Mardi 5 avril 2011

- Présidence de M. Josselin de Rohan, président -

Audition de M. Henry Laurens, professeur au Collège de France, chaire contemporaine du monde arabe

La commission entend M. Henry Laurens, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire sur l'histoire contemporaine du monde arabe.

M. Josselin de Rohan, président - Nous avons le plaisir d'accueillir M. Henry Laurens, professeur au collège de France où vous vous occupez de la chaire « histoire contemporaine du monde arabe ». En énonçant l'intitulé de votre chaire, nous avons posé le cadre de votre audition devant notre commission. C'est bien évidemment vos analyses et votre point de vue d'historien sur ces presque quatre mois de révoltes arabes, si nous situons au 17 décembre le début des mouvements en Tunisie, qui nous intéressent.

Quels sont les points communs de ces événements ? La demande de démocratie que nous constatons a radicalement changé l'image et la perception que nos opinions publiques ont des aspirations démocratiques d'un monde arabe que nous estimions peu doué pour la démocratie. Le rejet d'une corruption endémique et la question de la répartition des fruits de la croissance ont été également des motivations puissantes, sans doute aussi avec une ouverture de la jeunesse, nombreuse et aux perspectives bouchées, ouverte sur la mondialisation et ses outils de communication.

Mais vous replacerez sans doute ces « déclencheurs » dans une perspective de plus long terme.

Pour autant ces points communs des révoltes s'inscrivent dans la spécificité et la diversité des situations qui varient considérablement d'un pays à l'autre. Je pense à des situations aussi diverses que celle qui prévaut en Egypte où l'armée joue un rôle central qui risque d'être débordée par une révolte sociale. Saura-t-elle, pour gérer cette situation, revenir et abandonner une partie de ses privilèges. La problématique est différente en Irak mais là aussi, la contestation sociale prend le relai de la crise politique.

Je pense au Maroc réformateur, à la Tunisie. Est-elle un modèle ? Où va la Libye, les forces rebelles seront-elles capables de trouver une unité et une cohérence et prendre le destin de leur peuple en main ? Faute de quoi nous risquerions un enlisement ou un abandon l'un comme l'autre dramatique.

La grille d'analyse n'est pas simple. Encore n'ai-je cité que quelques pays alors que la crise traverse tout le monde arabe et qu'elle risque de raviver des tensions religieuses entre chiites et sunnites. Les répercussions en Arabie Saoudite, qui peine à se réformer, pourraient être considérables. Il en va de même pour la minorité alaouite au pouvoir en Syrie.

Quelles seront les conséquences de ces mouvements sur le conflit israélo-palestinien qui se radicalise une fois de plus devant la poursuite de la colonisation ? Ces mouvements changent-ils la perception qu'a la rue arabe d'Israël et de l'Occident en général. Pour l'instant ces révoltes n'ont pas ciblé l'Occident mais la poursuite de notre engagement en Libye ne risque t-il pas de raviver ce sentiment ? Une avancée de la démocratie serait-elle de nature à affaiblir des mouvements comme le Hamas ou le Hezbollah qui espèrent la victoire à long terme des Frères musulmans en Egypte ? Permettrait-il de contenir un peu plus l'Iran ?

Pouvons-nous discerner dans les événements en cours les lignes de force qui nous permettraient d'éclairer l'avenir à moyen terme ? Quels enseignements pouvons-nous en tirer pour la conduite de notre politique étrangère ?

Comme vous le voyez, nous avons beaucoup de questions mais sans doute avez-vous beaucoup de réponses à nous apporter.

M. Henry Laurens, professeur au collège de France - Je vous remercie pour ces mots aimables. Je ne suis qu'un historien. Les seules prédictions que les historiens soient capables de faire sont celles qui concernent le passé, l'avenir étant par essence imprévisible. Pour ce qui est de l'intitulé de la chaire que j'ai l'honneur de diriger, il faut entendre « histoire contemporaine » au sens académique du terme, c'est-à-dire depuis le milieu du XVIIIe siècle. Enfin, concernant le monde arabe, je précise que je ne suis compétent que pour le Proche-Orient et pas pour le Maghreb que je n'ai étudié que pour la période coloniale.

Pour répondre à vos questions, permettez-moi de modifier l'expression de Jean Cocteau dans les Mariés de la Tour Eiffel : « puisque nous n'organisons pas ces mystères me dépassent, feignons de les comprendre ». Ce que nous avons vu ces quatre derniers mois rappelle combien les événements sont inattendus. Personne de sérieux n'avait prédit ce qui se passerait. Une doctorante m'avait bien prédit en janvier, alors qu'il n'y avait aucun signe précurseur, que Moubarak partirait. Je lui ai assurée en lui disant qu'il n'y avait aucune chance que cela se produise.

Un des derniers rapports du PNUD portait sur ce point précis du développement et de la démocratisation dans le monde arabe. Ce rapport est un excellent instrument de travail. J'avais commis en 2010 quelques papiers disant que les statistiques démographiques et économiques ne montraient aucun obstacle à la démocratisation dans le monde arabe...

Je partirai donc de la fin de vos questions. Ce qui est en cause aujourd'hui, dans le monde arabe, ce sont les régimes autoritaires. Rassurez-vous, dans ces sociétés, il n'y a pas d'ADN du despotisme oriental. Bien au contraire, l'autoritarisme y est un phénomène récent. L'ancien régime arabo-musulman était un régime de liberté. Le droit à l'insoumission était inscrit dans la constitution sociale du Maroc. L'Afghanistan était appelé le royaume de l'insolence. Dans l'iconographie arabe, le despotisme est représenté par Pharaon et le Coran lui-même comporte plusieurs tirades contre les souverains injustes.

Ce que nous avons actuellement est le résultat de ce que nous avons fabriqué au XIXè siècle : le modernisme autoritaire.

Pour faire face à l'invasion de l'Occident, les régimes arabes ont dû importer les concepts de l'Occident. Ils ont dû s'inspirer de lui pour le combattre. Ils ont dû construire des Etats modernes pour résister aux agressions que nous lui avons fait subir. Cela a commencé avec la Turquie avec les Tanzimat, puis le Kémalisme, puis l'Iran des Pahlavi, et pour finir les révolutions arabes, le Nassérisme, le Baathisme. Tout cela a constitué le modernisme autoritaire.

Le second terme de cet autoritarisme, c'est qu'il a été bâti afin d'éviter les ingérences. C'est l'idée, encore rappelée par Nasser lors d'un entretien avec Nehru : si vous autorisez le libéralisme avec un système pluraliste, c'est la porte ouverte à l'ingérence aussi bien régionale qu'internationale, chaque parti, chaque faction n'ayant de cesse de se trouver un parrain, un protecteur extérieur. L'exemple du Liban est caricatural. Mais il y a aussi celui de la Palestine. La dictature est le ciment de l'unité nationale, elle se justifie par la volonté de lutter contre l'extérieur. La dictature c'est l'absence d'ingérence. Tout ennemi du dictateur est un valet de l'extérieur. Le souverainisme absolu se résume dans la personne du dictateur. C'est un thème récurrent que l'on retrouve encore dans les derniers discours de Bachar El-Assad ou de Mouammar Kadhafi.

Troisième élément : le système économique de la rente. Généralement pétrolière, elle peut aussi être liée à d'autres éléments, tels que le tourisme, la rente du canal de Suez pour l'Egypte, ou encore l'aide américaine. L'Etat se finance sur ces rentes et prélève peu sur les populations. Au contraire, il redistribue. C'est le contraire de l'adage britannique : no taxation without autorisation. Certains économistes disent même qu'en dessous de 20 % de prélèvements obligatoires vous êtes en dictature. Le Roi Abdallah d'Arabie Saoudite a pris des mesures d'urgence en ouvrant grand les vannes des régimes sociaux. L'islamisme n'est qu'une variante de cet autoritarisme.

La question est de savoir ce qui a désagrégé cet autoritarisme. Désagrégation, soit dit en passant, que nous n'avons pas vu venir.

Il y a eu tout d'abord l'impact du libéralisme économique. Il y avait dans les régimes arabes la volonté d'aller vers des économies plus productives, plus efficaces, du fait de l'épuisement de la rente. Or les performances économiques ont été positives, en Egypte, en Tunisie notamment. Ces économies ont échappé à la crise de 2008. Mais quand vous faites du libéralisme économique et des privatisations dans des économies qui n'ont pas de véritable marché, en réalité vous transformez des monopoles publics en monopoles privés. Ces monopoles ont été attribués à des proches du pouvoir : c'est le beau-frère, le beau-fils, le gendre. Ils ont porté généralement sur les nouvelles technologies : les téléphones portables, internet etc.

Ce processus a entraîné une double déconsidération du pouvoir. D'abord à cause de la disparition de l'intérêt public. Ensuite par la corruption. La généralisation dans les élites des modes de vie ostentatoire des princes arabes a poussé les autocrates arabes à s'enrichir de façon immodérée. Des fortunes colossales se sont construites alors que la majorité de la population vivait avec moins de deux dollars par mois.

Cette déconsidération était telle que la lutte contre la corruption a été l'une des principales motivations de la révolution tunisienne. Certains de mes amis me disent, mais ce n'est qu'une demi-plaisanterie, que si Ben Ali avait répudié sa femme, il serait encore au pouvoir. Tout cela doit nous rappeler ce que l'on avait dit à propos d'un Président de la République française au début de la IIIe République  : « quel malheur d'avoir un gendre » !

Observons que les révolutions égyptienne et tunisienne ont été des révolutions nationales. Il n'y a pas eu de terminologie anti-impérialiste. Les manifestants déployaient les drapeaux nationaux. Il n'y a pas eu de drapeaux verts de l'Islam, ni de drapeaux rouges. Les manifestants n'ont pas brûlé de drapeaux américains.

M. Robert del Picchia. - Ni Israélien !

M. Henry Laurens. - Les manifestants de la place Tahir, comme ceux qui ont manifesté en Tunisie, ont réussi, au moins pendant un instant, à représenter la totalité des aspirations de leur pays, à incarner l'unité nationale.

En second lieu, il y a l'impact des nouveaux moyens de communication et en particulier les télévisions satellitaires qui ont réunifié le monde arabe. L'unité culturelle du monde arabe n'existe pas. Mais l'unité émotionnelle oui. Cette unité émotionnelle a été amplifiée par Al Jazeera ou LBC, sorte de chaîne berlusconienne libanaise. Ces télévisions ont réintroduit la liberté de débat, parfois de façon caricaturale. Avant c'était l'Occident qui monopolisait l'information sur le Moyen-Orient. En 1990, c'était CNN. Aujourd'hui c'est Al Jazeera. C'est au fond ce que voulait l'UNESCO en 1990 en appelant à l'instauration d'un nouvel ordre mondial de la communication. Nous y sommes. Al Jazeera est une télévision faite par les Arabes pour les Arabes. Al Jazeera attaque systématiquement les gouvernements arabes en place, sauf le sien. Sur le plan factuel, Al Jazeera donne une image fidèle de ce qui se passe des deux côtés, même si ses rédacteurs en chef recherchent systématiquement le scoop et cherchent à prouver le trucage des dirigeants israéliens et occidentaux. Mais ils le font de façon intelligente : par l'image et par les faits. Pas par le discours.

Par ailleurs, il y a eu un développement incroyable des portables et de l'internet. Du temps d'Hafez el-Assad, les téléphones portables et l'internet étaient interdits en Syrie. Son fils Bachar s'est rendu populaire au début de son règne en les autorisant et en distribuant les monopoles aux membres de sa famille. Cela pourrait lui être fatal. Au fond, c'est le modèle de la révolution orange qui a eu lieu en Ukraine, grâce aux moyens de communication modernes. Les manifestants sur le terrain en savaient plus que les autorités. Ils filmaient avec leur téléphone portable, envoyaient les images à Al Jazeera qui les diffusait immédiatement et ainsi les autres manifestants savaient exactement où étaient les forces de l'ordre.

Troisièmement, il y a eu le facteur démographique. Nous ne l'avons pas compris car nous nous projetions en 2030-2040, date prévue pour la fin de la transition démographique, alors même que la Tunisie a d'ores et déjà un taux de natalité inférieur à celui des taux français. Le climax de la natalité arabe a eu lieu en 1980-1990. Les personnes qui sont nées à cette époque ont entre vingt et trente ans aujourd'hui. Rappelez vous combien l'effet démographique de la génération du baby-boom a été puissant en Occident et a contribué à mai 1968. Ce qui s'est passé dans les pays arabes est un tsunami démographique. Une vague qui se déplace avec le temps. Les générations qui suivent seront moins nombreuses. C'est une sorte de bourrelet démographique qui se déplace progressivement vers le haut de la pyramide. Les régimes en place, même si leurs performances économiques étaient honorables, ne sont pas arrivés à créer autant d'emplois que nécessaire pour absorber cette vague.

Si on met bout à bout la déconsidération, la part de légitimité, les médias et le tsunami démographique, on met en évidence les mécanismes qui ont été à l'oeuvre dans les révolutions arabes et cela permet de mettre en évidence les similitudes avec les révolutions nationales en Europe en 1848. En effet, ces générations n'ont pas été structurées par des partis politiques et des programmes. Un seul programme a été « dégage ». Le mot d'ordre des nouveaux pouvoirs, c'est « engage », c'est-à-dire répondre à la question de savoir comment résoudre le problème de chômage massif des jeunes diplômés et tenter de désamorcer les tensions politiques qui en résultent.

Quelles conclusions en tirer ?

Tout d'abord ces révolutions rouvrent le champ du politique, y compris dans les pays qui s'efforcent d'anticiper les évolutions, comme le Maroc. Les forces politiques ne peuvent plus se contenter de contester et doivent mettre les mains dans le cambouis de l'action réelle. Vous pouvez dire : « l'Islam est la solution », mais quand vous avez des budgets à établir et à gérer, des emplois à créer et des décisions de politique internationale à prendre, cela ne constitue pas un programme. Il faut entrer dans l'exercice du pouvoir. Or les forces politiques actuelles n'y sont pas prêtes.

En second lieu, les Islamistes sont réintroduits dans le jeu et cela est plutôt une bonne nouvelle. Ils sont sur une tendance solidariste que nous avons connue en Europe dans les années 1930. Mais ils sont complètement dépourvus quand on entre dans le domaine de la lutte des classes, quand il y a, par exemple, des affrontements entre ouvriers et patrons, car ils ont des ouailles des deux côtés et tout islamistes qu'ils sont, les ouvriers se comportent comme des ouvriers et les patrons comme des patrons. Ils étaient unis sous la répression mais, à l'approche du pouvoir, ils entrent en compétition les uns avec les autres et se divisent.

Troisièmement, on a créé de nouveaux référents : la révolte, ou la révolution -c'est le même mot en arabe- de 2011. Ils vont en discuter et s'y référer pendant au moins quarante ans, de la même façon que nous parlons encore de la Révolution de 1789 ou de la Commune de Paris ou de mai 1968.

M. Yves Pozzo di Borgo.- La formation universitaire, quel était son état ? Leurs diplômés se sont-ils formés à l'extérieur ?

M. Henry Laurens. - La formation universitaire de masse était d'un niveau médiocre. En revanche se sont développées des formations universitaires privées, destinées aux élites, souvent liées aux universités occidentales. Habituellement, on disait que les Islamistes recrutaient dans les disciplines scientifiques, les ingénieurs et les médecins en particulier, domaines où la connaissance s'apprend par coeur alors que les autres formations, destinées aux élites, étaient plus littéraires et formaient donc mieux un esprit critique. En outre, le monde arabe connaît le même phénomène que le monde occidental : la surreprésentation des femmes parmi les étudiants. Il y a eu une forte émigration des talents. Les mieux formés ne rêvent que d'une chose : aller à l'étranger. L'immigration arabe que nous connaissons n'est plus du tout la même que celle des années 1970 et 1980. Ce ne sont plus des paysans, mais des ingénieurs, des cadres, des médecins. Ces immigrés et leurs enfants ont joué un rôle déterminant sur Internet. C'est le cas des franco-tunisiens. Ils entrevoient des possibilités de rentrer dans leur pays alors que la corruption, en empêchant la promotion sociale par le mérite, les en avait chassés. Les diasporas vont se réinvestir dans leurs pays d'origine et l'existence même de ces diasporas est un des principaux atouts de l'Europe. Il faut étudier avec attention ce phénomène des diasporas. Si les gens qui habitent dans les pays arabes ont envie de quitter leur pays c'est parce qu'ils voient leurs cousins chaque été et sont envieux de leur mode de vie.

M. Robert del Picchia. - Vous aviez prévu que rien ne se passerait en Egypte, ni en Tunisie. Pensez-vous que rien ne se passera au Maroc, en Algérie, en Iran ?

M. Henry Laurens. - Je préfère ne pas faire de pronostics. Quoiqu'il en soit, gardons à l'esprit que les révolutions de 2011 ne sont pas des révolutions religieuses. Les référents religieux ont été absents. Maintenant ils vont être réintroduits. Au Maroc, le Roi s'efforce de mettre en place une monarchie constitutionnelle, ce qui est un gros problème pour les forces politiques. Le Roi leur dit en quelque sorte : « vous voulez les responsabilités politiques  - chiche ». Ils en sont très embarrassés. En Algérie, c'est la levée de l'état d'urgence. En Iran, la révolution a été écrasée dans le sang. C'est tout le modèle de l'autoritarisme qui est remis en cause. Observez du reste que le mot « dégage », dans toutes les traductions qu'il peut avoir en mandarin, est interdit sur l'internet chinois.

Mme Monique Cerisier-ben Guiga. - Je reviens de Tunisie. J'ai été dans cette Tunisie profonde, de l'intérieur, c'est-à-dire toute celle qui n'est pas sur la côte. J'y ai constaté l'effondrement du patriarcat. Qu'en pensez-vous ? N'est-il pas la cause de l'effondrement des systèmes autoritaires ? Par ailleurs, les Tunisiens font la différence entre la « corruption » qui est un phénomène banal pratiqué au quotidien par l'administration et la « prédation » qui est le fait du coeur de l'Etat et qui s'est traduit, paraît-il, par une confiscation de 2 à 3 % du PIB annuel de ce pays, c'est-à-dire ce qui manquait pour créer des emplois. Est-ce la même chose en Syrie ? Vous dites qu'ils n'ont pas de conscience politique. Je peux vous assurer qu'ils sont en train de s'en doter. Ils ont redécouvert leur passé, en particulier la révolte fiscale contre le Bey de Tunis de 1864.

M. Henry Laurens. - Je n'ai jamais cru dans cette histoire du système patriarcal. Tout simplement parce qu'il n'y a pas de patriarcat arabe ancien. Mathématiquement, quand les jeunes d'une génération arrivaient à l'âge adulte, les vieux étaient morts. Il n'y avait donc pas de patriarches capables de guider la tribu tel Moïse guidant les siens. En revanche, il y a eu un rôle croissant des jeunes filles, ce qui est normal puisque délaissées dans la première phase d'alphabétisation, elles ont bénéficié à plein de la seconde phase. Cela accompagne du reste la transition démographique. Aujourd'hui, les études les plus longues sont faites par les filles. Le statut de la femme dans le monde arabe n'a absolument rien à voir avec ce que l'on peut constater dans le sous-continent indien, au Pakistan ou en Afghanistan en particulier.

Sur la corruption-prédation, le modèle était celui représenté par Arafat, que je qualifierai de corrupteur austère. Arafat était corrupteur, mais pas corrompu. Il redistribuait les richesses. C'était sa façon à lui d'acheter la paix sociale. Moubarak, c'est déjà autre chose. A fortiori pour ses enfants, c'est la confiscation des biens au profit d'un groupe étroit.

Troisièmement, l'histoire sert à tout, c'est pour cela qu'elle ne condamne à rien. Le même mouvement de contestation de 1864 auquel vous faites allusion est aussi celui qui s'est opposé à la mise en place d'une Constitution libérale. On n'est jamais prisonnier de son histoire. On s'en sert comme on veut.

Ce qui a changé, c'est approximatif et visuel, mais quand je me promenais dans les rues du Caire ou de Damas dans les années 1970, il y avait des nuées d'enfants. Ils n'y sont plus aujourd'hui. Ils sont devenus adultes. C'est là le changement.

Sur l'éventualité d'une réplique en Syrie. C'est difficile à dire. Quand vous réintroduisez du politique, tout redevient possible. La dictature c'est la suppression du politique. La politique c'est le conflit. Mais c'est aussi le compromis.

