Mme le président. La parole est à M. Pascal Allizard. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Pascal Allizard. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, tout d’abord, il m’apparaît toujours délicat de regarder l’histoire avec les yeux, les connaissances et les mentalités du présent. Comment nos propres actions de responsables politiques seront-elles jugées dans un siècle ou deux ? Nul ne le sait. Nous agissons tous avec les critères et usages de notre époque, qui paraîtront peut-être inappropriés aux générations futures.

Ensuite, je veux rappeler le contexte de la période 1914-1918 : la guerre est mondiale, totale, et chaque partie joue sa survie. Des millions d’hommes, dont la plupart étaient de simples civils, se battent sur plusieurs fronts. L’ennemi de la France n’est pas n’importe qui : il s’agit de l’Allemagne et de ses alliés, c’est-à-dire d’une puissance économique, industrielle et militaire considérable. Le traumatisme de 1870 habite les esprits. Une nouvelle défaite de la France aurait signifié la fin de notre pays.

Les soldats mobilisés ont, au cours des combats, été confrontés à un niveau de violence inouï et inédit dans une guerre véritablement industrielle, marquée par l’emploi en masse d’armes très meurtrières et terrorisantes. Les conditions de vie des soldats étaient particulièrement rudes, comme le laisse entrevoir actuellement la guerre de tranchées en Ukraine.

Nous savons dorénavant que de nombreuses vies ont été sacrifiées en 14-18, dans des offensives inutiles ou en raison d’erreurs de commandement. La période 1914-1915 étant celle des combats les plus meurtriers et probablement les moins bien préparés. Elle a donné lieu à de nombreux faits de désobéissance militaire suivis de multiples condamnations ; cela a été mis en lumière en 2013 par le rapport Prost.

En outre, les blessures physiques des soldats s’accompagnaient souvent de troubles psychiques, désormais connus comme des syndromes post-traumatiques, qui altèrent le jugement et annihilent la volonté.

Pour autant, face à un ennemi coriace, la France ne pouvait se payer le luxe de perdre du terrain ou de voir ses troupes gagnées par des actes de désobéissance ou par une démoralisation générale. Des mesures radicales ont alors été prises, conformes à l’esprit de l’époque et à la situation de guerre.

Tous les belligérants ont d’ailleurs prononcé des condamnations à mort dans leurs rangs. Signe des temps, des procès hâtifs ont été tenus, au cours desquels les droits de la défense étaient limités. Il faut souligner et enseigner cette réalité, qui fait partie de notre histoire collective.

Néanmoins, il me paraît inapproprié de mettre sur un même plan ceux qui, épuisés et la peur au ventre, ont pourtant accompli jusqu’au bout leur devoir face à l’ennemi, y laissant souvent la vie, et ceux qui, pour des raisons que l’on peut entendre, n’ont pas voulu se battre. Je me garderai bien de juger ces derniers : des tribunaux l’ont déjà fait et des réhabilitations ont eu lieu dès les années 1920.

À cet égard, je citerai de nouveau le rapport d’Antoine Prost : « Imaginer qu’on puisse aujourd’hui établir une vérité sur la plupart des cas de fusillés est pure illusion ».

Si, comme une majorité des membres de notre commission, je n’approuverai pas cette proposition de loi, elle nous offre l’occasion de rappeler la mémoire de tous les soldats de cette guerre épouvantable, qui a brisé les corps et les esprits et qui a durablement affaibli l’Europe.

Mme le président. La parole est à Mme Colette Mélot.

Mme Colette Mélot. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la jeunesse du XXIe siècle a connu les confinements. Celle du début du XXe siècle a connu les tranchées, les gaz, les charges à la baïonnette, le feu roulant et les shrapnels.

En un siècle, le monde a évidemment changé, à tel point que nous avons du mal à nous représenter l’horreur des combats. Nous avons reçu en héritage de précieux témoignages. Celui de nos anciens, tout d’abord, au travers de lettres ou de quelques rares discussions. Des écrivains nous ont aussi laissé une trace mémorable de ce qu’ils ont vécu, à l’instar de Maurice Genevoix, Roland Dorgelès ou encore Ernst Jünger.

