Mardi 31 mai 2016

- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -

La réunion est ouverte à 14 h 35

Audition de M. Martin Kobler, chef de la Mission d'appui des Nations Unies en Libye (Manul)

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Monsieur le Représentant spécial, nous vous remercions d'être venu à Paris, à notre rencontre. M. Kobler est un grand diplomate du ministère des affaires étrangères allemand et de l'ONU. Il a passé une partie de sa carrière au coeur des crises ; son analyse de la crise libyenne en sera d'autant plus pénétrante.

La prochaine grande crise risque d'être en Libye, qui rassemble tous les ingrédients d'une instabilité régionale, dans la région sahélo-saharienne et au-delà. Cette situation est aussi préoccupante pour la Tunisie voisine, jeune démocratie à protéger et développer. Tout transfert d'instabilité vers la Tunisie affecte l'Europe et tout particulièrement la France, en raison de leurs liens étroits et fraternels. On relève aussi un tel transfert du Levant vers la Libye.

Je suis heureux, Monsieur Kobler, de vous entendre sur l'avenir de la Libye et sur M. Al-Sarraj. A-t-il la capacité de fédérer ? Son gouvernement d'union nationale répond-il à toutes les attentes pour une sortie politique de la crise ?

Que pensez-vous de l'éventuel assouplissement de l'embargo sur les armes et de la formation des garde-côtes ? Ces sujets opérationnels sont importants pour soutenir les efforts du gouvernement d'union nationale.

M. Martin Kobler, chef de la Mission d'appui des Nations Unies en Libye (Manul). - Je suis très honoré d'être parmi vous afin de contribuer à mettre la Libye en haut de l'agenda. J'ai de bonnes et de mauvaises nouvelles. Mon prédécesseur a négocié pendant plus d'un an l'accord de Skhirat ; il a toujours essayé d'obtenir l'assentiment du parlement de Tobrouk, sans succès. Celui-ci a rejeté la légitimité de l'accord. Lors de mon arrivée, l'an dernier, à la tête de la Manul, je me suis demandé s'il fallait conclure l'accord, même sans ce consentement. Après avoir consulté la communauté internationale, j'ai décidé de promouvoir sa signature afin de créer des faits. Après la tenue d'une conférence à Rome avec 31 ministres des affaires étrangères, les participants au dialogue politique libyen ont signé l'accord à Skhirat le 17 décembre. Nous essayons maintenant de le mettre en oeuvre. Les progrès sont très lents mais réels.

Il existe désormais en Libye trois gouvernements : le Conseil Présidentiel, composé de neuf hommes -malheureusement pas de femmes- qui siège encore à la base navale de Tripoli et qui est à la tête d'un gouvernement qui n'a pas encore obtenu la confiance de la Chambre des Représentants (cette dernière n'a toujours pas été en mesure d'organiser ce vote) ; la Chambre des Représentants à Tobrouk qui était l'autorité reconnue par la communauté internationale jusqu'à l'arrivée du Conseil Présidentiel à Tripoli ; et enfin le Conseil d'État, en fait le gouvernement basé à Tripoli transformé en conseil consultatif.

C'est une chose d'en parler lors de conférences à l'étranger, une autre de le mettre en oeuvre. Nous travaillons en particulier avec les Libyens. L'un des problèmes auxquels nous sommes confrontés est la mise en place du gouvernement issu de l'accord national. Celui-ci s'est installé à Tripoli, la capitale où se trouvent le siège de la banque centrale et celui de l'administration.

Le 30 mars, le conseil présidentiel a commis l'acte héroïque et historique de prendre le bateau de Sfax en Tunisie pour entrer à Tripoli, sans violence. Malheureusement, le vote des ministres proposés au parlement n'a jamais eu lieu en raison de blocage d'une minorité de parlementaires. Une minorité violente a empêché la réunion du parlement en fermant la porte, coupant l'électricité. Les tentatives d'obtenir un vote ont échoué en février et en avril, alors que le quorum était pourtant atteint. Il n'y pas eu de nouvelle tentative.

Que faire lorsqu'un gouvernement existe en théorie, mais qu'il n'a pas la légitimité du parlement ? Il en est ainsi du conseil présidentiel. Je les encourage à se rendre dans les ministères pour travailler avec les fonctionnaires. Or la Libye est un pays qui n'a jamais réellement eu d'institutions fortes. M. Kadhafi a géré la Libye avec l'argent du pétrole ou la répression, mais il a également tenu le pays en neutralisant les institutions. Il faut les revigorer.

