Mercredi 27 mai 2009

- Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président -

Le respect de la vie privée à l'heure des mémoires numériques - Examen du rapport d'information

La commission a tout d'abord procédé à l'examen du rapport d'information du groupe de travail relatif au respect de la vie privée à l'heure des mémoires numériques (précédemment dénommé groupe de travail relatif au traçage électronique et à la protection de la vie privée).

Mme Anne-Marie Escoffier et M. Yves Détraigne, co-rapporteurs, ont tout d'abord précisé que les travaux du groupe de travail les avaient conduits à préférer à la notion de traçage électronique celle de mémoires numériques. En conséquence, ils ont proposé de dénommer le groupe de travail, créé le 22 octobre 2008, relatif au traçage électronique et à la protection de la vie privée « groupe de travail relatif au respect de la vie privée à l'heure des mémoires numériques ». La commission en a ainsi décidé.

Mme Anne-Marie Escoffier, co-rapporteur, a ensuite présenté les principaux enjeux :

- comment concilier les nouvelles contraintes que font peser sur chaque individu les nouvelles technologies avec le droit à la vie privée ?

- comment éviter que des institutions, publiques ou privées, ou même des individus n'utilisent ces formidables « mémoires numériques » au détriment de la vie privée pour porter atteinte à nos libertés et à notre capacité d'autodétermination ?

Elle a souligné qu'il fallait être conscient du risque d'être pris au piège des mémoires numériques qui jouent le même rôle que notre propre mémoire : toujours présentes, même si elles paraissent enfouies au plus profond d'un système dont nous ne pouvons pas mesurer l'envergure, ces mémoires peuvent nous porter alternativement de la progression à la régression selon l'usage que nous en faisons.

Elle a ensuite présenté les trois sources principales de remise en cause du droit à la vie privée :

- une demande accrue de sécurité toujours plus infaillible ;

- les facilités et le confort offerts par les nouvelles technologies comme la géolocalisation, la biométrie, les puces RFID ou l'Internet ;

- une tendance croissante à l'exposition consciente et volontaire de soi sur l'Internet, en particulier par le biais des réseaux sociaux.

Elle a expliqué que cette combinaison de facteurs aboutissait à ce que la plupart des gestes de la vie quotidienne laissent une trace numérique plus ou moins durable.

S'agissant de la demande de sécurité, elle a précisé que les dispositifs mis en oeuvre -vidéosurveillance, contrôle des données signalétiques des véhicules, recueil des données passager dites PNR ou conservation des données de connexion- étaient de plus en plus des dispositifs préventifs, ayant pour effet de conserver des données de masse, y compris celles de personnes n'ayant pas le statut de suspect.

Sur le troisième point, la tendance à l'exposition de soi, Internet et l'utilisation de moteurs de recherche de plus en plus puissants démultiplient les risques pour la vie privée. Ils permettent à toute personne de consulter instantanément, à tout moment et n'importe où l'ensemble des informations mises en ligne sur la « toile ». Ce qui autrefois exigeait une volonté résolue, des efforts et du temps ne requiert aujourd'hui qu'un peu de curiosité et une connexion Internet.

Mme Anne-Marie Escoffier, co-rapporteur, a conclu cet état des lieux en se demandant si l'expansion de la sphère de la vie publique -du fait notamment que la sphère de la vie privée s'y déverse de plus en plus- et l'immédiateté avec laquelle elle peut être portée à la connaissance de tous à tout moment et en tout point du globe n'étaient pas autant d'éléments nouveaux qui finissaient par en changer la nature et justifierait de lui appliquer des règles habituellement réservées à la protection de la vie privée.

M. Yves Détraigne, co-rapporteur, a ensuite présenté le cadre juridique applicable.

Il a estimé que les atteintes à la vie privée trouvaient un grand nombre de réponses dans le dispositif de la loi « informatique et libertés » du 6 janvier 1978 et dans la directive 95/46/CE du 24 octobre 1995 qui en a repris, au niveau communautaire, l'essentiel des dispositions. Il a souligné que l'ensemble des personnes entendues s'étaient accordées, à cet égard, pour considérer que ces deux textes constituaient un cadre juridique adapté et satisfaisant.

Il a expliqué que la force de cette législation était de s'appuyer sur quelques grands principes universels et intemporels applicables à toutes les technologies susceptibles de mettre en cause la vie privée et la protection des données personnelles.

A cet égard, citant de nombreux exemples comme la géolocalisation ou les puces RFID, il s'est attaché à montrer que l'éclosion de nouvelles technologies et applications n'ouvrait pas sur des vides juridiques, la loi du 6 janvier 1978 modifiée et ses grands principes demeurant pertinents.

Il a déclaré avoir acquis la conviction que les équilibres de la loi du 6 janvier 1978 devaient être préservés et qu'il serait préjudiciable de s'engager sur la voie de législations spécifiques à chaque technologie. En outre, il a observé que ces principes ménageaient un espace de négociation entre les autorités compétentes, les utilisateurs et les industriels, chacun s'efforçant de trouver les moyens de concilier progrès technologique et protection de la vie privée.

Néanmoins, en dépit de ces qualités, M. Yves Détraigne, co-rapporteur, a constaté que ce cadre juridique ne répondait qu'imparfaitement aux enjeux liés à la globalisation ainsi qu'aux spécificités d'Internet.

Il a indiqué qu'un premier défi était celui de l'extraterritorialité et de l'applicabilité du droit communautaire aux traitements de données effectués par des entreprises situées en dehors de l'Union européenne, en particulier aux Etats-Unis d'Amérique où la conception de la protection des données personnelles est différente.

Néanmoins, présentant l'approche des Etats-Unis en la matière, il a relativisé les divergences, soulignant qu'à défaut d'un cadre général similaire à la loi du 6 janvier 1978, il existait des lois sectorielles et des associations de consommateurs très puissantes capables de contraindre des entreprises à adopter des règles protectrices.

A propos d'Internet, il a expliqué qu'à l'inverse du monde réel où l'anonymat était la règle et le traçage l'exception, sur Internet, tous les actes de la navigation étaient susceptibles d'être enregistrés et mémorisés.

Il a aussi attiré l'attention sur les innombrables opportunités qu'offre Internet aux sociétés privées, régies publicitaires et moteurs de recherche en termes de profilage des internautes, à des fins commerciales. Certes, dans la grande majorité des cas, ce traçage demeure anonyme : le comportement de l'internaute sur le réseau importe davantage que les informations relatives à son identité réelle. Il n'en demeure pas moins que de telles pratiques de profilage, réalisées le plus souvent à l'insu des internautes, peuvent aboutir à la collecte d'informations nombreuses et être ressenties, à juste titre, comme véritablement intrusives.

Il a insisté sur le fait que cette tendance au profilage était d'autant plus profonde qu'elle était au coeur de l'équilibre économique d'Internet, la gratuité de nombreux services, comme les moteurs de recherche, étant la contrepartie de cette exploitation commerciale des comportements des internautes.

