Mercredi 27 janvier 2016

- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -

La réunion est ouverte à 9 h 36.

Audition de S.E. M. Ehab Badawy, ambassadeur en France de la République arabe d'Egypte, sur la situation régionale

La commission auditionne S.E. M. Ehab Badawy, ambassadeur en France de la République arabe d'Egypte, sur la situation régionale.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je souhaite la bienvenue, au nom de tous, à M. l'ambassadeur de la République arabe d'Egypte, et je veux lui dire combien nous sommes heureux de cet échange, après l'analyse marquante sur le besoin d'Etat dans la lutte contre le terrorisme qu'a développée le président de la République égyptienne lorsque le président Larcher l'a reçu au Sénat.

Nous serions heureux de vous entendre sur la situation dans la région, qui nous préoccupe beaucoup. En Egypte, en ce cinquième anniversaire de la révolution de la place Tahrir, où en est l'objectif de stabilité intérieure que s'est fixé le gouvernement ? Quelle est votre analyse de la situation au Sinaï, de celle, dans votre voisinage, de la Libye, de la montée des tensions dans les relations entre l'Arabie saoudite et l'Iran ? Quelle lecture faites-vous, enfin, de l'évolution du conflit syrien et des solutions politiques susceptibles de se dégager ?

Nous avons beaucoup apprécié nos relations dans l'étape complexe que nous avons eue à gérer sur le dossier difficile des Mistral et le rôle que vous avez joué pour apaiser les relations et nous acheminer vers des échanges positifs, dans l'intérêt de nos deux pays.

M. Ehab Badawy, ambassadeur en France de la République arabe d'Egypte. - L'Egypte a connu deux révolutions en moins de trois ans. Notre peuple n'a plus peur du pouvoir, il connaît désormais le chemin de la place Tahrir et sait qu'il pourra le prendre à nouveau quand il le voudra. Si bien que je suis stupéfait de ce que j'ai lu dans la presse française, à l'occasion du cinquième anniversaire de la révolution, sur le caractère répressif du régime du président Sissi. C'est oublier que le régime du président Moubarak, qui avait pourtant une main de fer, n'a pas résisté au désir de changement de la population. Quand le peuple veut le changement, nul ne peut l'arrêter. Peu de gens ont conscience de ce que nous avons vécu, même si quelques-uns commencent à se rendre compte de l'équation difficile dans laquelle on peut parfois se trouver face à un ennemi qui n'a qu'un seul objectif, créer un Etat islamique. Ceux qui nous engagent à négocier avec les Frères musulmans ne comprennent pas notre répugnance à engager le dialogue avec un adversaire qui ne songe qu'à détruire tous ceux qui s'opposent à son projet : mettre à bas toutes les valeurs qui nous unissent depuis des millénaires. Mes parents, tout musulmans qu'ils soient, m'ont envoyé à l'école chez les pères jésuites, où je me suis toujours trouvé dans des classes qui mêlaient les confessions. Qu'un camarade de classe fût musulman ou copte comptait si peu qu'on l'ignorait même.

Nous avons connu une année particulièrement difficile avec les Frères musulmans au pouvoir. J'ai sérieusement songé, au cours de cette année, à quitter le pays, parce que je n'y voyais pas d'avenir pour mes enfants.

L'Egypte se trouve aujourd'hui, ainsi que vous l'avez relevé, monsieur le président, face à de multiples défis. Au Sinaï, même si cela ne concerne qu'une toute petite partie de la péninsule, la situation est extrêmement dangereuse. Elle est comparable, dans ce tout petit triangle, à ce que l'on a pu connaître en Afghanistan. Quant à la Libye, nous avons avec elle 1 200 kilomètres de frontière commune. Autre défi majeur, le projet de barrage de l'Ethiopie sur le Nil. Un barrage dit de la Grande Renaissance dont la retenue, qui devait initialement être de 14 milliards de mètres cubes, est passée à 74 milliards. Moyennant quoi nous avons fait observer à nos amis éthiopiens que s'ils avaient droit au développement, nous avions, quant à nous, droit à la vie. Car sans l'eau du Nil, l'Egypte retournerait au néant. Plusieurs aspects de ce projet nous inquiètent. Sa construction est prévue dans une zone sismique. S'il venait à s'écrouler, le niveau des eaux atteindrait 27 mètres à Khartoum en six heures - l'équivalent d'un immeuble de neuf étages. Autre point de discussion, la durée de remplissage du bassin. Si elle s'étend sur neuf ans, nous pourrons le supporter ; sur six ans, cela reste encore faisable, bien qu'au prix de nombreux sacrifices, comme l'arrêt de la culture du riz. Mais en trois ans, ce serait un défi insurmontable. Une légende tenace veut que depuis l'origine, le président de l'Egypte menace son homologue éthiopien de bombardements, si le projet voyait le jour. Nous sommes loin de cet esprit et négocions avec nos amis éthiopiens, qui ne nous rendent pas la tâche facile puisqu'en même temps que se mènent ces négociations, ils ont entrepris de commencer à construire. Si bien que l'opinion publique égyptienne s'émeut.

Au-delà, l'Egypte se heurte, depuis plusieurs décennies, à une vraie difficulté. Je me souviens avoir vu, du temps de Nasser, un ministre limogé pour avoir voulu augmenter le prix du pain de quelques centimes. Depuis, personne n'osait toucher aux subventions dont bénéficient l'énergie, le pain, les produits de première nécessité. Le président de la République a aujourd'hui sauté le pas, en annulant une première tranche, substantielle, de subventions sur l'essence, sans provoquer une levée de boucliers. Ce n'est pas rien, car ce ne sera pas sans répercussions sur d'autres prix, comme celui des taxis ou des transports en commun. Reste que l'entreprise n'est pas aisée, car les bonnes décisions ne sont pas les plus populaires. Il faudra sans doute s'attendre, sur la deuxième tranche, à un peu plus de mécontentement, mais la preuve est faite de l'assentiment que rencontre le président Sissi, contrairement à ce qu'en disent les médias français.

Ce qui est sûr, c'est que notre héritage est très lourd à porter, économiquement parlant. Chaque année, l'Egypte enregistre 2,6 millions de naissances. Le ministre de l'Education nationale s'apprête à recruter 50 000 professeurs pour 1 100 nouvelles écoles. C'est une vraie gageure, car il nous faut non seulement construire, ce que nous devrions parvenir à faire, mais assurer une éducation de qualité à tous ces enfants.. Au terme de deux révolutions, nous ne pouvons pas, comme en Chine, déclarer que l'Etat ne s'engage que pour le premier enfant. Pour reprendre une formule très parlante de notre président, dont j'ai eu l'honneur d'être le porte-parole, je vous appelle à nous voir avec nos yeux plutôt qu'avec les vôtres. Car les différences culturelles sont marquées. Dans le Coca Cola qui est fabriqué chez nous, l'entreprise met plus de sucre, parce que cela se vend mieux. C'est inexplicable, mais c'est ainsi. Lorsque j'étais à l'université, on m'a enseigné la pyramide des besoins selon Abraham Maslow. Pour lui, l'être humain est régi par cinq besoins essentiels : besoin de sécurité ; besoins physiologiques ; besoin d'appartenance ; besoin d'estime ; besoin d'accomplissement de soi. Alors que nous peinons à satisfaire les deux premiers niveaux de la pyramide, il en est qui viennent nous réclamer le droit de s'accomplir pleinement. Si l'on peut concevoir que cela fait partie des droits de l'homme au sens où vous l'entendez, il faut aussi comprendre qu'en Egypte, beaucoup n'arrivent pas à nourrir leur famille. Dans la période qui a suivi la révolution, alors que des jeunes gens de bonne famille, devant l'université américaine du Caire, brandissaient des panneaux pour réclamer la liberté, j'ai vu un menuisier chargé de ses planches s'arrêter et dire : « Jeune homme, rentrez chez vous, s'il vous plaît, et laissez-nous vivre ». Cela m'a beaucoup marqué. Que leur disait-il sinon qu'il avait besoin de stabilité pour gagner sa vie ?

