la hauteur, et que ce sont les États-Unis et l’Otan qui furent les maîtres d’ouvrage des engagements militaires visant à mettre fin à ce conflit.

Alors oui, dans la guerre en cours, les pays européens ont franchi un pas très significatif, mais qui reste d’importance bien inférieure à celui qui a été effectué par les États-Unis dans ce conflit. Je me demande parfois si notre engagement eût été le même si Washington n’avait pas fait le choix qui est le sien depuis plus de neuf mois.

Pour reprendre les propos de Jean Monnet, c’est la somme des réponses que nous apporterons aux crises géopolitiques qui nous frappent qui permettra de dire si l’Union est véritablement en train de franchir une étape décisive ou si, au contraire, une fois le conflit passé, nous nous laisserons glisser de nouveau vers le business as usual.

Pour ne pas céder à une indifférence qui confinerait à la lâcheté, nous devons garder sans cesse à l’esprit le courage et la détermination des Ukrainiens, qui nous rappellent tous les jours que « la liberté n’est pas une option, [que] c’est un combat ».

À ceux qui, aujourd’hui, jouent Pékin en pensant que Xi Jinping pourrait convaincre Vladimir Poutine d’arrêter sa guerre sanglante contre les Ukrainiens, je dis qu’ils connaissent très mal les actuels dirigeants de la Chine et de la Russie.

Si, à force d’exactions et de crimes de guerre commis par la Russie, les Européens se positionnent enfin clairement par rapport à Vladimir Poutine, il est loin d’en être de même vis-à-vis de Xi Jinping et de son pouvoir ultra-autoritaire et de plus en plus ouvertement expansionniste.

Lors de la dernière réunion du Conseil européen, nos chefs d’État et de gouvernement se sont bien posé la question de l’évolution de leur positionnement face à la nouvelle équation chinoise. Mais, là encore, nous sentons une véritable frilosité à mettre clairement des mots sur les choses, puisque ce débat a eu lieu dans le cadre d’un point sobrement intitulé « Relations internationales » de l’ordre du jour du précédent Conseil.

Bis repetita pour le Conseil à venir, qui n’a pas prévu de point référant explicitement à la Chine ! Pourtant, on ne voit guère comment ce Conseil, qui se tiendra au lendemain d’un sommet Union européenne-Asean, à Bruxelles, et surtout quelques jours après des soulèvements inédits contre la folle politique « zéro covid » des autorités chinoises, pourrait ne pas aborder le sujet.

C’est en osant enfin nommer les choses par leur nom que notre Union pourra véritablement affirmer son virage géopolitique ; un virage aujourd’hui indispensable à son existence pleine et entière, voire à sa survie, dans un monde où la brutalisation des relations internationales est non plus une menace, mais bel et bien une réalité. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI, ainsi que sur des travées des groupes SER et UC.)

Mme le président. La parole est à M. Didier Marie. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

M. Didier Marie. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, le Conseil européen des 15 et 16 décembre prochain vient clore une année qui aura profondément bouleversé l’Europe. Confrontée à la guerre à ses portes, l’Union a su réagir et se montrer unie comme jamais, mais elle a aussi vu ses faiblesses mises à nu.

Elle a tout d’abord été solidaire avec l’Ukraine sur le plan financier, avec le déblocage de 18 milliards d’euros, comme l’a rappelé Mme la secrétaire d’État.

Elle a été solidaire également sur le plan militaire, avec les 3 milliards d’euros que représente l’instrument Facilité européenne pour la paix, sous forme de livraisons massives d’armes, lesquelles, ajoutées au courage des Ukrainiens, ont permis dans un premier temps de résister à l’offensive russe, puis de contre-attaquer avec succès.

La solidarité a par ailleurs été humanitaire, avec la mise en œuvre pour la première fois de la protection temporaire, qui vient d’être prolongée jusqu’en mars 2024 et a permis l’accueil de plusieurs millions de réfugiés, dont 100 000 en France.

Enfin, l’Union a fait preuve de solidarité pour sanctionner la Russie, même s’il aura fallu discuter et si l’on pouvait vraisemblablement aller plus loin.

Tout cela est à saluer, et l’Europe doit rester unie et déterminée dans son soutien à l’Ukraine et la condamnation sans concession de l’agresseur qu’est la Russie.

