COM (2016) 290 final  du 04/05/2016

Contrôle de subsidiarité (article 88-6 de la Constitution)


Le texte COM 290 consiste tend à modifier le règlement (CE) n° 539/2001 fixant la liste des pays tiers dont les ressortissants sont soumis à l'obligation de visa pour franchir les frontières extérieures des Etats membres et la liste de ceux dont les ressortissants sont exemptés de cette obligation.

Le 11 décembre 2013, le Parlement européen et le Conseil ont introduit un mécanisme de suspension temporaire de l'exemption de l'obligation de visa pour les ressortissants d'un pays tiers dans certaines situations d'urgence. Ledit mécanisme peut être déclenché par tout État membre qui notifie à la Commission qu'il est confronté, sur une période de six mois, par rapport à la même période de l'année précédent ou aux six derniers mois ayant précédé la libéralisation du régime des visas pour ce pays tiers, à des circonstances qui créent une situation d'urgence à laquelle l'État membre concerné ne peut remédier seul.

Dans le contexte actuel, la Commission propose de permettre aux Etats membres de notifier plus facilement les circonstances à l'origine d'une éventuelle suspension et en permettant à la Commission de déclencher le mécanisme de sa propre initiative. La réforme faciliterait la procédure en raccourcissant les périodes de référence et les délais et en élargissant les motifs de suspension possible. Il s'agit en particulier de la possibilité de déclencher le mécanisme de suspension dans le cas où le pays tiers concerné ne coopère pas en matière de réadmission, lorsqu'un accord de réadmission a été conclu entre ce pays tiers et l'Union.

Le mécanisme de suspension fait partie intégrante de la politique commune des visas de l'Union européenne. Il a donc été décidé de ne pas aller plus avant sur ce texte au titre du principe de subsidiarité.


Examen dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution

Texte déposé au Sénat le 19/05/2016
Examen : 09/06/2016 (commission des affaires européennes)


Justice et affaires intérieures

Proposition de règlement modifiant le règlement (CE) N° 539/2001 fixant la liste des pays tiers dont les ressortissants sont soumis à l'obligation de visa pour franchir les frontières extérieures des États membres et la liste de ceux dont les ressortissants sont exemptés de cette obligation
(révision du mécanisme de suspension)

Communication de MM. Jean-Yves Leconte et André Reichardt

COM (2016) 290 final - Texte E 11162

(Réunion du 9 juin 2016)

M. Jean Bizet, président. - Nous entendons une communication de MM. Leconte et Reichardt sur les relations entre l'Union européenne et la Turquie. L'Union européenne a passé un accord avec la Turquie dans le but de régler la crise des migrants. Les premiers résultats sont encourageants, même s'il faut demeurer prudent. Les contreparties accordées par l'Union suscitent beaucoup d'interrogations. La relance des négociations d'adhésion a été prévue avec l'ouverture d'un nouveau chapitre. La libéralisation du régime des visas est annoncée, mais on peut légitimement émettre des doutes sur le respect par la Turquie des 72 critères requis, dans un contexte d'évolution du régime turc très préoccupant. Pour y voir plus clair, le Sénat a créé une mission commune d'information sous la présidence de notre collègue Jacques Legendre et dont le rapporteur est Michel Billout.

La communication que nous allons entendre traite de manière plus globale des relations entre l'Union européenne et la Turquie.

M. André Reichardt. - Les relations entre l'Union européenne et la Turquie ont débuté en septembre 1963 par la signature d'un Accord d'association organisant l'établissement progressif d'une union douanière. Cet accord prévoyait l'examen par les parties contractantes de la possibilité d'une adhésion de la Turquie à ce qui est devenu l'Union européenne.

Dans ce cadre, la Turquie a déposé sa candidature en 1987 et s'est vu reconnaître le statut de « pays candidat » par le Conseil européen d'Helsinki en décembre 1999.

Depuis, si sur le plan économique, l'Union douanière a facilité le développement des échanges, sur le plan politique, les négociations d'adhésion semblent bloquées et le dialogue n'a repris qu'à la suite de la crise migratoire.