Il faut maintenant construire une armée sans pouvoir s'appuyer sur un précédent, sans expérience. C'est un défi inédit. Même le combat contre le colonialisme était tribal. Durant ses quarante-deux ans de pouvoir, M. Kadhafi n'a pas construit d'institutions étatiques fortes. Il n'y avait pas non plus d'armée. On me dit même que l'artillerie était à l'Ouest du pays, et les munitions à l'Est. La Libye étant un non-État, le processus stratégique est très lent. Je suis moi-même impatient. En Irak, où j'ai travaillé, on peut s'appuyer sur cinq mille ans d'histoire militaire. En Libye, sur zéro. Les membres du conseil de sécurité, et moi-même, voulons des progrès rapides, mais nous faisons face à une première fois dans beaucoup de domaines.

Pour les Français, c'est l''expansion du terrorisme qui est le problème principal. Deux factions la combattent à l'est et à l'ouest : l'armée du général Haftar et les milices de Misrata.

Le général Haftar veut combattre Daesh de l'est, et les milices de Misrata veulent le combattre de l'ouest. Le danger est celui d'un choc entre les deux forces, au détriment des populations Libyennes.

Il faut construire rapidement une armée libyenne unie. Sans succès dans la construction et la formation de cette armée, des confrontations militaires éclateront entre les forces de l'ouest et celles du Général Haftar. Il faut l'éviter et soutenir la création de centres d'opérations conjointes. Les forces de Misrata ont recensé des douzaines de morts dans leurs rangs la semaine dernière et affirment avoir tué 200 combattants de Daesh dans l'ouest du pays. Nous devons appuyer le conseil présidentiel afin de mette en place un commandement central contre Daesh.

Jusqu'à présent, le président Al-Sarraj a une légitimité internationale. Il est reconnu et soutenu par la France et les autres membres du conseil de sécurité de l'ONU, par l'Union africaine, par la Ligue arabe et par l'Union européenne, qui ont le même langage sur la feuille de route et soutiennent l'accord politique libyen et le conseil présidentiel. Ils disent que les ministres doivent commencer à travailler en attendant l'endossement officiel du parlement. Mais la légitimité internationale n'est pas suffisante. La survie d'Al-Sarraj est conditionnée à une légitimité nationale qu'il n'a pas encore. Il est perçu comme le président de l'ouest sous la tutelle des frères musulmans et des milices de Misrata qui le protègent. L'accord de Skhirat prône de réduire l'influence des milices et de les intégrer dans une armée conjointe.

A l'Est, certains acteurs voient en Tripoli un groupe d'extrémistes religieux avec lesquels ils refusent de coopérer. À l'inverse, les forces de Misrata et les mouvements religieux sont très opposés au général Haftar, qui constitue pour eux une ligne rouge. Comment réconcilier les deux parties ? Le général Haftar doit avoir un rôle dans la future structure.

Si le progrès politique se fait à la vitesse de l'escargot, les événements militaires sont bien plus rapides. Les militaires agissent.

Le Niger et le Tchad sont horrifiés de l'expansion de Daesh au sud alors qu'ils doivent déjà affronter Boko Haram. Il en est de même pour la Tunisie. La solution militaire pour l'arrêter doit être mise en oeuvre par les Libyens eux-mêmes et non les étrangers. La participation des pays limitrophes est cependant cruciale.

La situation humanitaire est également un problème. La moitié des hôpitaux sont inaccessibles. Beaucoup d'enfants de Benghazi ont perdu leur année scolaire à cause des combats. L'ONU a réussi une campagne de vaccination mais ce n'est pas suffisant. On a un problème de liquidités. Les Libyens ne peuvent pas acheter de nourriture pour le ramadan. Le gouvernement a commencé à prendre en charge les problèmes économiques. Le contrôle de la banque centrale, qui était crucial, a été pris.

Il faut construire une armée composée d'unités sous le commandement suprême du conseil présidentiel, lequel demandera au conseil de sécurité de l'ONU des exemptions à l'embargo. C'est, pour le général Haftar et les autres, une grande incitation à accepter de participer à cette structure conjointe.

Les progrès politiques sont très lents mais ils existent. La situation s'est améliorée depuis novembre 2015. Le conseil présidentiel est à Tripoli. L'idée selon laquelle le gouvernement ne travaille pas est fausse. Celui-ci est comme une ambulance sans plaque d'immatriculation. Malgré ce problème, personne ne dit qu'il faut empêcher l'ambulance d'aller à l'hôpital. Ce n'est pas légal mais totalement légitime. Nous vivons dans le monde réel.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Merci beaucoup.

M. Jacques Gautier. - Merci pour cette présentation complète et sans concession. Nous avions reçu votre prédécesseur, qui avait ouvert des pistes intéressantes. On voit que le chemin est long.

La Libye connaît des difficultés à terre et en mer. Sur le problème terrestre, vous avez évoqué le général Haftar, qui devient incontournable car il est le seul à disposer d'une force armée efficace. La milice de Misrata n'est pas au niveau. Quel rôle donner au général pour qu'il accepte d'intégrer l'armée libyenne ? Comment obtenir un accord de ses alliés ? J'avais cru comprendre que le nouvel émir du Qatar était plus ouvert sur cette question que son père ?