Ces récits sont difficiles, choquants et marquants, mais ils ne sont que des récits. Ils ne peuvent transmettre la mémoire de la peau, celle de ceux qui ont vécu cette apocalypse. Or celle-ci s’est éteinte en 2008 avec la disparition de Lazare Ponticelli, le dernier poilu. Il nous appartient désormais de maintenir allumée la flamme du souvenir.

Les monuments aux morts de nos communes retiennent les noms de ceux qui se sont battus pour défendre la patrie, des Ardennes aux Dardanelles. Il s’agit de lieux fondamentaux pour la République et pour la Nation.

La Première Guerre mondiale a fait plus de 4 millions de blessés parmi les militaires de notre pays. Elle a tué près d’un million et demi de soldats français. De nos jours, même en ayant ces chiffres en tête, on peine à se représenter l’ampleur du massacre. Nombreux sont ceux qui ont donné leur vie pour défendre la patrie.

Parmi eux, certains sont morts sous les balles françaises, condamnés à mort par une justice de guerre. Une justice qui n’offrait pas de procès équitable à l’accusé et qui a conduit à exécuter des déserteurs, mais aussi des soldats tirés au sort, ou même des fous.

La proposition de loi que nous examinons vise à réhabiliter l’ensemble des militaires condamnés à mort pour désobéissance militaire ou mutilation volontaire par les conseils de guerre spéciaux, c’est-à-dire 639 soldats.

Dès 1916, le Parlement français a décidé de mettre fin aux tribunaux spéciaux, reconnaissant que ces procédures n’avaient pas grand-chose à voir avec la justice.

Dans les années qui ont suivi la guerre, plusieurs vagues de réhabilitations ont eu lieu, mais 639 noms demeurent. Il n’est pas envisageable de les examiner individuellement, car, pour bon nombre d’entre eux, leur dossier est manquant ou inexploitable.

Chacun d’entre nous est soucieux de la mémoire de ces hommes et de la cohésion de la Nation. Mais la réhabilitation générale est ardemment souhaitée par certains, tandis que d’autres craignent qu’elle ne soit porteuse de divisions.

M. le rapporteur évoque des moments de faiblesse pour nous convaincre que ces condamnations étaient injustes. À la guerre, les moments de faiblesse n’ont-ils pas toujours des conséquences tragiques, pour les camarades comme pour la patrie ? Que serait-il advenu si tous nos soldats avaient cédé à des moments de faiblesse ?

Ces exécutions étaient injustes, parce que nul ne devrait être condamné à la peine de mort. Mais qui peut aujourd’hui juger des actions et des décisions qui ont eu lieu il y a plus d’un siècle ?

Nous faisons face à notre conscience ; chacun des membres de notre groupe votera conformément à la sienne.

Mme le président. La parole est à M. Guy Benarroche.

M. Guy Benarroche. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous étudions aujourd’hui une loi de justice.

Une loi qui permet de revenir sur le déni d’une justice militaire arbitraire ayant bafoué le droit de la défense. Une loi qui permet de rendre leur honneur à des combattants tombés sous les balles d’un tribunal militaire, exécutés pour certains après avoir été tirés au sort. Une loi qui, plus que d’autres, dépasse tout clivage partisan.

De nombreuses associations ont fait du devoir de réhabilitation un juste combat. Lors de la discussion du texte à l’Assemblée nationale, M. Gosselin, député Les Républicains de la Manche, a évoqué le cas de l’instituteur Théophile Maupas, l’un des caporaux de Souain, défendu avec acharnement par sa veuve, Blanche Maupas, en lien étroit avec la Ligue des droits de l’homme, jusqu’à ce qu’une cour spéciale le réhabilite en 1932.

Pour sa part, le président Sarkozy a reconnu que ces soldats « ne s’étaient pas déshonorés », car « ils étaient allés jusqu’à l’extrême limite de leurs forces ». N’oublions pas que la Grande Guerre a décimé nos villages. Les monuments aux morts nous rappellent, dans tous nos territoires, le coût humain de la guerre et la souffrance des familles.

De nombreux conseils municipaux, départementaux ou régionaux, conscients de cette blessure, ont eux aussi demandé justice pour ces soldats fusillés pour l’exemple, parfois pour n’avoir pas entendu ou compris un ordre, car ils ne parlaient pas le français, ou pour avoir déserté, alors qu’ils étaient en fait blessés.