M. Bernard Piras. - Que pensez-vous des dirigeants du Qatar ?

M. Henry Laurens. - Ce sont les champions de l'équilibre. Ils ont Al Jazeera parce qu'ils ont le « CentCom » (US central command) et ils ont le « CentCom » parce qu'ils ont Al Jazeera. Ils ne courent pas de grands risques sociaux. Leur population est numériquement faible. Ils sont très fiers de jouer un rôle international. Avec Al Jazeera et ses développements dans les Balkans, ils sont en train de modifier l'ordre de l'information mondiale.

M. Jean-Louis Carrère. - J'ai trois inquiétudes. La première est de savoir comment ces révolutions vont évoluer en interne et si nous pouvons les aider. La seconde est de savoir si ces révolutions vont se propager aux pays voisins. La troisième enfin, tient à Al Qaïda en général et à AQMI en particulier. Que sont devenus ces mouvements ?

M. Henry Laurens. - Comment aider ? Les premiers problèmes sont d'ordre financier. Il faut accompagner ces mouvements, leur donner des garanties qui permettent la reprise économique. Aider le tourisme par exemple en instituant une assurance annulation peu onéreuse. Sur le moyen terme d'autres problèmes se poseront, notamment les délocalisations. C'est là qu'il faudra s'appuyer sur les diasporas et transformer ce qui était un handicap en un atout. Dans un monde qui serait dominé par une gigantesque classe moyenne, les sociétés à diaspora seront favorisées dans la compétition car elles disposeront de personnes capables d'être des ponts entre les pays. De ce point de vue, il faudra observer attentivement ce qui se passe en Tunisie. S'agissant d'Al Qaïda, j'ai tendance à croire ce que me dit mon ami Jean-Pierre Filiu, à savoir qu'il y a davantage de spécialistes d'Al Qaïda que de militants. Ce mouvement a été la principale victime des révolutions arabes. Al Jazeera ne s'intéresse plus à eux. C'est pour ces mouvements un danger mortel. Ceci étant, AQMI est quand même un vrai danger et le Gouvernement français le sait très bien, qui le considère comme la menace n° 1 pour notre pays.

M. André Vantomme. - J'ai écouté avec beaucoup d'intérêt votre discours sur la diaspora, mais lorsqu'il y a eu le onze septembre, on a pu voir des gens socialement très intégrés qui se sont transformés en terroristes. L'implication des diasporas suffira-t-elle à faire disparaître Al Qaïda ?

M. Henry Laurens. - Dans Al Qaïda, il y a plus de convertis que de musulmans d'origine. Les diasporas se répartissent généralement en trois sous-groupes : l'élite, parfaitement intégrée à notre élite -la classe moyenne, ce que certains appellent la « beurgoisie », et enfin les populations des ghettos urbains du « neuf trois ». Ce qui se passe au Maghreb a des répercussions dans le neuf trois. Quand je parle de mobiliser la diaspora, je fais allusion à la beurgoisie.

M. Daniel Reiner. - Vous avez dit tout à l'heure que les révolutions arabes étaient le fruit de l'éducation. Or l'éducation, c'est l'éloignement de la religion. Y-a-t-il dans ces pays une aspiration laïque ?

M. Henry Laurens. - La réponse est compliquée. Auparavant vous aviez des parents analphabètes et islamistes. Mais cet islamisme était un islamisme tranquille, rural, empreint de soufisme, de superstition. Avec l'école -elle-même très autoritaire- s'est développée une interprétation littérale des textes sacrés. En apprenant à lire, ils ont pris le Coran à la lettre, sans les commentaires. Par ailleurs, il y a eu le développement de ce que j'appellerais l'Islam à la carte, c'est-à-dire une appropriation individuelle du message religieux. Ces sociétés se sont réislamisées, mais en même temps d'une façon individualiste. Ce ne sont plus les cheikhs d'Al Azhar qui font la tendance, mais des sortes de télévangélistes islamistes. Il y aura peut être une « Islam belt », comme il y a une « Bible belt » aux Etats-Unis. Tous ces gens font du bricolage religieux. La question de la laïcité doit être reconsidérée de ce point de vue. Quand vous avez des jeunes femmes voilées chez nous qui disent « Dieu le veut » et « c'est mon droit », elles font du bricolage religieux en empruntant aux deux cultures et n'expriment pas un message homogène qui n'existe plus. De plus en plus nous aurons des identités bricolées, faites de bric et de broc.

M. Jacques Berthou. - Les révolutions ont porté l'espérance d'une vie meilleure. Que se passera-t-il si cette espérance est déçue, si les emplois ne sont pas au rendez-vous, si la liberté n'est pas au rendez-vous ? L'islamisme sera-t-il lui au rendez vous ? Quelle est la valeur du temps pendant lequel on peut encore espérer ?

M. Henry Laurens. - L'Egypte est une société profondément islamisée. Pourtant, ce n'est pas un facteur de différenciation. Si tout devient musulman, alors plus rien n'est musulman. Le peuple égyptien est un peuple extrêmement patient, même s'il a de temps en temps des crues bouillonnantes et des accès de fièvre. Ce qui est probable, c'est l'émergence d'un parti de l'ordre qui sera la conjonction des anciens boss du parti national démocratique et des islamistes. Ces gens ont le même univers mental au fond. Et ce sont les deux seules forces organisées. Tout cela nous rappelle 1848.

Encore une fois, c'est la réintroduction du politique. Vous n'aurez pas les amendements constitutionnels américains qui vous donnent le droit de brûler une bible ou un coran, mais vous aurez davantage de liberté avec un pluralisme partisan. Cela a des chances raisonnables de se maintenir car 2011 est devenu le référent de ces sociétés. La totalité de l'Egypte a vibré un moment autour de la place Tahrir. Quelque chose de national s'est produit.

Mme Josette Durrieu. - Quelle perception ont-ils de la démocratie ? Quelles sont leurs aspirations immédiates ? Quelle est leur aptitude à créer quelque chose ?

M. Henry Laurens. - Le spectre était celui de la guerre civile. Le libéralisme, le pluralisme, pour eux, incarnaient ce risque et ils avaient en tête le Liban, la Syrie, l'Irak, la Jordanie. La réintroduction de la politique c'est le conflit. Mais c'est en même temps le moyen de le résoudre. Le paysan méditerranéen est un personnage schizophrène. D'un côté il est viscéralement enraciné dans son terroir, dans son village, au milieu de ses voisins et de leurs haines recuites. De l'autre, il a des cousins dans l'Europe entière, en Amérique ou ailleurs. Tous les ans, des centaines de milliers de gens traversent la Méditerranée et transmettent de l'information. Cela modifie les choses et crée des attentes.

Par ailleurs vous avez eu un authentique libéralisme arabe. Tous les concepts ont été traduits au XIXè siècle. Il y a eu des penseurs arabes, des références en la matière, il suffit de les revisiter. Il y a eu un âge d'or libéral, jusqu'en 1950. Le Maghreb ne l'a pas connu à cause de la colonisation. Mais l'Orient l'a connu. Il y a donc la possibilité de se référer à des gens qui ont écrit en arabe au tournant du siècle et qui n'apparaissent pas comme des produits d'importation. Parodiant Sartre, je dirais que la démocratie est devenue l'horizon indépassable de notre temps. Ce n'était pas le cas dans les années 1930.

M. Joseph Kergueris. - Ces territoires en révolution sont entourés de régimes autoritaires. Il va y avoir de nouvelles relations qui vont s'instaurer. Comment cela va-t-il se passer ?

M. Henry Laurens. - Même au Maroc, qui n'a pour l'instant pas connu de mouvement de masse, le référent de 2011 est là. La demande pour davantage de démocratie va s'exercer. En Afrique noire c'est différent. L'Afrique noire regarde davantage vers la Côte d'Ivoire que vers le Maghreb. Il est vrai que l'affaire libyenne complique tout, même si les Arabes savent qu'ils ne pourraient à eux seuls faire ce que nous y faisons.

M. Michel Boutant. - Il y a un pays dont nous n'avons pas parlé : la Turquie. Est-elle un modèle ou un anti-modèle ? Elle réunit sous un même toit, la démocratie, l'Islam et la réussite économique.

M. Henry Laurens. - La Turquie a été un modèle à plusieurs reprises dans l'histoire, en gros du Kémalisme jusqu'aux années 1950. Depuis c'est une démocratie, ponctuée par des coups d'Etat. Elle nous permet de tenir un discours aux Islamistes du type : « soyez l'AKP et nous vous accepterons ». Seulement, l'AKP c'est aussi une réalité sociale qui s'appuie sur des entrepreneurs -les tigres anatoliens- qui ont agrégé autour d'eux une base sociale solide dans une économie dynamique. Il faudrait que les pays arabes soient capables de se doter d'une telle base sociale.

Les Turcs sont très inquiets. Ils ont construit un système d'alliance avec la Syrie, qui leur donnait une porte d'entrée en Iran. Toutes les cartes sont brouillées. Si nous admettons la Turquie dans l'Europe, il n'y aucune raison que d'autres pays du Moyen-Orient n'y entrent pas et nous aurions alors une sorte d'Union euro-arabe vers 2050-2060. C'est un énorme enjeu.

M. Jacques Gautier. - Nous n'avons pas parlé de la Libye.

M. Henry Laurens. - Je ne suis pas compétent pour ce pays. Chaque pays a ses particularités. La dictature libyenne a été particulièrement éradicatrice et liberticide. On a les opposants qu'on mérite. Plus on éradique, plus les opposants sont médiocres. Le point commun avec les autres révolutions, c'est l'effondrement du mur de la peur.

M. Josselin de Rohan, président. - Monsieur le professeur, je vous remercie au nom de tous mes collègues, pour votre humilité et pour les clefs de compréhension que vous nous avez données.

Comité des prix de revient des fabrications d'armement - Communication

La commission entend une communication de M. Daniel Reiner sur sa participation au Comité des prix de revient des fabrications d'armement et sur le 33e rapport d'ensemble de l'année 2010.

M. Daniel Reiner - J'ai souhaité vous faire part du compte rendu d'activité du comité des prix de revient des fabrications d'armement pour l'année 2010, auquel je participe en votre nom. Je précise tout de suite que le rapport d'ensemble de ce comité est public et publié au Journal officiel. Ce comité est l'un des plus anciens organismes extra-parlementaires en fonction puisqu'il a été établi par un décret du Général de Gaulle du 14 avril 1966. Il est entré dans sa trente-quatrième année d'activité et a atteint, si je puis dire, l'âge adulte.

Ce comité est présidé par un Conseiller d'Etat honoraire, M. François Lagrange. Son rapporteur général est un Contrôleur général des armées, M. Gérard Bonnardot. Il comporte une quinzaine de membres, essentiellement des hauts fonctionnaires, représentants des différents corps de l'Etat, l'inspection des finances, la Cour des comptes, la DGA, mais aussi le Conseil économique et social, ainsi que deux députés, nos collègues Yves Fromion et Jean-Michel Fourgous, et un sénateur. Traditionnellement ce sénateur était un représentant de la commission des finances, en l'occurrence notre collègue François Trucy. Grâce à l'intervention de notre président, Josselin de Rohan, nous avons obtenu en 2009 l'accord du président de la commission des finances et du président du Sénat pour que le représentant du Sénat soit membre de notre commission. C'est ainsi qu'en ma qualité de co-rapporteur du programme 146 « équipement des forces », j'ai été désigné pour représenter le Sénat au sein de ce comité.

La fonction de ce comité est d'examiner les prix de revient des armements, ainsi que des infrastructures, afin de les comparer aux prix payés par l'Etat et de pouvoir procéder aux synthèses permettant de déterminer le prix global d'une opération donnée et la dérive constatée par rapport aux prévisions budgétaires. Il transmet ses appréciations au ministre de la défense et établit un rapport publié au Journal officiel. Le ministre de la défense lui fait connaître les travaux qu'il souhaiterait voir entreprendre pour l'année d'après.

En 2010, le comité s'est réuni à six reprises pour réaliser les travaux fixés par le ministre de la défense.

Les rapports examinés ont porté, pour quatre d'entre eux, sur des opérations d'armement :

- le missile de croisière Scalp-EG de l'armée de l'air ;

- le petit véhicule protégé (PVP) ;

- la déconstruction de la coque Q790 (ex-Clemenceau), gérée par la marine nationale ;

- le segment sol du programme interarmées de télécommunications par satellite - Syracuse.

Un cinquième rapport a eu pour objet de prendre en compte l'environnement nécessaire à la mise en oeuvre de systèmes d'armes majeurs et complexes à travers l'examen du coût de la réalisation de l'infrastructure opérationnelle du Rafale.

Enfin, un dernier rapport a porté sur l'analyse de l'externalisation conduite au ministère de la défense à travers l'exemple du maintien en condition opérationnelle des avions de formation au pilotage de la base aérienne de Cognac.

Chaque rapport particulier nous a été communiqué, avec un préavis malheureusement trop bref pour l'étudier de façon approfondie avec le concours de nos administrateurs. Chaque rapport contient des informations précieuses, d'un niveau de confidentialité et surtout d'un intérêt bien supérieur à celui que nous obtenons au travers des réponses à nos questionnaires parlementaires. Mais ces informations sont le résultat d'un travail spécifique du comité et c'est donc normal que ces informations soient d'une qualité supérieure à celles des réponses aux questionnaires.

Je ne vais pas détailler l'ensemble des six opérations qui ont été examinées par le comité, ce qui serait non seulement fastidieux mais de surcroît inutile puisque le rapport d'ensemble du comité est publié au Journal officiel. Il est d'une excellente facture et j'en recommande la lecture à ceux d'entre vous plus particulièrement intéressés.

Je limiterai donc mon intervention à des observations personnelles et non redondantes avec celles exposées dans le rapport public. Mais avant cela, je tenais à vous dire que ce comité est en cours de réforme et qu'un décret devrait être bientôt publié qui en modifiera les missions et la composition. Il a même été question de le supprimer. Mais la mission confiée à notre ancien collègue, Arthur Paecht, sur l'ensemble des organismes extra-parlementaires rattachés au ministère de la défense, a semble-t-il conclu à son utilité et donc à sa préservation.

Au début de la Ve République, tous les programmes d'armement étaient réalisés par des arsenaux, et il était important de pouvoir calculer les prix de revient, ce qui, à l'époque, n'était guère évident. Désormais les programmes sont réalisés pour l'essentiel par des sociétés privées qui attachent, spontanément, plus d'intérêt aux calculs des coûts que ne le faisaient les arsenaux. Le comité devrait désormais s'attacher à définir pour chaque opération d'armement le coût global. Ce coût global comporte non seulement le coût d'acquisition, mais également le coût des infrastructures associées, celui du maintien en condition opérationnelle et enfin le coût de déconstruction. Je comprends de cette réforme que l'objectif est de généraliser le raisonnement en termes de coûts de possession, ce qui est un concept plus large que celui de prix de revient.

J'en viens maintenant aux observations que je souhaite faire au terme de cette année d'examen et des six opérations d'armement examinés.

Je ferai sept observations.

La première, de portée très générale, pour rappeler qu'une opération d'armement est une opération complexe. Vous le savez tous, le président de Rohan en particulier puisqu'il l'a rappelé lors de l'examen du projet de loi sur la transposition des directives du paquet défense, les biens de défense ne sont pas des biens comme les autres et on n'achète pas un avion de combat comme on achète une voiture de luxe. Par définition la recherche et le développement en matière d'armements est une recherche de rupture, avec des sauts technologiques, et non pas incrémentale, c'est-à-dire pas à pas. Il s'agit de mettre au point des systèmes qui n'existent pas encore, afin d'acquérir un avantage déterminant sur ses ennemis potentiels. Toute opération visant à produire une arme complexe est d'abord un défi technologique. Avec mes collègues Xavier Pintat et Jacques Gautier, nous en mesurerons la portée pour la défense anti-missile.

C'est un défi technologique, et donc plus encore un défi financier. Déterminer les coûts exacts des matériels d'armement et l'incidence financière des évènements qui jalonnent leur réalisation, souvent sur plusieurs décennies, est un défi de premier ordre. Gardons nous donc de jeter la pierre sur ces programmes militaires qui dérapent toujours car en la matière la critique est aisée et l'art est difficile.

Pour autant ce défi de l'évaluation budgétaire doit être relevé chaque année compte tenu de l'importance des masses financières en cause et des choix à effectuer. Nous avons vu que l'idée, importée de Grande-Bretagne, selon laquelle il suffirait de corseter les industriels par des contrats globaux dits à phase unique du type de celui qui a été conclu entre EADS et l'OCCAr pour l'A400M, ne marche pas. On ne peut pas dire à un industriel, construisez-nous un avion avec telles caractéristiques. On se revoit dans six ans et si vous ne l'avez pas réalisé vous paierez des pénalités. Au final, si l'industriel n'est pas capable de le faire, s'il a mal estimé les risques, s'il a du prendre des décisions sur des choix qui sont apparus en cours de route, vous pouvez avoir le contrat le plus rigoureux du monde et rappeler l'adage latin selon lequel pacta sunt servanda, comme le rappelait le ministre allemand de la défense, cela ne vous servira pas à grand-chose et vous devrez de toute façon « remettre au pot » si vous tenez à avoir votre armement.

Deuxième observation, pour conduire ces programmes d'armement dans le temps long et en estimer le coût global au plus près vous avez besoin d'un outil spécifique. Cet outil prend la forme d'un corps d'ingénieurs de l'armement. Seuls des ingénieurs dont c'est le métier ont une chance de pouvoir dire aux décideurs politiques quand et dans quelle mesure les industriels nous racontent des histoires et quand et dans quelle mesure ils éprouvent de réelles difficultés. Comme le disait Francis Bacon : « si l'esprit d'un homme s'égare, faites lui étudier les mathématiques, car dans la démonstration, pour peu qu'il s'écarte, il sera obligé de recommencer ». Nous disposons en France, d'un tel corps d'ingénieurs de l'armement. C'est une chance. Du reste, si on sait ce que la DGA nous coûte, il serait intéressant un jour de mesurer ce qu'elle nous fait gagner et dans quelle mesure cet outil constitue un levier de multiplication de la valeur des deniers publics.

Le fait d'avoir une hétérogénéité dans ce que l'on appelle les agences d'armement en Europe a sans doute beaucoup joué dans l'incompréhension des décideurs publics. Je pense à l'A400M et aux incompréhensions qui ont eu lieu sur ce dossier de part et d'autre du Rhin.

Il faut en tenir compte dans nos réflexions sur l'Agence européenne de la défense. Telle qu'elle est composée cette agence ne peut se substituer, pas plus que l'OCCAr, aux agences nationales. Elle n'a pas les moyens des ambitions que nous lui avons données ou que nous souhaiterions pour elle.

Pour en revenir au CPRA son originalité est qu'il mêle efficacement des ingénieurs de l'armement à des fonctionnaires civils, qu'il s'agisse d'inspecteurs des finances, de conseillers à la Cour des comptes ou de membres du Conseil d'Etat. Cette mixité est un facteur de richesses et permet, en croisant les regards, de donner une image plus complète de la réalité.

Troisième réflexion, si la DGA est une excellente institution, je crois que le danger serait d'en abuser. Autant sa participation à des programmes complexes et longs est une bonne chose, autant la faire intervenir dans des opérations d'achat sur étagères ou des armes d'intérêt peu stratégique me semble un facteur de complexité contre productif. Je pense en particulier à l'achat du drone tactique de petit format, DRAC, actuellement déployé par l'armée de terre en Afghanistan. Je ne suis pas certain que les spécifications imposées par la DGA dans cette opération, de même que le fait d'imposer une grande entreprise en tant qu'intermédiaire, EADS en l'occurrence, nous ait fait économiser des deniers publics ni se soit traduit par un meilleur équipement pour les forces. J'ai même la certitude du contraire. Pour ce type d'opérations, il faut donner plus de liberté aux armées de choisir ce qu'elles souhaitent sur étagère et de pouvoir acquérir des produits eux-mêmes en constante évolution.

Quatrième observation. On parle souvent des programmes qui dérapent. On ne parle pas assez des programmes qui marchent bien. Nous avons dans l'ensemble des opérations examinées par le CPRA l'exemple du programme de missile SCALP EG qui s'est admirablement bien déroulé. Tiré depuis les avions Rafale et Mirage 2000D, ce missile, développé par MBDA, est dérivé du missile anti-pistes APACHE - lui aussi développé par MBDA. Produit à 500 exemplaires, dont 50 pour les Rafale de la marine nationale, il est destiné à être utilisé contre les centres vitaux d'un adversaire. Nous en avons utilisé dix-sept, si mes informations sont correctes, dans l'opération Harmattan en cours au-dessus de la Libye. Ce programme a été lancé en 1996 et s'est achevé en 2007. Son coût total s'est élevé à 701 millions d'euros aux conditions financières de 1997, alors que le devis initial s'élevait à 742 millions d'euros. C'est donc un programme qui s'est traduit par une économie de 41 millions d'euros, soit 5,5 % du devis initial. Les raisons de ce succès sont parfaitement analysées dans le rapport du CPRA. Je les résume :

- une vraie coopération avec les Britanniques, sur une définition du besoin militaire identique et avec un calendrier de livraison des équipements parfaitement compatible ; cette coopération a permis une réduction par moitié des coûts des non-récurrents ;

- pas de réduction de la cible du programme, qui est restée la même du début jusqu'à la fin du programme, de part et d'autre de la Manche ;

- pas de modification des spécifications techniques en cours de programme.