Nous suivons les échecs successifs de l'opération maritime Sophia. Elle sert les passeurs en sauvant les migrants des noyades. Il faut aller plus loin : peut-on envisager d'arrêter les bâtiments dans les eaux territoriales ? Cela peut-il être décidé par le gouvernement ?

M. Robert del Picchia. - Vous dites que l'avancée de Daesh est grave, puis vous dites que ça va mieux. Néanmoins, on n'arrive pas à trouver de solution. Pour qu'une aide extérieure intervienne dans la lutte contre Daesh, il faut qu'un gouvernement légitime le demande et que l'ONU donne son accord.

La situation de la Libye est encore plus compliquée que ce que je redoutais, même si on avance un petit peu. Le conseil de sécurité ne devrait-il pas décider une intervention maritime, pour aider le gouvernement contre Daesh ? Avez-vous songé à mettre la Libye sous tutelle de l'ONU ? Les caractéristiques sont presque réunies.

M. Jacques Legendre. - Vous avez expliqué la situation sur les rivages du golfe de Syrte, mais moins parlé de la situation à l'intérieur de la Libye. Pourriez-vous préciser ce qui se passe dans le Fezzan ? Nos amis nigériens sont très inquiets ; la France construit une nouvelle base à Madama. Qui y gouverne ?

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Quelle est la situation économique ? Deux banques centrales, donc deux monnaies subsistent. Des discussions ont débuté pour rapprocher les deux. La Manul est-elle impliquée ? Quel est l'avenir institutionnel de la Libye ?

M. Martin Kobler. - Je suis désolé si j'ai laissé une impression de confusion, car la complexité nous mène à la paralysie. Il faut au contraire réduire le problème à des lignes très claires, à poursuivre politiquement avec insistance. Nous avons une feuille de route : l'accord politique. La marche à suivre est très claire. Il faut élargir la base du consentement.

Le conseil présidentiel, le gouvernement, doivent être dans les ministères. L'état de droit est très important. Ce ne sont pas les structures judiciaires mais les structures traditionnelles qui règlent les problèmes. Si l'on souhaite la réussite de l'accord de Skhirat, il faut être flexible et pragmatique.

Je n'ai parlé qu'une fois avec le général Haftar. J'ai demandé à le voir il y a quelques semaines, sans résultat. La première phase de chaque médiation est de rencontrer les parties pour leur demander ce qu'elles veulent. M. Haftar n'accepte pas que le Conseil présidentiel commande l'armée, selon ce que prévoit l'accord de Skhirat. Il n'accepte pas de travailler sous la direction du gouvernement civil.

Cette situation ne doit pas nous empêcher de parvenir à une solution avec lui.

L'article 8 de l'accord de Skhirat rappelle que le Conseil présidentiel est le commandant suprême et M. Haftar doit donc accepter ce fait. À Mistrata, il m'a été dit qu'il n'était pas question de travailler avec le général Haftar. Mais alors, pourquoi ne pas organiser le commandement général de l'armée de façon collective, avec plusieurs généraux, dont Haftar ? On pourrait aussi imaginer un commandement par rotation pendant trois mois.

Le Conseil présidentiel composé de neuf hommes - trois originaires de l'est, trois originaires de l'ouest et trois originaires du sud - implique des décisions collégiales.

Nous devons donc débattre de ces options avec les différents protagonistes nationaux et régionaux. Les Nations Unies ne doivent pas imposer leur solution mais aider les parties en présence à parvenir à un accord. L'ensemble des acteurs doit comprendre que l'unité est préférable à la fragmentation, ce qui n'est pas encore le cas aujourd'hui.

M. Robert del Picchia. - Et pendant ce temps-là, Daesh avance !

M. Martin Kobler. - Certes, et c'est pourquoi le Conseil de sécurité devrait être plus offensif. Mais les Nations Unies sont-elles prêtes à envoyer 30 000 soldats en Libye alors qu'au Congo, lorsque j'y étais, il y avait 20 000 soldats de l'ONU à l'est du pays ?

Daesh poursuit son avancée, la Libye n'est pas sur une île déserte et ses voisins s'inquiétaient considérablement, qu'il s'agisse du Niger, du Tchad, de l'Égypte ou de la Tunisie, dernier pays du printemps arabe. J'ai également demandé publiquement à être invité lors des réunions du Parlement. Je l'avais déjà demandé à Aguila Salah Issa, en février, mais il avait refusé.

Il faut dissuader les migrants subsahariens de traverser le désert pour arriver sur les côtes libyennes. Pour l'instant, on estime que 245 000 migrants sont en territoire libyen, mais seule une petite fraction d'entre eux souhaitent traverser la méditerranée. Certains sont découragés et un millier d'entre eux a été rapatrié dans leurs pays d'origine. L'extension du domaine d'action de l'opération européenne Sophia nécessite le consentement du Conseil présidentiel.