Présentant les recommandations formulées par le rapport, Mme Anne-Marie Escoffier, co-rapporteur, a indiqué qu'un premier axe de propositions avait trait à la sensibilisation des citoyens aux enjeux de protection des données. Elle a insisté en particulier sur l'éducation des plus jeunes, dont certains sondages ont montré qu'ils connaissaient peu ou mal les droits que leur reconnaît la loi, qu'ils ignoraient pour la plupart l'existence d'autorités nationales de protection tout en étant très majoritairement méfiants vis-à-vis de la sécurité des transmissions réalisées par le biais d'Internet. Elle a noté que l'éducation nationale avait récemment inclus l'utilisation des nouvelles technologies dans les programmes scolaires au travers du « brevet informatique et Internet » (B2I), mais que cet outil pédagogique avait avant tout pour but d'apprendre aux élèves à se servir de l'informatique. Regrettant l'insuffisance des programmes scolaires en matière d'éducation à la protection des données, elle a attiré l'attention sur le fait qu'une telle sensibilisation nécessitait l'implication de tous les acteurs : éducation nationale, collectivités locales, associations, etc. Elle a estimé que de telles actions conjointes pourraient être menées dans le cadre du programme « France numérique 2012 ».

Mme Anne-Marie Escoffier, co-rapporteur, a par ailleurs appelé de ses voeux l'engagement d'une grande campagne d'information de l'ensemble des citoyens sur les droits que leur reconnaît la loi « informatique et libertés », afin que la notion de consentement, qui figure dans plusieurs dispositions de la loi, puisse acquérir une véritable signification.

Enfin, elle a estimé que la promotion de technologies offrant des garanties en termes de protection de la vie privée, au moyen de la création de labels européens et internationaux, devait être encouragée. Soulignant le fait que de telles technologies permettent de protéger la vie privée des individus tout en constituant un outil de compétitivité pour les entreprises, elle s'est félicitée de l'adoption récente, dans le cadre de la loi n° 2009-526 du 12 mai 2009 de simplification et de clarification du droit et d'allègement des procédures, d'une disposition facilitant le recours aux procédures de labellisation.

M. Yves Détraigne, co-rapporteur, a par ailleurs insisté sur la nécessité de renforcer les moyens et la légitimité de la CNIL. Parmi les pistes de réforme envisagées dans le cadre du rapport, il a évoqué la mise en place d'un nouveau système de financement de cette autorité, qui serait fondé, comme au Royaume-Uni, sur une redevance versée par toute société ou collectivité déclarant un traitement de données personnelles, la déconcentration des moyens de la CNIL par la création d'antennes interrégionales, ou encore l'augmentation des effectifs consacrés à l'expertise et au contrôle, dont il a souligné le rôle essentiel en termes de prévention des atteintes à la vie privée.

A cet égard, il a rappelé que l'agence espagnole de protection des données affectait environ la moitié de ses effectifs à ces opérations et que, alors que la CNIL avait effectué 280 contrôles en 2008, son homologue espagnol en avait réalisé 1250.

Il a également estimé que le fait de rendre obligatoire la présence d'un correspondant informatique et libertés dans toutes les structures de plus de 50 salariés permettrait d'améliorer substantiellement le respect de la loi « informatique et libertés », rappelant que l'institution du correspondant informatique et libertés, créé en 2004 mais encore quasi-inexistant dans les administrations, avait fait la preuve de son utilité dans les structures qui l'avaient adopté.

Enfin, il a estimé que la publicité des audiences de la CNIL et des sanctions qu'elle prononce -publicité qui serait par ailleurs conforme aux principes posés par la jurisprudence de la CEDH compte tenu des pouvoirs quasi-juridictionnels dont est dotée la CNIL depuis 2004- aurait une valeur pédagogique incontestable à destination tant des entreprises et des pouvoirs publics que des citoyens.

Enfin, Mme Anne-Marie Escoffier, co-rapporteur, a fait valoir qu'un certain nombre d'améliorations pourraient être utilement apportées au cadre juridique actuel, dans la mesure où ces dernières ne porteraient pas atteinte aux grands principes, posés par la loi « informatique et libertés » de janvier 1978 et par la directive du 24 octobre 1995, principes qu'il est impérieux de conserver en raison de leur plasticité et de leur adaptabilité aux nouvelles technologiques.

Abordant la question de la globalisation et de l'extraterritorialité, elle a estimé que la définition de normes internationales en matière de protection des données serait de nature à faciliter, sans qu'il soit porté atteinte au droit au respect de la vie privée, les relations économiques entre les Etats, rappelant à cet égard que, en dépit d'approches différentes, la protection des données constituait également un enjeu important pour les Etats-Unis.

Parmi les modifications qu'il serait utile d'apporter à la loi « informatique et libertés » de janvier 1978, elle a fait état de la clarification du statut juridique de l'adresse IP, qui devrait être incluse expressément dans le champ des données à caractère personnel, ainsi que de la mise en place d'un système de notification des failles de sécurité auprès de la CNIL, dans le but de renforcer la vigilance des institutions à l'égard de la sécurité des systèmes de données.

Se référant aux préconisations de MM. Charles Gautier et Jean-Patrick Courtois, co-rapporteurs du groupe de travail de la commission des lois du Sénat sur ce sujet, elle a par ailleurs appelé à un transfert à la CNIL de l'ensemble des autorisations et des contrôles en matière de vidéosurveillance.

Enfin, attirant l'attention sur l'absence de clarté des actuelles dispositions relatives à la création des fichiers de police, elle a considéré qu'il serait souhaitable, en raison du caractère éminemment sensible de ce type de traitement, de réserver au législateur la compétence exclusive en cette matière, précisant que, alors, la CNIL serait systématiquement appelée à se prononcer et que ses avis seraient rendus publics.

Par ailleurs, Mme Anne-Marie Escoffier, co-rapporteur, a attiré l'attention sur la question du droit à l'oubli. Elle a rappelé que cette notion n'était pas absente de la loi « informatique et libertés » (à travers notamment la question de la conservation des données pour une durée nécessairement limitée), mais que ces dispositions apparaissaient désormais insuffisantes au regard des enjeux posés par Internet. Après avoir souligné qu'il convenait en tout état de cause de concilier cette question du droit à l'oubli avec le principe, fondamental, du droit à la liberté d'expression, elle a indiqué que la reconnaissance d'un tel droit à l'oubli pourrait prendre plusieurs modalités. Elle a estimé que l'idée d'assurer ce droit à l'oubli par la consécration d'un droit de propriété des individus sur leurs données personnelles risquait d'accroître les risques de marchandisation des données relatives à la vie privée. En revanche, elle a estimé que la mise en place, sur Internet, de systèmes assurant « l'hétéronymat » (les individus auraient la possibilité d'utiliser plusieurs « identités numériques » sur le web en ayant recours à un tiers certificateur) ainsi qu'une réflexion sur les moyens d'obtenir la désindexation des sites contenant des informations jugées préjudiciables devraient être encouragées.