Au total, le programme a été parfaitement tenu dans les coûts et les délais.

Par contraste, le programme du petit véhicule blindé (PVP) représente un contre-exemple. Première erreur : transformer une simple opération d'achat sur étagères en programme d'armement sans définir de façon précise le besoin. Deuxième erreur, une évolution importante des spécifications en cours de programme. Il y a cela de bonnes raisons. En particulier le développement des engins explosifs improvisés, auquel nos troupes ont dû faire face en Afghanistan. On ne peut donc en blâmer les responsables du programme, mais tout de même, cela a beaucoup impacté le programme. Enfin, la cible a changé. En conséquence, les coûts ont connu une forte augmentation passant de 136,5 millions d'euros en 2004 à 166,5 millions d'euros en 2009, soit une augmentation de 22 % à périmètre constant. Mais la modification des spécifications a porté le coût du programme à 190 millions d'euros, soit une augmentation de 39 % et finalement l'augmentation de la cible de 933 véhicules à 1233 véhicules a porté le coût à 240 millions soit un dérapage final de 75 % ! S'agissant des délais, l'opération initiée en 1999 aurait dû se terminer en 2001-2002 par un achat sur étagères. Elle n'est toujours pas achevée, malgré un changement d'entreprise, le contractant initial, la société nouvelle des automobiles Auverland, ayant été rachetée par la société Panhard en 2006, ce qui a permis un rattrapage vigoureux de la production. Des pénalités de retard ont été appliquées les premières années. Le retard s'est peu à peu résorbé et il n'était plus que de quatre mois en 2009. Les dernières livraisons en 2011 et 2012 devraient heureusement être réalisées en avance sur le calendrier.

Ma cinquième observation, tirée du programme du segment sol Syracuse, tient au fait que la réduction des cibles peut éventuellement générer des économies, mais que, compte tenu de l'importance des coûts non récurrents dans les programmes d'armement, ces économies budgétaires ne sont jamais à la hauteur des réductions et renchérissent le coût unitaire des équipements. Ainsi l'Etat avait envisagé de commander initialement 559 stations sol utilisateurs dans les années 2000. Compte tenu de la réduction du format de nos forces, ce chiffre a été ramené à 368, soit une diminution de 37,5 %. Or le coût final du programme, initialement envisagé de 1 099 millions, n'a été ramené qu'à 773 millions d'euros, soit une diminution de 29,6 %. Je dis cela à l'attention de tous ceux qui seraient tentés de réduire la cible des programmes d'armement afin de faire des économies budgétaires. Les économies sont certes réalisées, mais elles se traduisent par une explosion des coûts unitaires qui peut parfois être démesurée et rendre impossible les exportations. Je pense en particulier au programme des FREMM.

Sixième observation : la déconstruction de la coque du Clemenceau a montré la nécessité absolue de mettre en place une filiale de déconstruction des navires en Europe. Je comprends bien qu'une telle filière ne provoque qu'un enthousiasme morose chez les responsables de DCNS. Il s'agit en effet d'une industrie de main d'oeuvre, pour laquelle nos industriels sont peu compétitifs. Il s'agit en outre d'opérations potentiellement avec des risques élevés d'accidents du travail. Enfin, l'image de ce type d'opérations n'est peut être pas extrêmement valorisante. Il n'en reste pas moins qu'il faut bien les réaliser. Et c'est là qu'une coopération européenne, associant opérations civiles et militaires, pourrait prendre son sens. Ce n'est pas stratégique, cela ne semble pas difficile à réaliser. Il suffit de le vouloir.

Enfin, septième et dernière observation, l'externalisation du MCO des avions école de la base de Cognac a montré que l'externalisation pouvait se traduire par des économies budgétaires considérables. En l'occurrence ces économies sont estimées à 35 %. Toutefois, pour garantir le succès de telles opérations, de grandes précautions doivent être prises, à la fois dans la détermination de la fonction à externaliser pour bien en préciser les contours, comme dans la fixation des clauses du contrat, en particulier sur les prestations à assurer, même si ces clauses doivent rester suffisamment souples pour s'adapter aux évolutions. On le voit là encore, la critique est aisée, mais l'art est difficile.

M. Josselin de Rohan, président - Je vous remercie pour cette communication intéressante qui montre que la présence des parlementaires au sein de ce comité est indispensable. Les parlementaires sont des gens de bon sens, soucieux du bon emploi des deniers publics. Comme vous le mettez en évidence, l'exemple d'un bon programme est celui du Scalp, fruit d'une coopération franco-britannique réussie. Le contre-exemple est celui du PVP ou ne savions pas réellement ce que nous voulions. Il faut quand même reconnaitre que ce véhicule, réalisé par Panhard, est une réussite technique. Cela me rappelle ce qui s'était produit avec DCN Cherbourg. Profitant d'un creux d'activité cette entreprise a construit une plate-forme pétrolière. Ce fut une magnifique réalisation technique, mais un désastre financier.

M. Didier Boulaud - Je félicite le rapporteur. Les programmes d'armement nécessitent un suivi dans le temps long et ne tolèrent pas le cabotage. Il y faut du recul.

M. Jean-Louis Carrère - Je remercie le Président de Rohan de nous avoir permis de rapatrier la présence du représentant du Sénat au sein de notre commission. Il est très important que nous soyons informés de ce qui se fait dans ce comité. Peut être cela servira-t-il à faire des propositions, notamment en matière de déconstruction.

M. Daniel Reiner - S'agissant de la filière de déconstruction, DCNS n'est pas du tout enthousiaste.

M. Jacques Gautier - La question s'est posée après le retour de la coque du Clemenceau. Des ferrailleurs privés se sont présentés, mais il ne leur a pas été possible de concrétiser et finalement la déconstruction a été faite en Grande-Bretagne.

M. Didier Boulaud - RTD réfléchit également à ces problèmes de déconstruction.

Mme Josette Durrieu - Nous avons à Tarbes un projet en cours de réalisation de déconstruction d'avions civils. C'est le projet Tarmac. Deux avions sont en cours de déconstruction et quinze autres attendent. Nous attendons que l'armée de l'air nous envoie elle aussi ses avions.

Mercredi 6 avril 2011

- Présidence de M. Josselin de Rohan, président -

Audition de M. Nicolas de Rivière, directeur des Nations unies, des organisations internationales, des droits de l'homme et de la francophonie au ministère des affaires étrangères et européennes

Lors d'une première séance tenue dans la matinée, la commission procède à l'audition de M. Nicolas de Rivière, directeur des Nations unies, des organisations internationales, des droits de l'homme et de la francophonie au ministère des affaires étrangères et européennes.

M. Josselin de Rohan, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui, pour la première fois, M. Nicolas de Rivière, qui vient d'être nommé directeur des Nations unies, des organisations internationales, des droits de l'homme et de la francophonie au ministère des affaires étrangères et européennes.

Pour ceux d'entre vous qui ont participé aux missions que notre commission effectue chaque année à New York aux Nations unies il n'est pas un inconnu puisqu'il a occupé jusqu'en juillet 2010 les fonctions de représentant permanent adjoint auprès des Nations unies à New York.

Votre biographie a été distribuée. Je ne décrirai donc pas votre carrière si ce n'est pour constater que vous l'avez commencée dans la direction dont vous prenez aujourd'hui la tête et que votre bref passage dans le secteur privé a été interrompu par un appel à travailler au cabinet du ministre des affaires étrangères, M. Dominique de Villepin.

J'ai souhaité que vous nous fassiez part de votre vision de nouveau directeur des Nations unies du Quai d'Orsay et que nous fassions un point sur les dossiers que notre pays gère à l'ONU. Lors de nos visites à New York, nous avons pu constater que l'activité de notre représentation permanente à l'ONU est considérable et d'une très grande efficacité pour défendre les intérêts de notre pays et de l'Union européenne. On le voit bien, récemment, avec l'adoption des résolutions du Conseil de sécurité n°1973 sur la Libye et n°1975 sur la Côte d'Ivoire. L'importance de la tâche qui incombe à l'équipe, autour de notre ambassadeur, M. Gérard Araud, est à la dimension de ce qu'est l'ONU. C'est-à-dire une organisation internationale universelle qui couvre l'ensemble des relations internationales et où, dans un monde globalisé, il est vital d'être présent, actif et reconnu.

L'action que notre pays a menée avec le Royaume-Uni et l'appui du Liban pour faire adopter la résolution 1973 est naturellement exemplaire. C'est un très grand succès diplomatique, non seulement parce qu'il a permis d'éviter un massacre en Libye, mais il constitue aussi une importante avancée du droit international, avec la reconnaissance du devoir de protéger les populations civiles et de sa sanction, par l'action internationale, quand les gouvernements sont défaillants à le respecter.

Mais, au-delà de coup d'éclat et de la vitrine qu'est le Conseil de sécurité, c'est le travail quotidien au niveau de l'ensemble du système des Nations unies, que ce soit en matière de paix et de sécurité. Je pense notamment aux opérations de maintien de la paix, d' état de droit, de questions économiques, sociales et environnementales, de francophonie, ou encore, pour les enjeux de la réforme de l'ONU, qui contribue à l'influence de la France.

La participation à cette énorme machine internationale et le maintien de notre rôle nécessitent un travail et une attention de tous les instants dont nous sommes parfaitement conscients. La complexité de cette mécanique vous a d'ailleurs conduit à éditer un « Guide des Nations unies » qui est un auxiliaire précis et précieux.

C'est indiscutablement à l'ONU et dans les organisations internationales que notre diplomatie se joue dans un cadre multilatéral. Il est donc particulièrement important que nous suivions de manière précise le déroulé des négociations dans les organisations internationales, que ce soit au sein du système de l'ONU ou ailleurs. Nous aurons du reste, à la fin du mois, une audition consacrée aux négociations sur le désarmement.

Nous ne pourrons aborder aujourd'hui que quelques uns des thèmes principaux, mais je souhaite que nous ayons des rendez vous réguliers avec vous-même ou avec vos collaborateurs pour informer la commission et prendre connaissance, en amont de leur adoption, des enjeux des négociations multilatérales. Je vous laisse la parole.

M. Nicolas de Rivière, directeur des Nations unies, des organisations internationales, des droits de l'homme et de la francophonie au ministère des affaires étrangères et européennes - Les Nations unies sont une priorité constante de notre politique étrangère depuis 1945, quels que soient les gouvernements.

Les principes et les valeurs de la Charte des Nations unies gardent aujourd'hui toute leur pertinence, qu'il s'agisse du maintien de la paix, des droits de l'homme ou bien encore du développement et de la lutte contre la pauvreté.

La direction des Nations unies, des organisations internationales, des droits de l'homme et de la francophonie, dont je viens de prendre la direction il y a quelques mois, dispose d'une équipe d'environ 70 agents. Elle anime un réseau important, en particulier au siège des Nations unies à New York, où la représentation permanente de la France compte une équipe de 80 personnes environ, mais aussi avec des représentations auprès des autres organes ou institutions spécialisées des Nations unies, à Genève, en particulier pour les droits de l'homme, à Vienne, à Rome pour la problématique de l'alimentation, à Montréal, à Nairobi pour les questions d'environnement et à La Haye pour la justice internationale. La principale tâche de notre direction est d'élaborer une position française et des instructions à nos représentations. Cette fonction, qui présente une forte dimension interministérielle, compte tenu de la très grande variété des sujets, s'apparente à celle du Secrétariat général pour les affaires européennes (SGAE) concernant l'Union européenne.

La principale force des Nations unies, ce qui fonde sa légitimité, mais ce qui constitue aussi sa principale faiblesse, c'est son caractère universel. Les Nations unies regroupent, en effet, aujourd'hui 192 Etats membres. Le budget est assuré principalement par une quinzaine de pays. C'est le seul endroit où quasiment tous les pays sont représentés et peuvent dialoguer entre eux.

La réforme des Nations unies est un thème récurrent. On en parlait déjà lors de mon arrivée au Quai d'Orsay il y a vingt ans.

Ces dernières années, il y a eu des progrès et des améliorations dans le fonctionnement des différents organes ou institutions des Nations unies, comme par exemple à l'Organisation mondiale de la santé (OMS) ou au bureau international du travail (BIT). Même l'UNESCO, qui était à la dérive à la fin des années 1980, a vu son fonctionnement s'améliorer.

L'Assemblée générale des Nations unies reste une assemblée, avec toutes les qualités mais aussi les défauts de ce type d'organe. Il n'en demeure pas moins qu'elle est le seul endroit où tous les pays du monde peuvent se rencontrer et rechercher l'intérêt commun de l'humanité.

L'organe phare des Nations unies demeure le Conseil de sécurité. Sa composition et la différence de statut entre les cinq membres permanents et les dix autres membres non permanents suscitent beaucoup de frustrations parmi les Etats. Force est de constater toutefois que, depuis la fin de la guerre froide, le Conseil de sécurité fonctionne et qu'il remplit même assez bien son rôle.

Concernant les opérations de maintien de la paix (OMP), environ 110 000 casques bleus sont aujourd'hui déployés dans le monde, dans le cadre d'opérations sous mandat des Nations unies, principalement en Afrique. Ces opérations se sont multipliées ces dernières années. Les opérations de maintien de la paix représentent un coût d'environ 8 milliards de dollars par an, soit un coût quatre fois plus important que le budget des Nations unies. La France participe au financement des OMP à hauteur de 450 millions d'euros par an.

En sa qualité de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, la France dispose d'un statut privilégié au sein de l'Organisation des Nations unies. Cela lui assure une influence et un rayonnement très important. Parmi les membres permanents, la France est, avec le Royaume-Uni, le pays le plus actif au sein du Conseil de sécurité. On estime que la France et le Royaume-Uni sont à l'origine des deux tiers ou des trois quarts des textes adoptés.

Les droits de l'homme constituent un domaine essentiel des Nations unies et la France prend une part active sur ce sujet. Depuis la réforme de 2005, le conseil des droits de l'homme s'est substitué à la commission des droits de l'homme.

Certes, il est aisé de dénoncer les carences et les progrès limités rencontrés dans ce domaine. Ainsi, le conseil des droits de l'homme reste un organe aux pouvoirs limités. On peut toutefois noter des progrès, particulièrement depuis 18 mois, avec par exemple le retour des Etats-Unis au sein du Conseil des droits de l'homme sous l'administration Obama, en matière de dialogue entre les religions ou de reconnaissance des différentes orientations sexuelles. Ainsi, la dernière session qui vient de s'achever a été marquée par la désignation d'un rapporteur sur la situation des droits de l'homme en Iran et le lancement d'une enquête internationale sur les violations des droits de l'homme en Côte d'Ivoire. L'avancée la plus notable tient toutefois au fait que, pour la première fois, le conseil des droits de l'homme a suspendu l'un de ses membres, la Libye -qui dans le passé avait même exercé la présidence de la commission des droits de l'homme- en raison des violations des droits de l'homme commises dans ce pays, et que cette décision a été entérinée par l'assemblée générale.

En ce qui concerne la justice internationale, malgré le relatif pessimisme qui présidait à la mise en place des tribunaux pénaux internationaux, il y a une quinzaine d'années, on peut constater que les différentes juridictions internationales fonctionnent plutôt bien. Ainsi, le tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie est parvenu à se saisir de l'ensemble des personnes inculpées, à l'exception de deux fugitifs. Il en va de même pour le tribunal pénal international pour le génocide au Rwanda. La Cour pénale internationale représente aujourd'hui une épée de Damoclès au dessus de la tête de tous les dictateurs de la planète, comme l'illustre le cas de Charles Taylor. Le paramètre CPI est devenu essentiel dans la gestion des crises.

S'agissant des aspects économiques et du développement, l'image des Nations unies a souffert de la crise financière de 2008, qui a laissé le sentiment que les Nations unies avaient délaissé ce terrain au profit du G 20. En réalité, la crise financière ne relève pas véritablement des attributions des Nations unies, qui sont davantage tournées vers l'aide au développement. Grâce notamment à sa directrice, Mme Helen Clark, l'agence des Nations unies chargée du développement, le PNUD, se transforme en une agence de plus en plus performante et efficace.

Ainsi, les Nations unies ont lancé un programme, baptisé « one UN », visant à rationaliser l'action des différents organes et institutions des Nations unies dans les pays, afin de renforcer la cohérence et la coordination et d'éviter les doublons.

L'environnement représente un défi important pour les Nations unies. Depuis la Conférence de Rio, en 1992, les Nations unies se sont beaucoup impliquées sur ce dossier, en déployant une vaste panoplie d'outils, par exemple en matière de biodiversité, de lutte contre la déforestation, etc. Après la conférence de Cancun, la prochaine échéance sera 2012, avec la conférence qui se tiendra à Rio, vingt ans après la première.

Une idée souvent évoquée consisterait à créer une organisation mondiale de l'environnement afin de renforcer la cohérence et rationaliser l'action des différentes institutions ou organes.

Enfin, concernant les aspects budgétaires, sur lesquels les parlementaires ont un rôle essentiel à jouer, on constate, depuis déjà plusieurs années, une tendance régulière à une augmentation du budget des Nations unies, qui pèse lourdement sur les principaux pays contributeurs comme la France. Je rappelle que, sur 192 pays, seuls quinze Etats contribuent réellement au budget des Nations unies, alors que 170 n'apportent quasiment aucune contribution ou contribuent très peu. L'Union européenne représente le premier contributeur, avec une participation à hauteur de 40 %, suivie par les Etats-Unis à hauteur de 22 %, puis par le Japon. Cette situation entraîne une pression à l'augmentation des dépenses de la part du secrétariat général et des 170 pays qui participent peu ou pas au financement.

Le budget des Nations unies se compose de trois types de dépenses :

- le budget de fonctionnement des institutions et organes des Nations unies représente un coût assez limité, auquel la France participe à hauteur de 6,1 %, ce qui représente environ 150 millions d'euros par an ;

- les opérations de maintien de la paix représentent un coût de 8 milliards de dollars par an. La France, en raison de son statut de membre permanent du Conseil de sécurité, participe à hauteur de 7,5 %, ce qui représente une contribution d'environ 450 millions d'euros par an ;

- enfin, la troisième catégorie de dépenses est constituée par ce que l'on désigne sous le terme de « contributions volontaires », qui servent à financer les institutions spécialisées comme le Haut comité des réfugiés (HCR), le programme des Nations unies pour le développement (PNUD) ou l'UNICEF. C'est surtout dans ce domaine que l'on peut avoir une inquiétude au regard de la baisse importante de la contribution française, qui a diminué de 40 % ces dernières années. Ainsi, alors que les contributions volontaires représentaient 85 millions d'euros il y a quelques années, elles ne représentent aujourd'hui que 46 millions d'euros. Le choix a été fait de concentrer les moyens disponibles sur quelques organisations, comme le HCR, le PNUD et l'UNWRA. Cela explique que dans certaines institutions ou organes spécialisés des Nations unies, la France ne figure qu'au dixième, voire au vingtième rang des contributeurs et que notre influence tend à se réduire au sein de ces organisations.

M. Josselin de Rohan, président. - Je vous remercie pour votre intervention. Vous nous avez montré comment les Nations unies ont su s'adapter à la mondialisation.

En ce qui concerne la baisse des contributions volontaires de la France, j'avais moi-même été interpellé à ce sujet par le secrétaire général des Nations unies, qui s'inquiétait du fait que la France avait réduit à zéro sa contribution au fonds humanitaire d'urgence des Nations unies.

Concernant les opérations de maintien de la paix, je trouve assez curieux que les 10 000 casques bleu présents en Côte d'Ivoire ne puissent pas intervenir sans l'appui du millier de soldats français de la force Licorne pour remplir le mandat des Nations unies.

Malgré les efforts du secrétaire général adjoint chargé des opérations de maintien de la paix, notre compatriote Alain Leroy, l'efficacité des casques bleus au regard de leur coût me semble encore avoir des marges de progrès.