Sophia pourrait également servir à renforcer l'embargo sur les armes : le Conseil de sécurité en débattra en juin.

Sous Kadhafi, le sud de la Libye a été marginalisé mais la situation s'est, depuis, améliorée : comme je l'ai dit, le Conseil présidentiel comprend neuf membres, dont trois pour l'est, trois pour l'ouest et trois pour le sud. En outre, certains membres du Gouvernement sont originaires du sud, alors qu'il ne représente que 8 % de la population. En revanche, la plupart des trafics continuent à passer par le sud.

En Libye, 70 % de la population à moins de 35 ans. Or, elle n'est pas représentée au sein des forces politiques, alors qu'elle représente le futur de la Libye. Elle doit participer à la reconstruction économique, sinon elle fera cause commune avec les trafiquants.

Si l'économie ne fait pas partie du mandat des Nations Unies, je m'y intéresse fortement. La production pétrolière est passée de 1,6 million de barils/jour en 2011 sous Kadhafi à 350 000 barils aujourd'hui. Les réserves de la banque centrale étaient à l'époque estimées à 280 milliards de dollars. Elles ne sont plus que de 50 milliards.

Il convient de rouvrir rapidement les oléoducs, les gazoducs. Seul le pétrole pourra financer la reconstruction du pays. Pour régler les problèmes de sécurité et faire repartir l'économie, le rapprochement entre l'est et l'ouest est indispensable.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je vous remercie pour cet excellent exposé. À vouloir respecter trop scrupuleusement les règles démocratiques, ne risque-t-on pas de laisser la Libye continuer à s'enfoncer dans le chaos ? J'étais dans ce pays en 2011, quelques semaines avant l'insurrection, et j'y ai vu une économie florissante et des institutions qui fonctionnaient. Ne devrions-nous pas être plus directifs ? Ces sociétés respectent beaucoup plus la force que les règles démocratiques qui sont souvent perçues comme de la faiblesse. Ne pourrait-on imposer la présence de femmes et de jeunes dans les instances qui ont été mises en place, notamment le Conseil présidentiel ?

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Est-il envisageable de conclure un accord avec les Frères musulmans ? Pour l'Égypte, cela sera sans doute difficile, même si leur position stratégique semble incontournable dans ce conflit.... Que pensez-vous de l'approche respective des ministres français des affaires étrangères et de la défense ?

M. Martin Kobler. - En 2011, une fois l'intervention terminée, cela a été une erreur de laisser les Libyens seuls, ce qu'ils nous avaient demandé.

En Afghanistan, il existe ce qu'on appelle la Loya Jirga, à savoir la réunion des dignitaires des différentes tribus. Si le Parlement de Kaboul vote les lois, il a tendance à ne pas s'opposer à une décision de la Loya Jirga. Ainsi, la décision de maintenir les soldats américains a été prise par cette instance. Même si la situation en Libye est complètement différente de l'Afghanistan, je souhaiterais proposer de réunir une grande assemblée le 17 décembre prochain, date anniversaire de l'accord de Skhirat. Le processus démocratique doit être accompagné d'un processus consultatif avec les chefs des tribus, mais aussi avec les maires qui, élus par la population, occupent une fonction très importante. Nous verrons ce qu'il en ressortira.

Nous devons trouver un accord avec les Frères musulmans mais aussi avec Haftar. Avant-hier, à Mistrata, j'ai parlé deux heures durant du rôle potentiel de Haftar. Il y a trois jours, j'étais au Caire pour débattre de la place des Frères musulmans : comme ils font partie du paysage politique en Libye, ils doivent être partie prenante de l'accord.

Quelle place pour les femmes ? Avant même la constitution du premier Gouvernement, j'ai demandé publiquement que 30 % des postes soient réservés aux femmes. Les réactions ont été très négatives, alors même que de nombreuses jeunes femmes étudient à l'université le droit, l'économie... Je réitérerai cette demande car je crois en la force de la répétition.

L'accord de Skhirat a été signé le 17 décembre 2015 : il manquait trois noms au conseil présidentiel et un accord avait été conclu pour que ces noms ne soient discutés qu'après la signature de l'accord. Seulement, un membre de la délégation qui devait signer a refusé et a bloqué le processus, alors que la cérémonie commençait. Nous nous sommes donc enfermés et les discussions ont commencé à s'éterniser : les femmes qui étaient restées au dehors se sont alors mises à chanter l'hymne libyen. Elles ont chanté durant tout le temps qu'ont duré les discussions et je suis persuadé que c'est grâce à elles que l'accord a été conclu.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Cette belle histoire va marquer notre imaginaire. Vous nous avez bien décrit ce dossier qui reste extrêmement complexe. Paradoxalement, vous avez assez peu parlé de Daesh alors que c'est un des sujets qui nous préoccupe le plus.