Une reconnaissance tardive, mais nécessaire, voilà l’objet de ce texte – une réparation qui leur est due. Aussi, je remercie le rapporteur de la qualité de ses travaux, qui mettent au jour la nécessité de cette réhabilitation.

L’examen au cas par cas, alors que près de 20 % des archives ont désormais disparu, ajouterait de l’injustice à l’injustice. Comment instruire de tels dossiers sans témoignage ?

La liste des « fusillés pour l’exemple » n’ayant commis aucun crime, ni de droit commun ni d’espionnage, fait consensus, chez les historiens comme au sein de l’administration du ministère des armées.

Le plus souvent, ces soldats ont été accusés, au début d’un conflit si terrible et meurtrier, de mutilations volontaires, d’abandon de poste ou de refus d’obéissance en présence de l’ennemi. L’auteur de la proposition de loi, que je salue, a rappelé que, dès 1925, un médecin légiste a démontré qu’il n’était pas possible de déterminer si une blessure était ou non le résultat d’une mutilation volontaire, ce qui aurait dû entraîner la réhabilitation de tous les condamnés pour ce motif. Pourtant, tel ne fut pas le cas.

J’entends les réticences de certains, qui voient dans cette loi une réécriture de l’histoire. Il n’en est rien ! Il s’agit de réhabiliter et non pas de regarder le passé avec les yeux du présent.

Dès 1916, à la suite de l’intervention de plusieurs députés, l’armée s’est interrogée sur ce simulacre de justice militaire et a supprimé ces conseils de guerre spéciaux. Ce faisant, les circonstances atténuantes et les recours en révision ont été rétablis.

Cette réhabilitation implique une juste reconnaissance de ces 639 martyrs de l’armée. Il est de notre devoir de reconnaître et de réparer les injustices autant que faire se peut. Nous parlons de jeunes hommes de 18 ans ou 20 ans, ayant payé de leur vie la dérive de ces conseils de guerre spéciaux dont les règles étaient déjà dépassées. Inscrire les noms de ces soldats et officiers sur les monuments aux morts va dans le sens de la justice.

Comme l’a déclaré M. le rapporteur, après les historiens, après les juges, c’est à la représentation nationale qu’il revient de se prononcer, non pas sur l’histoire, mais sur la mémoire de la Nation.

Mes chers collègues, rares sont les textes qui peuvent et doivent nous unir tant ils sont justes et essentiels à notre pays. Celui que nous vous proposons d’adopter aujourd’hui est de ceux-là, car il vise à enfin rendre justice à ces soldats,…

Mme le président. Il faut conclure, mon cher collègue !

M. Guy Benarroche. … en nous permettant d’accomplir notre devoir de mémoire envers le sacrifice inutile de leurs vies. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST et SER.)

Mme le président. La parole est à M. André Gattolin. (M. François Patriat applaudit.)

M. André Gattolin. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, comme tout texte législatif à dimension mémorielle, la proposition de loi que nous examinons est particulièrement sensible.

Sur le fond, la question ici posée est de savoir quel statut nous devons, plus d’un siècle après les faits, accorder à 639 soldats de l’armée française ayant été condamnés pour désobéissance militaire par un conseil de guerre entre 1914 et 1918 et n’ayant pas fait l’objet d’un procès en réhabilitation durant les années qui ont suivi la fin de la guerre.

Par leurs actes, ces 639 militaires exécutés ne sont, disons-le clairement et avec des mots crus, ni des héros ni des salauds.

Ce ne sont pas des héros, car, si d’une certaine manière ils sont morts par la France, ils ne sauraient être considérés comme des morts pour la France – une acception clairement codifiée dans notre droit.

Ce ne sont pas non plus des salauds, car aucun d’entre eux, sur cette longue liste de noms, n’a été condamné pour des faits d’espionnage ou de ralliement à l’ennemi.

Il s’agissait tout simplement de soldats engagés dans des combats d’une férocité inouïe et qui, dans des circonstances extrêmes, ont refusé d’obéir aux ordres et de rejoindre leur bataillon ou qui se sont gravement mutilés en vue d’être démobilisés ou gardés à l’arrière du front.

En l’état, et en dépit des déclarations et des gestes successivement engagés par le Premier ministre Lionel Jospin et par les présidents Sarkozy et Hollande, ils demeurent des parias de la Nation. À mon sens, comme à celui de nombre d’entre nous, ce n’est pas admissible.