M. Nicolas de Rivière. - Le cas du fonds humanitaire d'urgence est effectivement très délicat. En raison de la diminution des crédits, qui ont baissé de moitié depuis 2008, nous essayons de jouer les équilibristes, en essayant de multiplier les financements croisés bilatéraux et multilatéraux, par exemple avec l'UNICEF. Toutefois, on ne peut cacher que la contribution française est parfois quatre ou cinq fois inférieure à ce qu'elle était auparavant. Pour ma part, je ne crois pas à l'opposition entre le bilatéral et le multilatéral. Je considère, en effet, que les deux sont complémentaires.

M. Josselin de Rohan, président. - Dans le même temps la France a considérablement augmenté sa contribution au Fonds mondial SIDA, alors que tous les fonds disponibles ne seraient pas utilisés.

M. Nicolas de Rivière. - Depuis 2003, la France a fait de la lutte contre le SIDA au niveau mondial l'une de ses priorités. C'est un choix politique. La contribution française au Fonds mondial de lutte contre le SIDA a triplé puis a continué d'augmenter. Compte tenu des ressources limitées, cette progression très importante s'est faite au détriment des contributions aux autres organisations, comme le PNUD, qui ont baissé. Il est vrai que si cette progression avait été moindre, notre pays disposerait de davantage de marges de manoeuvres s'agissant des contributions volontaires. Si certains dysfonctionnements ont été révélés récemment, l'efficacité de cet instrument me semble être comparable à celle d'autres instruments ou institutions internationales.

Concernant les opérations de maintien de la paix des Nations unies, il s'agit souvent d'opérations qui sont confiées aux Nations unies parce qu'aucune autre organisation, comme l'OTAN ou l'Union européenne, ne peut ou ne souhaite s'en charger. Le plus souvent, ces opérations se déroulent en Afrique, avec des soldats originaires d'Afrique ou d'Asie du Sud Est, dans des conditions difficiles. A cet égard, l'opération de la FINUL au Liban constitue plutôt une exception. Par ailleurs, la culture des casques bleus reste marquée par le maintien de la paix, comme l'illustre l'attribution du prix Nobel de la paix, et s'apparente davantage à un « super gendarme » qu'à un véritable soldat combattant. A cet égard, l'intervention assez musclée des casques bleus au Congo (MONUC) contre les rebelles fait plutôt figure d'exception.

Ainsi, la mission des Nations unies en Côte d'Ivoire (ONUCI), pourtant sous chapitre VII de la charte, malgré le nombre de casques bleus et l'équipement dont ils disposent, était dans l'incapacité d'intervenir sans l'appui de la force Licorne pour faire respecter le mandat des Nations unies. Cette opération, qui s'inscrit pleinement dans la légalité internationale, est sans précédent pour les casques bleus, car ils sont confrontés, à Abidjan, à une situation de véritable guérilla urbaine avec des armes lourdes qui menacent directement les populations civiles.

Une autre difficulté des opérations de maintien de la paix tient au fait que l'ONU ne dispose pas d'un état-major aussi étoffé que celui de l'OTAN, puisque seulement 120 militaires supervisent ces opérations au siège des Nations unies et qu'elles sont très largement gérées au niveau local.

Enfin, le système de financement actuel, qui repose sur une rétribution au pays contributeur d'un casque bleu, à hauteur de 1.000 dollars par homme et par an, est très incitatif pour des pays en voie de développement, mais peu pour les pays développés comme la France, puisque cette somme ne couvre que le tiers du coût de déploiement d'un militaire français.

Malgré tout, la France figure parmi les premiers pays contributeurs en casques bleus au sein du Conseil de sécurité des Nations unies et parmi les pays développés, avec 1.500 soldats français déployés sous le drapeau des Nations unies partout dans le monde, principalement au Liban dans le cadre de la FINUL. A titre de comparaison, les Etats-Unis et la Russie n'ont aucun casque bleu et la Chine très peu.

Mme Catherine Tasca. - J'ai le sentiment que les mandats sur lesquels reposent les différentes opérations de maintien de la paix ne sont pas toujours d'une grande clarté et que beaucoup de difficultés rencontrées sur le terrain auraient pu être évitées si ces mandats étaient rédigés de manière plus claire.

Je m'interroge aussi, à la lumière de la situation en Côte d'Ivoire, sur l'influence que pourrait avoir la Cour pénale internationale sur les conflits internationaux. Comment concilier l'exigence de justice avec le souci légitime d'éviter une montée de la violence ?

Enfin, je souhaiterais avoir des précisions sur votre action en matière de francophonie et comment votre action s'articule avec celle de l'Organisation internationale de la francophonie.

M. Nicolas de Rivière. - Les mandats des Nations unies sont des documents de nature politique. Ils sont souvent rédigés très vite par un groupe restreint d'une quinzaine de pays et peuvent avoir des conséquences assez lourdes, avec des sanctions internationales, voire autoriser le recours à la force.

Parmi les membres permanents, la Chine et la Russie ont une conception assez traditionnelle du maintien de la paix, centrée autour de la guerre entre deux Etats, tandis que les pays occidentaux ont une conception plus large, autour du concept de paix et de sécurité internationale.

L'adoption des dernières résolutions sur la Libye et la Côte d'Ivoire montre que le système est assez efficace.

Les opérations de maintien de la paix des Nations unies présentent aujourd'hui une dimension plurielle, avec des aspects qui concernent la protection des droits de l'homme, l'état de droit, etc. Cela soulève souvent des difficultés de mise en oeuvre.

On se réfère souvent aux échecs, comme en ex-Yougoslavie ou au Rwanda, mais on oublie de mentionner les succès des Nations unies, par exemple au Mozambique, en Angola, en Sierra-Leone, au Libéria, au Guatemala, au Salvador ou au Cambodge.

S'agissant de la situation en Côte d'Ivoire, la Cour pénale internationale n'a pas encore été saisie du cas de Laurent Gbagbo, mais on peut penser qu'elle le sera prochainement. Une enquête a été décidée par le Conseil des droits de l'homme et, en tout état de cause, je vous rappelle que la Côte d'Ivoire a signé le traité sur la CPI. La Cour peut également s'autosaisir. Il est vrai que cela peut avoir pour effet de ne pas inciter l'ex-président à quitter le pouvoir, comme d'ailleurs pour Kadhafi, et on peut imaginer qu'ils étudient attentivement les pays qui n'ont pas reconnu la compétence de la CPI, mais c'est la rançon du succès de la justice pénale internationale. La justice et la lutte contre l'impunité doivent l'emporter sur toute autre considération.

Au sein de ma direction, le service des affaires francophones s'occupe plus spécifiquement de la francophonie et des relations avec l'organisation internationale de la francophonie. La francophonie présente à nos yeux une double dimension. La première, traditionnelle, repose sur la défense et la promotion de la langue française. La seconde approche, plus ambitieuse, consiste à promouvoir la défense de valeurs communes. L'enjeu du prochain Sommet de la francophonie, qui se tiendra à Kinshasa au Congo en 2012 est de savoir s'il sera axé sur les questions de développement, et notamment les thèmes de l'eau, de l'énergie ou des forêts, comme le souhaitent les congolais, ou bien s'il sera principalement consacré aux droits de l'homme.

M. André Vantomme. - En tant que co-rapporteur des crédits consacrés à l'aide publique au développement, nous avons étudié, avec mon collègue Christian Cambon, l'efficacité des fonds consacrés à la lutte contre le SIDA, en particulier le Fonds mondial SIDA, et nous avons constaté des difficultés en matière de décaissement de ces fonds.

Sans méconnaître toute l'importance politique et sanitaire que représente la lutte contre cette maladie, on peut donc s'interroger sur l'efficacité de cet instrument au regard de l'augmentation très importante de notre contribution. Compte tenu des marges de manoeuvre limitées dont dispose notre diplomatie, il serait sans doute préférable de trouver un meilleur équilibre entre notre contribution au Fonds mondial SIDA et nos contributions volontaires aux organes et institutions spécialisées des Nations unies. La difficulté vient du fait que, depuis quelques années, la France multiplie les déclarations au plus haut niveau lors des rencontres internationales annonçant qu'elle va accroître ses efforts et augmenter sa contribution.

Par ailleurs, je souhaiterais vous interroger sur l'état d'avancement de l'enquête sur l'assassinat du Premier ministre libanais Rafiq Hariri.

M. Nicolas de Rivière. - Après l'assassinat de Rafiq Hariri à Beyrouth en 2005, le Conseil de sécurité des Nations unies a lancé une enquête internationale. Les premiers éléments de l'enquête internationale menée par le procureur allemand M. Detlev Mehlis paraissaient devoir mettre en cause plusieurs hauts responsables syriens. En mai 2007, le Conseil de sécurité des Nations unies a décidé la création d'un tribunal spécial des Nations unies pour le Liban chargé de juger les responsables de cet assassinat. Il s'agit d'un tribunal international ad hoc, financé à hauteur de 49 % par le Liban et à 51 % par la communauté internationale. Ce tribunal a commencé à fonctionner en 2009.

L'enquête du procureur du tribunal, désormais le canadien Daniel Bellemare, semble s'orienter désormais vers une mise en cause du Hezbollah, ce qui risque de provoquer, si cela se confirme et se traduit par des inculpations des responsables, une crise politique au Liban qui pourrait même relancer le processus de guerre civile.

Après la chute du Gouvernement Hariri, le Liban est dirigé par un premier ministre d'origine Hezbollah modéré. Des inculpations pourraient entraîner la fin du financement libanais du tribunal.

La France a apporté son soutien à la justice internationale et à l'action du tribunal international spécial pour le Liban.

M. Robert del Picchia. - Ne sommes nous pas arrivés aujourd'hui à une limite concernant les opérations de maintien de la paix sous mandat des Nations unies, comme le montre l'exemple des casques bleus en Côte d'Ivoire, qui ne sont pas en mesure de remplir leur mandat sans l'intervention des soldats français de la force Licorne ? Est-ce que les Nations unies ne seront pas contraintes de s'en remettre de plus en plus à l'avenir aux organisations régionales, comme l'OTAN, l'Union européenne ou l'Union africaine ? Par ailleurs, je souhaiterais avoir des précisions sur l'attitude des Etats-Unis à l'égard des Nations unies depuis l'élection de Barak Obama.

M. Nicolas de Rivière. - Il est vrai qu'avec près de 110 000 casques bleus déployés dans le monde, les opérations de maintien de la paix sous mandat des Nations unies arrivent aujourd'hui à une certaine limite. Par ailleurs, les Nations unies interviennent souvent là où aucune autre organisation ne souhaite s'impliquer, notamment en Afrique.

Afin d'éviter une saturation, notre objectif est d'éviter l'enlisement des opérations de maintien de la paix, dont certaines sont très anciennes, à l'image de l'opération à Jérusalem depuis 1948 ou au Golan depuis 1973, et d'encourager la fermeture de certaines opérations lorsque la situation le permet, comme par exemple au Tchad.

En Côte d'Ivoire, les casques bleus des Nations unies (ONUCI) ne pouvaient intervenir sans l'appui des soldats français de la force Licorne.

Parmi les principaux pays contributeurs en hommes, on trouve les pays africains mais aussi l'Inde et le Pakistan, qui disposent de militaires aux compétences reconnues. Avec 1 500 soldats français, la France est au premier rang des contributeurs parmi les membres permanents du Conseil de sécurité. Les OMP sont donc un outil imparfait mais précaire et irremplaçable.

Les Etats-Unis sont présents et exercent une forte influence au sein de toutes les enceintes internationales, y compris les Nations unies.

Après une période assez tendue sous le premier mandat du président George Bush, les relations entre les Etats-Unis et les Nations unies se sont beaucoup améliorées, notamment depuis l'élection de Barak Obama. Les Etats-Unis ont réglé leurs arriérés financiers et sont revenus au Conseil des droits de l'homme. Les démocrates sont traditionnellement plus favorables que les républicains à l'égard des Nations unies, mais le retour des Etats-Unis à l'UNESCO s'était réalisé sous une administration républicaine.

Concernant la réforme du Conseil de sécurité des Nations unies, l'attitude des Etats-Unis n'est pas dénuée d'ambiguïté. Si l'administration Obama se déclare favorable à une telle réforme, elle ne fait pas grand-chose en pratique et il ne s'agit pas d'une priorité. Il est vrai que cette réforme nécessiterait une ratification par le Sénat américain et un vote des deux tiers, ce qui semble très difficile à atteindre. Par ailleurs, pour les responsables américains, il ne fait pas de doutes que toute réforme du Conseil de sécurité des Nations unies, quelle qu'elle soit, affaiblirait le camp occidental. Aujourd'hui, au Conseil de sécurité des Nations unies, la majorité est de neuf voix et la minorité de blocage est de sept voix. Les pays occidentaux peuvent actuellement compter sur l'appui de plusieurs pays d'Amérique latine ou d'Afrique, ce qui leur permet d'exercer une forte influence au sein du Conseil de sécurité. Avec une réforme du Conseil de sécurité, l'influence des pays occidentaux risque de se réduire.

M. René Beaumont. - Quelle est le rôle des Nations unies en matière de protection de l'environnement ? Comment expliquer que plusieurs grandes puissances, comme les Etats-Unis et la Chine, n'ont pas ratifié le protocole de Kyoto, risquant ainsi de provoquer des distorsions de concurrence au détriment de l'Europe et d'encourager les délocalisations ?

M. Marc Giacomini, directeur adjoint de la direction des Nations unies, des organisations internationales, des droits de l'homme et de la francophonie au ministère des affaires étrangères et européennes - L'Organisation des Nations unies n'est que la somme des Etats qui la composent et ne peut intervenir que s'il existe une réelle volonté des Etats. On ne peut donc pas faire porter toute la responsabilité sur les Nations unies.

En matière de protection de l'environnement, les Nations unies jouent un rôle de premier plan, mais pâtissent notamment de la multiplicité des institutions compétentes : d'où le projet porté par la France d'une organisation mondiale de l'environnement, qui sera un des thèmes à l'ordre du jour de Rio+20.

Le protocole de Kyoto est entré en vigueur et a été ratifié par un grand nombre d'Etats, y compris par la Russie. Mais comme vous le savez, les restrictions quantitatives introduites par ce protocole, qui limite les émissions de gaz à effet de serre, ne s'appliquent qu'aux pays développés. Par ailleurs, les Etats-Unis, qui représentent avec la Chine la moitié des émissions mondiales, ne l'ont pas ratifié : l'accord de ces deux pays est essentiel pour donner, au-delà de 2012, un prolongement au protocole de Kyoto.

L'Europe des 27, de par les efforts qu'elle a déjà fournis, ne représente aujourd'hui qu'environ 12 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Même si cela est relativement peu, nous avons de bonnes raisons de vouloir continuer à limiter les émissions, non seulement pour des motifs liés à la protection de l'environnement, mais aussi pour réduire notre dépendance énergétique. Nous avons déjà, pour des raisons historiques liées à la relative pénurie d'énergie un mode de vie, avec notamment l'usage de transports en commun, qui facilite l'acceptation de la réduction des émissions, alors qu'aux Etats-Unis, l'habitude de l'abondance fait qu'il n'est pas facile de convaincre les Américains de changer leur mode de vie. Reste le paradoxe que, plus l'Europe est exemplaire et réduit ses émissions de gaz à effet de serre, moins celles-ci représentent un enjeu au niveau mondial et plus il lui est difficile de peser dans les négociations internationales sur ce sujet.

M. Didier Boulaud. - Quel est le rôle des Nations unies en matière économique et quelles sont les relations des Nations unies avec l'Organisation mondiale du commerce ?

M. Nicolas de Rivière. - Au moment de la création des Nations unies, il avait été envisagé d'y inclure le commerce international, mais, en définitive, l'accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) a été négocié en dehors du système des Nations unies. Aujourd'hui, l'Organisation mondiale du commerce reste une organisation autonome distincte du système des Nations unies. Si son activité législative paraît aujourd'hui en panne, en revanche, son activité juridictionnelle est en progression. L'OMC regroupe aujourd'hui un grand nombre de pays et l'adhésion de la Russie à l'OMC est en cours de négociation. Le statut autonome de l'OMC ne semble pas soulever de difficultés. D'ailleurs, en pratique, les institutions spécialisées des Nations unies, comme l'OMS ou l'UNESCO, jouissent d'une très grande autonomie. Il existe d'ailleurs une coopération entre l'ONU, l'OMC et le G 20.

M. Josselin de Rohan. - Qu'en est-il de la place de l'Union européenne aux Nations unies, après le rejet de la résolution qui aurait permis à l'Union européenne de s'exprimer en tant que telle au sein de l'assemblée générale ?

M. Nicolas de Rivière. - L'Union européenne est aujourd'hui le premier contributeur au budget des Nations unies, avec 48 % du budget alors que l'Europe ne représente que 30 % du PNB mondial. Son influence reste forte au sein des Nations unies, même si la différence de statut entre la France et le Royaume-Uni, qui disposent d'un statut de membre permanent au Conseil de sécurité, et les autres suscite parfois des frustrations, notamment chez nos partenaires allemand ou espagnol.

Le traité de Lisbonne ne remet nullement en cause le statut des membres permanents au Conseil de sécurité. En revanche, il permet un changement de statut de l'Union européenne au sein de l'Assemblée générale des Nations unies.

Auparavant, la situation était en effet très complexe, avec une représentation de la Commission européenne, une représentation du Conseil, le rôle du pays exerçant la présidence tournante du Conseil, etc. La plupart de nos partenaires n'y comprenaient rien.

Nous avons donc présenté une résolution qui aurait permis à l'Union européenne, en pratique au président du Conseil européen Herman Van Rompuy ou à la Haute représentante des affaires étrangères et de la politique de sécurité Mme Catherine Ashton, de s'exprimer en tant que tels au sein de l'Assemblée générale des Nations unies. Cette résolution a été repoussée par l'assemblée générale par crainte de créer un précédent pour d'autres organisations régionales. Je crois qu'il ne faut pas exagérer la portée de cet échec et je reste assez optimiste pour trouver un accord sur le renforcement du statut de l'Union européenne au sein de l'assemblée générale. Je pense aussi qu'il faut relativiser cette question qui ne me paraît pas essentielle, car les Nations unies restent une organisation d'Etats et, en tout état de cause, l'Union européenne aura toujours un statut moindre que celui de Monaco.

Par ailleurs, dans plus de 90 % des cas, les positions des pays de l'Union européenne aux Nations unies sont identiques. S'agissant des 10 % restants, il est rare que ces situations soient d'opposition frontale. Elles sont pour la plupart des positions d'obstruction de certains Etats membres. De manière générale, l'Union européenne est unie aux Nations unies, même s'il existe des différences de sensibilités, par exemple concernant le conflit israélo-palestinien, et les véritables divergences sont très rares.

- Présidence de M. Robert del Picchia, vice-président -

Audition de M. Egemen Bagis, ministre chargé des affaires européennes et négociateur en chef de la Turquie pour les négociations d'adhésion avec l'Union européenne

Au cours d'une seconde séance tenue dans l'après-midi, la commission auditionne, conjointement avec la commission des affaires européennes, M. Egemen Bagis, ministre chargé des affaires européennes et négociateur en chef de la Turquie pour les négociations d'adhésion avec l'Union européenne.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - C'est avec un immense plaisir que nous vous accueillons aujourd'hui pour vous permettre de vous exprimer devant des sénateurs, mais également des députés français. Permettez-moi de vous transmettre les excuses des Présidents des commissions des affaires étrangères et des affaires européennes de l'Assemblée nationale, qui n'ont pu être présents aujourd'hui. Mais, je tiens à vous rassurer : la première Chambre est représentée par l'entremise du groupe d'amitié France-Turquie.

Votre visite à Paris est un nouveau signe de la vigueur des liens qui unissent la France et la Turquie depuis déjà plusieurs siècles. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la saison de la Turquie, qui s'est déroulée sur l'ensemble du territoire français entre juillet 2009 et mars 2010, a remporté un tel succès. C'est précisément parce que nos deux pays partagent une longue histoire commune, dont l'origine remonte au XVIe siècle, de nombreux sujets de préoccupation communs et une certaine fascination réciproque - je pense, par exemple, aux nombreux auteurs français qui ont séjourné en Turquie et ont écrit parmi les plus belles pages de la littérature française ou encore à la référence à la France dans la construction de la République de Turquie.

Il est vrai que nos relations connaissent parfois des périodes de crispation, mais pourrait-il en être autrement dans une relation d'amitié aussi longue ? C'est parce que nous sommes amis que nous pouvons nous parler avec autant de franchise et je suis persuadé que les éléments qui nous rapprochent finiront toujours par l'emporter.