Je vous remercie pour la profondeur de votre analyse et pour les voies que vous tracez pour l'avenir.

Tous nos voeux vous accompagnent pour le succès de votre mission.

La réunion est levée à 15h50

Mercredi 1er juin 2016

- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -

La réunion est ouverte à 9 h 05

Régime de sanctions de l'Union européenne à l'encontre de la Fédération de Russie - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine, en application de l'article 73 quinquies du Règlement, le rapport de M. Robert del Picchia et Mme Josette Durrieu et le texte proposé par la commission sur la proposition de résolution européenne au nom de la commission des affaires européennes, présentée par MM. Yves Pozzo di Borgo et Simon Sutour, sur le régime de sanctions de l'Union européenne à l'encontre de la Fédération de Russie.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous débutons notre matinée de travail par un sujet important qui appelle un débat approfondi. Nous avons convié à cette réunion notre collègue Simon Sutour, auteur, avec M. Yves Pozzo di Borgo, de cette proposition de résolution pour la commission des affaires européennes. Nous examinons, en effet, aujourd'hui, une proposition de la commission des affaires européennes, qui fait suite au rapport d'information « France-Russie : pour éviter l'impasse », adopté l'année dernière par notre commission, et dont les auteurs M. Robert Del Picchia et Mme Josette Durrieu, sont aujourd'hui les co-rapporteurs. L'élaboration de cette résolution a fait l'objet d'une concertation étroite entre notre commission, la commission des affaires européennes et la Présidence du Sénat. Il nous revient de l'examiner aujourd'hui.

Mme Josette Durrieu, co-rapporteur. - Nous sommes aujourd'hui invités à nous prononcer sur une proposition de résolution adoptée jeudi dernier par la commission des affaires européennes et dont le principal objet est de recommander au gouvernement, dans la lignée de notre rapport de l'année dernière - dont, je le rappelle, notre collègue Gaëtan Gorce était aussi co-rapporteur-, de favoriser le dialogue et un allègement progressif et partiel du régime de sanctions applicables à l'encontre de la Russie.

L'Union européenne, je le rappelle, avait, comme d'autres pays occidentaux, et notamment les Etats-Unis, adopté ces sanctions en réaction aux actions commises par la Russie en Ukraine, en violation du droit international, à travers l'annexion, en mars 2014, de la Crimée et le soutien apporté, à compter d'avril 2014, au mouvement séparatiste dans le Donbass. Une première vague de sanctions est adoptée en mars 2014. Elle se compose de sanctions diplomatiques et politiques (notamment la suspension des négociations en vue d'un nouvel accord UE-Russie, des sommets officiels UE-Russie ou bilatéraux entre les Etats membres et la Russie) et de sanctions individuelles consistant à interdire l'octroi de visas et à geler les avoirs d'un certain nombre de personnes ou entités exerçant des responsabilités exécutives en Crimée ou ayant apporté leur soutien à son annexion par la Russie. Peu après, des mesures restrictives spécifiques sont prises à l'encontre du développement économique de la Crimée. Puis à l'été 2014, un train de sanctions économiques est adopté en deux temps en réponse à la dégradation de la situation à l'est de l'Ukraine, après le crash de l'avion MH17. Ces sanctions économiques - dites sectorielles - consistent en une limitation de l'accès des banques et grandes entreprises d'Etat russes aux marchés financiers et aux capitaux européens (mesure qui, soulignons-le-, est celle qui pénalise le plus l'économie russe), en un embargo sur le commerce d'armement et en une restriction des exportations de technologies dans le secteur énergétique. La liste des personnes et entités soumises à des sanctions ciblées est, quant à elle, complétée à plusieurs reprises, au titre tantôt d'un soutien à l'annexion de la Crimée, tantôt en relation avec les événements se déroulant dans le Donbass.

En réaction à ces sanctions, la Russie a elle-même adopté des contre-mesures, décrétant, le 7 août 2014, un embargo sur de nombreux produits agro-alimentaires fournis par les pays occidentaux, renouvelé depuis jusqu'en août 2016, ainsi qu'une « liste noire » de personnalités non autorisées à se rendre sur le territoire russe.

Je précise tout de suite que l'embargo sanitaire russe sur les porcs n'a rien à voir avec l'Ukraine puisqu'il a été imposé en janvier 2014 avant le déclenchement de la crise et en lien avec la peste porcine africaine.

Les sanctions européennes sont à l'évidence un moyen de pression, et sans doute le seul. Elles doivent être vues comme un moyen de pression en vue de parvenir à une normalisation de la situation, c'est-à-dire un règlement politique du conflit en Ukraine. Et c'est d'ailleurs le seul instrument dont nous disposions - qui envisageait sérieusement de s'opposer militairement à la Russie ?