Permettez-moi à cet instant, madame la secrétaire d’État, de vous dire mon étonnement d’avoir entendu le Président de la République aborder la nécessité de donner à M. Poutine « des garanties de sécurité », alors que lui n’adresse aucun signe de désescalade, bien au contraire, en transformant l’hiver en arme de guerre contre les civils et en détruisant impitoyablement les infrastructures énergétiques du pays. À nos yeux, ce n’est pas à nous de tendre la main ni le moment de le faire.

Si l’Union a su réagir, la guerre marque cependant un avant et un après pour l’Europe. Nos certitudes s’évanouissent.

L’Union européenne n’est plus protégée. Elle ne peut se défendre seule et délègue sa sécurité au parapluie militaire américain. Sa prospérité, fondée sur la pérennité de la paix, est ébranlée, comme son économie, qui reposait jusqu’à présent sur une énergie bon marché.

L’inflation s’installe, la récession menace, la crise énergétique frappe les ménages et fragilise notre tissu industriel. Notre démocratie elle-même vacille sous la désinformation, les ingérences étrangères et la montée des populismes, comme nous l’avons amèrement constaté en Suède et en Italie.

L’Europe doit faire front, conforter son unité et ne pas céder à la fragmentation. Nous devons assumer nos responsabilités, reconstruire nos souverainetés et réduire nos dépendances. Cela commence par un premier point d’urgence : les réponses à la crise énergétique.

Les divergences entre États nous font perdre un temps précieux. Si un accord a pu être trouvé sur le pétrole russe, il faut aller plus loin et conclure un autre accord sur l’achat de gaz en commun, créer un fonds européen de soutien aux ménages et aux entreprises, enfin découpler le prix de l’électricité et celui du gaz.

C’est une priorité absolue, et nous espérons que le récent rapprochement des points de vue entre la France et l’Allemagne pour une réforme structurelle du marché de l’électricité permettra d’aboutir très rapidement et évitera la menace de délocalisations de nos industries.

Ensuite, viendra le temps de bâtir notre indépendance énergétique en investissant massivement dans les énergies renouvelables, en évitant qu’une nouvelle dépendance au gaz de schiste américain, dont le prix est élevé, ou à l’Azerbaïdjan ne succède à celle que nous avions avec la Russie.

Se posera aussi la question de la sécurité de nos approvisionnements en matières premières – l’uranium, par exemple, aujourd’hui importé de pays peu sûrs et dont les déchets sont recyclés en Russie, seul pays habilité à cet égard et en mesure de le faire.

Le deuxième point d’urgence est l’inflation. À un niveau de 11,5 % en moyenne en Europe en octobre dernier, elle fait peser de réels risques de récession. À ce sujet, le relèvement des taux d’intérêt par la Banque centrale européenne (BCE) fait émerger de nombreuses inquiétudes, notamment pour l’accès au crédit.

Cette situation pose la question de notre politique budgétaire, ainsi que celle de la reconduite éventuelle du pacte de stabilité. Pouvez-vous, madame la secrétaire d’État, nous éclairer sur la position que la France défend ?

Pour éviter la récession, bâtir notre autonomie stratégique, relever les grands défis climatiques et industriels, l’Europe doit investir. Pouvez-vous nous préciser la position du Gouvernement sur la faisabilité de la levée d’un grand emprunt communautaire afin de financer ces investissements, alors que le ministre allemand des finances ne lui apporte manifestement pas son soutien ?

Cette guerre nous affaiblit, après un épisode sanitaire qui avait déjà souligné nos dépendances et dans un contexte de tensions croissantes entre les États-Unis et la Chine.

Nous devons, à la fois, renforcer notre politique industrielle commune, continuer d’agir pour réduire nos dépendances, rester solidaires et porter nos valeurs dans le contexte international.

À cet égard, les récents déplacements d’Olaf Scholz, puis de Charles Michel, à Pékin, et celui du président Macron, aux États-Unis, semblent s’inscrire dans une volonté de porter la voix économique et commerciale de l’Union européenne face à deux puissances certes différentes, mais qui n’ont ni l’une ni l’autre d’états d’âme.

Les objectifs de l’Allemagne sont-ils bien compatibles avec ceux du reste de l’Union européenne ? L’état des relations franco-allemandes a suscité de nombreuses réactions ces dernières semaines. Pouvez-vous, madame la secrétaire d’État, nous faire un point sur les convergences et les divergences entre nos deux pays ? Prévoyez-vous un nouveau Conseil des ministres commun, après l’annulation de la première initiative ?