Plus personnellement, je voudrais vous dire la joie que j'ai à vous recevoir au Sénat, une semaine après vous avoir rencontré à votre ministère à Ankara. Je profite de cette occasion pour vous renouveler mes remerciements pour l'accueil qui nous a été réservé lors de notre déplacement en Turquie. J'espère que votre séjour à Paris sera aussi constructif pour vous que l'a été le déplacement de la délégation de la commission des affaires européennes la semaine dernière.

M. Robert del Picchia, président - Au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, je suis très heureux, Monsieur le Ministre, de vous accueillir aujourd'hui au Palais du Luxembourg. Le Président Josselin de Rohan, actuellement en déplacement à Berlin pour parler de la transition en Afghanistan, m'a prié de l'excuser auprès de vous et de vous transmettre un message d'amitié.

Compte tenu du rôle très important joué par la Turquie sur la scène internationale, je souhaiterais vous interroger plus particulièrement sur les orientations de la politique étrangère de votre pays, notamment par rapport aux positions de l'Union européenne. Nous avons tous salué le rôle très positif joué par la Turquie dans les Balkans occidentaux pour favoriser la réconciliation régionale, par exemple lors de la rencontre entre le Président serbe et le Président de Bosnie-Herzégovine, sous l'égide du Président de votre pays. De même, au Caucase ou en Asie centrale, la Turquie a un rôle important à jouer pour favoriser la paix et la stabilité. Votre pays peut aussi aider à la relance du processus de paix israélo-palestinien, que nous espérons tous ici.

Toutefois, sur certains sujets, la position de la Turquie paraît s'écarter de celle de l'Union européenne et de la France. Je pense notamment au dossier du nucléaire iranien ou au renforcement de la coopération entre l'Union européenne et l'OTAN. La Turquie s'oppose toujours au renforcement de la coopération entre l'Union européenne et l'OTAN, malgré les difficultés qu'entraîne cette situation sur les théâtres d'opération, notamment en Afghanistan. Comment, d'après vous, pourrions-nous mieux coordonner la politique étrangère et la politique de sécurité et de défense de l'Union européenne et celle de votre pays ?

Enfin, nous souhaiterions connaître la position de votre pays à l'égard des évènements récents au Maghreb et au Moyen Orient, notamment concernant l'intervention en Libye. Le système politique turc est souvent considéré comme un modèle pour l'ensemble des pays de la région. Par ailleurs, votre pays exerce une influence importante, en matière politique, économique ou culturelle. Or, il semblerait que votre pays ait choisi d'adopter, du moins au début, une position assez prudente et en retrait, comme en témoigne votre refus de participer à l'intervention en Libye. Pourriez-vous nous expliquer les raisons de ce choix ? Ne pensez vous pas que la Turquie devrait s'impliquer davantage dans la région ?

M. Egemen Bagis. - Nous avons en effet pu discuter la semaine dernière sur les négociations d'adhésion et sur les évènements du Maghreb et du Machrek. Il m'est agréable de poursuivre nos échanges, ici, dans un cadre plus large ; je vous remercie de votre chaleureux accueil et de me permettre de m'entretenir avec des représentants du peuple français après avoir rencontré depuis ce matin la presse française, puis les ministres M. Laurent Wauquiez et M. Bruno Le Maire.

Les relations entre la France et la Turquie remontent à 400 ans et la première des représentations que la France ait jamais ouvertes à l'étranger fut le Palais de France, sis dans ma circonscription d'Istanbul.

Plus d'un million d'Européens viennent chaque année en Turquie et nous avons avec la France toute une série de projets menés conjointement. Sur le plan international, même si nous ne sommes pas toujours d'accord, l'important c'est que nous oeuvrons autour de valeurs communes : les droits de l'homme, l'État de droit et notre projet d'adhésion à l'Union européenne. Pour celle-ci, deux nouveaux chapitres ont été ouverts sous la présidence française et j'ai eu aujourd'hui confirmation que, pour le président Sarkozy, en dehors des cinq chapitres sur lesquels il y a blocage, les trente autres ne posent pas de problème et, préférant voir le verre à moitié plein plutôt qu'à moitié vide, ce sont ceux-là que je veux considérer.

Dans les Balkans occidentaux, la Turquie s'efforce d'oeuvrer pour la paix. La médiation menée l'an dernier par notre Premier ministre entre la Bosnie-Herzégovine et la Serbie montre que nos efforts sont couronnés de succès. La semaine dernière, nous étions en Macédoine, pays central en Europe, où Kemal Atatürk fit sa formation militaire. Aujourd'hui, la France et la Turquie coopèrent en Libye, qui fit aussi partie de l'Empire ottoman. Il nous importe beaucoup que la paix et la prospérité règnent dans ces régions car, si vous n'aidez pas à éteindre l'incendie chez votre voisin, le feu peut s'étendre jusqu'à chez vous.

La Turquie, qui détient le Secrétariat général de l'Organisation de la conférence islamique, mène un constant travail de médiation, y compris dans le conflit palestino-israélien. S'il n'y a pas de paix dans les Balkans occidentaux, il n'y aura pas de paix en Europe ni, en conséquence, dans le monde. C'est la même chose pour le Moyen-Orient. Les hommes et les femmes qui, aujourd'hui, descendent dans la rue luttent pour la démocratie et pour de meilleures conditions de vie. Ces pays se comparent à la Turquie. Avec ces populations nous avons des valeurs communes et la Turquie est pour elles une source d'inspiration. Si nos traditions sont communes, la Turquie a pris de l'avance, depuis les Tanzimat de 1839, la création de notre République en 1923 jusqu'à nos négociations d'adhésion. Cette avance, ce modèle que nous constituons pour ces pays justifient que nous soutenions leur demande de démocratie. Mais, pendant ce temps, la Turquie ne doit pas être entravée dans son chemin vers l'Union européenne. Et sur ce point, j'espère le soutien de nos amis français. La Turquie est candidate à l'adhésion, elle joue un rôle dans la politique européenne de sécurité et de défense ; c'est un membre important de l'OTAN, un des plus anciens et des plus expérimentés, et elle entretient, avec les pays en crise du Maghreb et du Machrek, des liens beaucoup plus étroits que bien d'autres pays de l'Organisation.

C'est pourquoi la Turquie s'étonne de ne pas être conviée dans les sommets où sont prises des décisions importantes pour la politique extérieure et de sécurité, alors que la Bulgarie ou la Roumanie y étaient invitées avant même leur adhésion. Malheureusement, depuis plus de quatre ans, la Turquie, ainsi que d'autres pays candidats comme la Croatie ou la Macédoine n'y sont plus invités.

En Libye, il semble que la diplomatie n'a pas été utilisée autant qu'elle aurait pu l'être et que toutes les occasions n'ont pas été saisies. Il y a dans cette région des mécanismes traditionnels ou tribaux dont il faut tenir compte. Qui peut nier les souffrances du peuple libyen ? C'est pour nous un peuple frère qui fit partie de l'Empire ottoman et où Atatürk a risqué sa vie. Nous voulons la fin des effusions de sang, nous voulons, dans le cadre de l'OTAN, créer des couloirs humanitaires et faire parvenir à un cessez-le-feu. Ce n'est pas facile... Notre ministre des affaires étrangères est aujourd'hui en Syrie. Avec la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis et les membres de l'OTAN, il nous faut une vision commune. En tout cas, la Turquie n'a aucune prétention territoriale dans ces régions. Elle ne souhaite que la paix et la stabilité. En Libye résident 35 000 de ses concitoyens, dont une partie a été évacuée - avec d'autres étrangers, dont des Français parmi les 25 000 personnes que nous avons rapatriées. Un bateau turc en a ramené jusque dans les hôpitaux d'Izmir. A tous les dirigeants des pays en crise, nous vantons les mérites de la démocratie et leur recommandons de procéder aux réformes que réclament leurs peuples.

Pour notre adhésion, 13 chapitres sur 33 sont ouverts alors que nos réformes devraient permettre d'en faire ouvrir 29. Sur les 20 chapitres restants, 17 demeurent bloqués pour des raisons politiques. Les évènements du Maghreb et du Machrek, et le fait que, pour ces pays, la Turquie soit une source d'inspiration, voire un modèle, devraient modifier la vision que les Européens ont de nous. (Applaudissements)

M. Jacques Blanc. - C'est avec beaucoup de bonheur que notre groupe d'amitié, très lié à son homologue au sein de la Grande Assemblée nationale de Turquie, mesure combien vous avez fait progresser la Turquie. Tous ceux qui ont eu le privilège d'y aller en reviennent convaincus que vous avez su y conduire un changement profond. Nous souhaitons que votre long cheminement vers l'Union européenne se conclue rapidement. Vous avez dit avoir mesuré que, de la part de la France, il n'y a pas de blocage pour l'ouverture de certains chapitres. En effet, la présidence française a été l'occasion d'avancées en ce sens.

Dans ce monde méditerranéen actuellement troublé, j'aimerais avoir votre analyse sur l'évolution de l'Union pour la Méditerranée (UPM) et sur la manière de lui donner un contenu plus substantiel, sachant qu'il faut dissiper vos craintes qu'il s'agisse d'une diversion à votre marche vers l'adhésion.

Au Sénat, et dans tous les groupes politiques, il se trouve des élus qui souhaitent renforcer encore davantage les liens tant bilatéraux qu'avec l'Union européenne. Hier encore j'étais dans une réunion consacré à l'Afghanistan où des militaires français disaient pouvoir s'appuyer sur la Turquie. Et même au-delà de nos deux groupes d'amitié, vous pouvez compter sur beaucoup de responsables politiques qui ont mesuré ce que votre pays pouvait nous apporter et apporter à l'Europe. Nous souhaitons que tous aient une meilleure connaissance de votre pays et, à cet égard, la saison turque nous a permis de mieux découvrir ses réalités culturelles, technologiques ou politiques. Nous souhaitons aller de l'avant.

M. Egemen Bagis. - Je remercie le groupe d'amitié du Sénat. Entre amis, nous pouvons évoquer un point sensible, un sujet déjà débattu par le passé au Sénat. Il s'agit des évènements de 1915, dont certains sénateurs voudraient discuter à nouveau. Notre rôle de politiques n'est pas de nous pencher sur le passé mais de façonner l'avenir afin de répondre aux aspirations du peuple. Ne remplaçons donc pas les historiens ! Ce ne serait bon ni pour nos nations ni pour les relations entre nos nations. Donc, j'en appelle à tous les sénateurs et les mets en garde : si ce sujet revenait sur le tapis, cela porterait atteinte à nos bonnes relations et provoquerait un dommage durable !

Sur l'UPM, je partage votre sentiment. Nous sommes avec vous dans plus de 40 organisations internationales dont le Conseil de l'Europe, le FMI, la Banque mondiale, l'OCDE, etc. L'UPM est une enceinte de dialogue importante mais qui ne doit en aucun cas être considérée comme une alternative à une autre enceinte. Pour que l'UPM soit dynamique, il faut la doter d'un Secrétariat général efficace et réunir les pays membres de cette Union. Pour cela, la Turquie sera toujours à vos côtés.

Je me suis rendu en Afghanistan et j'y ai vu la situation de nos soldats. A deux reprises, la Turquie a assuré le commandement de la FIAS. Si notre pays n'y a pas eu de pertes, c'est qu'il sait dialoguer avec le peuple afghan. C'est bien pourquoi on devrait nous consulter dans les sommets européens. L'OTAN devrait prendre en compte notre expertise et ce que nous avons fait là-bas. C'est valable aussi pour la Libye : parce que nous sommes proches de cette population, nos alliés doivent être disposés à nous écouter. Je rappelle que la Turquie est présente militairement dans 31 pays où elle oeuvre pour la paix et où nos soldats, comme les vôtres, risquent leur vie.

En 2010, la croissance de notre économie a atteint environ 9%. C'est aujourd'hui un pays plus puissant qu'hier - ce n'est pas moi, c'est l'OCDE qui le dit - et qui le sera encore davantage en 2011. Avec ce potentiel de croissance, avec sa population jeune, avec son armée puissante, elle peut beaucoup apporter à l'Europe - et au monde - parce qu'elle sait faire coexister l'islam et la démocratie. Cela, nos alliés doivent enfin le comprendre.

M. Jean Bizet. - Je reviens sur le sujet qui vous préoccupe, la proposition de loi visant à réprimer la contestation du génocide arménien. Certains d'entre nous y voient en germe une atteinte à la liberté d'expression et à la liberté des chercheurs ; j'y vois aussi une remise ne cause de la séparation des pouvoirs entre le législatif et le judiciaire. Je souhaite que nous n'allions pas plus loin sur le sujet.

Mme Catherine Tasca. - Sur nos relations bilatérales et sur votre entrée dans l'Union européenne, nos groupes politiques ne sont pas monolithiques. Les divergences de vue traversent tous les groupes et il y a des opposants à l'adhésion sur tous les bancs. Mais vous avez aussi ici beaucoup d'amis qui militent en votre faveur.

Nous sommes aussi nombreux au Sénat et au sein de notre groupe d'amitié à ne pas souhaiter dresser à nouveau entre nous l'obstacle d'un texte de loi qui porterait tort à nos relations. Mais l'initiative parlementaire est libre...

Et puisque nous sommes ici entre amis, il serait utile que vous nous donniez le point de vue de votre gouvernement sur la question très contestée de Chypre.

M. Bernard Piras. - J'émettrai ici une voix un peu discordante sur le génocide arménien. Je suggèrerai, moi qui suis favorable à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne, que votre pays reconnaisse le génocide. Le problème serait alors réglé ; les communautés arméniennes de la diaspora n'auraient plus à faire leur perpétuel forcing pour obtenir cette reconnaissance. J'ai noté avec intérêt les prises de position de certains intellectuels de votre pays, qui commencent à vouloir débattre de ce sujet que, jusqu'à présent il est interdit d'aborder dans votre pays. Je répète que je suis favorable à votre adhésion et ce que je vous dis, franchement, ne doit pas altérer notre amitié.

M. Egemen Bagis. - Nous sommes entre amis ; je vais donc parler franchement. Sur Chypre, la position turque est très claire. En 2002, lorsque l'AKP est arrivé aux affaires, les grecs chypriotes ont eu la possibilité d'aller dans la partie nord de l'île. Ensuite, nous avons voulu que des allers-retours soient possibles entre les deux parties. M. Erdogan, alors secrétaire général de notre parti, a convaincu le Secrétaire général de l'ONU et le plan Annan a été mis au point. Je me souviens des paroles de M. Annan qui, après avoir essuyé trois échecs, disait ne pas vouloir en essuyer un quatrième. M. Erdogan l'avait alors rassuré, l'assurant que la Turquie serait toujours à l'avant-garde pour la paix. En effet, 66% des Chypriotes turcs ont dit oui au plan Annan, tandis que 76% des Chypriotes grecs l'ont rejeté, refusant ainsi le retrait des forces armées, la réunification et la paix politique. Le Conseil européen du 24 avril 2004 a alors décidé - sur proposition de la France - de lever les restrictions pesant sur le nord de l'île. Depuis, sept ans se sont écoulés et, sur les vingt- sept États membres, un seul a appliqué cette décision ! En matière de commerce et de circulation entre le nord et le sud de l'île, il y a vraiment un injuste « deux poids, deux mesures ». Nous voulons que la décision du Conseil européen soit appliquée. La multiplication des entraves à notre endroit est inacceptable.

Sur la question arménienne : que chacun commence par balayer devant sa porte ! Quel pays peut affirmer qu'aucune faute n'a entaché son passé ? Lorsque je me penche sur les études et recherches historiques, je m'aperçois qu'il n'y a pas eu génocide. Cela n'empêche pas que vous puissiez être d'un avis contraire. En 2004, le Parlement turc, à l'unanimité, a décidé d'envoyer une lettre à la république d'Arménie annonçant que nous allions ouvrir nos archives et proposant que tous les pays fassent de même et désignent des experts pour qu'ils étudient toutes ces archives et rédigent un rapport. Malheureusement, l'Arménie a refusé cette proposition, en exigeant la reconnaissance préalable du génocide.

C'est pourquoi il est tout à fait injuste de nous opposer cette question pour entraver notre adhésion. A aucun autre candidat on n'a demandé de se confronter à son passé. Lorsque l'Union européenne a été créée, a-t-on passé au crible le passé de chacun de ses membres ? Et lors de la dernière vague d'adhésion, tous les candidats satisfaisaient-ils à tous les critères requis ? Seul le respect de l'acquis communautaire est nécessaire pour adhérer. Et, je le répète, nous, responsables politiques, devons bâtir l'avenir, non nous retourner sur le passé. Dans le cadre du groupe de Minsk, coprésidé par la France, les États-Unis et la Russie, votre pays pourrait grandement faire progresser le dossier. Et plutôt que de s'occuper de ce qui se serait passé en 1915, qu'on s'occupe donc de ce qui se passe actuellement en Azerbaïdjan et des millions de personnes déplacées qui vivent sous des tentes. Qu'on s'occupe donc des questions actuelles et de l'avenir ! C'est ainsi qu'on préparera un futur plus radieux. Ce n'est pas en se focalisant sur le passé qu'on répondra aux aspirations de nos peuples.

M. Jean Bizet. - J'espère que M. Piras a été convaincu.

M. Bernard Piras. - Pas du tout !

M. Robert del Picchia, président. - Et quelle est votre position sur le nucléaire iranien ? La Turquie avait proposé une médiation...

M. Egemen Bagis. - La frontière entre la Turquie et l'Iran est délimitée depuis 1639 ; nos deux pays partagent une culture commune depuis plus de mille ans. Leurs relations, tant culturelles qu'économiques sont importantes. A titre d'exemple, 30% du gaz naturel consommé en Turquie provient d'Iran. Notre pays connaît beaucoup mieux la mentalité perse que les autres pays de l'OTAN ou de l'Union européenne. Il sait que les sanctions, embargos et autres condamnations ne sont pas efficaces et que le dialogue est la meilleure solution : mieux vaut ouvrir des McDonald's ou des Carrefour dans ce pays...

Dans le cas de l'Iran, comme de tout autre pays, nous sommes contre l'armement nucléaire. Soyez rassurés sur ce point. Avec le Brésil, nous avons tenté de convaincre le gouvernement iranien. Et des négociations avaient été entamées pour que de l'uranium très peu enrichi soit utilisé à des fins médicales. Nous avions aussi conclu un accord sur un troc. Malheureusement, le Conseil de sécurité a coupé court à tout cela en décidant des sanctions, auxquelles nous nous étions opposés. La Turquie n'est pas de ces pays qui attaquent les flottilles humanitaires... Et même si nous nous sommes élevés contre ces sanctions, il s'agit d'une décision du Conseil de sécurité et nous n'avons rien fait contre elle. Un avion a été obligé d'atterrir en Turquie et sa cargaison a été saisie. Nous faisons toujours notre devoir ; nous sommes respectueux du droit international.

En définitive, à qui nuisent les sanctions contre l'Iran ? Aux populations, non au gouvernement. Pour ce pays voisin qu'est l'Iran, nous serons toujours disposés à servir d'intermédiaire, si l'on nous en fait la demande.

M. Didier Boulaud. - Quel est votre sentiment sur le Sud du Caucase, une zone importante pour la Turquie, et en particulier sur les relations entre la Géorgie et la Russie ? La Turquie avait joué un rôle de médiateur durant la crise qui avait opposé ces deux pays. Aujourd'hui, la situation semble bloquée : la Russie a mis la main sur deux régions géorgiennes, l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud. Que pensez-vous de la demande qu'a faite la Géorgie d'intégrer l'OTAN, organisation dont vous êtes un membre important ? A long terme, ce pays souhaite également entrer dans l'Union européenne. Enfin, dans ce pays aussi, se pose le problème des réfugiés, même s'il est moins aigu qu'en Azerbaïdjan.

M. Egemen Bagis. - Lors de la crise géorgienne, le premier ministre turc s'est rendu en Géorgie : M. Sarkozy a oeuvré pour la réconciliation sur place ; nous avons suivi ce dossier de près. La Turquie veut la paix, que ce soit au Nord, à l'Est ou au Sud de ses frontières. Si cela est souhaité, nous servirons volontiers d'intermédiaire. Nous sommes attachés au principe de l'intégrité territoriale. Néanmoins, il faut également tenir compte des mosaïques de populations dans ces régions, traiter les ethnies sur un pied d'égalité et respecter leurs aspirations. La Turquie entretient des relations commerciales, militaires et politiques avec l'ensemble de ces pays.

M. Jacques Blanc. - Que pensez-vous de l'évolution en Syrie, pays avec lequel vous entretenez des relations assez fortes ? Ensuite, quid de vos liens avec Israël ?