Le lien entre l'application des sanctions et le règlement du conflit est d'ailleurs explicitement établi par le Conseil européen du 19 mars 2015, qui conditionne leur levée à une application intégrale des accords de Minsk du 12 février 2015. Ces accords, négociés dans le cadre du format dit « de Normandie », dans lequel la France et l'Allemagne, avec la Russie et l'Ukraine, ont joué un rôle déterminant, constituent une feuille de route complète, traitant à la fois des questions institutionnelles et de la situation sur le terrain, dont l'objectif est de parvenir à une résolution de la crise.

Force est de constater que ce n'est pas chose facile, malgré tous les efforts déployés par les médiateurs et les heures passées à débattre au sein des groupes de travail thématiques chargés, sous la houlette de l'OSCE, de la mise en oeuvre du « paquet de mesures ». Le seul groupe de travail politique, présidé par l'ambassadeur Pierre Morel, s'est ainsi déjà réuni 36 fois depuis sa mise en place.

Certes, on doit saluer les avancées enregistrées : la signature et la mise en oeuvre d'un protocole sur le retrait des armes légères, la progression du déminage, le rétablissement du paiement des pensions et les solutions pratiques trouvées pour permettre des opérations bancaires à l'est, le lent redémarrage de l'activité économique et des échanges.... La dernière avancée en date étant, la libération, la semaine dernière (le 25 mai) de la pilote ukrainienne Nadia Savtchenko, en échange de celle de deux militaires russes présumés.

Pour autant, la situation sécuritaire reste fragile. On a cru, à l'automne dernier, que l'entrée en vigueur d'un cessez-le-feu le 1er septembre 2015 constituerait une étape décisive. Celui-ci n'a, en réalité, tenu que quelques semaines. Très vite, les heurts ont repris, avec une intensité accrue depuis l'hiver dernier, avant que les parties s'accordent, sur un nouveau cessez-le-feu entré en vigueur le 1er mai dernier. Les violations ne s'en poursuivent pas moins de manière localisée sur trois points de fixation au contact entre séparatistes et Ukrainiens. Par ailleurs, des progrès importants doivent encore être faits en matière de déminage (les mines étant désormais responsables de la plupart des décès) et concernant le retrait des armes lourdes, sujet qui, jusqu'à présent, n'a pu faire l'objet d'un accord entre les parties.

Ces tensions persistantes sur le terrain ne favorisent bien évidemment pas la mise en oeuvre du volet politique des accords, les responsabilités étant sur ce point partagées. Il y a, bien sûr, celle de l'exécutif ukrainien qui ne parvient pas à accomplir les deux réformes institutionnelles prévues par les accords, à savoir la révision constitutionnelle relative à la décentralisation, qui a été votée en première lecture, et l'instauration d'un statut spécial pour les territoires de l'est, qui est adopté mais pas mis en oeuvre.

L'autre problème est celui des élections locales dans ces territoires, qui ne peuvent se tenir faute d'un projet de loi sur lequel les parties n'arrivent pas à se mettre d'accord. Les discussions achoppent sur des points sans doute assez techniques, mais aussi politiques et dont les séparatistes font des points de blocage, en refusant par exemple la participation des partis ukrainiens ou la présence des médias ukrainiens dans la campagne.

On le voit, la situation reste difficile et, pour tout dire, relativement bloquée malgré de récents progrès. Dans ce contexte, quelles sont les échéances s'agissant des sanctions ? Comme vous le savez, elles expirent, le 31 juillet prochain pour les sanctions économiques, et le 15 septembre prochain pour les sanctions individuelles, les sanctions diplomatiques n'ayant pas d'échéance. La question de leur renouvellement sera à l'ordre du jour du Conseil européen des 28-29 juin prochains.

Le renouvellement des sanctions suppose, rappelons-le, une décision unanime de la part de l'ensemble des Etats membres. Les pays d'Europe orientale, les Baltes et le Royaume-Uni sont résolument hostiles à la levée des sanctions, alors que la France et l'Allemagne seraient assez ouvertes à un allègement si des progrès réels étaient constatés.

Ce que nous souhaitons, c'est bien évidemment la mise en oeuvre rapide des accords de Minsk, dont le calendrier, initialement fixé au 31 décembre 2015, a malheureusement déjà dû être reporté. Autrefois l'une des régions les plus prospères d'Ukraine, le Donbass périclite aujourd'hui et le conflit de basse intensité qui s'y déroule constitue un frein au développement non seulement de ce territoire mais aussi du reste de l'Ukraine, et n'est pas sans affecter aussi l'économie russe. De notre côté - et Robert Del Picchia y reviendra -, nous n'avons pas non plus intérêt au maintien durable des sanctions.