Enfin, Mme Anne-Marie Escoffier, co-rapporteur, a estimé que l'inscription de la notion de droit au respect de la vie privée dans la Constitution, à l'heure où se multiplient les craintes liées à l'utilisation croissante des nouvelles technologies, aurait une valeur symbolique forte. Elle a rappelé que le comité présidé par Mme Simone Veil s'était prononcé en décembre dernier contre une révision du Préambule de la Constitution, considérant notamment que le droit au respect de la vie privée et à la protection des données personnelles était assuré à la fois par la jurisprudence du Conseil constitutionnel et par un certain nombre d'instruments internationaux. Elle a rejoint en partie ces conclusions en considérant que les règles régissant la protection des données découlaient du principe de respect de la vie privée et qu'elles devaient être édictées par la loi. Néanmoins, elle a attiré l'attention sur le fait que, depuis le XVIIIème siècle, la notion de vie privée constituait, un des fondements de l'ordre politique français et, dans ces conditions, elle a estimé que la Constitution devrait lui donner la place qui lui revient.

En conclusion, Mme Anne-Marie Escoffier, co-rapporteur, a appelé à ne pas craindre les nouvelles technologies, qui, si elles sont devenues incontournables, n'en sont pas moins facteurs de progrès, mais à faire preuve de vigilance pour permettre leur utilisation et leur évolution dans le respect des principes fondateurs de l'ordre politique français.

M. Alex Türk s'est félicité de la constitution de ce groupe de travail, illustrant une nouvelle fois la prise de conscience, par le Parlement, des enjeux « informatique et libertés » depuis quelques années.

Il a souligné :

- que la loi du 6 août 2004 avait profondément transformé les missions de la CNIL, relevant que 90 % de son activité était désormais tournée vers le secteur privé ;

- qu'il était particulièrement difficile de sensibiliser les jeunes à la nécessité de préserver leur intimité même si, comme ils le disent, « ils n'ont rien à cacher » ;

- que le ministère de l'éducation nationale n'avait pas encore pris la mesure des nouveaux risques d'atteinte à la vie privée et, en conséquence, n'avait pas intégré cette dimension dans l'enseignement ;

- que la CNIL, à la différence de son homologue britannique, n'avait pas les moyens budgétaires de lancer de vastes campagnes d'information pour sensibiliser la population aux nouveaux enjeux « informatique et libertés » ;

- que les membres des réseaux sociaux devaient en être regardés comme des consommateurs, ce afin de leur garantir une plus grande protection ;

- que le législateur avait opportunément permis, dans la dernière loi de simplification du droit, le lancement effectif de la labellisation des produits ou procédures offrant des garanties renforcées en matière de protection des données personnelles, démarche attendue depuis la loi du 6 août 2004 ;

- que le Gouvernement était aujourd'hui réservé quant à l'idée d'asseoir le financement de la CNIL sur une redevance, craignant qu'elle ne soit perçue comme un impôt supplémentaire, alors même qu'elle ne viendrait que se substituer à la dotation prévue dans le budget de l'Etat ;

- qu'il était nécessaire de déconcentrer les moyens de la CNIL par la création d'antennes interrégionales qui permettraient notamment de mieux répartir ses contrôles sur l'ensemble du territoire ;

- qu'il était important de ne pas céder à la pression du Royaume-Uni concernant la révision de la directive de 1995, qui ne devait pas, selon lui, être envisagée à court terme ;

- qu'il était essentiel de travailler à l'élaboration de normes internationales dans le domaine de la protection des données, soulignant que les Etats-Unis d'Amérique et l'Asie étaient nettement en dessous du niveau de protection garanti en Europe par la directive de 1995, ajoutant que la France, forte de ses collectivités outre-mer dans le Pacifique, pouvait jouer un rôle d'influence important au sein de la Coopération économique pour l'Asie-Pacifique (APEC) ;

- qu'il était en effet opportun de clarifier le statut de l'adresse IP ;

- qu'il regrettait que le Gouvernement ait considéré que la CNIL n'était pas compétente pour se prononcer sur le volet « vidéosurveillance » du projet de loi d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure, qui sera prochainement soumis au Parlement ;

- qu'il était favorable à la constitutionnalisation de la protection de la vie privée et des données personnelles, afin d'inscrire dans la loi fondamentale des principes généraux qui s'imposent au législateur ;

- que la recommandation des rapporteurs concernant la compétence législative en matière de fichiers de police, inscrite dans la proposition de loi des députés, Mme Delphine Batho et M. Jacques Alain Benisti, posait une question importante et complexe.

M. Patrice Gélard a souligné que le Comité Veil chargé de réfléchir à l'opportunité de compléter le préambule de la Constitution par des principes nouveaux -comité dont il était membre- avait décidé, après une longue réflexion, de ne pas consacrer dans le préambule le droit à la vie privée, considérant, d'une part, que ce droit, reconnu par le Conseil constitutionnel et garanti par les engagements internationaux de la France, avait déjà valeur supra-législative, d'autre part, qu'il était préférable de laisser au législateur le soin de définir cette notion aux contours imprécis et évolutifs.

M. Simon Sutour a approuvé les conclusions des rapporteurs, en particulier celle tendant à constitutionnaliser le droit à la vie privée, gage selon lui d'une plus grande protection et celle réservant au législateur la compétence pour les fichiers de police, dont il a dénoncé au passage la médiocre actualisation, illustrée par certaines affaires récentes. Il a enfin regretté que la France ait été, en 2004, un des derniers pays à transposer la directive de 1995 sur la protection des données personnelles.

Après avoir salué la grande qualité du travail des rapporteurs, M. Jean-Pierre Sueur s'est demandé si la réunion sous une seule autorité, la CNIL, des compétences d'autorisation et de contrôle en matière de vidéosurveillance, proposée par les rapporteurs, permettrait de mieux garantir en pratique le droit de consultation des images aujourd'hui non effectif. Par ailleurs, il a jugé étonnant que la directive de 1995 ait admis, dans certaines conditions, l'applicabilité du droit du pays où se trouve la société, quand bien même celle-ci proposerait des services à des utilisateurs situés en Europe, relevant qu'il suffisait alors que les sociétés s'installent dans un pays dépourvu de réglementation en matière de protection des données pour échapper à toute contrainte en la matière. Enfin, il s'est demandé si la recommandation concernant l' « hétéronymat » n'était pas contraire aux principes de clarté et de transparence des débats sur Internet, principes en vertu desquels, par exemple, les auteurs de propos injurieux ou diffamatoires doivent assumer nominativement leurs actes pour pouvoir en répondre le cas échéant.

Après avoir rappelé que le Sénat avait adopté, en novembre 2008, une proposition de loi de M. Marcel-Pierre Cléach tendant à porter le délai de prescription à un an lorsque la diffamation, l'injure ou la provocation ont été commises par l'intermédiaire d'Internet et avoir déploré que cette proposition reste en instance à l'Assemblée nationale, M. Jean-Jacques Hyest, président, a souligné que l'emploi de pseudonymes n'empêchait pas les services de police ou de gendarmerie de retrouver les auteurs véritables de ces infractions.