Tout d'abord, les relations entre l'Union européenne et la Turquie sur le plan économique sont satisfaisantes. En 2015, l'économie turque affiche un taux de croissance de 4% et le ratio dette publique sur produit intérieur brut est passé de 70 % en 2000 à 33 %. Toutefois, l'inflation est à 7,5 % et le déficit public avoisine 4% ce qui peut poser un problème, d'autant plus que les infrastructures pour attirer les investisseurs étrangers sont financées par des partenariats publics-privés, dont nous connaissons les risques. L'économie grise reste importante et se développe avec l'arrivée des réfugiés de Syrie ou d'Irak. Dans ce contexte, l'Union européenne reste le premier partenaire économique de la Turquie. En effet, 37 % des importations et 43% des exportations turques en 2014 correspondent à des échanges avec l'Union européenne. En parallèle, la Turquie est la quatrième destination des exportations européennes.

Les flux d'investissements directs étrangers sont freinés par l'instabilité politique, la faiblesse de la devise, l'inflation, la proximité avec les conflits du Moyen Orient et les interrogations relatives au non-respect de l'état de droit. Toutefois, l'Union européenne reste le premier investisseur même si la Chine et le Japon s'intéressent davantage à la Turquie.

La situation est différente sur le plan politique. Les négociations d'adhésion ont débuté en octobre 2005. Elles portent sur trente-cinq chapitres. À ce jour, quinze chapitres seulement ont été ouverts. En comparaison, les négociations avec la Croatie ont également débuté en octobre 2005 et ce pays a adhéré à l'Union européenne le 1er juillet 2013.

Cette situation s'explique en partie par les relations difficiles entre la Turquie et Chypre, la question de la réunification de l'île tardant à être résolue. C'était le sujet d'une communication récente de Didier Marie.

De ce fait, l'ouverture de quatorze chapitres est bloquée. En effet, le Conseil européen a gelé l'ouverture de huit chapitres de négociation en décembre 2006, à la suite du refus de la Turquie d'appliquer à Chypre le protocole d'Ankara qui étend l'Union douanière aux États devenus membres de l'Union européenne en mai 2004. En outre, Chypre a gelé de manière unilatérale l'ouverture de six autres chapitres en 2009.

Dès lors, si on ajoute à cela trois chapitres que la Turquie ne souhaite pas ouvrir pour le moment, on comprend mieux pourquoi le processus d'adhésion est bloqué.

Ce n'est qu'à la suite de ce que l'on a appelé la crise des migrants que les discussions ont véritablement repris entre l'Union européenne et la Turquie. En effet, 1,5 million de réfugiés, fuyant notamment la guerre en Syrie, sont arrivés en Grèce en 2015 via la Turquie. Les autorités grecques ont vite été débordées par cet afflux de migrants qui a occasionné de nombreux naufrages. Il était donc urgent d'agir !

Un premier sommet a eu lieu le 29 novembre 2015 entre l'Union européenne et la Turquie pour mettre en place un plan d'action conjoint visant à limiter le flux de migrants en provenance de Turquie. En contrepartie, l'Union européenne s'est engagée à débloquer une enveloppe de 3 milliards d'euros pour aider les réfugiés sur le territoire turc, à ouvrir le chapitre 17 relatif à la politique économique et monétaire et à relancer le processus de libéralisation du régime des visas. Mais ce premier accord n'a pas permis d'obtenir les résultats escomptés.

Le 18 mars 2016, un deuxième sommet a été organisé et un nouvel accord a été conclu. Il prévoit le retour en Turquie de tout nouveau migrant arrivant illégalement en Grèce et la réinstallation d'un Syrien présent en Turquie sur le territoire de l'Union européenne pour tout Syrien renvoyé en Turquie dans ce cadre, selon le principe du un pour un. Par ailleurs, la Turquie s'engage à mieux contrôler ses frontières.

Cet accord semble porter ses fruits puisque l'on est passé de 1 060 arrivées par jour en moyenne à 133. Mais il comporte des contreparties. Tout d'abord, une aide supplémentaire de 3 milliards d'euros pourra être débloquée lorsque la première enveloppe de 3 milliards accordée lors du sommet du 29 novembre sera épuisée. Celle-ci est financée pour un tiers sur le budget de l'Union et pour deux tiers par les États membres. Ces sommes sont directement versées aux associations humanitaires locales par la Commission européenne et correspondent au financement de projets précis. Le risque demeure toutefois que les associations ne puissent se constituer ou recevoir des fonds librement dans un pays où la liberté d'association est de plus en plus contrôlée. À ce jour, seuls 200 millions d'euros ont été débloqués. Il faut tout de même rappeler ici que la Turquie accueille 2,7 millions de réfugiés syriens et environ 300 000 Irakiens.