J'en viens à la situation de la région, dont on a parfois l'impression qu'elle est la source de tous les maux de la planète. Il est vrai que parfois, les richesses d'une région peuvent lui créer des problèmes. Certains pays, comme la Syrie, l'Irak, le Yémen, la Libye, le Liban, souffrent de vraies crises, mais il en est aussi beaucoup d'autres qui sont loin d'être stables. N'oublions pas, ainsi que j'ai coutume de le rappeler à mes amis français, qu'une idéologie est toujours sans concessions. J'ai le plus grand respect pour le communisme, qui est une option parmi d'autres, mais reconnaissons qu'un communiste ne renoncera jamais à son idéologie... Il en va de même de l'islam politique, qui est une idéologie. Les islamistes n'ont qu'un objectif, l'Etat islamique, le califat, pour la plus grande gloire de l'islam. Quand un islamiste vous semble modéré, méfiez-vous, ce n'est que tactique. Il n'y a pas d'islamistes modérés. Quand on est islamiste, on est idéologue : on ne peut être modéré, car on tient à des idées sur lesquelles il n'y a rien à négocier. Il est toujours difficile d'entendre évoquer certaines situations très douloureuses, dans notre région, sur un mode qui, se voulant positif, nous appelle à être « inclusifs ». Comment réagiriez-vous l'on vous appelait à essayer de contenir ceux qui, chez vous, relèvent des fiches S et reviennent d'Irak ou de Syrie en vous montrant « inclusif », y compris en leur laissant une part du pouvoir politique ? J'appelle à la prudence, car aucun islamiste ne fera la guerre à un autre islamiste, sauf en vertu d'intérêts de circonstance.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Une question de vocabulaire. De quelle manière la langue arabe marque-t-elle la distinction entre l'islamisme et la pratique modérée de l'islam ?

M. Ehab Badawy. - Elle appelle musulmans les pratiquants modérés et réserve le terme d'islamistes à ceux qui utilisent la religion à des fins politiques.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - La distinction sémantique entre musulmans et islamistes est particulièrement importante.

M. Robert del Picchia. - Je connais bien l'Egypte, où je me suis souvent rendu. Et j'entretiens une correspondance avec une personnalité bien connue au Caire, Mme Renée Blandin, qui vit dans cette ville depuis 73 ans et m'écrit deux fois par semaine pour me conter ce qu'il s'y passe. Elle est très proche des Egyptiens, qu'elle connait bien. J'ai pu m'en rendre compte sur place, un jour que je peinais à arrêter un taxi. Il lui a suffi d'en héler un en criant « Chirac ! Chirac ! », pour qu'il se range aussitôt devant nous. Faut-il en conclure que le président Chirac a fait forte impression aux Cairotes ?

Qu'en est-il de la production de pétrole en Egypte, dont on n'entend plus guère parler ? Où en est-on du dossier des Mistral, et quand comptez-vous faire entrer ces bâtiments en service ?

M. Jeanny Lorgeoux. - Quelle est l'implantation des islamistes - je parle bien des exégètes extrémistes de l'islam - dans le Sinaï ?

M. Michel Boutant. - Où en sont les relations entre l'Egypte et l'Arabie saoudite, foyer du wahhabisme qui alimente la pensée extrémiste et où l'argent coule à flot - un peu moins, il est vrai, avec la chute des cours du pétrole - tandis que c'est la richesse en hommes qui fait la force de l'Egypte ?

M. Alain Néri. - Depuis très longtemps, depuis trop longtemps, la crise palestinienne alimente l'instabilité au Proche Orient. Les accords de Camp David, qui avaient laissé espérer une solution, sont aujourd'hui totalement bloqués. Comment l'Egypte peut-elle intervenir pour favoriser la reprise, voire l'accélération du processus de paix ?

M. Jean-Pierre Cantegrit. - Le tourisme est une des grandes réussites de l'Egypte, qui a su développer des infrastructures d'accueil de qualité. Quelles répercussions ont eu sur cette activité, qui contribue à la richesse du pays, les récents attentats, notamment contre un avion de touristes russes, et comment le pays peut-il y faire face pour rebondir ?

M. Jean-Marie Bockel. - Vous avez évoqué les actions terroristes. J'aimerais connaître votre regard sur la riposte engagée. Le terrorisme est partout. Le voir flamber en Egypte serait catastrophique. Va-t-on, dans le consensus avec la population, vers une maîtrise du phénomène ou conservez-vous, au contraire, des craintes majeures ?

Mme Bariza Khiari. - Je m'inquiète du sort des minorités. Les coptes, qui ont payé un lourd tribut au cours des dernières années, sont-ils aujourd'hui protégés par le pouvoir ? Sont-ils considérés comme des citoyens à part entière ? Travaillez-vous à instiller dans la population le goût du pluralisme ?

M. Joël Guerriau. - Je m'inquiète moi aussi des coptes, parmi lesquels je compte de nombreux amis. Pratiquant un culte ancien, né du christianisme en 60 après Jésus-Christ, ils ont vécu bien des périodes difficiles. J'ai pu mesurer l'intolérance à leur encontre, au point que l'on a pu craindre, après la première révolution, un génocide à l'arménienne. La deuxième révolution a heureusement mis fin à cette situation intenable, grâce aux décisions courageuses qu'a su prendre votre président. Comment les choses évoluent-elles aujourd'hui ?

Quand en 2010, 600 000 touristes français se rendaient en Egypte, ils n'étaient plus que 140 000 à faire le voyage en 2015. Alors que huit mexicains sont morts en septembre à la suite d'une erreur de l'armée, et que de nouveaux attentats ont eu lieu en janvier, comment entendez-vous faire face ?

Quelle est votre analyse, enfin, de la situation dans le nord du Sinaï ?

M. André Trillard. - Quels sont, dans votre zone, les pays amis et totalement sûrs ?

M. Ehab Badawy. - Sûrs dans leur amitié ou du point de vue de leur stabilité ?

M. André Trillard. - Dans leur amitié et leur clarté à votre égard.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je vous remercie pour le courage de vos propos ainsi que pour votre engagement personnel, qui nous a beaucoup aidés, dans la résolution de cas très difficiles de déplacements d'enfants.

J'ai eu l'honneur de rencontrer le grand imam d'Al Azhar, le cheik Ahmed-al-Tayeb. Dans l'échange que j'ai eu avec lui sur l'islam tolérant, j'ai senti la volonté de nous aider dans la condamnation de l'islamisme et une réticence à l'égard de certains des imams qui officient à ses côtés. Je n'oublie pas qu'Al Azhar est la première autorité sunnite dans le monde et j'aimerais connaître votre sentiment sur le sujet. Je n'ignore pas que vous avez proposé de former certains de nos imams, mais que cette offre a été déclinée.