Le problème qui se pose, c’est que le texte que nous examinons, après son adoption à l’Assemblée nationale, est entaché de nombreuses imperfections et même, je le crains, de vices de constitutionnalité.

Alors qu’il vise à restaurer la dignité des militaires qui ont été exécutés, il déborde largement de ce cadre, en instruisant une sorte de procès des autorités politiques, militaires et judiciaires de l’époque.

Historien de formation, j’appréhende toujours avec beaucoup de précautions, voire de méfiance, les lois mémorielles, qu’elles émanent du Gouvernement ou du Parlement.

Je rappelle que nous sommes tous, dans cet hémicycle, des législateurs, ce qui nous enjoint d’être soucieux de la conformité de nos lois avec la Constitution. À ce titre, il est dommage que ce texte n’ait pas été soumis à un avis préalable du Conseil d’État, comme c’est possible depuis la réforme constitutionnelle de 2008.

Mon plus gros doute concerne l’habilitation juridique du Parlement à procéder de son seul fait à « une réhabilitation générale et collective, civique et morale » des militaires fusillés.

L’acte de réhabilitation, dans notre droit, relève d’une procédure judiciaire qui ne peut être mise en œuvre que par un juge. Il passe par la réouverture des dossiers individuels de chacun des cas concernés.

Conscient de l’importance du sujet, j’ai déposé un amendement visant à réécrire l’article 1er de cette proposition de loi – et non pas l’histoire –, en substituant notamment la notion de réinscription des militaires fusillés dans la mémoire nationale à celle, à mon sens très discutable, de réhabilitation collective, dans une approche plus juste et plus conforme aux principes fondamentaux de notre droit.

M. André Gattolin. J’ai proposé aussi d’ôter de ce texte certaines scories qui, à mon sens, l’émaillaient. Si je suis favorable à l’érection d’un monument national en mémoire de ces fusillés, je trouve inapproprié de préciser dans l’alinéa 2 que ce monument leur rend hommage.

Mon amendement a été rejeté à une très forte majorité par la commission. Je regrette qu’aucun de mes collègues, qui ont également constaté des insuffisances dans ce texte, n’ait proposé d’amendement,…

Mme le président. Il faut conclure, mon cher collègue.

M. André Gattolin. … ce qui aurait sans doute permis de clarifier leur avis sur ce sujet. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI. – MM. Olivier Cigolotti et Yves Détraigne applaudissent également.)

Mme le président. La parole est à M. Yannick Vaugrenard.

M. Yannick Vaugrenard. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, « fusillés pour l’exemple » : cette seule et terrible expression peut faire froid dans le dos, particulièrement en temps de paix. Mais l’histoire nous enseigne, et malheureusement l’actualité aussi, que toute guerre livre ses propres horreurs et laisse très peu de place au sentiment d’humanité. Du meilleur comme du pire : ainsi l’humain serait-il fait.

Lorsque les militaires sont au combat pour défendre une nation ou un territoire, parfois liés à une philosophie de l’existence, nous savons que la discipline collective fait partie intégrante de leur engagement.

Toutefois, mes chers collègues, ce n’est pas vraiment ce dont il s’agit lorsque nous évoquons les fusillés pour l’exemple.

Ils avaient 18 ans ou 20 ans et ils combattaient dans des conditions atroces. Le seul fait de gagner quelques mètres entre deux tranchées ou de ne pas en perdre pouvait entraîner la mort de plusieurs dizaines de soldats, l’espace d’un instant.

Nous pourrions penser, de ce fait, que les fusillés pour l’exemple étaient ceux qui refusaient ce combat peu rationnel, où la discipline était l’alpha et l’oméga de l’engagement. Mais non, très majoritairement, ce n’est pas d’eux qu’il s’agit. Cette confusion ne peut exister. Les condamnés le furent principalement en retrait de la ligne de front, particulièrement en 1914 et 1915. Ils n’ont donc rien à voir avec les mutins de 1917.

Lorsqu’un soldat était déclaré coupable d’indiscipline, la sentence tombait : aucune possibilité de se défendre et pas de contradictoire devant ces cours martiales particulièrement expéditives et arbitraires. Certains fusillés pour l’exemple furent même tirés au sort !