Quant à l'ouverture du chapitre 33, elle est anecdotique car il s'agit là d'un chapitre que l'on ouvre généralement à la fin des discussions d'adhésion pour régler les contributions du pays adhérant au budget de l'Union. En revanche, la libéralisation du régime des visas apparaît comme la véritable contrepartie de cet accord. Jean-Yves Leconte va aborder cette question et la situation des droits de l'Homme en Turquie.

M. Jean-Yves Leconte. - La Turquie est un partenaire incontournable pour l'Union européenne. La question n'est donc pas de savoir si on doit discuter avec elle mais comment faire pour que ce dialogue soit positif, notamment en matière de droits de l'Homme.

Le 10 mai dernier, la Commission européenne a fait une proposition pour autoriser l'entrée sans visa des ressortissants turcs au sein de l'espace Schengen pour les séjours de courte durée, soit 90 jours au plus sur une période de 180 jours, dans le cadre de voyages d'affaires, touristiques ou à des fins familiales. Cette facilité serait accordée aux personnes munies d'un passeport biométrique conforme aux standards de l'Union européenne. Les discussions pour parvenir à cette proposition ont débuté en décembre 2013. Avant cela, la Turquie a signé un accord de réadmission, entré en vigueur le 1er juin dernier, prévoyant qu'elle reprenne sur son territoire les ressortissants turcs entrés illégalement dans l'Union, mais aussi les ressortissants d'autres pays tiers ayant transité par la Turquie avant d'arriver dans l'Union. Dès lors, une feuille de route comprenant 72 critères que la Turquie doit satisfaire pour accéder au régime dit « sans visa » a été établie.

À ce sujet, notre commission doit rappeler qu'il n'est pas question qu'une libéralisation du régime des visas puisse être accordée si la Turquie ne respecte pas l'ensemble de ces critères. En effet, nous devons rester fidèles à nos valeurs, d'autant qu'accorder un régime de faveur à la Turquie risquerait d'envoyer un signal négatif aux autres pays qui souhaitent adhérer - Géorgie, Kosovo et Ukraine en ce qui concerne les visas.

Aujourd'hui, la Commission européenne identifie cinq critères parmi les 72 qui ne sont pas satisfaits et qui devront l'être pour la fin du mois de juin. Ces critères portent notamment sur la coopération policière et la révision de la loi visant à lutter contre le terrorisme. Le Parlement européen a été très clair sur sa volonté de voir ces critères respectés. On connaît ses capacités de blocage.

Ce dernier point semble poser problème puisque le Président Erdogan, a annoncé s'y opposer, compte tenu des actions terroristes dont la Turquie est victime.

En parallèle, la Commission européenne a présenté un texte visant à faciliter la suspension du régime « sans visa » pour l'ensemble des pays avec lesquels un accord a été conclu. Pour ce texte, il me semble que notre commission doit lever la réserve d'examen. Ces nouvelles dispositions permettront de répondre plus rapidement à un accroissement substantiel des migrations irrégulières, des demandes d'asile non fondées ou des demandes de réadmission rejetées. La période de référence pour juger de cet accroissement par rapport à l'année précédente serait ramenée de six à deux mois ce qui permettrait d'être plus rapide. En parallèle, il faudrait aller vers des régimes « sans visa » pour les pays qui respectent les critères.

Ainsi, le maintien de l'accord du 18 mars, qui a permis une diminution du flux de migrants arrivant sur les côtes grecques, se retrouve lié au processus de libéralisation du régime des visas, lui-même lié au respect de critères relatifs à l'État de droit prévus par la feuille de route de 2013. Dès lors, faut-il être pragmatique et privilégier un accord qui semble produire les effets attendus au risque de fermer les yeux sur la situation des droits de l'Homme en Turquie ?