Où en sont vos relations avec l'Arabie saoudite ? Je reviens d'un séminaire de l'assemblée parlementaire de l'OTAN qui s'y est tenu, et il m'a semblé que ce pays avait totalement changé de langage. Le confirmez-vous ou conservez-vous des doutes ?

M. Claude Malhuret. - Vue de France, la politique de la Turquie est de plus en plus difficile à comprendre. Comment l'Egypte considère-t-elle les évolutions de ce pays, tant à l'intérieur que sur la scène du Moyen Orient ?

M. Gaëtan Gorce. - Comment évolue la situation des réfugiés, dont beaucoup sont syriens, en Egypte ? Il semblerait que des mouvements de réfugiés, en provenance d'Erythrée notamment, transitent par Alexandrie vers l'Europe. Quel est votre regard sur cette situation ? Quel est le degré de coopération entre la marine égyptienne et les forces engagées en Méditerranée, avec l'opération Sophia, contre la traite des êtres humains ?

Je m'inquiète de la situation des droits de l'homme, dont il n'a pas encore été question. Un certain nombre d'ONG se sont exprimées, ces dernières semaines, pour dénoncer des arrestations arbitraires en grand nombre et le retour de la torture dans les commissariats. De telles pratiques, inacceptables, vont à l'encontre de principes élémentaires auxquels nous sommes attachés. Il ne faudrait pas que la lutte contre l'islamisme devienne le prétexte d'un retour en arrière sur les acquis démocratiques du printemps arabe.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Notre diplomatie recherche l'équilibre entre deux paramètres. La lutte contre Daesh passe par la question militaire mais aussi par l'indispensable stabilité de l'Etat - première cible du terrorisme, qui gagne, comme la mafia, à le mettre à bas. Ce qui ne veut pas dire que la démocratie, qui reste l'autre paramètre structurant de notre diplomatie, passe au second plan. Il y a un équilibre à trouver.

M. Ehab Badawy. - Je vous remercie de ces nombreuses questions.

Le président Chirac est en effet un grand ami de l'Egypte, où il est apprécié parce que c'est sous son mandat que la France a dit non à l'invasion de l'Irak ; parce qu'aussi 22 millions de cairotes lui doivent le métro du Caire.

La France a toujours été regardée comme une grande amie de l'Egypte. Je faisais observer que l'obélisque de Louxor trône sur la place de la Concorde, que 96 sphinx veillent sur Paris et que le Louvre compte un département des antiquités égyptiennes d'une richesse incomparable... Les Égyptiens, dans leur grande majorité, aiment la France, depuis le métro du Caire jusqu'à la redécouverte d'une civilisation antique dont nous sommes tellement fiers.

Les Mistral ? N'en déplaise à l'auteur d'un article de journal sur lequel je suis tombé et qui laissait entendre sur de pures conjectures que l'Egypte n'aurait pas payé, le démenti a été apporté par le ministre de la Défense lui-même, M. Jean-Yves Le Drian, qui a confirmé le paiement. Il fallait, ensuite, démonter le matériel russe, traduire les 60 000 notices, ce qui demande du temps. Ces bâtiments devraient rejoindre l'Egypte dans les mois à venir.

L'Egypte a toujours été producteur de pétrole, mais cette production suffit à peine à nos besoins, qui se sont encore accrus. Un nouveau gisement de gaz très prometteur a cependant été découvert, qui pourrait, selon la société italienne ENI, qui va l'exploiter, couvrir les besoins du pays sur une durée de trente ans. Notre mix énergétique, qui nous laissait dépendant à 95 % pour la production d'électricité, s'en trouvera nettement amélioré.

Le terrorisme au Sinaï est circonscrit dans un tout petit triangle qui s'étend entre Rafah, Al Arich et Cheikh Zouweid. L'armée égyptienne a rasé une bande de 500 mètres le long de la frontière qui nous sépare de nos amis du Hamas. Il faut savoir que l'on pouvait entrer dans une maison à Rafah, et ressortir dans une mosquée à Gaza, grâce à l'existence de quelque 1 400 tunnels, dont certains servaient de véritables autoroutes. Nous les avons noyés sous l'eau de la Méditerranée, ce qui s'est révélé jusqu'à présent efficace.

La région souffre en effet du trafic. Trafic de drogue, trafic d'êtres humains et pire encore, trafic d'organes. Chaque jour, 20 à 30 Erythréens passent par l'Egypte, où ils sont bien souvent tués par des trafiquants d'organes qui, équipés de petits frigos, les dépècent dans l'instant. C'est une abomination. Et dès lors qu'il y a trafic, il y a coopération avec les terroristes.

Mais hormis cette toute petite zone, le Sinaï est propre. Je me tue à le dire à mes amis du Quai d'Orsay, quand je vois leur carte bariolée de rouge : ne mérite cette couleur d'alerte qu'un tout petit triangle, dont nous ne laissons personne approcher à moins de 100 kilomètres. Cela fait un an que nous menons la guerre. Alors que les Américains agissent depuis des années sans succès réel, nous ne nous en sortons pas si mal. On n'entend plus parler de ces attentats meurtriers perpétrés par une véritable armée de terroristes, qui défrayaient naguère la chronique. Ce temps est derrière nous.

Notre relation avec l'Arabie Saoudite ? C'est un pays allié très important dans la région, même si l'on peut s'inquiéter d'une guerre dont on ne voit pas la fin au Yémen. Espérons qu'elle s'arrête un jour, car elle n'est de l'intérêt de personne dans la région.

J'en viens à la question palestinienne. Les accords de Camp David appartiennent désormais au passé, ce qui ne signifie pas que l'avenir est bouché, comme en témoigne le traité signé entre l'Egypte et Israël : malgré les morts de part et d'autre de la frontière, nous avons su gérer avec sang froid tout les défis qu'il emportait. Pour nous, l'une des missions de l'Egypte est de parvenir à assurer une paix durable dans la région, qui passe par la résolution de la question palestinienne. Et l'une des causes de l'emballement terroriste tient au fait qu'elle soit restée sans solution. La pauvreté, l'ignorance font le lit du terrorisme, mais le sentiment d'injustice le fait aussi. « Nos frères musulmans se font tuer, brutaliser tous les jours, et le monde ne s'en préoccupe pas : à nous de leur faire justice » : voilà ce que pensent un certain nombre de nos jeunes dans le monde arabe. Mahmoud Abbas, qui a eu une attitude admirable, a su convaincre les siens, alors que Gaza a été prise cinquante jours durant sous le feu des bombardements, de ne pas même jeter un caillou. Il en a payé le prix, car beaucoup de palestiniens l'ont considéré comme un traitre. Et alors qu'il était fragilisé, qu'a fait pour lui la communauté internationale ? Rien, si j'excepte une minorité responsable, dans laquelle j'inclus la France. Mahmoud Abbas était pourtant l'interlocuteur idéal. Avec qui négocier, à sa place ? Avec un Khaled Mechaal ? Le jour où Mahmoud Abbas nous quittera, nous serons vraiment en difficulté.

Vous m'interrogez sur le tourisme. Nous avons perdu, en moyenne, 6 milliards par an. Cela représente des sommes énormes, peu ou prou l'équivalent de celles que nous ont accordées les pays du Golfe au cours des trois dernières années. Cela fait mal au coeur, quand on se rend à Louxor, de voir attelés à des calèches vides des chevaux étiques que leurs conducteurs, qui n'arrivent plus à gagner leur vie, peinent à nourrir malgré les aides du gouvernement. Et cela risque de durer, car c'est non seulement l'Egypte mais toute la région qui est vue comme une zone instable.