M. Richard Yung s'est étonné que le Royaume-Uni, patrie de la démocratie, développe autant certaines technologies intrusives, telles que la vidéosurveillance et que, de même, les Etats-Unis, historiquement attachés à la protection des libertés, acceptent aussi facilement, depuis les attentats du 11 septembre 2001, de sacrifier celles-ci sur l'autel de la lutte contre le terrorisme. Il a approuvé les recommandations des rapporteurs, notamment celles qui concernent le renforcement général des pouvoirs de la CNIL, la compétence de cette dernière en matière de vidéosurveillance et la constitutionnalisation du droit à la vie privée, soulignant que cette dernière recommandation avait au moins le mérite de souligner la nécessité, pour le Parlement, d'engager un débat sur les conclusions du Comité Veil relatives à cette question essentielle.

M. Jean-Jacques Hyest, président, a souligné que certaines recommandations des rapporteurs pourraient être traduites en amendements à certains textes de loi, citant le projet de loi d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure.

M. Alain Anziani s'est déclaré sceptique sur la possibilité de parvenir un jour à l'élaboration d'un cadre juridique international en matière de protection des données. Il s'est par ailleurs demandé pourquoi la directive de 1995 n'avait pas fait le choix de prévoir, conformément aux règles du droit commun, l'application du droit communautaire aux services accessibles en Europe, quelle que soit leur provenance. Il a mis en avant la nécessité d'informer la population des différents moyens permettant de se protéger des techniques intrusives, citant la suppression des « cookies » par l'utilisateur lui-même pour éviter la publicité ciblée.

Après avoir salué la qualité du travail des rapporteurs, M. Jacques Mézard a jugé insuffisante l'information délivrée par certains acteurs d'Internet concernant les caractéristiques du traitement des données effectué, telles que sa finalité ou encore la durée de conservation des données.

M. Yves Détraigne, co-rapporteur, a souligné la nécessité pour l'école de sensibiliser les jeunes générations aux risques présentés par les nouvelles technologies au regard du droit à la vie privée. Il a relevé que cette démarche d'information ne devait pas être menée exclusivement par l'école, saluant, à titre d'exemple, l'action de l'association espagnole dénommée Comisión de Libertades e Informática (commission des libertés et de l'informatique).

En réponse à M. Patrice Gélard, Mme Anne-Marie Escoffier, co-rapporteur a souligné que le rapport ne préconisait pas la constitutionnalisation de la protection des données personnelles, comme M. Alex Türk, entendu en qualité de président de la CNIL, l'avait souhaité lors son audition par le Comité Veil, mais celle du droit à la vie privée, notion plus large. En outre, elle a indiqué que de nombreux pays européens avaient élevé au niveau constitutionnel une telle protection. Elle a enfin estimé que la reconnaissance d'un droit à l'oubli, qui permettrait à une personne de retirer d'Internet des informations publiées la concernant et dont elle souhaite ne plus permettre la consultation, pouvait, au regard des nouveaux enjeux liés à Internet, constituer une réponse plus intéressante que la consécration d'un droit de propriété sur ses données personnelles voire d'un droit à « l'hétéronymat ».

M. Alex Türk a relayé le souhait de nombreux enseignants de disposer d'outils pédagogiques adéquats pour présenter à leurs élèves les nouveaux risques d'atteinte à la vie privée.

M. Pierre-Yves Collombat s'est inquiété de l'alourdissement régulier des tâches supportées par les enseignants.

M. Jean-Jacques Hyest, président, a exprimé certaines réserves concernant la recommandation relative à la compétence du législateur en matière de fichiers de police.

A l'issue de ce débat, M. Jean-Pierre Sueur ayant particulièrement marqué l'intérêt d'une large diffusion des travaux menés par les co-rapporteurs, la commission a autorisé la publication du rapport d'information.

Création en France d'une grande profession du droit - Audition de Me Jean-Michel Darrois

Puis la commission a entendu Maître Jean-Michel Darrois, chargé par M. le Président de la République d'une mission sur les modalités de création en France d'une grande profession du droit.

Se référant à la lettre de mission du Président de la République du 30 juin 2008, Me Jean-Michel Darrois a tout d'abord rappelé un certain nombre des points qu'il avait été amené à prendre plus particulièrement en compte : l'impact de la concurrence étrangère, le développement de l'aide juridictionnelle ou la situation dans laquelle est actuellement placée la profession d'avocat. Il a souligné que, pour éviter tout reproche de corporatisme, la commission qu'il avait présidée n'avait pas été constituée à partir de considérations professionnelles, le seul avocat, M. François Zocchetto, et le seul notaire, M. Sébastien Huyghe, ayant été désignés en leur qualité de parlementaires. Relevant que les professions du droit lui étaient apparues trop craintives et recroquevillées sur leurs périmètres actuels de compétence, il a fait valoir que la commission s'était efforcée de faire prévaloir dans sa réflexion l'intérêt des individus et celui des entreprises sur celui des seuls professionnels du droit.

Me Jean-Michel Darrois a ensuite présenté les principales lignes directrices retenues par la commission qu'il avait présidée. Il a indiqué que, bien que la lettre de mission l'ait engagée à réfléchir à la constitution d'une grande profession unifiée du droit, la proposition de fusion des professions de notaires et d'avocats avait été écartée, en raison des différences irréductibles qui les distinguent. Il a ainsi relevé que, tandis que les avocats interviennent au bénéfice exclusif d'une partie, les notaires mettent en oeuvre des prérogatives de puissance publique et prennent en charge des missions de service public. Par ailleurs, il a souligné la spécificité juridique de l'acte authentique que les seconds établissent, l'effort de modernisation de leurs pratiques auquel ils avaient déjà consenti ainsi que l'attachement des citoyens à leur notaire. Constatant cependant que les notaires semblaient recroquevillés sur leur monopole, il a rappelé que, comme les huissiers, ils restaient sous la menace du droit communautaire dans la double mesure où ils ne sont exclus du champ d'application de la directive Services qu'en raison de dispositions spécifiques et non du simple fait qu'ils mettent en oeuvre des prérogatives de puissance publique, et où la condition de nationalité qui les protège fait l'objet d'un contentieux juridique qui n'a pas encore été tranché.

Relevant que les avocats constituaient la profession juridique la plus nombreuse mais aussi la plus diverse dans ses modes d'exercice, Me Jean-Michel Darrois a estimé que les disparités qui la traversent lui étaient préjudiciables et trouvaient un écho dans la division de ses institutions ordinales (187 conseils de l'ordre, un conseil national des barreaux, une conférence des bâtonniers), ces organisations adoptant souvent des positions différentes ou changeant d'avis sur les mêmes questions, comme ce fut le cas pour la fusion de la profession d'avocat avec celle de conseil en propriété industrielle.

Intervenant sur ce dernier point, M. Jean-Jacques Hyest, président, a indiqué que la commission de lois avait pu constater cette hésitation lorsqu'elle avait examiné la proposition de loi sur l'exécution des décisions de justice, qui prévoyait, à l'initiative de son rapporteur, la fusion précitée, et dont l'examen par l'Assemblée nationale n'était pas encore programmé.