Le Président de la République, lors de sa visite d’État aux États-Unis, a pointé le danger que représenterait l’Inflation Reduction Act, avec ses 370 milliards de dollars de subventions et d’allégements fiscaux attribués aux entreprises américaines engagées dans la transition vers une économie décarbonée. Très bien. Mais ne soyons pas naïfs : les Américains ne nous épargneront pas. Nous devons bien évidemment négocier, mais aussi, parallèlement, nous protéger.

Aussi, madame la secrétaire d’État, à quand un Buy European Act, comme le demande le Parlement européen depuis de nombreuses années ?

Enfin, cette guerre aux portes de l’Europe nous interroge sur le positionnement géostratégique de l’Union européenne et ses relations de voisinage.

La question de l’élargissement est ainsi revenue sur le devant de la scène. Il est temps de mettre en œuvre une méthodologie clarifiée et harmonisée pour accélérer les négociations, répondre à l’envie d’Europe des peuples des Balkans occidentaux, de l’Ukraine et de la Moldavie et freiner l’influence croissante des puissances étrangères qui déstabilisent ces pays.

Le sommet UE-Balkans occidentaux, qui a lieu aujourd’hui, et le soutien d’un milliard d’euros pour faire face à la crise énergétique sont les bienvenus, mais il faut donner des gages supplémentaires à ces pays, tout en conservant un haut niveau d’exigence à l’égard des règles européennes.

Pour conclure, après six mois de présidence française et six mois de présidence tchèque, cette année 2022 aura permis certaines avancées, notamment sur la solidarité des Vingt-Sept à l’égard de l’Ukraine. Mais de nombreuses questions restent en suspens. Il est temps de passer de la parole aux actes, pour construire une Europe plus puissante, plus résiliente et plus ambitieuse. La France doit jouer un rôle moteur dans cette transformation.

Madame la secrétaire d’État, nous souhaitons que le Président de la République et vous-même fassiez preuve de diplomatie, de conviction et de fermeté lors de ce Conseil européen, pour engager enfin des avancées sur les nombreux sujets évoqués aujourd’hui. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

Mme le président. La parole est à M. Pierre Laurent.

M. Pierre Laurent. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous débattons ce soir à la veille d’un Conseil européen qui se tient dans un contexte d’aggravation certaine, en 2023, de la crise énergétique et économique au sein de l’Union.

Alors que toute une partie de la zone euro risque d’entrer en récession en 2023, selon les estimations de la Commission européenne, les gouvernements de la zone euro ont jusqu’à présent consacré collectivement environ 1,25 % du PIB intrazone au soutien à l’énergie pour cette année, ce qui représente environ 200 milliards d’euros.

En France, nous faisons face à des prix qui ont dépassé 1 000 euros le mégawattheure cet été et qui sont aujourd’hui aux alentours de 500 à 600 euros le mégawattheure, soit une multiplication comprise entre dix et vingt par rapport aux prix d’avant la crise sanitaire.

Si cette hausse a été exacerbée par la crise ukrainienne, il est admis que ses prémices sont antérieures. Dès juillet 2021, les tarifs réglementés de l’électricité en France ont connu une envolée vertigineuse du fait d’un emballement des prix sur le marché de gros.

Les prix de gros du gaz ont augmenté de 150 % environ entre avril 2021 et la fin octobre 2021. Pour un client moyen, la facture de gaz est passée de 977 euros à 1 482 euros.

Par conséquent, le prix de l’électricité sur les marchés de gros, corrélé au prix du gaz, a été complètement détourné du coût de production, avec un triplement des prix en un an. L’électricité nucléaire française a connu alors une décorrélation de son coût de production et de sa valeur sur les marchés.

Il est vrai que, en 2022, l’augmentation du coût de production a été importante du fait de l’indisponibilité d’une partie de notre parc nucléaire. La sécheresse a aussi eu un impact sur les volumes de production hydroélectrique. Toutefois, nos coûts de production sont restés très inférieurs aux prix de marché.

Je prends soin de faire ce rappel, car la crise ukrainienne et le manque de capacités de production, en particulier en France, n’expliquent pas à eux seuls la spirale haussière. Se limiter à cette explication reviendrait à passer à côté des véritables enjeux : la crise énergétique est non pas conjoncturelle, mais structurelle ; elle tient à l’organisation même du marché de l’énergie, celui de l’électricité en particulier.

Il faut bien le constater, c’est la part mineure de l’énergie échangée sur le marché de gros qui nous entraîne dans cette spirale inflationniste, laquelle met aujourd’hui en danger les particuliers, les collectivités et les entreprises.