La situation des minorités ? Vous aurez peut-être noté que, durant le Noël copte, le président Sissi, qui s'est rendu à l'église, s'est excusé de n'avoir pu reconstruire en un an que 60 des 74 églises qui avaient été saccagées. C'est dire que malgré nos difficultés économiques, leur reconstruction a été pour nous une priorité.

Quels sont nos pays amis ? Tous les pays du monde arabe.

Je remercie Mme Garriaud-Maylam de son hommage, non sans souligner que je n'ai fait que mon devoir. La justice égyptienne ayant accordé à leur mère française la garde de ces enfants égypto-français, nous n'avons fait qu'appliquer la loi.

Il est vrai qu'Al Azhar est la seule autorité sunnite dotée d'un poids réel dans la région. Il est vrai aussi que nous avons connu, ces dernières années, des difficultés avec quelques imams qui cadraient mal avec la tolérance propre à la tradition d'Al Azhar. Le grand imam a su gérer le problème et nous devrions renouer, à bref horizon, avec la sérénité. Le combat contre le terrorisme est pédagogique, culturel. Il faut savoir que le budget d'Al Azhar, de 5 milliards de livres égyptiennes, soit quelque 580 000 euros, est absorbé à 90 % par le salaire des imams. Nous avons subi, durant les années 1990, un vrai terrorisme. Les imams d'Al Azhar impliqués ont été jetés en prison, où ils ont engagé ce que nous avons appelé une « révision ». Autrement dit, ils se sont repentis.

Il est à noter que sans la résistance de l'Egypte, qui n'a pas voulu tomber entre les mains des Frères musulmans, tout s'écroulait en un rien de temps. Songez que nous sommes un pays de 90 millions d'habitants.

Je répondrai, enfin, sur les droits de l'homme en disant, encore une fois, que nous ne sommes pas la Suisse, même si nous ne demanderions pas mieux. J'ajoute que quand un officier de police entend insulter sa mère, il en fait à ce point une affaire personnelle qu'il en oublie son uniforme. Ceux qui ont des origines arabes comprendront.

Un très grand général est aujourd'hui chargé des droits de l'homme auprès du ministre. Cela fait encore rire un certain nombre d'officiers, mais il faut un temps d'acclimatation. Des policiers sont en prison pour exactions. Tous ceux qui s'en sont rendus coupables n'y sont sans doute pas, car encore faut-il en apporter la preuve, sauf à casser le moral de la police, à laquelle il n'a pas été facile de rendre son allant après la révolution. Nous avons fait cette révolution pour vivre un avenir meilleur, mais les gens veulent avant tout vivre en sécurité, et satisfaire certaines aspirations, toutes légitimes qu'elles soient, reste encore pour nous un luxe. Nous souhaitons y parvenir, mais à notre rythme.

Un dernier mot. Il est une pratique qui consiste à liquider les terroristes sur le terrain. Telle n'est pas la nôtre. On nous reproche d'avoir mis beaucoup de Frères musulmans en prison - soit dit en passant, les chiffres que l'on entend avancer sont parfaitement exagérés. Nous avons, comme vous, nos fiches S, et ceux qui sont en prison s'y trouvent à juste titre.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous sommes conscients des difficultés que rencontre votre pays, et ce que vous nous avez dit, notamment, sur la question de l'eau est plein d'enseignements. Merci d'avoir répondu à notre invitation.

Audition de M. Stéphane Lacroix, professeur associé à l'École des affaires internationales de Sciences Po (PSIA) et chercheur au Centre d'études et de recherches internationales (CERI-Sciences Po - CNRS), et de Mme Fatiha Dazi-Héni, responsable de programme à l'Institut de recherches stratégiques de l'Ecole militaire (IRSEM) et maître de conférences à l'Institut d'études politiques (IEP) de Lille, sur l'Arabie saoudite

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Mes chers collègues, je souhaite en votre nom la bienvenue à M. Stéphane Lacroix, professeur associé à Sciences Po et chercheur au CERI (Centre d'études et de recherches internationales), et à Mme Fatiha Dazi-Héni, responsable de programme à l'IRSEM (Institut de recherches stratégiques de l'École militaire) et maître de conférences à l'Institut d'études politiques de Lille. Ils sont, l'un et l'autre, des spécialistes de l'Arabie saoudite, sur la situation de laquelle nous avons souhaité les auditionner.

Je rappelle à chacun que cette audition est filmée et fait l'objet d'une retransmission sur le site Internet du Sénat.

Votre audition nous permettra de préparer celle de l'ambassadeur d'Arabie saoudite à Paris, que nous avons prévu de recevoir le 17 février prochain.

Première question que nous voudrions vous poser, celle du pouvoir : qui a le pouvoir dans ce pays ? La situation politique interne de l'Arabie saoudite, comme on le sait, est actuellement marquée par la succession au trône, intervenue il y a un an, le 23 janvier 2015, par laquelle le roi Salman a pris la suite de son frère Abdallah. Quelle est votre analyse de l'équilibre réel des forces ? En d'autres termes, qui dirige véritablement, aujourd'hui, l'Arabie saoudite ? Par ailleurs, quelle est l'emprise de l'institution religieuse -wahhabite- sur le gouvernement saoudien ?

Dans le domaine de la politique régionale, nous serions intéressés d'entendre votre analyse sur plusieurs points.

Premièrement, le degré d'implication de l'Arabie saoudite dans la lutte contre le terrorisme djihadiste. Les liens financiers que certains supposent entre l'Arabie saoudite et Daech sont-ils avérés et sont-ils aujourd'hui rompus ?

Deuxièmement, les enjeux de la crise ouverte avec l'Iran. Quelles vous semblent devoir en être les conséquences pour la région, et en particulier pour la Syrie et pour le Yémen, où l'Arabie saoudite et l'Iran paraissent s'opposer par conflit interposé ?

Enfin, quelles sont les incidences probables, sur la politique étrangère saoudienne, de l'orientation à la baisse des cours du pétrole ?

Par avance, Madame et Monsieur les Professeurs, je vous remercie pour les éclairages que vous allez nous apporter sur ces différents aspects.

Stéphane Lacroix.- Depuis un an, on assiste en Arabie Saoudite à des changements profonds en matière de politique intérieure et de politique étrangère. Ceci est dû à l'arrivée au pouvoir de deux hommes. Le premier est Mohammed Ben Nayef, ministre de l'intérieur et président du conseil des affaires politiques et de sécurité. En charge du contreterrorisme dans les années 2000 lorsqu'il était vice-ministre de l'intérieur alors que son père était ministre de l'intérieur, on lui attribue des succès sécuritaires obtenus contre Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), organisation alors installée à l'intérieur de l'Arabie saoudite et qui avait commis des attentats sanglants en 2003-2004. Les Saoudiens avaient ainsi réussi à étouffer ce groupe, avant qu'il ne renaisse au Yémen. Mohammed Ben Nayef est très apprécié à l'étranger et entretient de bons rapport avec les Américains ; c'est un homme d'expérience.