S'interrogeant sur les raisons qui pourraient expliquer les disparités existant au sein de la profession d'avocat, Me Jean-Michel Darrois a estimé qu'elles provenaient principalement des différences de situations dans lesquelles étaient placés les avocats du barreau de Paris et ceux des barreaux de province, certains avocats se distinguant en outre par leur attachement à l'exercice individuel, dans le cadre duquel le risque de paupérisation est plus grand, tandis que ceux qui exercent leur activité dans le cadre d'un regroupement connaissent une situation beaucoup plus favorable.

Souhaitant expliquer pourquoi les avocats avaient choisi d'élargir leurs activités, Me Jean-Michel Darrois a fait valoir que, compte tenu de l'absence de numerus clausus, la seule activité judiciaire n'était plus à même de permettre à cette profession d'assurer son équilibre économique. Il a considéré en effet que, contrairement à une idée reçue, la judiciarisation croissante des sociétés modernes s'était accompagnée d'une réduction du nombre de procès, soit que les parties recourent plus, en raison des incertitudes et des coûts liés à l'action judiciaire, au règlement précontentieux des conflits, dont la gamme avait été étoffée, soit que la législation ait apporté, comme ce fut le cas pour les accidents automobiles relevant aujourd'hui des assurances, une solution à des situations qui généraient un important contentieux judiciaire. Rappelant que la fusion des professions d'avocat et de conseil juridique intervenue en 1992 s'inscrivait dans cette perspective, il a déploré qu'elle n'ait pas été suffisamment effective, chaque professionnel se cantonnant à sa pratique, de conseil ou d'action judiciaire, d'origine. Il a émis le voeu que cette réforme soit prolongée.

Par ailleurs, il lui a semblé que les avocats souhaitant sortir de leurs missions judiciaires traditionnelles se heurtaient non seulement à l'opposition des notaires mais aussi à celle des experts comptables, avec lesquels ils pouvaient être en concurrence pour conseiller les entreprises. Tout en relevant que la France était un des pays où le taux des dépôts de bilan des nouvelles sociétés était parmi les plus élevés, il a regretté que les entreprises ne se soucient pas suffisamment du droit, privilégiant l'expert comptable sur l'avocat, encore trop souvent associé à l'image du contentieux.

Me Jean-Michel Darrois s'est ensuite intéressé à la possibilité pour les avocats intégrés à une entreprise de conserver leur titre, comme cela se pratique à l'étranger. Il a indiqué que si, en général, les avocats étaient favorables à cette idée, certains syndicats d'avocats y étaient très hostiles, mais que, en revanche, parmi les juristes d'entreprises, dont le nombre est difficile à déterminer (entre 8 000 et 40 000), très peu s'y opposaient, dans la mesure où ils souhaitaient bénéficier d'un statut équivalent à celui de leurs confrères étrangers. Il a estimé que cette possibilité serait un facteur de compétitivité, dans la mesure où les entreprises intégrant ès qualité des avocats bénéficieraient alors des protections liées au secret professionnel et à la confidentialité des informations transmises à l'avocat. Il a vu là un argument déterminant pour de très nombreux employeurs, notamment dans la perspective des actions de groupe « class actions », et qui pourrait les amener à procéder à des délocalisations de leurs services juridiques dans les pays qui offraient cette possibilité, si elle n'était pas assurée en France. Reconnaissant cependant que certains chefs d'entreprises restaient hostiles à cette idée car ils voyaient dans l'avocat un promoteur de contentieux, il a proposé que les avocats soient autorisés à conserver leur statut au sein des entreprises, au libre choix de leur employeur.

Il a répondu à la crainte parfois exprimée que l'indépendance de l'avocat intégré à une entreprise soit mise à mal en faisant valoir que, d'ores et déjà, dans de nombreux cas, les avocats exerçant à titre libéral étaient dépendants de leur principal client. Il s'est fait l'écho de secrétaires généraux de grandes entreprises considérant que la possibilité pour l'avocat de conserver son statut au sein de l'entreprise lui permettrait d'imposer plus facilement des règles de bonne gouvernance. Évoquant la question de la concurrence que les avocats d'entreprises pourraient faire à leurs collègues avocats en plaidant devant les tribunaux ou les Cours d'appel, il a remarqué que les juristes d'entreprise ne plaident pas, alors qu'ils le pourraient, devant les conseils de prud'homme et les tribunaux de commerce et il a fait valoir que la commission n'avait pas retenu cette possibilité, à laquelle les magistrats étaient hostiles.

Présentant la proposition de la commission sur la création d'un contreseing d'avocat, Me Jean-Michel Darrois a estimé qu'elle permettrait d'accroître la sécurité juridique, qu'elle favoriserait le travail en commun des différents professionnels du droit et qu'elle offrirait aux avocats une meilleure visibilité en droit des affaires, tout en répondant au problème que pose actuellement la multiplication d'actes très importants signés par les seules parties et établis sur la base de formulaires-types, sans qu'aucun professionnel du droit ne les examine. Il a indiqué que, en revanche, la commission s'était opposée à la création, demandée par les avocats, d'un acte sous signature juridique qui aurait eu la même force probante qu'un acte authentique. Rappelant que, d'ores et déjà, l'article 1322 du code civil prévoit que l'acte sous seing privé, s'il est reconnu par les parties ou légalement tenu pour tel, a la même foi que l'acte authentique, Me Jean-Michel Darrois a expliqué que la proposition de la commission visait seulement à considérer que l'acte signé par les parties et contresigné par un avocat devait être légalement tenu pour reconnu par les parties au sens de l'article 1322 précité. Il a estimé qu'une telle mesure, qui pourrait être introduite dans la loi du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, ne créait aucune concurrence avec l'acte authentique établi par les notaires, qu'elle inciterait les parties à davantage consulter leurs avocats, leur apporterait une plus grande sécurité juridique, l'avocat engageant sa responsabilité par son contreseing, et qu'elle limiterait les contestations abusives.

Me Jean-Michel Darrois, a estimé que, dans le cadre d'une collaboration ponctuelle, l'avocat pouvait préparer un acte qui serait ensuite soumis à un notaire aux fins d'authentification, chacun des deux professionnels percevant alors une rémunération. Un tel procédé ne présenterait pas de difficulté dans le cadre d'une opération importante, les parties prenantes étant en mesure de financer l'intervention d'un avocat et d'un notaire. Son utilisation paraîtrait cependant plus difficile pour les opérations d'un montant moindre, les notaires ne pouvant, en application d'un décret de 1978, accorder de remise sur leurs émoluments lorsque le tarif les limite à 80 000 euros.

Me Jean-Michel Darrois, a indiqué que la commission proposait par conséquent de permettre en toute hypothèse une remise partielle des émoluments du notaire lorsqu'un avocat a contribué à la préparation de l'acte, ce dernier étant alors rémunéré sans surcoût pour le client. Cette remise ne serait possible qu'en vertu d'un accord préalable à la réception de l'acte. Si l'acte élaboré par l'avocat ne satisfaisait pas le notaire, celui-ci percevrait la totalité des honoraires et l'avocat devrait alors s'adresser au Haut conseil des professions du droit qui serait chargé de rendre un arbitrage.