M. Egemen Bagis. - La Turquie a été l'un des premiers pays musulmans à reconnaître la souveraineté d'Israël ; nous avons également accompagné d'autres pays, tel le Pakistan, dans ce cheminement. Les négociations entre la Syrie et l'Israël via la Turquie étaient sur le point d'aboutir il y a deux ans, lorsque Israël a commis un acte de violence à Gaza. Pas moins de neuf personnes ont trouvé la mort dans l'attaque contre la flottille qui transportait une aide humanitaire. Le bateau ne se trouvait même pas dans les eaux territoriales israéliennes ! Nous demandons des excuses, la moindre des choses pour les familles des victimes. Cette demande paraît raisonnable ; nous comprenons mal l'obstination d'Israël. Nous souhaitons le rétablissement de nos relations avec ce pays ; nous n'avons aucune difficulté avec sa population. J'ai moi-même conduit une délégation importante à une cérémonie en mémoire d'Auschwitz. Les citoyens turcs d'origine juive vivent en bonne intelligence avec leurs autres compatriotes.

Nous n'avons aucun problème avec le peuple israélien : nous condamnons seulement l'attitude des membres de son gouvernement et attendons de leur part des excuses.

M. Robert del Picchia, président. - La Turquie voit son poids économique et politique s'accroître chaque jour ; l'Union européenne a besoin d'elle. Au terme des négociations d'adhésion qui dureront encore des années, n'y a-t-il pas un risque que ce pays, considérant son développement, estime ne plus avoir besoin de l'Europe et négocie une alternative à l'adhésion ?

M. Jean-Louis Carrère. - C'est une plaisanterie !

M. Egemen Bagis. - Tout dépend de votre définition de l'Union européenne. S'agit-il d'une simple union économique ? Avec un taux de croissance de 9 %, la Turquie aura peut-être des doutes... En revanche, si l'Europe est également une union politique, dotée d'un budget militaire important, nous voulons participer à la construction de la paix. Grâce à elle, vous avez réussi à éloigner le spectre des guerres sanglantes qui vous ont opposés aux Allemands et aux Anglais. Pourquoi l'adhésion de la Turquie vous gêne-t-elle tant quand notre relation n'est pas grevée par ce passé difficile ? Avec l'entrée de notre pays dans l'Union, un projet de paix à dimension continentale prendra une dimension mondiale. Pour nous, il n'y pas d'alternative à l'adhésion ; nous poursuivrons sur la voie des réformes à accomplir pour intégrer l'acquis communautaire. On ne change pas de recette dès que le diététicien constate des difficultés... Voyez les efforts que nous avons réalisés : nous respectons 95 % des critères politiques avec une économie prospère. Nous avons conclu une union douanière avec l'Europe, 66 % de nos échanges sont orientés vers l'Europe ; plus de 5 millions de Turcs vivent en Europe : c'est plus que la population de plusieurs petits États européens. Nous sommes présents partout, si ce n'est dans les instances décisionnelles.... Puisse cela changer dans un avenir proche ! (Applaudissements)

M. Jean Bizet. - Merci pour la clarté de vos réponses. Lors de son entretien avec le président Sarkozy, le Président Gül avait dit son souci d'une meilleure répartition des richesses entre les régions, et au sein de la population ; cet aspect est important pour nous. Autre sujet qui a fait l'objet du point 6 de l'accord entre les deux chefs d'État : oeuvrer à la maîtrise de la volatilité des prix des matières premières au sein du G20. Une question essentielle quand la Turquie sera un important hub énergétique demain ! Enfin, l'Union pour la Méditerranée n'est pas un succédané de l'adhésion à l'Union. Nous espérons que la Turquie participera activement au partenariat pour la démocratie et une prospérité partagée, annoncé par M. Barroso. Nous serons très attentifs sur tous ces dossiers.

Jeudi 7 avril 2011

- Présidence de M. Josselin de Rohan, président -

Audition de M. Alain Juppé, ministre d'Etat, ministre des affaires étrangères et européennes, et de M. Gérard Longuet, ministre de la défense et des anciens combattants

La commission auditionne M. Alain Juppé, ministre d'Etat, ministre des affaires étrangères et européennes, et M. Gérard Longuet, ministre de la défense et des anciens combattants, sur la situation en Côte d'Ivoire et en Libye.

M. Josselin de Rohan, président. - Je vous remercie, Messieurs les ministres, de venir commenter pour nous les évènements graves qui se déroulent actuellement. La situation évolue d'heure en heure sur deux théâtres d'opération, la Libye et la Côte d'Ivoire. Je veux exprimer notre solidarité à l'égard de nos compatriotes de Côte d'Ivoire qui vivent des moments d'angoisse. Nous espérons que leur sécurité sera assurée et je rends hommage aux soldats français qui remplissent leurs missions périlleuses avec compétence et courage.

M. Alain Juppé, ministre d'Etat, ministre des affaires étrangères et européennes. - Je m'associe à l'hommage rendu au sang-froid de nos compatriotes qui vivent en Côte d'Ivoire, à Abidjan surtout, ainsi qu'au professionnalisme de nos soldats sur tous les fronts. Il y a quarante-huit heures, dés que le président de la République, à la demande du secrétaire général de l'ONU, a décidé que Licorne apporterait son soutien à l'ONUCI, le gouvernement s'est mis à disposition du Parlement pour l'informer de la situation. M. le Premier Ministre a écrit aux présidents des assemblées pour leur préciser que les ministres compétents étaient à disposition de vos commissions.

En Côte d'Ivoire, la crise a été ouverte par les élections du 28 novembre dernier, intervenues avec des années de retard. A ce sujet, je voudrais, ayant entendu un journaliste de l'émission télévisée « C dans l'air » louer Laurent Gbagbo d'avoir organisé ces élections, rappeler que l'ancien président ivoirien est demeuré dix ans au pouvoir sans élections ; on le pressait, depuis cinq ans d'en organiser...

La victoire de M. Alassane Ouattara a été reconnue par les Nations Unies et par l'ensemble de la communauté internationale. Mais Laurent Gbagbo s'accroche au pouvoir et n'a pas hésité à risquer la guerre civile : à Abidjan où il lancé ses milices contre la population, dans le reste du pays où de violents affrontements ont lieu. Il a également commis un hold up sur la Banque centrale des Etats d'Afrique de l'Ouest à Abidjan et sur les succursales des banques. Ces violations sont de la responsabilité de Laurent Gbagbo. Elles n'ont cessé de se multiplier au fil du temps : je songe aux crimes des « escadrons de la morts», aux 120 opposants abattus par les forces de l'ordre le 2 mars 2004 lors d'une manifestation demandant l'application des accords de Marcoussis, à la disparition de Guy-André Kieffer, dont le corps n'a jamais été retrouvé, au bombardement du camp de Bouaké, qui a coûté la vie à 9 de nos soldats, à celui du marché d'Abobo, où Laurent Gbagbo a fait tirer sur des femmes désarmées. A cela s'ajoutent les attaques contre les communautés étrangères, les nombreuses exactions commises contre des Français et les communautés ouest-africaines, les menaces contre les diplomates occidentaux - la semaine dernière un véhicule de notre ambassadeur a été mitraillé, la « résidence des palmes » attaquée ; cette nuit même, nous sommes intervenus pour assurer la sécurité des diplomates japonais et Israël a souhaité que les éléments de Licorne exfiltrent ses diplomates.

Face à ces violations et ces crimes, les Nations Unies et la communauté internationale ont appelé M. Gbagbo, dés le mois de décembre, à quitter le pouvoir pacifiquement. Cela fait déjà quatre mois ! Quand on entend demander aujourd'hui que nous laissions du temps à la médiation, mais nous l'avons donné, à de multiples médiations ! Je vous rappelle la décision du Conseil de paix et de sécurité de l'Union africaine le 10 mars dernier, le sommet extraordinaire des chefs d'Etat de la Communauté économique des Etats d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) le 24 mars.

Les Nations unies et la communauté internationale se sont également mobilisées pour mettre en oeuvre une politique de sanctions, afin de priver Laurent Gbagbo et ses proches de leurs moyens de nuisance. Fin janvier, le président Ouattara a appelé à un gel des exportations de cacao. L'Union européenne a adopté des sanctions individuelles contre ceux qui s'opposaient à l'installation de M. Ouattara au pouvoir et des sanctions contre les entités économiques participant au financement du camp Gbagbo. Les Etats-Unis et le Canada ont adopté des sanctions individuelles, l'Afrique du Sud vient d'annoncer la même intention. Enfin, les Nations Unies et la communauté internationale ont entendu protéger les civils et faire respecter l'embargo sur les armes. C'est le mandat très clair confié à la force des Nations unies en Côte d'Ivoire (ONUCI) et renouvelé fin décembre par la résolution 1962. Les effectifs de l'ONUCI ont été renforcés et sont désormais de 10.500 hommes. Les résolutions successives ont été votées à l'unanimité. Dès janvier, l'ONUCI avait le mandat et les moyens de protéger les populations.

Mais l'usage de la force par le camp Gbagbo était tel que la communauté internationale a dû préciser et renforcer ce mandat. La résolution 1975 du 30 mars - présentée par la France et par le Nigeria, lequel assure la présidence de la CEDEAO - donne mandat à l'ONUCI de neutraliser les armes lourdes utilisées contre les civils. Cette résolution a elle aussi été adoptée à l'unanimité.

Il y a une semaine, les Forces républicaines de Côte d'Ivoire (FRCI), alliées à. Alassane Ouattara, ont lancé une offensive-éclair contre les partisans de l'ancien président, qui résistent pourtant sur quelques positions : palais présidentiel, résidence présidentielle, camps militaires d'Agban et d'Akouédo et Radiodiffusion Télévision Ivoirienne (RTI). La situation était gelée, marquée par l'usage d'armes lourdes et par la multiplication des pillages. Les FRCI sont passées à l'action. Le 3 avril, le Secrétaire général des Nations unies a adressé un courrier au président de la République indiquant que, conformément à la résolution 1975, il était « urgent de lancer les opérations militaires nécessaires pour mettre hors d'état de nuire les armes lourdes (...) utilisées contre les populations civiles et les casques bleus », demandant que « la force Licorne, mandatée par le Conseil de sécurité pour appuyer l'ONUCI » soit « de façon urgente» autorisée « à exécuter ces opérations conjointement avec l'ONUCI ». Le président de la République lui a donné son accord.

Nous avons fait le choix de regrouper nos ressortissants qui en faisaient la demande sur plusieurs points : l'aéroport, que nous avons sécurisé, le camp de Port-Bouët, à l'extrême-sud d'Abidjan, l'hôtel Wafou au sud et l'ambassade au nord. A Paris, dès samedi, une cellule de réponse téléphonique a été ouverte et nous avons envoyé deux agents au camp Port-Bouët. Une seconde équipe de renfort consulaire de 13 agents a rejoint le camp mardi. Plusieurs centaines de Français et d'étrangers, en particulier des Libanais, ont ainsi pu être menés à Lomé et Dakar. Plusieurs Etats ont sollicité l'aide de la France pour faciliter l'évacuation de leurs ressortissants.

A Abidjan, l'ex-président et ses proches sont réfugiés dans les sous-sols de la résidence présidentielle. Le chef d'état major des forces de Laurent Gbagbo, le général Mangou, a annoncé un cessez-le-feu. Une négociation de la dernière chance a été tentée pendant tout l'après-midi de mardi. Je veux vous donner à ce sujet quelques précisions. Qui négociait ? Pas la France. C'est le président Ouattara qui a posé ses conditions au nom du peuple ivoirien et M. Choi, représentant du secrétaire général des Nations unies, a mené les discussions. Laurent Gbagbo a affirmé qu'il « rejetait les demandes faites par Paris » mais la France n'intervenait que dans un rôle de facilitation. Notre ambassadeur à Abidjan, Jean-Marc Simon, dont je salue le courage, était en contact permanent avec M. Choi. Quel était l'objet de la négociation ? Pour le président Ouattara, la reconnaissance publique de son autorité, autrement dit sa reddition, par M. Gbagbo est un préalable non négociable. Nous partageons cette position, comme toute la communauté internationale. Défait par les urnes, coupé de son peuple par les atrocités qu'il a commises, abandonné par la plupart de ses soutiens, M. Gbagbo est totalement isolé. Il s'est « bunkerisé ». Seules les modalités de sa reddition peuvent faire l'objet d'une discussion. J'ai demandé à M. Ban Ki-Moon de faire prendre toutes mesures pour préserver l'intégrité physique de M. Laurent Gbagbo, de son épouse, de ses enfants. La négociation a échoué.

Les combats ont repris, y compris à l'arme lourde. Hier soir, des miliciens pro-Gbagbo ont investi la résidence de l'ambassadeur du Japon et installé des armes lourdes sur les toits. Sur requête des autorités japonaises, et en plein accord avec le président Ouattara, le Secrétaire général des Nations unies a demandé à la France de protéger les vies humaines et d'évacuer le personnel diplomatique. Au même moment, la résidence de notre ambassadeur faisait l'objet d'attaques répétées. La force Licorne a exfiltré l'ambassadeur japonais et ses collaborateurs, dont l'un était blessé. Tous sont en sécurité au camp de Port-Bouët. Cette intervention répond parfaitement aux attentes formulées par l'Union africaine dans son communiqué du 5 avril. Un redéploiement de l'ONUCI dans le quartier diplomatique est prévu ce matin, pour répondre aux appels à l'aide de plusieurs ambassades, notamment indienne et israélienne.

Le recours à la force est imputable à l'obstination de Laurent Gbagbo et, après quatre mois de médiations sans succès, le président Ouattara a été bien patient. La chute de Laurent Gbagbo est inéluctable. Après, il nous faudra appuyer la politique de pardon, de réconciliation nationale et d'ouverture politique. Le président Ouattara fera bientôt des déclarations à ce sujet. Nous sommes déjà au travail avec lui pour examiner les voies de notre aide politique et économique.

J'en viens à la situation en Libye. La guerre qui y est menée est d'abord celle d'un dictateur contre son propre peuple. Je veux redire, alors que certains s'interrogent, que si la résolution 1973 n'avait pas été adoptée par l'ONU, in extremis, Bengazhi aurait connu un bain de sang. Face aux violences et aux menaces, la communauté internationale a décidé d'intervenir, avec un seul objectif : protéger les civils. Ce fut le but de l'opération lancée le 19 mars. Le mandat de l'ONU est clair. La France ne fait pas la guerre, contrairement à ce qu'on répète, elle participe à une opération internationale pour protéger la population libyenne.

Le colonel Kadhafi a perdu toute légitimité et son camp enregistre chaque jour de nouvelles défections, mais l'affrontement se poursuit sur le terrain sans qu'une partie l'emporte sur l'autre. Il est plus nécessaire que jamais de rechercher une solution politique. Le Royaume-Uni et la France ont organisé la conférence de Londres, le 29 mars dernier. Elle a été un succès. Plus de 30 pays y ont participé, ainsi que plusieurs grandes organisations comme l'ONU et la Ligue arabe. Un groupe de contact été créé à cette occasion, il assure la gouvernance politique de·l'intervention militaire et la mise en oeuvre des résolutions 1970 et 1973. Aujourd'hui, le monde arabe est hostile à Kadhafi, qui méprise son peuple en s'accrochant au pouvoir. Il convient de renforcer le Conseil national de transition (CNT), qui n'est contesté par personne dans les zones sous contrôle des révolutionnaires. Son président, Mustafa Abdeljalil, ancien ministre de la justice, est très respecté. Benghazi n'a pas sombré dans le chaos une fois les kadhafistes chassés de la ville... Le CNT a rédigé une Charte qui affirme la nécessité de respecter les droits de l'homme et les libertés publiques.

J'ai rencontré à plusieurs reprises ses représentants, qui confirment cet engagement. Je bataille pour que le Conseil des ministres des affaires étrangères de l'Union européenne entende son représentant lundi prochain, car il y a encore quelques résistances. Mes homologues américain, britannique et allemand, qui ont rencontré les membres du CNT, en ont tiré des conclusions positives. J'ai donc proposé que M. Mahmoud Jibril, le Premier ministre du CNT, vienne à Luxembourg présenter ses idées devant les 27 ministres des affaires étrangères. Un règlement durable passe par un processus politique, un dialogue entre tous les représentants de la société civile libyenne qui adhèrent aux grands principes posés dans la résolution 1973. Nous sommes prêts à accompagner la Libye. J'espère entraîner l'Union africaine dans cette entreprise et obtenir sa présence au Qatar la semaine prochaine, lors de la réunion du groupe de contact à Doha, le 13 avril.

Il faut amorcer un règlement politique et un dialogue. Les choses paraissent aujourd'hui désordonnées. Des transfuges arrivent de Tripoli en Grèce, en Turquie, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en France. Un peu de cohérence sera bienvenue. Nous y travaillons avec le représentant de l'ONU en Libye, M. al-Khatib. Le groupe de contact a aussi cette vocation.

M. Gérard Longuet, ministre de la défense et des anciens combattants. - Ces deux théâtres sont d'abord politiques et diplomatiques. La France mène des actions militaires en application de décisions des autorités internationales et d'abord de l'ONU.

Les effectifs militaires en Côte d'Ivoire demeurent modestes même si une déstabilisation prolongée aurait des conséquences humanitaires terrifiantes. Après quatre mois de médiation infructueuse, les forces pro-Ouattara sont parvenues récemment de la ligne de confrontation à Abidjan. Elles ont conquis sans difficulté les villes réputées sous l'autorité du camp Gbagbo. Mais arrivées devant la capitale, elles ont rencontré des difficultés : allongement des lignes de communication, fatigue, regroupement des fidèles de l'ancien président sur un très petit nombre de positions - deux camps militaire, la présidence de la République, la résidence personnelle, les studios de la RTI, une base navale et une école de gendarmerie. Ce statu quo militaire est très dangereux pour la population. Les forces de Gbagbo n'ont pas hésité à utiliser des armes lourdes, mortiers de 81 en particulier, pour bombarder à l'aveuglette des quartiers dépourvus d'objectifs militaires. Abidjan comptait 5 millions d'habitants, il en reste 4. Le camp Gbagbo a mené une stratégie de neutralisation de la population par la terreur au moyen d'armes lourdes.

Dimanche dernier, alors que la tension atteignait son comble, la France a renforcé les troupes du dispositif Licorne, passé en trois jours de 980 à 1.700 hommes. Les relèves n'ont pas été effectuées, les troupes nouvelles venant s'ajouter à celles maintenues sur place. Des unités sont venues du Tchad et de Libreville, pour organiser les points de ralliement ouverts à nos ressortissants, un au nord des deux ponts, à l'ambassade, l'autre à l'hôtel Wafou. La base de Port-Bouët et l'aéroport sont au sud, la zone de combat au nord. Les expatriés français et les franco-ivoiriens avaient l'impression que les choses allaient s'arranger : 12.000 Français sont recensés sur place, mais seulement 1.200 personnes ont été accueillies à Port-Bouët, dont la moitié appartiennent à d'autres communautés, notamment libanaise. Peu souhaitaient partir en avion militaire vers Dakar ou Lomé, où ils seraient pris en charge par les services extérieurs des Affaires étrangères.

Une opération militaire a eu lieu le 4 avril en fin de journée et cette nuit, à la demande expresse de l'ONU, dont le secrétaire général et le représentant local ont estimé que les forces de l'ONUCI avaient besoin de l'appui de la force Licorne. Deux hélicoptères MI 24 de l'ONUCI à équipages ukrainiens ont détruit des blindés et des mortiers de 81 ; une heure après, quatre de nos hélicoptères Gazelle, deux antichars et deux d'appui-protection armés de canons de 20 leur ont prêté main-forte, ainsi qu'un hélicoptère Puma, issus du 1er régiment d'hélicoptères de combat de Phalsbourg. Au total, trois véhicules lance-roquettes ont été détruits, de ceux qui arrosent la population à longue distance, quatre blindés, deux blindés légers, 20 pick-ups porteurs de mortiers, quatre canons anti-aériens et des stocks de munitions. L'antenne de la RTI a été détruite à cette occasion, ce qui a mis fin aux appels à la haine et à l'agression des étrangers diffusés par cette station.

Lundi, la situation s'est paralysée dans un très petit quadrilatère autour de la résidence personnelle de Laurent Gbagbo ; les militaires qui soutenaient l'ancien président et leurs familles ont évacué les camps militaires de cette zone pour se fondre dans la population. L'ONUCI dispose à Abidjan de 2.250 hommes, sur 10.000 répartis dans le pays, la France en a 1.700, les groupes de combat du président Ouattara 2.000. En face, Gbagbo aurait un petit millier d'hommes dont 200 dans sa résidence personnelle. Celle-ci étant située dans le quartier des ambassades, chaque bâtiment autour devient un enjeu tactique, en raison des positions de tir à conquérir...