Que dire de ce soldat refusant de porter le pantalon souillé de sang de son camarade mort ? Jugé le jour même de ce refus, il est condamné à mort et fusillé le lendemain matin.

Face à ces effrayants constats, dès 1916, les députés, à l’unanimité, votent la fin de cette justice d’exception et restaurent le même jour le droit de grâce, utilisé par le président Poincaré de sorte que, dès 1916, quelque 95 % des condamnés à mort furent graciés. Une forme de réhabilitation était déjà en marche.

Souvenons-nous, mes chers collègues, de cette période noire de notre histoire, où des familles de fusillés pour l’exemple subissaient l’opprobre et la honte dans nos villes et nos villages.

Souvenons-nous que la facture de la balle qui les avait exécutés et des poteaux qui les avaient soutenus était envoyée aux familles.

Souvenons-nous de cette inhumanité-là.

Oui, comme le souligne Erik Orsenna, « la mémoire est la santé du monde ». Ce devoir de mémoire s’impose à tous. Ce devoir de compassion et de réparation doit s’inscrire au tableau d’honneur de notre Haute Assemblée.

Reconnaissons volontiers et admirons combien les généraux et officiers de nos trois armées, que nous rencontrons fréquemment dans le cadre de nos fonctions de parlementaires, sont particulièrement soucieux, de nos jours, de préserver la vie et la santé des soldats qu’ils commandent. Hommage doit leur être rendu pour cela.

C’était moins le cas, nous le savons, durant les deux premières années de la guerre de 14-18.

Mes chers collègues, de nombreux historiens se sont penchés sur ce délicat sujet des fusillés pour l’exemple, afin de déterminer qui était coupable de trahison et qui était coupable de mutilation volontaire pour échapper aux combats.

Faire du cas par cas aurait été juridiquement logique et idéal. Ils ont cependant conclu que c’était impossible du fait de la disparition des archives. Ils ont également indiqué qu’il était préférable de procéder à une réhabilitation générale, excepté pour les traîtres et les criminels de droit commun. La proposition de loi que nous examinons mentionne précisément ceux qui ont été « condamnés pour désobéissance militaire ou mutilation volontaire ».

Les services historiques du ministère des armées ont estimé formellement à 639 le nombre de fusillés pour l’exemple, qui ne sont ni des traîtres ni des criminels de droit commun. C’est à ces 639 fusillés que s’adresse la réhabilitation proposée aujourd’hui.

De nombreuses avancées ont permis depuis 1914 et 1915 de reconnaître les fautes commises, et cela dès 1916, comme je l’évoquais précédemment.

Depuis lors, sous différents gouvernements de droite et de gauche, avec Lionel Jospin, puis Nicolas Sarkozy et François Hollande, de véritables reconnaissances se sont mises en œuvre.

Jean-Marc Todeschini, notre collègue, alors secrétaire d’État, rappelait en 2016 que, désormais, les fusillés pour l’exemple seraient intégrés aux espaces muséographiques du musée de l’Armée, consacrés à la Première Guerre mondiale, à l’Hôtel des Invalides. Ainsi, au cœur de l’institution militaire, leur mémoire tient la place qui leur est due.

Dans le prolongement de ces différentes évolutions, nous devons aujourd’hui, compte tenu des précisions apportées, franchir une nouvelle et dernière étape, celle d’une réhabilitation à la fois précise et générale. Cette démarche serait l’honneur de notre République ; elle serait le point final tant attendu et le prolongement logique des prises en considération successives des erreurs et fautes juridiques commises.

Mes chers collègues, à la fin de mon propos, je songe à ces très jeunes gens fusillés pour l’exemple et à leurs familles humiliées. Rendons-leur l’honneur et la fierté d’appartenir à une communauté nationale dont la grandeur est de reconnaître ses erreurs.

En ce moment, je pense aussi à la jeunesse d’aujourd’hui, dont j’imagine aisément qu’elle approuverait notre démarche.

Même après plus d’un siècle, agir en ce sens serait l’occasion pour le Sénat de manifester un signe de sagesse et de hauteur de vue. Ce serait aussi mettre en évidence, après tout ce temps, que notre nation, la France, ne veut pas seulement être le pays de la Déclaration des droits de l’homme, mais ambitionne aussi d’être véritablement le pays des droits de l’homme. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST. – M. Marc Laménie applaudit également.)

Mme le président. La parole est à Mme Michelle Gréaume.