Il a considéré ensuite que la possibilité pour les avocats d'engager des experts-comptables leur permettrait d'être plus concurrentiels, dans un contexte où la distinction entre les métiers du chiffre et les métiers du droit apparaît dépassée. Il a jugé que la véritable opposition résidait aujourd'hui entre les activités de conseil et de contrôle, le client souhaitant pouvoir s'adresser à un prestataire regroupant à la fois des avocats, des experts-comptables et des administrateurs judiciaires. Il a expliqué que la commission dont il avait assuré la présidence recommandait ainsi que soit autorisée la création de structures interprofessionnelles rassemblant des professionnels du droit ou des professionnels du droit et du chiffre, qui détiendraient des participations dans les sociétés d'exercice propres à l'une de ces professions.

Me Jean-Michel Darrois, a relevé que ces structures interprofessionnelles ne devaient cependant pas s'apparenter à des supermarchés du droit selon le modèle anglo-américain, qui pratiquaient la sous-traitance des dossiers à des juristes exerçant dans des pays émergents. Il a jugé indispensable que les structures interprofessionnelles demeurent animées par des professionnels soumis à des règles déontologiques strictes.

M. Jean-Jacques Hyest, président, a souligné que nombre d'opérations faisaient déjà intervenir plusieurs notaires ou plusieurs avocats, chacune des parties recourant à un professionnel. Me Jean-Michel Darrois, a estimé que l'intervention du notaire dans la rédaction d'un contrat pouvait paraître apporter davantage de garanties d'impartialité que celle d'un avocat, attaché à la défense de son client, et que la collaboration entre les deux professions devait être développée et structurée.

Evoquant ensuite la déontologie des avocats, il a considéré qu'elle constituait une valeur essentielle, que les justiciables et les associations de consommateurs percevaient toutefois comme une protection de l'avocat plutôt que comme une garantie pour le client. Il a relevé que les conseils de l'ordre statuaient en matière disciplinaire de façon trop opaque, les plaignants n'étant pas informés des décisions rendues et que le règlement par le bâtonnier des contestations portant sur les honoraires n'était pas entièrement satisfaisant. Soulignant que le problème de l'imprévisibilité des honoraires avait été soulevé devant la commission, il a indiqué que celle-ci proposait :

- l'intégration d'un magistrat dans les formations disciplinaires ;

- l'information du client sur le déroulement de la procédure disciplinaire ;

-  la possibilité pour le justiciable d'assister à l'audience disciplinaire ;

- de rendre déterminable le montant des honoraires par des conventions signées préalablement à l'intervention de l'avocat ou, à défaut, d'informer le client sur l'évolution des honoraires dans le temps.

Il a estimé que la proposition la plus déterminante de la commission dont il avait assuré la présidence portait sur la formation dont la réforme devait permettre aux professionnels du droit de mieux se connaître. A cet égard, la commission préconise la création d'écoles des professionnels du droit assurant, à l'issue des études universitaires, une formation commune aux principaux métiers du droit, y compris la magistrature, dont la formation, de bonne qualité, reste trop isolée des autres acteurs du droit.

M. Jean-Jacques Hyest, président, a rappelé que la commission des lois avait beaucoup étudié la formation des magistrats, le rapport d'information de MM. Pierre Fauchon et Charles Gautier sur le recrutement et la formation des magistrats de carrière ayant énoncé plusieurs recommandations en la matière.

Me Jean-Michel Darrois, estimant que la connaissance approfondie par les avocats du fonctionnement de la justice et de la rédaction des actes authentiques par les notaires constituait un atout précieux, a relevé que les instituts d'études judiciaires, supposés former les candidats à la profession d'avocat ne fonctionnaient pas, de nombreux étudiants recourant à des écoles de préparation privées pour passer l'examen d'entrée à une école d'avocats. Rappelant que deux années et demie s'écoulent entre la préparation à l'examen d'entrée à l'école et l'examen de sortie, il a jugé cette durée excessive compte tenu de la faible qualité des enseignements dispensés, souvent redondants par rapport aux cours dispensés à la faculté de droit. Il a indiqué qu'aux Etats-Unis d'Amérique, les futurs avocats devaient d'abord suivre trois années d'études de culture générale avant de suivre seulement deux années d'enseignement purement juridique.

Me Jean-Michel Darrois évoquant ensuite les problématiques de l'aide juridictionnelle et de la protection juridique a expliqué que les contrats de protection juridique apparaissaient très rentables pour les compagnies d'assurance, qui collectent chaque année à ce titre près d'un milliard d'euros de primes leur permettant de réaliser 700 millions d'euros de bénéfices. Relevant que de nombreuses personnes étaient titulaires de tels contrats à leur insu, il a précisé que leur mise en oeuvre paraissait difficile, le principe du libre choix de l'avocat n'étant pas toujours respecté par les compagnies d'assurance. Il a indiqué que l'une de ces compagnies envisageait de proposer un contrat de protection juridique pour un montant annuel de 26 euros, qui lui permettrait de rémunérer les avocats dans des conditions équivalentes à celles de l'aide juridictionnelle.

Rappelant qu'un budget de 300 millions d'euros était alloué chaque année en France à l'aide juridictionnelle, il a relevé que ce montant connaissait une baisse continue et paraissait insuffisant, le Royaume-Uni consacrant, par exemple, trois milliards d'euros par an à la même mission.

Me Jean-Michel Darrois a estimé que la diminution des crédits alloués à l'aide juridictionnelle intervenait alors que cette mission était appelée à se développer en raison de la crise économique et de l'augmentation de la délinquance. Il a considéré que la faiblesse de l'aide juridictionnelle en France devait être prise en considération au moment où était évoquée l'éventuelle suppression du juge d'instruction, qui supposerait une implication plus importante des avocats pour assurer la défense des justiciables.

M. Jean-Jacques Hyest, président, a estimé que la suppression du juge d'instruction entraînerait une redéfinition du rôle de l'avocat.

Me Jean-Michel Darrois a relevé qu'une telle réforme supposerait l'accroissement des dépenses d'aide juridictionnelle, l'accès au droit devant également être financé afin de favoriser les modes alternatifs de règlement des litiges. Il a indiqué que la commission dont il avait assuré la présidence avait envisagé à cette fin deux solutions. La première, qui aurait consisté à soumettre tout acte contractuel ou judiciaire au paiement d'un timbre, était vite apparue anachronique et source de complication ; la seconde, retenue par la commission, consisterait à associer les professionnels du droit au financement de l'accès au droit et à la justice, en créant un régime autonome d'indemnisation des auxiliaires de justice, alimenté par une contribution financière des professionnels du droit et géré par un Haut Conseil des professions du droit.

Il a expliqué que la plupart des avocats étaient défavorables à cette proposition, car ils estimaient déjà contribuer activement au fonctionnement de l'aide juridictionnelle. Il a précisé que la commission avait jugé qu'il serait injuste de soumettre à une contribution financière les avocats tirant une part essentielle de leur activité de l'aide juridictionnelle.