Le second homme est Mohammed Ben Salman, fils du roi Salman. Âgé de trente ans, il est plus mystérieux, n'ayant pas occupé de fonctions importantes auparavant, contrairement à certains de ses frères mieux connus dans les milieux politiques et médiatiques. L'un de ceux-ci est ainsi le magnat de la presse Fayçal Ben Salman, un autre a été vice-ministre du pétrole pendant longtemps. Mohammed Ben Salman a été désigné ministre de la défense par son père, poste que celui-ci occupait avant de devenir roi, ainsi que président du Conseil économique et social, organisme fondamental qui chapeaute notamment l'Aramco. Il est vice-prince héritier alors que Mohammed Ben Nayef est prince héritier.

Ce duumvirat partage donc le pouvoir même si le fils du roi est souvent plus sur le devant de la scène, de sorte qu'on a parfois davantage d'impression d'un « one-man show ». Mohammed Ben Salman tranche en effet en cas de désaccord - ce qui arrive souvent - en se prévalant de l'autorité du roi son père. Il s'agit d'une rupture profonde avec le caractère collégial du système saoudien depuis la mort en 1953 d'Abdelaziz Ben Abderrahmane Al Saoud, dit Ibn Séoud. Celui-ci avait en effet légué son pouvoir à l'ensemble de ses fils afin d'éviter les luttes de clans, constituant ainsi une monarchie dynastique, c'est-à-dire un régime où l'institution régnante est la famille. Le roi était un primus inter pares avec un conseil de famille réunissant ses 50 fils. Le pouvoir se transmettait ensuite de manière « adelphique », entre frères. De même, le pouvoir saoudien était un agglomérat de fiefs sur lesquels régnaient les princes : c'est ce que j'ai appelé le « patrimonialisme segmentaire » : le ministère de l'intérieur, le ministère de la défense, etc... étaient ainsi des fiefs.

Tout change en 2015, c'est une véritable révolution de palais. Le nouveau roi écarte certaines factions importantes comme la faction de Sultan - le prince Bandar Ben Sultan avait été ambassadeur à Washington pendant des décennies. Il nomme son fils, ce qui est très inhabituel. Malgré les grandes discussions qu'il y avait eu sur la manière de faire face à la disparition progressive de la génération précédente, le roi a ainsi imposé son jeune fils.

Ceci a des conséquences fondamentales sur la manière dont les décisions se prennent en Arabie saoudite. Dans le système ancien, avec 50 dirigeants simultanés, il n'y avait pas véritablement de prise de décision possible, ni sur le plan intérieur ni sur le plan extérieur : la prudence dominait, avec notamment le choix de rester sous le parapluie américain. L'émergence de ce nouvel exécutif resserré de deux hommes est soit une bonne nouvelle si l'on considère que la région et le pays lui-même sont en crise et que cette situation appelle des décisions, soit, pour les pessimistes, une catastrophe étant donné l'inexpérience du jeune Ben Salman, capable de prendre des décisions impulsives.

Les Saoudiens sont persuadés que l'Iran est une puissance expansionniste qui place ses pions progressivement, en particulier avec les Houthis au Yémen. Ils souffrent par ailleurs d'une crise intérieure due à un baril à 40 dollars alors qu'il coûtait 100 dollars il y a peu.

Ainsi, depuis un an, des décisions sont prises. La guerre au Yémen a été une manière de dire « stop » aux Iraniens et les Américains ont été mis devant le fait accompli. Les Saoudiens ont l'impression que les Américains ne comprennent pas suffisamment leurs craintes face à l'Iran et leurs réticences devant l'accord signé avec ce pays. Ils sont donc intervenus avec leur propre coalition au Yémen. Les objectifs militaires de cette intervention ne sont pas du tout atteints et les conséquences humanitaires sont catastrophiques, cette guerre ayant manifestement été mal préparée. En politique intérieure, des réformes majeures ont été annoncées, avec la fin du « régime rentier », mais rien n'a encore été accompli.

Mme Fatiha Dazi-Héni.- Je partage l'analyse de Stéphane Lacroix.

Il est vrai que la mutation du pouvoir monarchique, avec cet exécutif très réduit, a un impact direct sur les décisions de politique étrangère, avec une politique régionale très proactive dont le roi Salman donne le cap malgré son effacement, avec ce ton directif qui était déjà sa marque de fabrique lorsqu'il était gouverneur de Ryiad. L'accès direct du jeune Ben Salman à son père lui donne beaucoup de pouvoir, ce qui n'est pas le cas pour son cousin Ben Nayef.

Jusqu'à présent, l'Arabie saoudite laissait d'autres acteurs parfois turbulents, comme le Qatar, prendre beaucoup de place, quitte à les réprimander s'ils allaient trop loin. Aujourd'hui, c'est le jeune prince ministre de la défense qui prend les décisions. L'opération « tempête décisive » au Yémen dure depuis 10 mois. Certes, les Houthies ont été chassés de certaines zones, mais ils sont toujours présents à Sanaa. Leur départ d'Aden et du Sud du Yémen a laissé davantage de place à une AQPA qui a considérablement consolidé son pouvoir au Yémen, ce qui est très grave pour la sécurité et la stabilité de l'Arabie saoudite. Ainsi, Ben Salman n'a pas fait ses preuves en tant que ministre de la défense. Il sera très difficile de sortir de cette guerre car les alliances que les Saoud ont construites au Yémen sont très volatiles. Pour sécuriser le royaume, ce prince qui plaît à une partie de la jeunesse a aussi besoin de Ben Nayef qui, lui, a fait ses preuves en matière de sécurité à l'intérieur du royaume. Le ministre de la défense a aussi besoin de Mitab Ben Abdallah, fils du roi Abdallah et ministre de la Garde nationale, qui stationne ses troupes non seulement à la frontière yéménite mais également à la frontière Nord pour prévenir les incursions de l'EI et pour empêcher de jeunes saoudiens de rejoindre cette organisation. Je fais donc l'hypothèse qu'il existe un véritable système coercitif interdépendant, nouveau noeud gordien du pouvoir en Arabie saoudite. On ne peut pas réduire le royaume à Ben Salman.

D'autant que Mohammed Ben Salman se montre pragmatique et audacieux. Interrogé sur la guerre au Yémen dans une interview à The Economist, il répond ainsi qu'il n'a fait qu'obéir aux ordres de sa majesté le roi. Il est déterminé à promouvoir la réforme structurelle du royaume et à changer le pacte social qui unit les saoudiens à leur Etat. Pour cela, il prend modèle sur le prince Mohammed Ben Zayed, artisan de la politique de défense des Emirats Arabes Unis et inspirateur du nouveau modèle de développement d'Abu Dhabi ainsi que sur l'émir de Dubaï Mohammed Ben Rachid, deux autocrates visionnaires qui, en s'entourant de technocrates, ont totalement transformé leur pays. C'est ainsi que Mohammed Ben Salman a été à l'initiative du remaniement gouvernemental à l'issue duquel le gouvernement compte désormais dix-huit technocrates et seulement trois figures royales, une configuration totalement inédite en Arabie saoudite. Pour la première fois, le ministre des affaires étrangères, Adel Ben Ahmed al-Joubeir, ancien ambassadeur à Washington, est un technocrate. Mohammed Ben Salman s'est entouré d'une technocratie très compétente et dévouée, qui en s'appuyant sur des cabinets d'audit, met en oeuvre la réforme de l'économie et de la société saoudiennes. Certes des incertitudes pèsent sur cette démarche, puisque le jeune prince s'est aliéné non seulement une partie de la famille Saoud, mais aussi les grands groupes, tels que Saudi Binladin Group (SBG), qui s'étaient enrichis grâce aux contrats alloués par la famille royale et qui sont aujourd'hui totalement écartés. Ce que souhaite Mohammed Ben Salman, c'est que les jeunes saoudiens éduqués, issus de la classe moyenne, participent davantage à l'économie de leur pays, tirent parti des privatisations et deviennent le noyau dur du nouveau pacte social. Il entend promouvoir un modèle social dans lequel les Saoudiens ne seraient plus les bénéficiaires passifs de la rente pétrolière mais contribueraient directement au développement économique.