Certes, la Turquie accepte de recevoir sur son territoire deux fois plus de migrants que l'Union européenne. Récemment, elle a subi pas moins de 15 attentats sur son sol. Nos interrogations sont légitimes mais gardons-nous de donner des leçons ! Cependant, la réponse est non, car la situation sur place se dégrade et que la Turquie, candidat à l'adhésion, s'éloigne des standards européens en la matière.

La situation institutionnelle est marquée par la volonté du Président Erdogan de faire aboutir une réforme constitutionnelle permettant de parachever la présidentialisation du régime, en limitant notamment les pouvoirs du Premier ministre au profit du Président de la République. En 2007, a été votée la réforme constitutionnelle permettant l'élection du président au suffrage universel direct depuis 2014. Puis, n'ayant pas obtenu la majorité lui permettant de mener à bien de nouvelles réformes en ce sens en juin 2015, il a convoqué de nouvelles élections en novembre 2015 qui ont permis à son parti l'AKP de disposer d'une large majorité au Parlement. Enfin, le 20 mai dernier, il a fait voter la suppression de l'immunité parlementaire de tous les députés. Ceci ouvre la voie à des poursuites judiciaires contre 138 députés, notamment ceux du HDP, parti de gauche pro-kurde de l'opposition.

À cette instabilité institutionnelle, s'ajoutent les attentats terroristes et la guérilla urbaine que se livrent actuellement dans le Sud-Est les opposants kurdes et l'armée turque. En effet, les affrontements ont repris depuis juillet 2015. M. Erdogan a affirmé fin mars que 355 membres des forces de l'ordre et 5 359 membres du PKK avaient été tués dans ces affrontements. Des villes entières sont détruites. Les députés kurdes racontent les exactions commises par l'armée contre des civils notamment le massacre de 259 personnes qui ont été brûlées vives à Cizre. Pour les autorités turques, le PKK doit être mis au même rang que Daech. Depuis l'été 2015, le pays est la cible de nombreux attentats attribués tour à tour à ces deux groupes.

C'est dans ce cadre que la législation relative à la lutte contre le terrorisme sert à museler l'opposition. En effet, l'acte terroriste est défini en fonction des objectifs recherchés et non pas par des actes dans le code pénal turc. Il est dès lors assez simple d'inculper une personne pour ce crime. En parallèle, le Gouvernement a créé les juges de paix qu'il nomme et qui sont chargés de prendre des mesures provisoires en cas d'accusation de terrorisme. Ainsi, le journal Zaman a pu être mis sous tutelle sous couvert de lutte contre le terrorisme. De même, des chaînes de télévision ont été fermées (Bugün TV et Kanaltürk) et 103 877 sites Internet ont été bloqués. Selon Reporters sans frontières, la Turquie se classe 149e sur 180 dans son classement mondial sur la liberté de la presse. Enfin, le 11 janvier dernier, plus de 1 100 chercheurs et universitaires ont rendu publique une pétition pour dénoncer les violences dont sont victimes les Kurdes. Les signataires ont fait l'objet de mesures disciplinaires au sein de leurs universités, de menaces et même d'arrestations. Récemment, l'ordre des architectes a été décimé par des arrestations au motif qu'un certain nombre d'entre eux s'opposaient à la politique urbaine de l'AKP.

Ainsi, l'indépendance de la justice, la liberté de la presse et la liberté d'expression sont remises en cause par un régime qui tend à concentrer davantage le pouvoir entre les mains d'un seul homme.

Voilà ce que l'on peut dire de la situation actuelle en Turquie. Il est paradoxal que ce soit dans ce contexte que nous reprenions le dialogue politique interrompu en 2007. La Chancelière allemande a fait le pari de développer une Östpolitik orientale, en parlant de démocratie à un interlocuteur qui ne la pratique pas. C'est un pari utile et positif.

M. Yves Pozzo di Borgo. - C'est un sujet difficile, en effet, mais c'est notre rôle de parlementaires que d'essayer de le comprendre et de l'expliquer - ce qui ne signifie pas justifier. Je suis allé en Turquie il y a quelques années pendant des élections législatives, dans le cadre du Conseil de l'Europe. J'ai constaté qu'elles se déroulaient de manière parfaitement démocratique. Nous étions certains qu'il n'y avait aucune tricherie dans le résultat.