L'adaptation du régime des sanctions à l'encontre de la Russie ne pourrait-elle pas, dès lors, constituer un levier permettant des avancées et l'amorce d'une dynamique positive en vue du règlement du conflit ? C'est ce que suggère le projet de résolution qui nous est soumis et qui reprend en tous points le dispositif que mes collègues Robert del Picchia, Gaëtan Gorce et moi proposions dans notre rapport « France-Russie : pour éviter l'impasse », rapport que vous aviez, mes chers collègues, adopté à la quasi-unanimité. Nous ne pouvons donc que vous inviter à adopter cette proposition de résolution.

M. Robert del Picchia, rapporteur. - Comme vient de le rappeler Josette Durrieu, cette initiative s'inscrit effectivement dans la droite ligne de notre rapport d'information publié en octobre dernier. C'est en quelque sorte la déclinaison de notre proposition figurant en page 94 du rapport. Elle va aussi dans le sens du dialogue que nous avons ouvert depuis, en phase avec la présidence du Sénat, avec nos homologues du Conseil de la Fédération de Russie.

Il ne s'agit pas de nier les violations du droit international commises par la Russie ni de passer par pertes et profit l'annexion de la Crimée. Le texte de la résolution est clair là-dessus, au considérant 14 en particulier. Mais reconnaissons que si les sanctions ont constitué, au moment où elles ont été prises, un signal fort et une manifestation indispensable de la fermeté européenne, elles n'ont jusqu'à présent pas permis d'avancée significative dans le sens d'un règlement du conflit.

Il est d'ailleurs difficile d'évaluer dans quelle mesure ces sanctions pèsent sur l'économie russe, qui est simultanément affectée par la baisse significative des cours du pétrole ; nous percevons nettement, en revanche, l'impact négatif que nous subissons, en retour, du fait des contre-mesures russes et notamment de l'embargo qu'elle oppose à nos produits agricoles. Embargo qu'elle applique, au demeurant, de manière très extensive, en y intégrant des mesures d'ordre sanitaire adoptées antérieurement, qui n'ont rien à voir avec l'Ukraine et qui pénalisent dramatiquement notre filière porcine alors que la peste porcine africaine n'est pas présente dans les élevages français. Il est indispensable que, sur ce point, notre gouvernement se montre encore plus offensif compte tenu de la situation sanitaire.

Nous mesurons l'impatience des acteurs économiques aussi bien français que russes, de retrouver un environnement d'affaire favorable : nos agriculteurs souffrent de la perte de débouchés, les entreprises russes de la difficulté d'accéder à des financements... Et nous sommes bien conscients aussi des risques de long terme liés la pérennisation de la situation actuelle, la perte de contrats et de marchés étant souvent irréversible.

Par ailleurs, les sanctions individuelles qui touchent les parlementaires nous semblent constituer un obstacle à la reprise du dialogue, qui était le coeur du message de notre commission, en les privant de la possibilité de se rendre sur le territoire des Etats européens. Il me semble qu'une différence de traitement s'impose entre les parlementaires russes de la Douma et du Conseil de la Fédération et les personnes sanctionnées au titre de responsabilités exécutives directes en Crimée, dans le Donbass ou en Russie. Même s'il existe des possibilités de dérogations, cette mise à l'index de personnes n'ayant pas pris directement part aux événements que nous condamnons, nous semble inutilement humiliante et même contre-productive. Sur les 146 personnes listées sous sanction, une trentaine seulement sont des parlementaires russes.

Enfin, comme nous l'avions montré dans notre rapport, la Russie est un interlocuteur incontournable sur la scène internationale, avec lequel nous avons besoin de coopérer pour gérer et résoudre de nombreuses crises, notamment au Moyen-Orient, et dont nous voudrions qu'elle soit un partenaire stratégique. La pérennisation des sanctions et contre-sanctions constitue indéniablement un frein à la relance des relations UE-Russie.

J'en viens à présent au texte de la résolution, qui, comme l'a souligné Josette Durrieu, constitue une proposition équilibrée.

L'adaptation du régime de sanctions se fonde sur un dispositif à trois étages prévoyant :

- en premier lieu, à l'alinéa 17, l'allègement progressif et partiel des sanctions économiques sectorielles en fonction de progrès significatifs et ciblés dans la mise en oeuvre des accords de Minsk (alors que la position actuelle est : aucun allègement avant l'application intégrale et totale des accords) ;

Des progrès « significatifs » pourraient être, à mon sens, un accord sur le projet de loi électorale, permettant son adoption dans des délais rapides, et l'observation d'un vrai cessez-le-feu pendant plusieurs semaines consécutives. Nous n'en sommes pas si loin et cette résolution pourrait montrer le chemin à suivre ;

- deuxième étage du dispositif, une réévaluation des sanctions diplomatiques et politiques, qui, soulignons-le, ne sont juridiquement pas liées à la mise en oeuvre des accords de Minsk. Il me semble que nous pourrions, en effet, tenir compte de l'évolution favorable du climat dans lequel s'inscrivent nos relations et envisager la reprise de discussions en vue de la tenue de réunions bilatérales de haut niveau entre la Russie et les Etats membres. Notons, à cet égard, que les relations entre la France et la Russie ont progressé dans cette direction, avec la tenue, en janvier dernier, du Conseil économique, financier, industriel et commercial (CEFIC) qui ne s'était pas réuni depuis septembre 2013 et plus récemment celle de la commission culturelle franco-russe ;