Il faut également souligner l'incertitude liée à l'insécurité et à la guerre au Yémen qui a coûté plus de 6 milliards de dollars depuis dix mois et qui devrait encore continuer à peser très lourdement sur les finances du Royaume alors que, par ailleurs, le prix du pétrole a baissé de plus de 70 % depuis juin 2014 et atteint à peine 30 dollars aujourd'hui. Cette baisse des cours du pétrole fait mal à beaucoup d'autres pays, comme l'Irak, l'Iran ou encore l'Algérie. Certes, l'Arabie saoudite dispose de réserves importantes - 650 milliards de dollars - mais celles-ci s'épuisent vite compte tenu de l'importance des achats d'équipements militaires, du coût de la guerre, ainsi que des compensations financières versées aux princes mécontents. Celles versées au prince héritier Moukrin, remercié trois mois après l'arrivée du roi Salman, auraient ainsi représenté entre 7 et 10 milliards de dollars.

Cette politique proactive est aussi destinée à masquer les fragilités du royaume. La guerre au Yémen a été déclarée pour contrer l'influence iranienne dans ce pays et chasser les Houthis, considérés par Rihad comme les alliés de Téhéran. Or la proximité des Houthis avec le régime iranien n'a rien à voir avec celle du Hezbollah au Liban ou celle des milices chiites en Irak. La fin du conflit au Yémen n'engagera que l'Arabie saoudite et les acteurs yéménites, l'Iran n'aura pas grand-chose à dire sur cette question, contrairement au conflit syrien. L'Arabie saoudite, traumatisée par le précédent de l'Irak, ne lâchera pas les rebelles syriens, car elle ne veut pas voir la Syrie, berceau de la civilisation arabe, tomber sous la coupe de Téhéran comme ce fut le cas pour Bagdad après 2003. A cet égard, plus que la révolution islamique en 1979, c'est l'affirmation de l'Iran comme puissance tutélaire en Irak en 2003 qui a constitué un point de rupture et a contribué à la bipolarisation entre sunnisme et chiisme. Celle-ci, qui sera aggravée par les printemps arabes et la guerre en Syrie, est au demeurant complètement instrumentalisée à des fins politiques. Je ne crois pas du tout à une guerre de religion ou à un affrontement direct entre l'Arabie saoudite et l'Iran. Certes, l'Iran est un rival mais ne représente pas une menace existentielle pour l'Arabie saoudite, à la différence de Daech qui a attaqué des mosquées chiites et s'en est pris aussi au Koweït, au Yémen. En réaction à l'anti-chiisme de Daech, qui est très populaire en Arabie saoudite, Riyad a adopté un discours anti-chiite qui met le régime saoudien en porte à faux par rapport au discours unifiant qu'il tenait à la société saoudienne et qui visait à ne pas accentuer les divisions au sein de celle-ci. Sous l'apparence d'une diplomatie déterminée et assurée, la diplomatie saoudienne est en fait défensive et révèle les fragilités de l'Arabie saoudite d'aujourd'hui. Celle-ci, comme les autres monarchies du Golfe, a sans doute eu son âge d'or dans les années 2000 et est aujourd'hui dans une nouvelle ère, plus tourmentée et marquée par le retour en force de l'Iran avec lequel il lui faudra composer.

M. Robert del Picchia. - A l'OPEP, est-ce l'Arabie saoudite qui détient le pouvoir de faire augmenter ou baisser le cours du pétrole, comme ce fut le cas pendant des années ? Une décision doit être prise prochainement concernant la production, l'Iran augmentant la sienne. Que va faire l'Arabie saoudite et qui va prendre à l'OPEP la décision d'augmenter ou de baisser la production ? Par ailleurs, nous avons récemment admis les parlementaires saoudiens au sein de l'Union interparlementaire, alors que, n'étant pas élus, ils ne respectent pas ses statuts. Peut-on attendre plus de démocratie des réformes conduites actuellement en Arabie saoudite ?

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Merci, Madame et Monsieur, de nous éclairer sur ce monde en pleine évolution...

Nous avons bien compris que l'Arabie saoudite passait d'un pouvoir collégial - avec le statu quo, la prudence, mais aussi la sclérose que cela supposait - à un autre type de pouvoir, tricéphale ou bicéphale, en fait d'ordre personnel, plus réactif mais susceptible de dérives autocratiques. N'y a-t-il pas, à terme, des risques de conflits internes, avec les membres de la famille royale aujourd'hui écartés du pouvoir ?

Je m'étonne que le conflit engagé au Yémen n'intéresse pas davantage la communauté internationale. Merci d'en avoir évoqué tous les risques sous-jacents. Vous avez indiqué que ce conflit est très populaire, en Arabie saoudite, dans la mesure où il apparaît comme une guerre contre les chiites, et qu'il s'agit aussi d'une opération de communication pour Mohammed Ben Salman. Dès lors, ce conflit risque-t-il de durer ? Quelles pourraient en être les conséquences ? Quelle en serait l'issue la moins négative ?

M. Joël Guerriau. - Je voudrais d'abord vous remercier pour vos exposés, fort intéressants.

Je souhaiterais que l'on creuse le sujet de la relation entre l'Iran et l'Arabie saoudite. Qu'en est-il exactement ? Vous considérez que le fond de l'opposition ne tient pas au fait religieux - l'antagonisme entre sunnites et chiites. En tout cas, cette opposition a atteint, aujourd'hui, un niveau très élevé au plan diplomatique. Toute la région s'en trouve déstabilisée, des pays prenant partie pour l'un ou l'autre...

Vous avez indiqué que l'Arabie saoudite souffrait de la baisse des prix du pétrole. Or c'est elle qui est à l'origine de cette situation, dans la mesure où elle a largement ouvert les vannes et a pratiqué des rabais au bénéfice de la Chine et de l'Inde, qui étaient les principaux clients de l'Iran, contribuant ainsi à fragiliser ce pays. Pourquoi poursuit-elle cette politique ?

M. Michel Boutant. - J'ai été vivement intéressé par vos propos.

Je voudrais revenir sur la doctrine religieuse officielle du régime saoudien actuel - le wahhabisme - et ses « héritiers » que sont le djihadisme et le salafisme. Vous avez indiqué que, plus encore que la rivalité avec l'Iran, ce qui pourrait faire imploser l'Arabie saoudite est le djihadisme et le salafisme. Or les Saoud ont un lien privilégié avec le wahhabisme : comment les « héritiers » de cette doctrine peuvent-ils se retourner, aujourd'hui, contre leurs « pères » ? L'Arabie saoudite, d'ailleurs, n'a-t-elle pas plusieurs fers au feu - d'un côté, amadouer en finançant le djihadisme et le salafisme, en espérant leur bienveillance ou, à tout le moins, ne pas en être attaqué directement ; d'autre part, à l'égard du monde occidental, donner des preuves de l'adhésion à certaines valeurs, avec un discours et même des actions contre ces mouvements ? Cette ambiguïté me fait peur...