Ce pays a la guerre à ses frontières : c'est comme si l'Allemagne, la Belgique et l'Italie étaient en guerre ! Fort de 80 millions d'habitants, il est traversé par des tensions considérables. Des responsables turcs ont reconnu devant nous que leur Constitution était trop proche de celle de notre IVRépublique. Ils souhaiteraient un régime plus proche de notre Constitution actuelle. Beaucoup se préoccupaient toutefois de l'autoritarisme de M. Erdogan, dont le nouveau palais est quatre fois plus grand que Versailles ! Avec les Kurdes, il dépasse les bornes. Dans le Nord-Est montagneux, où le PKK est enfermé, est menée une guerre comparable à ce que nous avons connu en Algérie. Les excès de l'armée sur place, la levée de l'immunité pour les parlementaires kurdes, tout cela dépasse les limites. Il faudrait mieux informer l'opinion publique française, qui est trop tournée vers l'intérieur. Hier comme aujourd'hui, le Sénat fait preuve d'une grande ouverture sur le monde.

M. Didier Marie. - La Turquie a une situation géostratégique particulière, avec un pied en Europe et un pied au Moyen-Orient. Elle a traversé plusieurs phases : d'abord laïque, elle a donné le droit de vote aux femmes avant la France, avant de connaître une montée en puissance du sentiment religieux, sur laquelle s'appuie M. Erdogan. Son évolution démographique conduit une abondante population rurale dans les villes, où elle constitue la base électorale de l'AKP. Ce pays charnière, complexe, ne saurait être assimilé à son dirigeant, ni à l'AKP. Il y existe des forces démocratiques, même si elles sont rudoyées, et des kémalistes, même s'ils sont marginalisés. Nous devons dialoguer avec la Turquie pour la faire évoluer en fonction de nos intérêts communs. M. Erdogan n'est pas politiquement immortel...

Sur la question migratoire, sur les conflits en Irak et en Syrie, nous devons discuter avec la Turquie. Et en matière économique, veillons à ce qu'elle ne se tourne pas vers d'autres partenaires, comme la Chine et le Japon. Déjà, ses investissements dans les Balkans et les pays de l'ex-URSS sont considérables. Bref, l'Union européenne doit sortir du flou dans lequel elle maintient sa relation avec la Turquie, en décidant si celle-ci peut entrer dans l'Union - ce à quoi la majorité des Européens sont opposés - ou non, auquel cas nous devons engager une vraie collaboration avec elle.

M. Richard Yung. - J'ai la nostalgie de Kemal Atatürk et des valeurs qu'il représentait...

M. Jean Bizet, président. - Quel sentimental !

M. Richard Yung. - Alors, tout se décidait au quartier général de l'armée... Les temps ont changé. Quelle est la position des États-Unis sur l'évolution de la Turquie, qui est un membre important de l'OTAN ?

M. Michel Billout. - Comme M. Leconte, je pense que la Turquie est un grand pays et que les Turcs sont un grand peuple, avec qui il est indispensable d'avoir un dialogue permanent. Pour cela, nous devons créer les conditions de la sérénité, ce que nous ne faisons pas en fermant la porte puis en la rouvrant sous la pression migratoire. Rapporteur de la mission d'information sur l'accord entre l'Union européenne et la Turquie, j'ai auditionné hier M. Giuliani, président de la fondation Robert Schuman. Il considère que l'Union européenne est instrumentalisée par M. Erdogan à des fins de politique intérieure, que la Turquie ne peut être considérée comme un pays tiers sûr ni même comme un allié sûr au sein de l'OTAN. Il estime que ce pays porte une responsabilité écrasante dans le développement de la guerre civile en Syrie, vu son attitude ambiguë vis-à-vis de Daech, qu'il aide à vendre son pétrole. Qu'en pensez-vous ?

Mme Pascale Gruny. - Famagouste n'est toujours pas libérée. Il s'agit d'un cas d'occupation turque d'une partie d'un pays de l'Union européenne. Parlementaire européenne, j'avais rencontré le maire de cette ville fantôme. C'est un petit mur de Berlin dans l'Union européenne ! Comment, dès lors, envisager l'entrée de la Turquie dans l'Union ?