A la demande du gouvernement japonais relayée par l'ONUCI, nos forces ont hier à 23 heures, heure de Paris, exfiltré par hélicoptère l'ambassadeur du Japon et sept de ses collaborateurs. Il a fallu éliminer deux blindés sur le site et deux pick-ups armés qui tentaient de pénétrer dans la résidence de France en tirant.

La situation est particulièrement difficile. Les deux ponts sont contrôlés par l'ONUCI, en particulier des soldats jordaniens suffisamment aguerris pour les tenir et ainsi protéger les quartiers sud, qui ne comptent pas de combattants. Mais au nord, la situation ne permet plus l'extraction terrestre des personnes, sauf à engager des combats, ce que nous ne voulons pas. Beaucoup de familles sont isolées à Yopougon, au Plateau. Heureusement les communications téléphoniques fonctionnent. Mais il est devenu très compliqué d'aller chercher nos compatriotes. Or ceux qui hier ne voulaient pas partir souhaitent aujourd'hui rallier Port-Bouët.

En Libye, la situation ne peut se comprendre que si l'on prend en considération l'étendue du territoire : Tripoli et Benghazi sont distants de 800 kilomètres, les lignes logistiques sont interminables, les populations éparpillées ; et à aucun moment Kadhafi n'a dégarni Tripoli, si bien que les forces lancées contre les insurgés comptent rarement plus d'un régiment. Mais il faut mobiliser des moyens importants pour maintenir face à ces attaques des zones de liberté autour du port de Misrata ou à Zintan, situé dans un désert montagneux.

On observe des basculements spectaculaires successifs, à Ras Lanouf, à Ajdabiya : les forces de Kadhafi ont compris que les attaques frontales avec des moyens lourds étaient désormais impossibles, mais elles procèdent avec des moyens légers rapides à des mouvements de déstabilisation de l'adversaire. L'action de la coalition est gérée aujourd'hui par le commandement de l'Otan. La participation des Etats-Unis est déclinante mais continue, ils sont présents même si ces trois derniers jours c'est la France qui a mené l'essentiel des actions aériennes d'attaque au sol, qui sont la meilleure sécurité pour les insurgés en neutralisant les convois logistiques qui soutiennent les unités de Kadhafi.

Elément nouveau, les insurgés s'organisent, le CNT semble capable d'organiser une force militaire et un soutien logistique. Dans la lecture que nous faisons de l'embargo - et c'est celle qui prévaut - il n'est pas possible d'alimenter la Libye mais il n'est pas interdit de ravitailler Misrata à partir de Benghazi, par bateaux circulant dans les eaux territoriales. C'est ainsi qu'un soutien a pu être apporté à ceux qui s'opposent courageusement à Kadhafi depuis quarante jours. Le colonel s'accommoderait d'un front éloigné, mais il est déstabilisé par des forces hostiles proches.

Les difficultés techniques sont indéniables : il n'y a plus de forces aériennes ni d'artillerie antiaérienne mais l'identification absolue des cibles et les règles de tir à juste titre très contraignantes, combinées à l'absence de lien avec le sol, compliquent notre action. Les responsables militaires que j'ai rencontrés sur le Charles-de-Gaulle me l'ont expliqué : nos appareils peuvent faire des missions de reconnaissance et d'attaque au sol, et la surveillance aérienne par les Awacs, l'interception des communications radio et la surveillance maritime, avec les moyens d'écoute dont elle dispose, permettent des tirs à bon escient et sans risque. Mais peu d'armées disposent de tels équipements aussi certaines participations généreuses ne sont-elles pas très utiles pour l'attaque au sol, qui est le première demande des insurgés. Entendre voler des avions fait se sentir moins seul, les voir frapper des cibles désignées est quand même plus rassurant - or sans lien avec le sol, seules les aviations américaine, française et britannique en sont capables.

Les relations militaires avec les autres forces se déroulent sans aucun problème à travers l'état-major opérationnel de l'Otan ; le débat politique, qui relève du ministre d'Etat, avec le secrétaire général de l'Otan est un débat, dirai-je, de tous les instants...pour être certains que les objectifs de la coalition représentée par le groupe de contact sont bien assimilés par ceux qui doivent les mettre en oeuvre.

M. Alain Juppé. - Un conseil de l'Atlantique nord est réuni en ce moment même.

M. Josselin de Rohan, président. - Si les Français n'apportaient pas le soutien de Licorne, l'efficacité de l'ONUCI serait bien contestable. Toutes les extractions ont été réalisées par nos troupes. Les opérations de maintien de l'ordre de l'ONU sont-elles efficaces ? Elles sont coûteuses et il me semblerait normal que les contingents mobilisés aient un rendement un peu meilleur. Heureusement que les hommes de Licorne sont là ! La sécurité de nos compatriotes serait-elle assurée s'ils pouvaient compter uniquement sur l'ONUCI ?

Il y a un danger sérieux d'enlisement en Libye. Sur le plan militaire, la résolution 1973 interdit tout appui terrestre. Or « l'armée » insurgente manque d'expérience, d'encadrement, d'armement. En face, l'armée de Kadhafi est organisée, solide et retranchée au milieu des populations. L'action de l'Otan est rendue plus difficile. La situation peut perdurer : que pourra-t-on faire alors ? Est-il exact que les Américains ont retiré les avions chasseurs de chars ? Cela serait fâcheux pour la protection de la population...

Sur le plan politique, le groupe de contact doit piloter la recherche de solutions. Or la Ligue arabe est très prudente - il est vrai que certains potentats ne sont guère à l'aise et craignent pour eux-mêmes. Bachar el-Assad et d'autres monarques ont peut-être du souci à se faire... La Ligue n'est donc guère allante, même si le Qatar a engagé des avions. Et il y a la désunion européenne, l'abstention allemande ; et la volonté du secrétaire général de l'Otan de faire plus que fournir un état-major. Cela fait beaucoup de monde ! La tâche du groupe de contact, censé mettre au point une stratégie de sortie de crise, n'en est-elle pas compliquée ?

M. Jean-Pierre Bel. - M. le ministre d'Etat dit que la France « ne fait pas la guerre ». Elle est en tout cas impliquée sur trois fronts militaires de haute intensité, en Afghanistan, en Libye, en Côte d'Ivoire, dans le cadre de résolutions de l'ONU.

Plusieurs caractéristiques sont identiques : des opérations prévues pour durer peu de temps s'installent dans la durée, les objectifs et les scenarios de sortie de crise ne sont pas toujours clairement énoncés, explicités. Un flottement est manifeste. Et quelle est la place du Parlement dans ces affaires ? Il est informé, comme en ce moment. Mais les informations lui sont distillées au compte-gouttes, au gré des évènements, et il n'est pas appelé à se prononcer.

Nos moyens militaires nous autorisent-ils à mener ces trois opérations ? Pendant combien de temps ? Nos forces sont-elles dimensionnées pour ces conflits longs et difficiles ?

M. Jean-Louis Carrère. - Je veux d'abord exprimer notre solidarité à l'égard de nos soldats et de leurs familles ; et indiquer que nous n'avons pas de désaccord formel sur ces engagements de la France. Mais nous sommes sur le fil du rasoir ! A Abidjan, expliquez-vous, nous réagissons aux tirs de mortiers de 81 sur la population. Est-il certain que cela se passe ainsi ? Les résultats électoraux à Abidjan ont été très favorables à Laurent Gbagbo. Ne s'agit-il pas de justifier une intervention de Licorne ? Quant aux relations entre la France et l'ONUCI, M. de Rohan souligne que les 10.000 hommes de la force internationale ne sont pas en mouvement. Nous intervenons en appui de cette force. Parlons rugby : si j'interviens en appui d'un ami qui porte un ballon et se déplace, je sais ce que cela signifie ; mais s'il est en piqué-planté, je ne sais comment l'appuyer...

Autre question : comment voulez-vous que la ville de Benghazi alimente Misrata sans être elle-même alimentée ?

Enfin, quelle est la stratégie de sortie ? Pourquoi ne pas associer le Parlement à cette réflexion ? Je préférerais que la présidence du Sénat se batte pour définir des perspectives plutôt que pour préserver je ne sais quels équilibres constitutionnels...

M. Jacques Berthou. - J'évoquerai pour ma part l'aspect humanitaire. Les populations civiles sont martyrisées. La Côte d'Ivoire est dans l'anarchie, la misère se développe, on parle à présent de choléra. La France envisage-t-elle l'après-guerre ? Quelles missions humanitaires peut-on mener ? Aujourd'hui tout est désorganisé. L'image de la France, écornée depuis plusieurs années par la politique étrangère menée, pourrait y trouver une occasion d'amélioration. Montrons quelles sont nos valeurs !

M. Alain Juppé - Ce n'est pas la première fois que les forces de l'ONU rencontrent des difficultés sur le terrain  mais lorsque trente pays participent à une opération, il en résulte forcément une fragilité, l'efficacité n'est pas toujours celle que l'on souhaiterait. L'ONUCI est sous le chapitre 7, elle peut mobiliser tous les moyens d'intervention, y compris la force, mais constatant que sa capacité d'action était un peu faible, nous avons multiplié les interventions auprès du secrétaire général de l'ONU, du directeur des opérations militaires, qui est un Français, M. Leroy, auprès de M. Choi, et auprès du commandant des forces, pour que l'ONUCI s'engage. Mais ne laissons pas croire qu'elle est inefficace ! Elle patrouille dans les rues d'Abidjan, c'est elle qui a protégé pendant des semaines l'hôtel du Golfe où était installé Alassane Ouattara. Et ce sont deux hélicoptères de l'ONUCI qui ont engagé les opérations avant-hier.

En Libye, le président Bel a cité toutes les raisons d'être pessimiste. Je citerai les raisons d'être optimiste. La résolution n'autorise pas de contingents au sol. Cela signifie-t-il un enlisement ? Nos interventions n'ont-elles servi à rien ? Outre la protection de Benghazi, nous avons déstabilisé Kadhafi ! Aujourd'hui la question est de savoir comment il partira et pas comment il se maintiendra au pouvoir.

La Ligue arabe n'est pas si prudente : la liste des pays qui apportent une participation active comprend le Qatar, les Emirats arabes unis, la Jordanie, le Maroc. Reste à travailler davantage avec l'Union africaine, à la persuader de participer davantage. Quant à l'Otan, nous avons cadré le dispositif, l'Otan en est le bras séculier, mais la gouvernance politique est du ressort de la coalition internationale et de son groupe de contact. Le partage des rôles est clair, même s'il n'exclut pas certaines tentations.

Impuissance européenne ? J'ai dit que l'Union agissait plus comme une ONG humanitaire que comme une puissance politique capable d'organiser une intervention : je l'ai répété au dernier Conseil. Mais hormis l'aspect militaire, elle a tout de même adopté une position unanime contre Kadhafi, qui s'est discrédité lui-même par les traitements infligés à sa population.

Les divergences portent sur les modalités d'action. Les sanctions apparaissaient suffisantes à certains, mais elles ne montrent leur efficacité qu'après quatre ou cinq mois, et que serait devenue Benghazi entre temps ? Le 11 mars, le 24 mars, dans les conseils européens « affaires étrangères », nous avons exprimé une position commune. Beaucoup de pays européens recherchent une solution politique en prenant des contacts avec ceux qui, à Tripoli, quittent le navire. Et ils sont nombreux.

La France ne fait pas la guerre en Côte d'Ivoire. La situation est bien différente de ce qu'elle est en Afghanistan, nous ne sommes pas engagés dans des combats contre une armée hostile, nous soutenons l'ONUCI. Le cas de la Libye est intermédiaire. Je suis surpris par votre remarque sur nos objectifs diplomatiques. Ils n'ont rien de flou, ils sont très clairs : en Côte d'Ivoire, nous voulons que le président régulièrement élu, Alassane Ouattara, puisse s'installer au pouvoir pour mener une politique de pardon et d'ouverture, former un gouvernement d'union nationale, voire avec d'anciens partisans de Laurent Gbagbo prêts à l'aider, travailler à la reconstruction du pays.

Nos objectifs sont clairs aussi en Libye, avec un élément d'incertitude. Nous voulons que le peuple libyen accède à la démocratie après quarante années sous la coupe d'un dictateur. Une réconciliation nationale doit réunir le CNT, les autorités tribales, qu'ont dit influentes, et, à Tripoli, tous ceux qui veulent se séparer du régime actuel. Cela sera difficile, oui, mais la ligne est claire. Il demeure certes une petite ambiguïté : avec ou sans Kadhafi ? La résolution de l'ONU ne mentionne pas qu'il soit écarté. Tous les alliés sont d'accord pour penser que son maintien n'est plus acceptable. En revanche, à Tripoli, certains sont prêts à s'en débarrasser mais pas tous et tel est l'objet des tractations, certains formulant une proposition intermédiaire.

Quant au rôle du Parlement, à vous de juger de la qualité de l'information qui vous est transmise mais que faisons-nous d'autre ici que de définir des objectifs en commun ?

M. Jean-Louis Carrère. - Nos échanges relèvent de l'improvisation !

M. Alain Juppé - Je préfère cela à une suite de déclarations suivies d'un vote en séance publique - je me demande si elles seraient aussi utiles. Le Premier Ministre a adressé un courrier aux assemblées à la minute même où l'intervention a été déclenchée : nous étions prêts à venir à toute heure, du jour ou de la nuit !

S'agissant de l'aspect humanitaire, la Commission européenne a porté à 30 millions d'euros son assistance à la Côte d'Ivoire ; la France a augmenté son versement au HCR au titre des contributions volontaires et elle a débloqué une aide alimentaire de 1,5 million d'euros via le programme alimentaire mondial. Je pourrais vous citer de nombreuses autres initiatives.

Nous travaillons d'arrache-pied sur les priorités de l'après Gbagbo. Il n'est pas question de laisser tomber Alassane Ouattara, il n'y arrivera pas tout seul, il aura besoin du soutien de l'Union européenne, de la France, de la Communauté économique des Etats d'Afrique de l'ouest, etc. Il faudra ranimer l'activité économique, remettre sur pieds le système bancaire, organiser une aide humanitaire européenne... Tout un plan d'action est actuellement l'objet de discussions avec Alassane Ouattara et son équipe.

M. Gérard Longuet - Notre armée est capable d'être présente sur ces trois fronts, et sur d'autres territoires comme le Liban ou le Kosovo. Le Livre blanc de 2008, la loi de programmation militaire, le contrat capacitaire avec l'armée de terre prévoient une capacité de projection à l'extérieur de 30.000 hommes, durablement. Nous en avons 4.000 en Afghanistan ; en Côte d'Ivoire, des forces prépositionnées en Afrique au titre d'accords de défense ont été redéployées depuis le Gabon ou Djibouti, au titre des accords de défense. Ces forces sont en nette diminution au Sénégal. Nous avons aussi des militaires en République centrafricaine, au Tchad, en vertu d'accords bilatéraux.

Nous disposons de 4.800 hommes dans les forces permanentes : c'est du reste une compagnie positionnée à Libreville qui est venue renforcer Licorne. Nous avons 2.160 hommes dans les forces de souveraineté stationnées sur le territoire national, orientées vers l'Afrique, à La Réunion ou à Mayotte. Et en permanence, soumis à renouvellement trimestriel, 2.530 soldats se trouvent au Tchad, en Centrafrique ou participent à l'opération Atalante dans l'océan indien. Au total, ce sont 9.700 militaires, hommes et femmes, qui sont disponibles en Afrique. Sommes-nous « au taquet » ? Non, fort heureusement ! Les forces stationnées en Afrique, en Afghanistan, au Kosovo et au Liban représentent 22.000 hommes, appartenant essentiellement à l'armée de terre. Pour l'aviation et l'arme navale, les calculs sont plus compliqués puisque ces forces sont par nature mobiles. En Libye, si l'on excepte les six avions basés en Crète, les avions proviennent de bases françaises, Saint-Dizier, Nancy, Dijon, Istres, et un groupe aéronaval en permanence embarqué. Solenzara est un relais métropolitain. Hormis les 120 aviateurs détachés en Crète, à Souda, il ne s'agit pas de troupes engagées à l'extérieur.

Nous sommes dans la phase supérieure de mobilisation, nous ne nous trouvons pas « au taquet ». Les dépenses sont à imputer sur les crédits « opex » du budget de la défense et en cas de dépassement la solidarité ministérielle jouera, puisqu'il ne peut s'imputer sur les crédits d'équipement - c'est un engagement pris en contrepartie de la baisse des effectifs.

Au sein de l'ONUCI, les complicités, les affinités jouent leur rôle. Quand le commandement échoit à un général togolais, il s'agit normalement d'un saint-cyrien... La France compte des siècles de tradition militaire, avec leur gloire et leur malheur. Il serait injuste d'en vouloir à des pays jeunes, qui apportent leur concours à une force internationale mais n'ont ni notre expérience ni notre maîtrise de l'intervention militaire. Quant à l'aide humanitaire, Monsieur Carrère, un bateau de la Croix-rouge française est arrivé directement à Misrata. En outre, la solidarité arabo-musulmane s'exerce et le Qatar ravitaille Benghazi, qui alimente Misrata.

M. Jean-Pierre Chevènement. - Comme M. le président de Rohan, je salue le courage et le professionnalisme de nos soldats. Je remercie aussi MM. les ministres d'être venus parmi nous, mais une discussion en commission n'est pas le débat public qu'exige l'article 35 de la Constitution. Certaines questions doivent être débattues devant l'opinion publique.

En Côte d'Ivoire, j'admire la réactivité de notre pays, mais je m'interroge sur la planification. Les forces de M. Ouattara se sont déplacées du nord vers le sud, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté le 30 mars sa résolution 1975, notre Gouvernement a été forcément en relation avec MM. Ban Ki Moon et Alain Le Roy, tout cela a été remarquablement rapide, je n'en dis pas plus. La résolution de l'ONU est parfaitement claire. Il faut préparer la réconciliation : Laurent Gbagbo, lors de la dernière élection, était majoritaire dans les grandes agglomérations du sud. Félix Houphouët-Boigny me disait en 1985 qu'il remerciait la France d'avoir fait de soixante ethnies une nation, mais la réalité ivoirienne est complexe. Comme disait le stratège chinois Sun Tzu, il faut toujours laisser un pont derrière l'ennemi... Nous agissons en tant que bras armé de la légalité internationale ; aller au-delà serait s'engager sur une pente glissante.

J'ai dit à la tribune du Sénat qu'un philosophe autoproclamé, exploitant l'émotion suscitée par les images, avait engagé de Benghazi le Président de la République à venir en aide aux insurgés. Il a court-circuité les parlementaires...

M. Robert Hue. - Et même les ministres !

M. Jean-Pierre Chevènement. - M. Juppé a été dépêché à New York, où il a très efficacement obtenu l'adoption de la résolution 1973, par 10 voix et 5 abstentions. Les Nations unies n'ont jamais reconnu le droit d'ingérence, mais seulement la responsabilité de protéger. Certes la différence est parfois ténue, de la protection des populations civiles au soutien à une rébellion armée. On entend dire que « la légalité a changé de camp », mais qui est là pour en décider ? La France reconnaît les Etats, non les gouvernements. Vous avez dit, monsieur le ministre d'Etat : « La question ne se pose plus que de savoir quand Kadhafi va partir. » On peut le souhaiter et Khadafi est certes déstabilisé mais la résolution 1973 n'a fixé nulle part comme objectif le changement de régime. Qu'a fait Kadhafi que n'ont pas fait Ali Saleh du Yemen, Bachar el-Assad en Syrie ou le roi de Bahrein ? Au plan du droit, jusqu'où peut-on interpréter la résolution 1973 ? Avons-nous d'ailleurs les moyens militaires et financiers de notre intervention, et pour combien de temps ? N'est-il pas temps de revenir devant le conseil de sécurité ?

La construction d'une défense européenne, prétendait-on, justifiait le retour de la France dans le commandement intégré de l'Otan. Le résultat est-il à la hauteur des attentes ? M. Juppé parlait de l'Union européenne comme une « grande ONG humanitaire ». Si seulement elle l'était ! Si seulement, après avoir démontré qu'elle était incapable d'agir militairement, elle se montrait capable de lancer un plan d'aide aux pays du sud de la Méditerranée et à la Cote d'Ivoire !

M. Robert Hue. - Je remercie moi aussi MM. les ministres, tout en m'associant aux remarques de M. Chevènement sur la nécessité d'un débat public.