M. Bernard Cazeau. - L'affrontement de l'Arabie saoudite et de l'Iran, même s'il est ancien, connaît aujourd'hui une recrudescence très importante. Est-ce dû, en partie, à la crainte de perdre des parts de leadership religieux, ou plutôt à la volonté de garder un leadership politique au Moyen Orient - même si les deux aspects sont liés ?

Mme Bariza Khiari. - Je souscris à ce qu'ont dit mes collègues quant à l'intérêt de vos propos.

Il y a, en Arabie saoudite, des guerres de clan. L'ascension de Mohammed Ben Salman ne constitue-t-elle pas, en partie, la revanche du clan des Soudeiris ?

On observe, avec la situation au Yémen, une égratignure dans le pacte de sécurité conclu entre l'Arabie saoudite et les États-Unis. Y-a-t-il une volonté de ces derniers de déplacer vers l'Iran leur stratégie de sécurité au Moyen-Orient ?

La question sur l'ambiguïté de l'Arabie saoudite au regard du wahhabisme a été très bien formulée. On sait que l'islam de l'Arabie saoudite n'est pas vraiment l'islam : c'est l'islam wahhabite. Cet islam a été influencé par le grand penseur Ibn Taimya ; il y a eu un accord sur la répartition du pouvoir religieux et du pouvoir politique. Le récent vote des femmes entraîne-t-il une perte de l'influence du pouvoir religieux en Arabie saoudite ?

M. Alain Gournac. - Je m'associe aux félicitations que vous ont adressées mes collègues.

Peut-on dire sincèrement qu'il existe un double jeu, en Arabie saoudite, entre la lutte du pouvoir officiel contre Daech et le financement de Daech par de grandes et riches familles - comme Daech, dans certains messages, l'a laissé entendre ? Si oui, pourquoi ? Est-ce pour acheter la paix ?

Lors du voyage récent que j'ai effectué en Iran avec le président du Sénat et le président de notre commission, le ministre des affaires étrangères iranien nous a indiqué qu'une rencontre avait eu lieu, acceptée par l'Arabie saoudite, avec un officiel iranien. Y a-t-il eu des suites ?

L'OPEP s'est officiellement opposée à la baisse de la production de pétrole. L'Arabie saoudite a donc favorisé l'effondrement du prix du pétrole !

M. Stéphane Lacroix. - A propos des relations entre l'Arabie saoudite et l'Iran, il est utile de rappeler que ces deux pays étaient alliés dans les années 1960 et 1970. A cette époque, la ligne de clivage dans la région opposait les monarchies aux régimes de type nassérien ou baasiste.

Le wahhabisme prétend représenter l'orthodoxie sunnite, ce qui se traduit par une hostilité manifeste à l'égard de tout ce qui s'éloigne de cette orthodoxie et, à plus forte raison, à l'égard du chiisme. Le pouvoir politique demeure toutefois pragmatique. La logique religieuse affichée est en partie déconnectée des décisions prises, notamment dans le domaine de la politique étrangère.

Tandis qu'un rapprochement entre l'Arabie saoudite et l'Iran avait eu lieu à la fin des années 1990, la logique de l'affrontement l'a emporté à partir de 2003. L'obsession saoudienne d'un accroissement de l'influence de l'Iran dans la région est apparue avec la formation d'un gouvernement chiite en Irak. Or on peut s'interroger sur la réalité des liens, au départ, entre ce gouvernement irakien et l'Iran. Mais les prophéties peuvent devenir autoréalisatrices, comme c'est également le cas avec les Houthis au Yémen, qui se sont rapprochés de l'Iran à mesure que l'Arabie saoudite les accusait d'être son allié. A force de répéter que les partis chiites irakiens étaient des relais de Téhéran, ils se sont réellement rapprochés de l'Iran, du fait de leur ostracisation.

La relation entre l'Arabie saoudite et l'Iran est complexe. En 1979, le clivage n'était pas entre sunnites et chiites mais entre islam conservateur et islam révolutionnaire. Dans l'esprit de Khomeiny, la révolution de 1979 était une révolution islamique, ayant vocation à s'exporter vers la totalité du monde musulman, et non une révolution strictement chiite. Le groupe Jihad islamique palestinien est, par exemple, un mouvement islamiste sunnite parrainé par l'Iran. Pour se protéger de l'influence perçue comme révolutionnaire de l'Iran, les Saoudiens ont toutefois réactivé l'antichiisme inhérent au wahhabisme.

Quelles que soient les différences fondamentales existant entre le sunnisme et le chiisme, le discours antichiite est donc instrumentalisé. Sunnites et chiites ont vécu ensemble, de façon pragmatique, pendant plus de 1 300 ans. A aucun moment, le calife, qui était sunnite, n'a décidé de lancer de grande croisade pour la conversion des chiites au sunnisme, ce qui a permis à des poches chiites de perdurer dans la région jusqu'à aujourd'hui.

Le discours du wahhabisme saoudien comporte évidemment une dimension confessionnelle susceptible d'être mobilisée quand le politique en a besoin. Mais celui-ci peut aussi décider de jouer la carte de la Realpolitik. L'Iran agit de même, en utilisant la rhétorique chiite en tant que de besoin, et de façon variable en fonction de l'auditoire.

L'affrontement entre Iran et Arabie saoudite est donc un affrontement politique qui utilise le religieux, plutôt que l'inverse.

Quant à la relation entre l'Arabie saoudite et Daech, elle est marquée par des points de convergence sur des questions théologiques et sur l'interprétation littérale rigoriste du droit religieux, en particulier pour ce qui est des châtiments. Les deux systèmes politiques sont toutefois très différents. Le wahhabisme est, certes, un mouvement, né au dix-huitième siècle, prônant une réforme religieuse et un retour aux sources. Mais lorsque Abdelwahhab est entré en partenariat avec la famille Saoud, en 1744, le wahhabisme est devenu indissociable de cette alliance politique. L'autorité politique s'est engagée à diffuser et à faire appliquer le message religieux, en contrepartie de quoi elle a recueilli le soutien des oulémas. Ce partage des tâches a abouti à une sécularisation paradoxale de l'Arabie saoudite. Il existe bien, dans ce pays, une séparation entre les domaines religieux et politique. C'est, en particulier, le cas en politique étrangère.

Ainsi, les religieux n'ont rien à dire en matière de politique étrangère. Ils s'en abstiennent, par exemple, en 1945, quand le roi Abdelaziz décide de faire alliance avec les Etats-Unis. La politique étrangère relève des princes car il en va de la sécurité et de la survie du royaume. Mais le partenariat perdure et les princes saoudiens continuent de souscrire à la rhétorique religieuse wahhabite, de la diffuser dans la société et, à partir des années 70, à l'étranger. A cet égard, les institutions créées au moment de l'abondance de pétro-dollars et qui financent le prosélytisme de l'Arabie saoudite à l'extérieur relèvent d'abord du partenariat intérieur avec les oulémas. En politique étrangère, c'est la realpolitik qui prévaut. Ainsi, dans la guerre qui s'est déroulée au Yémen dans les années 60 - qui a conduit à la défaite de l'Egypte en 1967 contre Israël car la moitié des soldats égyptiens se battaient au Yémen - l'Arabie saoudite soutenait les monarchistes zaïdites, ancêtres des Houthis, alors qu'elle était éloignée d'eux du point de vue religieux, contre l'Egypte de Nasser parce qu'à l'époque, la ligne de clivage opposait républiques et monarchies. Un autre exemple est en 1994 le soutien apporté par l'Arabie saoudite à la sécession communiste au sud du Yémen, qui s'explique par la crainte du royaume saoudien d'avoir à ses frontières un Yémen unifié, compte tenu de son poids démographique.