Cette fragilité du marché unique européen de l’énergie est largement documentée. La France répète depuis des mois à qui veut l’entendre qu’il faut sortir du mécanisme de la dernière centrale appelée, mais devant les refus catégoriques, notamment celui de l’Allemagne, on se borne pour le moment à constater les dégâts.

Le plafonnement de la rente des inframarginaux à 180 euros le mégawattheure, soit au minimum trois à quatre fois leur coût de production, continuerait de tirer les prix à la hausse en France en maintenant d’énormes profits pour ces producteurs, aux dépens des consommateurs et des contribuables.

Tout porte à croire que les mécanismes proposés, très complexes, n’ont pas été suffisamment étudiés, qu’ils sont aux mieux inefficaces, au pire contre-productifs, et qu’ils entraîneront de nombreux effets d’aubaine, comme ceux qui sont liés à l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh) ou, dernièrement, à la sortie de l’obligation d’achat.

La promotion des Power Purchase Agreements (PPA), ces contrats privés bilatéraux avec un droit de sous-tirage pour les acteurs privés, imaginés pour favoriser les investissements de long terme devant la faillite des effets spéculatifs du marché, revient à accepter de confier les moyens de production à de grands groupes privés français ou étrangers. Dans ces conditions, la décentralisation des moyens de production, mais aussi l’éclatement du réseau de distribution, porte en germe une potentielle remise en cause de la péréquation tarifaire et de l’égalité territoriale.

Les solutions consistant à se défaire de ce prix de marché, pourtant largement responsable de la crise, sont pour le moment éliminées d’office, au motif qu’elles sont contraires au dogme de la concurrence. Madame la secrétaire d’État, c’est bien pourtant la réforme en profondeur du marché européen de l’énergie que la France doit défendre ! Nous venons de déposer une proposition de résolution européenne à cet égard.

Cette réforme doit articuler des mesures immédiates : l’extension des tarifs régulés – nous la proposerons demain, dans notre espace réservé – pour les collectivités locales ; la négociation d’une dérogation permettant à la France de rapprocher les prix de nos coûts de production, compte tenu de la spécificité nucléaire de notre mix ; enfin, le plus rapidement possible, une exclusion de l’électricité des mécanismes concurrentiels, à commencer par une décorrélation du prix de l’électricité et du gaz.

C’est urgent, d’autant que les mécanismes de soutien censés compenser les folies du marché coûtent très cher. Le seul bouclier tarifaire, en France, est déjà estimé à près de 45 milliards d’euros !

Je voudrais, madame la secrétaire d’État, évoquer une seconde question : la proposition de directive sur le devoir de vigilance des grandes entreprises. Le Conseil vient d’approuver, le 1er décembre dernier, une position commune considérablement appauvrie, en raison notamment des pressions de la France.

Alors que seulement 16 % des entreprises européennes pratiquent volontairement une forme ou une autre de surveillance de l’ensemble de leur chaîne de valeur, afin de prévenir les impacts négatifs de leurs activités sur les droits humains et l’environnement, le projet de directive européenne portait l’ambition de rendre ce devoir de vigilance obligatoire dans toute l’Union ; on parlait de « zéro abus »…

Le texte adopté a été largement affaibli : la notion de chaîne de valeur a été remplacée par celle de chaîne d’activité, qui n’est pas définie en droit, ce qui ne permet plus d’intégrer les filiales, les sous-traitants et les fournisseurs aux obligations du devoir de vigilance.

Le champ du devoir de vigilance n’inclut ni l’usage qui est fait des produits commercialisés par les entreprises, ni les activités des clients des entreprises de services, ni les exportations d’armes ou de matériels de surveillance. La référence au secteur financier dans la définition de la « chaîne d’activité » a été également amoindrie : la liste des services financiers soumis au devoir de vigilance sera laissée au choix des États membres.

Ainsi, comme le soulignent différentes ONG, « de nombreux services financiers seront exclus, comme les activités d’investissement ou les activités des partenaires commerciaux des entreprises bénéficiant du service financier, exemptant les banques de leurs obligations de vigilance concernant les activités des sous-traitants des entreprises qu’elles financent, alors que, dans le secteur textile ou pétrolier par exemple, l’essentiel des violations survient en lien avec la sous-traitance ».

Vous avez démenti par voie de communiqué, madame la secrétaire d’État, avoir milité pour la sortie des banques du champ de la directive. Dont acte. Mais comment, alors, en est-on arrivé là ? Que s’est-il passé ? Quelle a été, et quelle sera, la position française sur le devoir de vigilance ? (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE et SER.)