M. René Danesi. - La Turquie est un partenaire incontournable, d'abord d'un point de vue géographique. Elle a un doigt de pied en Europe et garde le Bosphore - d'où son rôle important dans l'OTAN. D'ailleurs, la crise des missiles de Cuba a été initiée par l'installation de missiles américains en Turquie. L'accord trouvé à l'époque prévoyait aussi leur retrait, mais ce point a moins été mis en avant... Le poids politique de la Turquie en Orient et jusque dans le Caucase est indiscutable. Elle peut jouer un rôle majeur dans la régulation des migrations, ce que la Libye ne peut plus faire - mais nous y sommes pour quelque chose !

La Turquie ne fait pas partie de l'Europe. Géographiquement, son territoire est majoritairement en Asie. La faire entrer dans l'Union mettrait un terme à toute finalité politique du projet européen. Hélas, peu de dirigeants ont le courage de le dire. « Si la Turquie faisait partie de l'Europe, cela se saurait ! », a dit M. Sarkozy. Il faut dire les choses clairement. Je n'imagine pas un instant que la Grèce accepte l'entrée de la Turquie tant que la question de Chypre n'est pas réglée. Or au lieu de traiter ce problème, nous discutons de multiples détails avec la Turquie. Ce pays occupe une partie d'un membre de l'Union européenne ! Paysan d'origine, je ne comprends pas...

M. Jean Bizet, président. - Vous n'êtes pas le seul de cette origine - et en général, ce ne sont pas ceux qui raisonnent le plus mal...

M. René Danesi. - La Pologne non plus n'acceptera jamais. Mieux vaudrait conclure avec la Turquie des accords, comme nous l'avons fait avec la Suisse - dont les agriculteurs ont refusé l'entrée dans l'Union. Helmut Kohl avait proposé « juste une marche en-dessous ». Très bonne formule !

M. André Reichardt. - Tous s'accordent sur l'importance de la Turquie pour la France et l'Europe et sur la nécessité d'un partenariat renforcé avec elle. Oui, l'Union européenne est instrumentalisée par M. Erdogan, n'en doutons pas. Et ouvrir la porte sous la pression n'est certes pas la meilleure méthode. Nous avons auditionné l'ambassadeur de Chypre qui est assez optimiste. Cela dit, après avoir beaucoup avancé, les négociations calent, car elles portent désormais sur les points délicats. Les propriétés abandonnées, par exemple, donnent lieu à de multiples et légitimes revendications.

M. Jean-Yves Leconte. - Membre de l'Union européenne, Chypre a la capacité de blocage. Les États-Unis apportent un soutien clair aux Kurdes en Syrie, ce qui a renforcé les capacités militaires du PKK. Les Turcs s'en inquiètent depuis longtemps, et cela crée un décalage entre les États-Unis et la Turquie. L'organisation de M. Fethullah Gülen, qui était compagnon de route de l'AKP, est désormais considérée comme terroriste, d'où la mise au pas de Zaman. Son dirigeant vit aux États-Unis... Cela dit, M. Erdogan garde le sens des rapports de force. Vu la situation avec la Russie, il sait qu'il a besoin des États-Unis. De même, malgré quelques opérations de communication anti-israélienne, la géopolitique le ramène à la réalité. Son soutien populaire est énorme. Les gens se sont enrichis grâce aux échanges avec l'Union européenne et lui en savent gré. Nous ne pouvons pas traiter ce pays de 80 millions d'habitants comme la Suisse. Oui, il instrumentalise l'Union européenne, mais comme le font d'autres populistes tels que MM. Orban, Kaczyñski ou même Cameron.

M. Jean Bizet, président. - Mieux vaut le dialogue que l'ostracisme si nous voulons, à terme, faire partager nos valeurs. Et mieux vaut un partenariat qu'une adhésion qui semble impossible. J'ai toujours eu un faible pour la politique d'Union pour la Méditerranée, qui a échoué. Peut-être la crise des migrants la rendra-t-elle de nouveau actuelle ?

M. Jean-Yves Leconte. - Il faut une perspective européenne jusqu'au bout.