La complexité de la politique étrangère saoudienne se voit aussi en Syrie où, dès le départ, l'Arabie saoudite soutient l'Armée syrienne libre, c'est-à-dire ceux qui sont considérés par les Occidentaux comme des laïcs, partisans d'une Syrie pluraliste. C'est au demeurant à Riyad qu'a été signé le mois dernier par l'ensemble des forces d'opposition non djihadistes à Bachar El-Assad le communiqué conjoint par lequel elles s'unissent et s'engagent en faveur d'une Syrie pluraliste et démocratique.

La démocratie n'est pas un enjeu pour les Saoudiens. Ce qui leur importe, c'est de faire pièce d'abord à l'Iran puis à Daech. Ce dernier leur fait vraiment peur car il ne reconnaît pas le partage des rôles entre religieux et politique qui est respecté en Arabie saoudite. Cela peut surprendre mais les Saoudiens redoutent aujourd'hui les islamistes. Ils en ont été les alliés fidèles jusque dans les années 90, d'abord contre Nasser et les régimes nationalistes arabes, puis contre l'Iran. Mais dès la guerre du Golfe, en 1990, ils prennent conscience que les islamistes, opposés à la décision de l'Arabie saoudite de faire appel aux Etats-Unis, représentent un contre-modèle incompatible avec le leur et qui apparaît d'autant plus comme une menace qu'il est sunnite. On n'imagine pas les chiites prenant le pouvoir à Riyad ; c'est en revanche beaucoup plus plausible pour les islamistes dans une société sunnite conservatrice.

Mme Fatiha Dazi-Héni.- En aucun cas, l'Arabie saoudite n'est une théocratie. Le politique est au centre du pouvoir. C'est pourquoi, la monarchie saoudienne considère que les messages et les vidéos publiés par Daech, qui ont pour objectif de délégitimer le pouvoir, constituent une menace existentielle. Une autre menace demeure Al-Qaïda qui, dès le départ, a pour cible, outre les intérêts occidentaux et particulièrement les Etats-Unis, la famille royale des Saoud.

La guerre au Yémen est, depuis longtemps, un cauchemar pour l'Arabie saoudite. La guerre actuelle n'est pas la première, et d'ailleurs certaines provinces limitrophes étaient autrefois yéménites. Il se raconte que les dernières paroles du fondateur de la dynastie Ibn Saoud, sur son lit de mort, ont été « le salut ou la perte du royaume viendra du Yémen ». Et de fait, le conflit au Yémen risque de perdurer. Il faut espérer que l'Arabie saoudite et la coalition qu'elle conduit mettront un terme aux frappes aériennes qui débouchent sur la destruction totale de ce pays et sur une crise humanitaire - le taux de malnutrition atteint 80 % et l'aide alimentaire parvient difficilement - qui affecte durement la population. Ensuite, il faudrait assurer une stratégie d'alliance avec les tribus mais on sait qu'elles sont volatiles, car tout s'achète et se rachète.

S'agissant des Frères musulmans, ce mouvement n'est plus considéré comme un ennemi de premier rang, par le roi Salman, contrairement à son prédécesseur le roi Abdallah qui les classait comme une organisation terroriste, ce qui créait une certaine confusion, puisque tous les ennemis étaient traités sur la même plan, ce qui créait des perturbations dans la politique étrangère et la diplomatie régionale. Il y a eu, avec le changement de souverain, une réévaluation de l'échelle de priorité des menaces.

Clairement, dans la stratégie régionale saoudienne, contrer l'influence iranienne dans le Moyen-Orient arabe est au premier rang. Pour l'Arabie saoudite, dans son appréciation sur le dossier nucléaire iranien, ce n'était pas l'aspect nucléaire qui primait. D'ailleurs, l'Arabie saoudite était embarrassée pour s'exprimer sur le nucléaire compte tenu de la situation israélienne. Mais sa crainte est prioritairement la capacité d'influence et d'interférence retrouvée de l'Iran au sein du mode arabe.

Pour ce qui concerne le pétrole, la stratégie agressive organisée par l'Arabie saoudite de laisser baisser le cours du baril est l'oeuvre du ministre du pétrole, en place depuis 25 ans. C'est une stratégie de conservation des parts de marché destinée à pousser à la fermeture des gisements de pétrole non conventionnels aux États-Unis. Le problème est que les coûts d'exploitation de cette source d'énergie ont été réduits et que certains sites sont compatibles avec un prix de l'ordre de 40 dollars - 60 % ont tout de même fermé. Mais le problème, c'est bien davantage que l'offre est désormais supérieure à la demande avec le ralentissement de la croissance, y compris en Chine. Cela affecte aussi les ressources de la Russie et de l'Iran, ce qui est apprécié par les Saoudiens, mais aussi par les Américains. En revanche, un prix en deçà de 28 dollars, et qui pourrait baisser avec le retour de l'Iran, n'arrange personne et crée une tension très forte sur les marchés. Les Saoudiens ont une attitude ferme avec la levée de l'embargo sur le pétrole iranien, mais ils savent qu'il faudra laisser à l'Iran des parts de marché, puisqu'ils se sont substitués à ce pays lorsque l'embargo a été décidé.

Il peut y avoir des évolutions dans la politique pétrolière. On remarquera, c'est une nouveauté, que Mohammed Ben Salman, ministre de la défense et fils du roi, a été placé à la tête de l'ARAMCO alors que jusqu'à présent la politique pétrolière était pilotée par des technocrates, ce qui faisait d'ailleurs le succès de la diplomatie pétrolière saoudienne. Va-t-on aller vers une privatisation de la compagnie ou vers celle, plus probable de joint-ventures ? Cela pose question car une vision plus politique qui trancherait avec la prudence traditionnelle des technocrates peut constituer un risque pour la monarchie qui n'est plus aujourd'hui dynastique mais plus personnalisée.

Il y a bien une personnalisation du pouvoir en Arabie saoudite qui est source de tensions qui se résolvent souvent par des achats de loyauté au sein du cercle rapproché. La population est plutôt attentiste, mais au sein des premier et deuxième cercles du pouvoir des grandes familles marchandes qui se sont considérablement enrichies au cours de cinquante dernières années, la tension est perceptible. La réforme économique proposée par Mohammed Ben Salman, qui trouve son inspiration au Sultanat d'Oman et aux Emirats arabes unis, devrait donner, comme cela est souvent le cas une place plus grande aux classes moyennes éduquées et une nouvelle génération d'entrepreneurs qui pourraient prendre le relai. Cela peut être une chance, mais une évolution ambitieuse conduite par ce jeune prince devra nécessairement composer avec les autres membres de la famille, notamment à la tête de l'appareil coercitif que sont le ministre de l'intérieur et celui en charge de la garde nationale. Ces trois pôles constituent l'appareil institutionnel central de la monarchie saoudienne nouvelle manière.

La réunion est levée à 12 h 12.