Bien que je reconnaisse l'opportunité de l'intervention de la force Licorne en Côte d'Ivoire, je m'interroge sur ses conséquences diplomatiques à moyen terme pour notre pays, en Afrique et dans le monde. Répondre à la demande de M. Ban Ki Moon était légitime, mais notre empressement à le faire laisse penser que la France avait grande envie d'intervenir. Avait-on mené auparavant les consultations nécessaires avec les pays africains ? La France risque d'apparaître de nouveau pour longtemps comme une puissance néocoloniale, malgré les progrès accomplis sur ce terrain-là au cours des dernières années.

J'ai eu l'honneur de participer avec le président Larcher à une entrevue avec le président Zuma : il n'était pas sur la même ligne que nous, loin s'en faut. Mais je ne veux pas être polémique, tout en relevant que d'autres grandes puissances n'approuvent pas. Quelles initiatives prend notre pays pour promouvoir la réconciliation en Côte d'Ivoire ? Je rappelle que Laurent Gbagbo a obtenu 46 % des suffrages.

En Libye, quel débouché diplomatique à la crise peut-on envisager ? Il faut mettre fin aux souffrances des civils, et avancer dans la discussion politique, quelle qu'en soit la difficulté. Vous avez parlé de la « cohérence » de notre politique, monsieur le ministre, mais quelle est-elle ?

Mme Dominique Voynet. - Que le débat ait lieu en séance publique ou en commission, qu'importe pourvu qu'il soit franc. Mais il est difficile d'en juger : vous disiez en séance, monsieur le ministre d'Etat, que la France ne souhaitait pas que la direction des opérations en Libye fût confiée à l'Otan ; ce fut pourtant chose faite dès le lendemain... Peut-être la franchise est-elle difficile en séance publique : espérons qu'il n'en sera pas de même ici.

Je me réjouis que l'on ait substitué à la notion de droit d'ingérence celle de responsabilité de protéger. Mais il est plus facile d'intervenir que de trouver une issue politique à la crise. Nous avons pour mandat, dites-vous, de neutraliser la soldatesque de Laurent Gbagbo, mais seule sa reddition peut mettre les populations civiles durablement à l'abri. Les limites de notre intervention méritent un débat public.

Les médias font état de massacres perpétrés par les soldats de Laurent Gbagbo, mais aussi ceux d'Alassane Ouattara. Qu'en est-il ? Nos soldats réunissent-ils des éléments susceptibles de justifier des poursuites devant la Cour pénale internationale ?

Le conseil de sécurité a saisi la Cour pénale internationale fin février au sujet des crimes commis en Libye. Ne faudrait-il pas faire de même pour les massacres de Deraa, Duma et Lattaquié en Syrie ?

M. Alain Juppé. - L'intervention de M. Chevènement fut comme toujours très pertinente. Mais je rappelle qu'Abidjan a voté à 48 % pour M. Ouattara : le clivage entre le nord et le sud du pays n'est donc pas si net qu'on le dit, et l'on assiste plutôt à une polarisation plus proche des usages démocratiques que les scores de 99% affichés ailleurs.

En Libye, vous avez raison de dire que nous n'avons pas pour mission de favoriser un changement de régime, un regime change comme disent les Anglo-Saxons. Mais je dois rappeler le sens de la notion de responsabilité de protéger : les gouvernements ont le devoir de protéger leur population contre les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et les génocides, faute de quoi la communauté internationale est fondée à se substituer à eux. La faillite du gouvernement Kadhafi dans ce domaine n'est-elle pas suffisante pour mettre en cause sa légitimité ?

J'ai parlé de l'Union européenne comme d'une ONG humanitaire ; au moins est-elle efficace sur ce terrain-là. Un couloir humanitaire doit être mis en place vers Misratah par la mer, en collaboration avec l'Otan. Quant à la politique européenne de sécurité et de défense, les ministres du triangle de Weimar ont récemment écrit à Mme Ashton pour qu'elle soit relancée.

M. Hue s'inquiète des suites de l'intervention en Côte d'Ivoire pour l'image de la France, mais les chefs d'Etat africains l'approuvent presque unanimement. M. Zuma, initialement très réticent, a été convaincu par M. Sarkozy que M. Ouattara devait être considéré comme le président légitime. Même l'Angola, longtemps fidèle allé de Laurent Gbagbo, a évolué. Imaginez d'ailleurs que nous ne soyons pas intervenus. L'élection présidentielle a eu lieu dans des conditions qui n'étaient certes pas parfaites, mais convenables et contrôlées par une commission indépendante ; après le différend avec le Conseil constitutionnel, M. Ouattara a été reconnu comme le président légitimement élu par l'ONU, la CEDEAO et l'Union africaine. Comment les Africains pourraient-ils avoir confiance en la démocratie si le résultat de l'élection ivoirienne n'est pas respecté ? La démocratie progresse dans le continent, au Niger, en Guinée, et il faut la soutenir.

En Libye, notre politique est la même : voilà la cohérence. La France soutient l'aspiration des peuples à la démocratie. Certes, c'est avec quelque retard qu'elle a compris l'enjeu des révoltes arabes, mais quel autre pays l'a compris plus tôt ? On dit le Conseil national de transition infiltré par les islamistes. Cela rappelle furieusement les arguments de ceux qui appelaient à soutenir MM. Moubarak et Ben Ali ! La démocratie présente des risques. A certains égards, la dictature en présente moins à court terme, mais elle conduit tôt ou tard à la catastrophe. Il y a au sein du Conseil des personnalités de grande quantité. Sans doute certaines d'entre elles ont-elles jadis travaillé pour Kadhafi, mais cela ne suffit pas à les discréditer : ce genre de choses se produit lors de toutes les révolutions. Le problème est plutôt de savoir qui, à Tripoli, est prêt à jouer le jeu démocratique.

Madame Voynet, si nous avons finalement confié à l'Otan la direction des opérations, c'est que le traité de défense entre la France et le Royaume-Uni n'a pas encore produit tous ses effets, et que nous deux pays n'ont pas à eux seuls les moyens de piloter une intervention d'une telle envergure. Mais des pays extérieurs à l'Otan, comme le Qatar, y sont associés.

Nous demandons que toute la lumière soit faite sur les massacres en Côte d'Ivoire, et M. Ouattara a déjà promis des enquêtes. Mais il n'est pas sûr que le rôle des soldats français, qui sont d'ailleurs déployés à Abidjan, soit de recueillir des informations à ce sujet.

Nous condamnons toutes les violences perpétrées en Syrie : on ne met pas fin à des manifestations populaire par la répression armée, mais par le dialogue et la négociation. J'ai dit ma déception devant le discours trop peu réformateur du président el-Assad.

M. Gérard Longuet. - M. Hue a parlé de néocolonialisme, mais la réalité est tout autre : la France a renégocié ses accords bilatéraux avec six pays africains sur huit, et sa présence militaire en Afrique recule. Nous privilégions désormais le conseil, la formation, l'entraînement. D'ailleurs cette coopération n'est pas exclusive : le Canada aussi est lié au Mali par un accord militaire. Les pays africains coopèrent entre eux : la République centrafricaine a aidé le Tchad confronté à des difficultés.

Nous sommes présents au Niger au titre de la coopération. Les militaires avaient pris le pouvoir, mais le candidat victorieux à l'élection présidentielle ne devrait pas être le leur. Or les choses se passent convenablement. Une bonne dizaine d'élections présidentielles doivent se tenir l'an prochain sur le continent africain. Faire aboutir le processus électoral ivoirien, après quatre mois de médiation, constituerait un précédent heureux. Une élection est la rencontre d'un peuple avec son avenir, et ne doit pas être un simulacre destiné à confirmer un pouvoir acquis par d'autres moyens. Nos soldats seront de plus en plus des coopérants, de moins en moins des intervenants. Mais Rome ne s'est pas faite en un jour. Nos forces basées à Djibouti et au Gabon relaient le souhait des dirigeants africains que nous fassions évoluer notre coopération vers le conseil et la formation, sans toutefois le faire trop rapidement.

Madame Voynet, nos troupes sont déployées à Abidjan, mais l'Onuci est aux trois quarts hors de la ville et transmet des informations à la Cour pénale internationale. Nos soldats tiennent les documents qu'ils possèdent à la disposition de la Cour, mais ils ne sont déployés qu'occasionnellement à Abidjan, et n'y sont pas chargés d'une mission de police générale.

M. Christian Poncelet. - Je m'associe à l'hommage rendu à nos soldats, et en particulier à nos légionnaires. Le gaulliste que je suis est peu enclin à s'immiscer dans les affaires intérieures d'autres pays. La France a hébergé l'imam Khomeiny et l'a soutenu dans sa lutte contre le shah, avec quel résultat ! Or, en Tunisie, où l'on cherche à réunir les « forces républicaines » pour former un gouvernement, les tensions sont fortes. Des exilés revenus de Londres exigent des ministères. J'ai appris en lisant un grand journal du matin que la famille du jeune homme dont l'immolation avait provoqué la révolte avait été obligée de quitter son village. Veillons à ce que l'affaire Khomeiny ne se reproduise pas, et ne soyons pas dupes ! Aujourd'hui le peuple iranien souffre, et je ne serais pas surpris qu'une révolution ait lieu, emmenée par les femmes iraniennes.

Qui paiera les frais de nos interventions ? Ceux qui nous y ont encouragés participeront-ils aux dépenses ?

M. Robert del Picchia. - Au nom des Français de l'étranger, je remercie le Gouvernement de son action en Côte d'Ivoire : malgré quelques doléances amplifiées par la télévision, nombreux sont ceux qui m'ont fait part de leur satisfaction. Mais les Français d'Abidjan s'inquiètent des pillages, de la destruction d'entreprises et de biens. Lors d'une première évacuation de nos ressortissants, il a fallu exhumer un décret de 1962 pour les indemniser. Au Koweit, l'ONU a remboursé une partie des frais. Cette fois-ci nos compatriotes sont très inquiets. Projette-t-on de les indemniser ? Il y a quelques années, un projet avait échoué parce que le Gouvernement refusait sa garantie aux fonds d'assurance.

Une dernière question : Laurent Gbagbo négociera-t-il son départ contre l'immunité vis-à-vis de la Cour pénale internationale ?

M. Jacques Gautier. - Je salue moi aussi le professionnalisme de nos soldats. Leur intervention se borne strictement à protéger les populations. Le Livre blanc a fait la preuve de sa pertinence : nos moyens humains et matériels et leur prépositionnement correspondent à nos besoins, en Afghanistan, en Libye comme en Côte d'Ivoire. Le choix du Rafale Omnirole au standard F3 était le bon : contrairement à d'autres pays, nous nous sommes dotés d'un appareil adapté à la protection des populations, à des missions de reconnaissance, d'appui au sol ou de suprématie aérienne. En Côte d'Ivoire, où nos soldats doivent venir en aide à nos ressortissants mais aussi aux Ivoiriens, nous n'avons mené que deux frappes très circonscrites, preuve que nous avons su nous adapter. Des unités seront-elles prochainement rappelées au Gabon et au Tchad ?

En Libye, aucune issue diplomatique ou même humanitaire n'est possible sans un rapport de force favorable sur le terrain. La France avait imaginé de doter les insurgés d'un minimum de moyens militaires. Qu'en est-il ?

M. Alain Juppé. - Je comprends l'inquiétude de M. le président Poncelet. Mais au nom du principe de précaution, aurait-il fallu soutenir Moubarak, Ben Ali et consorts ? La démocratie est un pari. Le Président de la République a d'ailleurs décidé que la diplomatie française soutiendrait les mouvements démocratiques. Khomeiny était un islamiste déclaré, qui prêchait la révolution religieuse depuis Neauphle-le-Château. Ce n'est pas du tout le cas des membres du Conseil national de transition : sa charte promet de respecter les droits de l'homme et les libertés publiques.

M. Christian Poncelet. - Je ne suis pas sûr qu'il en aille de même des exilés revenus de Londres...

M. Alain Juppé. - Je n'ai pas encore de réponse à la question soulevée par M. del Picchia : une indemnisation des Français d'Abidjan doit être expertisée. Le mieux serait de relancer l'économie locale, ce qui suppose la levée des sanctions. Quant à l'immunité dont M. Gbagbo pourrait bénéficier, c'est au gouvernement de Côte d'Ivoire de déterminer les modalités du départ de l'ancien président. Mais comment pourrait-on s'opposer aux procédures lancées par la CPI ?

M. Gérard Longuet. - Pour répondre à M. le président Poncelet, en 2010 ont été dépensés 861 millions d'euros pour les opérations extérieures (Opex) : à la provision initiale de 570 millions se sont ajoutés un remboursement de l'ONU pour 50 millions et 247 millions ouverts par le collectif budgétaire. En 2011, la provision initiale a été portée à 900 millions d'euros, pour tenir compte des besoins. Les Opex ne seront pas financées par des crédits d'équipement.

Le Rafale, comme l'a dit M. Gautier, a fait la preuve de son efficacité. Nous sommes engagés dans des opérations très diverses, où nous avons besoin de moyens de renseignement, de reconnaissance, d'instruments pour mener des attaques au sol plutôt que des combats aériens - en Libye, le seul véritable combat a consisté à détruire les batteries sol-air de Kadhafi. La polyvalence du rafale est un élément extrêmement important. Certains Etats européens et arabes disposent d'excellents avions de chasse mais qui ne servent qu'à cela ; on va leur montrer comment les améliorer par la customisation car, heureusement, on sait faire...

Nos troupes seront reconduites au plus tôt vers les points d'appui permanents, notamment à Libreville - mais pas au Tchad, où nous ne sommes présents que pour une coopération ponctuelle.

Faut-il armer les rebelles libyens ? L'embargo sur les armes ne vise que « la Grande Jamahiriya libyenne » ; certains pays considèrent que seul le gouvernement de Kadhafi est concerné, d'autres pensent que les particuliers le sont aussi. Mais s'agit-il ici de particuliers ? Le Conseil national de transition a été reconnu comme un interlocuteur politique, mais cela ne suffit pas à lui donner le statut d'Etat. Aujourd'hui, il n'y a pas de position formelle à ce sujet. Aucun acteur ne nous demande d'ailleurs des armes : les rebelles n'attendent qu'un soutien aérien et politique. Ils ont entre leurs mains des dépôts d'armes non négligeables, mais rendus inutilisables par leur situation géographiques dans des enclaves comme Zintan ou Misrata, ou par le manque de formation des soldats volontaires.

Mme Catherine Tasca. - Je partage les inquiétudes de M. Hue. La résolution de la crise en Côte d'Ivoire aura une grande incidence sur l'image de la France en Afrique. On l'a dit, de nombreuses élections doivent se tenir prochainement sur le continent, et elles pourraient être l'occasion de crises internes. Notre double objectif est de favoriser la réconciliation et la reconstruction. De quels points d'appui disposons-nous dans le pays pour ce faire ? Comment les ressortissants français sont-ils associés à nos choix diplomatiques ? Les entreprises françaises ont longtemps cohabité avec le régime de M. Gbagbo.

Appeler celui-ci à la reddition n'est peut-être pas très heureux, sur un continent où le poids des mots et le sens de l'honneur ne sont pas les mêmes qu'ailleurs.

Cette crise sera-t-elle l'occasion de revoir en profondeur la politique africaine de notre pays ? De quels moyens dispose pour ce faire le ministère des affaires étrangères ?

M. André Ferrand. - Monsieur le ministre d'Etat, vous avez dit que nous commencions déjà à oeuvrer avec M. Ouattara pour la reconstruction de la Côte d'Ivoire. Nos liens politiques, économiques, culturels et surtout affectifs avec ce pays sont tels que nous y sommes appelés à y jouer un rôle essentiel. Mais c'est une partition difficile à jouer, car on nous accusera d'interventionnisme, voire de néocolonialisme, et l'on entendra de nouveau parler de la « Françafrique »...

M. Yves Pozzo di Borgo. - Je m'associe à M. del Picchia pour me faire l'écho des préoccupations des Français de l'étranger.

Que le Gouvernement prenne garde à sa communication, car on entend dans les médias que les soldats français sont en Côte d'Ivoire pour y défendre nos ressortissants. Or une vie africaine vaut une vie française !

Entre 1986 et 1988, le colonel Kadhafi avait envahi le Tchad avec 300 chars, mais les Tchadiens, avec 150 pickups, les ont mis en déroute, faisant ainsi la preuve de leur valeur guerrière. Or on entend aujourd'hui que le colonel emploie des mercenaires tchadiens. Est-ce vrai ?

Ne va-t-on pas dégarnir l'opération Atalante pour renforcer nos moyens en Libye ?

La production et la distribution de pétrole sont-elles arrêtées ?

M. Robert Badinter. - Quel rôle la CPI est-elle appelée à jouer en Côte d'Ivoire, selon vous ? Faut-il que le conseil de sécurité la saisisse, ou est-il préférable d'attendre que l'autorité légitime du pays, c'est-à-dire M. Ouattara, le fasse ? Les crimes visés, je le rappelle, sont imprescriptibles. Je veux bien que l'on ménage une porte de sortie à Laurent Gbagbo, mais celle-ci doit déboucher sur une cellule !

Je terminerai par une interrogation. Au Conseil national de transition siègent des personnalités de grande qualité. Mais la Libye, dit-on, est un pays très divisé ethniquement, entre la Cyrénaïque et la Tripolitaine, où le sentiment d'appartenance commune n'est pas aussi profond qu'ailleurs. Or le CNT est composé presque exclusivement de gens de Cyrénaïque. Sa reconnaissance ne risque-t-il pas de susciter des réactions négatives en Tripolitaine, qui serviraient les intérêts du colonel Kadhafi ?

M. Alain Juppé - Oui, madame Tasca, une dizaine d'élections doivent avoir bientôt lieu en Afrique : ce n'est pas un risque, mais une chance ! Dans certains cas l'organisation des élections est critiquable, et il faut mettre en place des systèmes d'observation : l'Organisation internationale de la francophonie y consacre 1,2 million d'euros.

Sur l'association de la communauté française de Côte d'Ivoire à nos choix diplomatiques, vous me prenez de court. Mais nos ressortissants ont des élus, et l'ambassade est bien sûr en liaison avec eux, ainsi qu'avec nos entreprises qui doivent retrouver un niveau d'activité suffisant.

Quant au mot « reddition », je ne l'ai pas inventé. C'est à M. Ouattara de fixer les conditions du départ de M. Gbagbo.

Non, cette crise n'entraînera pas de révision de la politique africaine de la France. Celle-ci a été définie par le discours du Cap du Président de la République et par le Livre blanc. Au plan militaire, nous renégocions nos accords de défense et revoyons nos implantations ; au plan politique et diplomatique, nous souhaitons voir progresser la démocratie.

Pour répondre à M. Ferrand, la France et le gouvernement ivoirien sont en train de bâtir, avec l'Union européenne et la communauté internationale, un plan d'action en faveur de la réconciliation en Côte d'Ivoire.

Monsieur Pozzo di Borgo, la première mission de la force Licorne est de protéger, et éventuellement d'évacuer les ressortissants français. Il est vrai qu'elle appuie l'Onuci dans le cadre d'une mission décidée par les Nations unies.

Le pétrole continue à couler en Libye ; l'enjeu est d'ailleurs de financer le CNT par ce biais. Le Qatar s'est porté volontaire.

En ce qui concerne la CPI, monsieur Badinter, je ne pense pas qu'il soit nécessaire de réunir le conseil de sécurité : le procureur a annoncé des investigations pour déterminer s'il y a lieu de lancer des poursuites.

Le CNT a été clair : il ne souhaite pas la scission de la Libye, que pourrait favoriser un cessez-le-feu.

La composition du Conseil national de transition (CNT) va-t-elle dans le bon sens ? Une partie de ses membres sont tripolitains, mais leurs noms n'ont pas fait l'objet de publication, pour de simples raisons de sécurité.

M. Gérard Longuet. - En ce qui concerne Atalante, l'opération se poursuit.

Vous m'avez interrogé sur les mercenaires : la situation est un peu compliquée. Les populations évoquées ne ressentent pas forcément les frontières comme des réalités intangibles : il s'agit en effet de nomades qui circulent librement entre le Tchad et la Libye. Ces tribus ont une position prudente, attentiste : elles attendent de voir d'où va souffler le vent...

Enfin, je confirme que seul le port de Tobrouk a recommencé à exporter du pétrole, ce qui reste marginal.

M. Josselin de Rohan, président. - Je vous remercie pour ce débat large, ouvert et enrichissant. Vous avez répondu avec beaucoup de précisions aux questions qui vous ont été posées. Je vous demanderai, messieurs les ministres, de bien vouloir revenir devant nous si les évènements l'exigeaient. Je rends hommage au Gouvernement car il tient la représentation nationale très précisément informée de la situation en Libye et en Côte d'Ivoire. (Applaudissements à droite)