Mme Michelle Gréaume. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, dans un monde en feu où les grandes puissances se sont affrontées pour le partage des marchés et des ressources, pour la conquête de colonies ou pour la restructuration de leur sphère d’influence, la guerre de 14-18 fut une accumulation d’horreurs pour les soldats comme pour les civils.

Durant ce conflit, des soldats français et immigrés furent exécutés dans le cadre de conseils de guerre improvisés, pour cause d’indiscipline militaire – refus d’obéissance, abandon de postes et désertion à l’ennemi –, tandis que d’autres furent abattus au détour d’une tranchée par un officier, à bout portant, soit pour rébellion, soit – je tiens à le rappeler avec émotion – pour appartenance connue à des organisations ouvrières militant contre la guerre.

La réhabilitation des fusillés pour l’exemple nous tient à cœur, et j’en profite pour rendre hommage à notre ancien collègue Guy Fischer, qui avait porté avec brio ce sujet dans l’hémicycle.

Notre groupe avait déposé en 2013 une proposition de loi visant à répondre à la demande juridique et mémorielle au sujet de la réhabilitation. Celle-ci reposait sur une approche globale, car nous considérions qu’il n’était pas possible de faire le tri, plus de cent ans après, entre les soldats fusillés à tort, victimes de condamnations arbitraires ou abusives, et ceux dont l’exécution aurait été justifiée.

Le parti pris du texte qui nous est présenté est différent. C’est pour nous un regret. Il nous semble toutefois essentiel de soutenir le principe qui l’anime, à savoir la réhabilitation d’hommes exécutés pour indiscipline lors de la Grande Guerre.

Conscients également que ce sujet reste encore sensible, nous avons fait le choix, dans un esprit de conciliation positive, de ne pas amender ce texte. Car cette réhabilitation, un siècle plus tard, est toujours sujette à controverses.

Elle l’est parce qu’elle touche à des destins individuels poignants, à l’instar de celui du sous-lieutenant Chapelant, fusillé alors qu’il était attaché sur son brancard, ou encore celui du soldat Lucien Bersot, condamné, puis exécuté, pour avoir refusé de porter le pantalon taché de sang d’un frère d’armes.

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Il a été réhabilité !

Mme Michelle Gréaume. Je profite de ces exemples pour saluer le travail et l’engagement des associations dans leur combat pour la réhabilitation des fusillés, comme l’Association républicaine des anciens combattants, le Mouvement de la Paix, l’Union pacifiste de France ou encore la Fédération nationale de la libre-pensée.

Le sujet divise également les tenants d’une discipline garante de l’intégrité nationale, justifiant une sévérité exemplaire, ainsi que l’absence d’une quelconque remise en question de celle-ci, et ceux qui défendent une lecture humaniste, qui considèrent que ces soldats n’étaient ni des lâches ni des traîtres, mais des hommes qui avaient fait leur devoir, usés par la guerre et la violence physique et psychologique des combats, des soldats qui étaient allés au bout de ce qu’un homme pouvait endurer, qui ne comprenaient pas ou plus les objectifs et le sens de ces combats et de la mort certaine vers laquelle on les envoyait et qui ne méritaient certainement pas d’être exécutés.

L’indignité dont ils sont encore aujourd’hui frappés doit être levée. En tant que communiste et républicaine, je suis absolument convaincue que l’adoption de ce texte serait un acte de fraternité pour la mémoire de ces hommes qui furent jetés dans l’arène meurtrière des tranchées et qui furent vaincus par l’épuisement.

Certains collègues nous ont dit vouloir des réhabilitations individuelles, plutôt qu’une réhabilitation collective. Pourtant, les historiens sont unanimes : cela n’est pas possible. Avec près de 20 % des dossiers disparus et l’impossibilité d’enquêter en l’absence de témoins encore vivants, accéder à une telle demande reviendrait à repousser toute réhabilitation.

D’autres de nos collègues…

Mme le président. Il faut conclure, ma chère collègue.

Mme Michelle Gréaume. … s’inquiètent du caractère déchirant et clivant de la réhabilitation collective au sein de notre pays.

Le groupe CRCE votera pour ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST. – Mme Émilienne Poumirol applaudit également.)

Mme le président. La parole est à M. Olivier Cigolotti.