En conclusion, il a souligné que la commission dont il avait assuré la présidence préconisait un effort de modernisation des professions du droit afin de les inciter à travailler ensemble, à se développer à l'étranger et afin de garantir une plus grande sécurité juridique aux justiciables. Regrettant que peu d'avocats français s'installent à l'étranger, il a jugé que leur formation les conduisait à apporter des réponses en droit français, alors que celle de leurs homologues étrangers consistait à apprendre à développer un questionnement juridique. Relevant que la France n'avait guère mis en place de dispositif d'incitation fiscale ou économique pour l'installation à l'étranger, il a expliqué que l'activité internationale ne pouvait être conçue à partir d'une opposition entre le droit civil, commun à de nombreux pays d'Europe, d'Afrique et d'Amérique latine, et le système de « Common Law » d'essence anglo-saxonne. Rappelant que le notariat français avait su essaimer en Chine, il a considéré que la plupart des pays prenaient des éléments à la fois dans le système de droit civil et dans la «Common Law », si bien que le développement du système de droit civil ne pouvait suffire à assurer le développement de l'activité des professionnels du droit français à l'étranger. Soulignant que des avocats originaires des Etats-Unis s'étaient ainsi implantés en Chine, il a jugé que les notaires et avocats français devaient s'associer pour donner à leur activité de conseil une dimension internationale.

M. Jean-Jacques Hyest, président, a rappelé que la loi du 4 août 2008 de modernisation de l'économie avait créé des mécanismes d'incitation pour les acteurs économiques français souhaitant développer leur activité à l'étranger. Il a indiqué que le débat sur la modernisation des professions du droit était récurrent et qu'il avait souligné à plusieurs reprises la nécessité pour le barreau de Paris de fixer un numerus clausus, les difficultés à développer une activité libérale pouvant conduire les jeunes avocats à privilégier une carrière de juriste d'entreprise, alors que leur formation avait été prise en charge par le barreau. S'agissant du taux de mortalité des jeunes entreprises, il a considéré que, dès l'origine, beaucoup d'entre elles n'étaient pas suffisamment solides pour se développer. Il a jugé que la simplification et l'allègement des modalités de création des entreprises garantissaient certes une création plus facile, mais n'assuraient pas la pérennité des structures. Estimant que la distinction entre les professions du chiffre et les professions du droit conservait une justification, il a déploré la faiblesse de l'expertise juridique apportée aux entreprises, qui s'en remettaient trop souvent en la matière à des établissements bancaires ou à des compagnies d'assurances n'apportant pas les mêmes garanties qu'un professionnel du droit. Considérant que l'acquisition de compétences en matière d'expertise comptable pouvait être très profitable aux avocats intervenant auprès de grandes entreprises, il a jugé que les acteurs économiques devaient recourir, en matière juridique, à des professionnels du droit plutôt qu'aux centres de formalités des entreprises ou aux chambres de commerce. Il a relevé que le grand élan de modernisation des professions du droit, attendu après la fusion des professions de conseil juridique et d'avocat en 1992, n'avait pas été pleinement vérifié, si bien que la profession d'avocat devait aujourd'hui être réformée.

M. Patrice Gélard a regretté que le rapport de la commission présidée par Me Jean-Michel Darrois n'ait pas davantage tenu compte du rôle des facultés de droit, acteurs essentiels de la formation des professionnels du droit. Il a souligné que les juristes des collectivités publiques, et notamment des collectivités territoriales, n'étaient pas mentionnés, alors que nombre d'entre eux étaient recrutés après quelques années d'activité par des cabinets d'avocats. Il a expliqué que les Instituts d'études judiciaires (IEJ) devaient initialement être financés par les cours d'appel, par les barreaux et par les facultés de droit, mais que ces dernières avaient progressivement dû supporter seules le fonctionnement de ces organismes. Il a relevé que les avocats constituaient aujourd'hui une profession particulièrement nombreuse qui avait refusé, à la différence des notaires, l'instauration d'un numerus clausus, même si certains barreaux de province, limitant d'office le nombre de candidats reçus à l'examen d'entrée à l'école d'avocats, appliquaient en fait un tel dispositif. Evoquant la proposition de création d'écoles de professionnels du droit, il a jugé indispensable que les facultés de droit en soient les partenaires. Il a considéré que de telles écoles, assurant à l'issue des études universitaires une formation commune aux principaux métiers du droit, constitueraient un facteur essentiel de rapprochement des professions et devraient donner lieu à l'attribution d'un diplôme de master 2.

M. Jean-Jacques Hyest, président, a rappelé que la commission des lois, lors de l'examen de la loi organique du 5 mars 2007 relative au recrutement, à la formation et à la responsabilité des magistrats, avait porté de deux à six mois la durée du stage des élèves de l'Ecole nationale de la magistrature au sein d'un cabinet d'avocats.

M. Patrice Gélard a estimé qu'en matière d'accès au droit et à la justice, le rôle des maisons de la justice et du droit n'était pas suffisamment pris en compte.

M. Pierre-Yves Collombat, évoquant les règles déontologiques auxquelles sont soumis les avocats, a relevé la grande prudence du rapport de la commission, présidée par Me Jean-Michel Darrois, à l'égard de la détermination de l'évolution prévisible du montant des honoraires et des garanties apportées en la matière aux clients. Il a jugé que les craintes soulevées par l'attribution de la qualité d'avocat aux juristes d'entreprise apparaissaient paradoxales puisque de nombreux avocats, réalisant un chiffre d'affaires modeste, bénéficient de garanties, en matière de secret professionnel notamment, alors qu'ils travaillent en fait pour un nombre très limité de clients et se trouvent donc dans une situation de dépendance comparable à celle des juristes d'entreprise subordonnés à un employeur.

M. Jean-Pierre Michel a estimé que la présentation de Me Jean-Michel Darrois faisait une large place à l'activité juridique dans le domaine du droit des affaires. Il a rappelé que, si la fusion des professions de conseil juridique et d'avocat n'avait pas encore complètement rempli ses objectifs, la fusion des professions d'avocat et d'avoué de première instance, intervenue en 1971, n'avait pas suscité les mêmes difficultés. Il a déploré que l'avant-projet de loi relatif à la disparition de la profession d'avoué auprès des cours d'appel transmis au Conseil d'Etat le 28 avril 2009 soit dépourvu d'étude d'impact, contrairement aux prescriptions de la circulaire du Premier ministre du 15 avril 2009. Il a relevé que Mme Rachida Dati, garde des sceaux, ministre de la justice, avait tenu, lors du congrès des notaires de mai 2009, des propos visant à rassurer cette profession quant au maintien de l'acte authentique.