M. Olivier Cigolotti. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la question des fusillés pour l’exemple constitue un volet particulièrement douloureux de la Première Guerre mondiale et n’est pas sans soulever émotion et débats historiques.

Preuve en sont les différents échanges que nous avons pu avoir lors de nos travaux au sein de la commission et les témoignages parfois très forts que nous avons recueillis.

À ce titre, je souhaite saluer le travail précis et documenté de notre rapporteur Guillaume Gontard, qui nous a permis de débattre avec respect de ce sujet particulièrement sensible.

La présente proposition de loi a pour objet de réhabiliter les 639 fusillés pour désobéissance militaire. En 1914 et 1915, ces exécutions concernaient essentiellement des actes individuels, tels que la désertion, l’abandon de poste, les mutilations volontaires ou encore le recul pendant l’assaut. Autant d’actes qui mettaient en péril la mobilisation totale et l’engagement de nos régiments d’artilleurs pour défendre notre pays.

Comme a pu le préciser l’historien Antoine Prost dans le rapport qu’il a remis à Kader Arif en septembre 2013, si de nombreux fusillés l’ont été dans des conditions inacceptables, d’autres l’ont été pour des raisons sérieuses.

La question de la reconnaissance de ces hommes, fusillés pour l’exemple, n’est pas nouvelle. Avant même la fin de la Première Guerre mondiale, des associations de droits de l’homme et d’anciens combattants, ainsi que des élus, toutes tendances politiques confondues, se sont mobilisés sur ce sujet.

Les lois d’amnistie de 1919 et d’avril 1921, qui instaurent un recours contre les condamnations prononcées par les conseils de guerre spéciaux au bénéfice des conjoints, ascendants et descendants jusqu’au quatrième degré, ont été votées à l’unanimité des députés.

Outre ces deux lois d’amnistie, d’autres dispositions ont été votées, le plus souvent de manière transpartisane.

La loi du 9 août 1924 permettant la réhabilitation de soldats exécutés sans jugement, une nouvelle loi d’amnistie votée le 3 janvier 1925, instaurant une procédure exceptionnelle devant la Cour de cassation, ou encore la loi du 9 mars 1932 créant une Cour spéciale de justice militaire, composée de magistrats et d’anciens combattants et compétente pour réviser l’ensemble des jugements rendus par les conseils de guerre.

Les travaux menés durant cette période ont permis la réhabilitation d’une quarantaine de cas – je pense par exemple aux fusillés de Vingré.

D’autres gestes politiques, bien plus récents, ont permis d’encourager la reconnaissance de ces soldats. En 1998, Lionel Jospin a été le premier à rendre hommage aux fusillés pour l’exemple, dans un discours prononcé à Craonne, lors des commémorations de l’armistice de 1918.

Nicolas Sarkozy a rendu un hommage similaire le 11 novembre 2008, lors de la commémoration de l’armistice, au mémorial de Douaumont.

Les travaux menés lors des commémorations du centenaire de la Grande Guerre ont abouti à la création d’un espace consacré aux fusillés au musée de l’Armée, aux Invalides, ainsi qu’à la numérisation et à la mise en ligne des dossiers des conseils de guerre sur le site « Mémoire des hommes ».

Nous saluons l’ensemble de ces démarches et de ces avancées. Le travail historique et judiciaire déjà accompli a permis, durant plus d’un siècle, de revenir en profondeur sur ces réalités de la Grande Guerre, mais également, me semble-t-il, d’apporter un éclairage indispensable sur certaines injustices qui ont pu être commises.

Aujourd’hui, il est question d’aller encore plus loin, en proposant une réhabilitation collective et générale.

Cependant, si nous décidons de réhabiliter ses soldats, cela sous-entend que leurs condamnations ont été prononcées à tort dans la totalité des procédures. Nous ne pouvons pas aujourd’hui établir cette réalité historique.

C’est pourquoi la réhabilitation collective et générale proposée dans ce texte ne nous paraît pas une solution satisfaisante. Une réhabilitation doit être le résultat d’une décision judiciaire et le fruit d’une procédure individuelle, non la résultante d’un texte de portée généralisée. Elle apparaît à la fois politiquement inadaptée à la situation et à la limite des principes de constitutionnalité.

Pour toutes ces raisons, le groupe Union Centriste votera dans sa grande majorité contre cette proposition de loi.