M. Jean-René Lecerf a souhaité connaître l'avis de Me Jean-Michel Darrois sur les interventions de Mme Rachida Dati, garde des sceaux, ministre de la justice, et de M. Jean-Louis Debré, président du Conseil constitutionnel, lors du dernier congrès des notaires. Il a considéré que le rapport de la commission présidée par Me Jean-Michel Darrois restait parfois au milieu du gué dans sa volonté de réformer l'organisation des professions du droit en France, jugeant ainsi que la suppression de la profession d'avoué près les cours d'appel ne présentait pas de difficulté dans son principe, tandis qu'il recommandait seulement de s'orienter vers la suppression du monopole territorial de la postulation des avocats à l'horizon du 31 décembre 2014 et n'envisageait pas la disparition des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation. Expliquant que la profession d'avocat était marquée par de grandes disparités, en particulier en termes de compétence, il a estimé que la réforme de la procédure pénale et l'éventuelle disparition du juge d'instruction placeraient les justiciables dans une grande inégalité, selon qu'ils seraient ou non en mesure de recourir aux services d'un avocat compétent pour assurer leur défense. Il a jugé que le concours d'entrée aux écoles d'avocats devait par conséquent être rendu plus sélectif, afin d'assurer aux justiciables une égale qualité de service et d'éviter le développement d'une justice à deux vitesses.

M. Alain Anziani s'est interrogé sur l'opportunité d'organiser la spécialisation des avocats suivant le modèle de la spécialisation des professions médicales. Rappelant que le rapport de la commission présidée par Me Jean-Michel Darrois préconisait à la fois l'élargissement de la profession d'avocat et la création de nouveaux statuts, il a expliqué qu'elle proposait ainsi la création d'un statut d'avocat en entreprise, permettant au juriste d'entreprise d'être inscrit sur un tableau spécifique du barreau et d'être soumis aux droits et obligations de l'avocat, tout en étant subordonné à son employeur. Il a jugé qu'un avocat en entreprise se trouvant dans une situation mettant en balance ses obligations déontologiques et sa qualité de subordonné privilégierait sans doute cette dernière, déterminante pour la sauvegarde de son emploi. Il a expliqué que le rapport préconisait en outre le recrutement par les barreaux d'avocats collaborateurs chargés de remplir les missions d'aide juridictionnelle. Il s'est interrogé sur la qualité du service qui serait ainsi apporté au justiciable, puisque cette organisation permettrait aux cabinets d'avocats de se décharger des missions d'aide juridictionnelle en les confiant en quelque sorte à une tierce profession.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx a indiqué que le développement du recours des entreprises aux professionnels du droit supposait une meilleure connaissance par les avocats de la fiscalité, domaine déterminant pour le déploiement d'une activité économique. Elle s'est déclarée très favorable à la création d'un contreseing d'avocat renforçant la valeur de l'acte sous seing privé, estimant que de nombreux cabinets intervenant en matière de droit des affaires pourraient ainsi marquer la valeur des actes dont l'élaboration leur est confiée. Elle a rappelé que ce nouveau dispositif ne devait pas remettre en cause la règle selon laquelle un avocat ayant rédigé un contrat ne pouvait ensuite plaider dans le cadre d'une affaire mettant en cause cet acte. Elle a considéré que la séparation des professions du chiffre et du droit était à l'origine de l'important retard dans le développement des professions du droit observé en France et constituait un handicap dans un contexte de concurrence internationale.

M. Jacques Mézard, se référant à sa propre expérience comme avocat à Paris puis en province, a jugé que la grande diversité des modes d'exercice de cette profession devait être prise en compte pour apprécier les conditions de sa modernisation. Rappelant que la lettre de mission du Président de la République aux membres de la commission présidée par Me Jean-Michel Darrois évoquait la création d'une grande profession du droit, il a estimé que la commission effectuait une analyse pertinente mais apportait des réponses insuffisantes. Il a relevé que si les notaires avaient su adapter et moderniser leur profession, la profession d'avocat était en voie de paupérisation, si bien que le rapprochement entre ces deux professions apparaissait difficile. Il a souligné qu'une réforme de la profession d'avocat devait lui permettre à la fois de faire face à une concurrence internationale, en particulier dans le droit des affaires, et d'assurer l'accès des citoyens à la justice, notamment en matière pénale. Rappelant sa propre expérience d'avocat commis d'office, il a estimé que le dispositif d'aide juridictionnelle reposant sur un barème et des unités de valeur était aujourd'hui notoirement insuffisant, si bien que les citoyens les plus fragiles étaient de plus en plus mal défendus. Il a regretté que les erreurs de la profession d'avocat dans l'organisation de sa représentation et de sa gestion se traduisent par des services de moindre qualité pour le justiciable et par une grande difficulté des jeunes avocats à développer une activité prospère. Il a déploré que le rapport de la commission présidée par Me Jean-Michel Darrois n'apporte pas de réponses adéquates à ces questions, les propositions relatives à l'aide juridictionnelle et à la protection juridique ne s'appuyant pas suffisamment sur la réalité. Par ailleurs, il a jugé indispensable que la responsabilité du professionnel soit rendue obligatoire lorsqu'il exerce une activité de conseil, le contrat préparé par un cabinet d'avocat devant, à cette fin, être signé par son rédacteur.

Me Jean-Michel Darrois a indiqué qu'il partageait, pour l'essentiel, les préoccupations exprimées par les sénateurs. Il a souligné la nécessité d'améliorer la qualité des prestations des avocats ainsi que la formation de cette profession. Il a notamment appelé de ses voeux le développement du travail en équipe. Il a constaté que l'enseignement dispensé aujourd'hui par les universités n'était pas adapté à la formation d'un juriste moderne. Il a également noté que la défiance manifestée par les avocats à l'encontre de tout numerus clausus était sans doute liée au sentiment, pourtant démenti par l'observation des faits, que la force de la profession dépendait de l'importance de son effectif.

M. Pierre-Yves Collombat a exprimé sa crainte que les avocats travaillant en entreprise ne perdent leur âme.

Me Jean-Michel Darrois a estimé ces appréhensions infondées. M. Jean-Jacques Hyest, président, a rapproché la situation de ces avocats de celle des médecins du travail, particulièrement attentifs à faire respecter leur déontologie au sein de l'entreprise.

Me Jean-Michel Darrois a considéré que les récents propos de Mme Rachida Dati concernant les notaires avaient été un peu déformés par la presse. Le contexte était désormais, selon lui, propice au changement : d'une part, les notaires n'étaient hostiles ni à l'interdisciplinarité, ni même à l'acte d'avocat, dès lors que celui-ci s'inscrivait dans un cadre rigoureux ; d'autre part, les avocats apparaissaient désormais conscients, dans la perspective de la possible disparition du juge d'instruction, que leur mode de travail était appelé à évoluer. Me Jean-Michel Darrois a estimé qu'il aurait été vain de proposer des mesures révolutionnaires. En revanche, il a noté que la commission qu'il avait présidée était parvenue à un consensus raisonnable, équitable et réalisable.

En réponse aux observations de M. Pierre-Yves Collombat, M. Jean-Jacques Hyest, président, a observé que les conventions d'honoraires pouvaient constituer un cadre adapté à la rémunération des avocats. M. Jacques Mézard a rappelé qu'en certaines circonstances, le Conseil de la concurrence avait exercé son contrôle et appliqué des sanctions financières.

M. Jean-Jacques Hyest, président, a rappelé tout l'intérêt des propositions du rapport issu des travaux de la commission présidée par Me Jean-Michel Darrois en relevant que certaines d'entre elles étaient d'ores et déjà intégrées dans des textes en cours d'examen devant le Parlement, tandis que d'autres ne présentaient pas de caractère législatif.