- enfin, troisièmement, une levée immédiate des sanctions individuelles visant les parlementaires russes ; comme les sanctions diplomatiques et politiques, ces sanctions ne sont juridiquement pas liées à l'application des accords de Minsk, même si elles le sont politiquement ; leur levée immédiate est donc possible pour peu que les Etats membres le décident. Les parlementaires russes représentent une trentaine de personnes sur les 146 qui sont sanctionnées. Une telle mesure serait, comme je l'ai dit, de nature à favoriser un approfondissement du dialogue.

Cette résolution rappelle, par ailleurs, la position responsable que le Sénat entend défendre ; il y exprime, en effet, son regret que la Russie ait autorisé le recours à la force sur le territoire ukrainien, son attachement à l'intégrité territoriale, à la souveraineté et à l'indépendance de l'Ukraine et sa condamnation de l'annexion de la Crimée.

Tel est donc le contenu de cette proposition de résolution qui explore toutes les marges de manoeuvre disponibles pour adapter le régime de sanctions, dans un esprit de responsabilité et sans ignorer - comme certains seraient tentés de le faire -  les accords de Minsk. Ceux-ci demeurent, en effet, la pierre angulaire de la résolution du conflit en Ukraine et la France, puissance garante de l'application de ces accords, ne saurait s'en départir.

Nous voulons croire qu'un tel dispositif serait de nature à enclencher un cercle vertueux encourageant la Russie à oeuvrer à la résolution du conflit. Il faut rappeler, à cet égard, que dans le régime actuel, la levée des sanctions dépend aussi des progrès attendus de la partie ukrainienne.

Nous espérons qu'il déboucherait aussi sur l'allègement, réciproquement, des contre-mesures dirigées contre les Etats membres de l'Union européenne.

En conclusion, je ne peux que vous inviter, mes chers collègues, à voter en l'état ce texte dont chaque mot a été pesé pour proposer une rédaction équilibrée. Il constitue, à notre sens, une opportunité de faire évoluer les choses en même temps qu'un signal politique de notre aspiration à renouer une relation forte avec la Russie.

Mme Josette Durrieu, co-rapporteur. - Je regrette que notre commission n'ait pris l'initiative du dépôt de ce texte, qui nous arrive donc déjà établi par d'autres. La position exprimée par M. Claude Malhuret repose sur des arguments qu'on peut entendre. Néanmoins, reconnaissons que la situation est bloquée. Peut-être est-il temps d'envisager une autre démarche ? Il faut prêter attention au sens des mots, le terme « sans délai » s'agissant des sanctions individuelles à l'encontre des parlementaires suscite je le sais des interrogations ; il est sans doute un peu fort. Pour autant, nous émettons le voeu que la proposition de résolution, qui décline notre rapport, soit adoptée.

M. Yves Pozzo di Borgo. - Nos relations avec la Russie sont fondamentales, comme je l'ai souligné dans deux rapports, publiés en 2007 puis en 2010. Il est choquant que les sanctions européennes aient pu être adoptées sans que les parlements nationaux aient été consultés et, de ce point de vue, ce débat est une bonne chose. Il devrait d'ailleurs en être de même en ce qui concerne l'ONU : il faudrait une assemblée parlementaire de l'ONU.

M. Gilbert Roger. - J'ai pensé au départ que nous examinions la proposition de résolution de l'Assemblée nationale. J'avais, en ce qui me concerne, voté en faveur du rapport de nos co-rapporteurs « France-Russie : pour éviter l'impasse » et je ne regrette pas ce vote. Néanmoins, j'aurais préféré ne pas avoir à examiner ce texte qui pose à mon sens problème. D'une part, en effet, je suis opposé à l'entrée de l'Ukraine dans l'OTAN et à son rapprochement avec l'UE ; d'autre part, je n'ai pas constaté de la part des Russes d'avancée qui justifierait un allègement immédiat des sanctions sur les parlementaires russes, qui ne sont pas tous exemplaires.

M. Claude Malhuret. - Sur la procédure, il y a effectivement un problème, il aurait fallu au minimum que nous puissions élaborer ce texte conjointement avec la commission des affaires européennes. Sur le fond, je suis atterré par cette proposition de résolution qui, si nous la votons, serait une grande victoire pour Vladimir Poutine. Comme dictateur, celui-ci sait que les démocraties cèdent toujours les premières. Ce texte prévoit, d'une part, la levée progressive et partielle des sanctions économiques, d'autre part, la levée immédiate, inconditionnelle et sans contrepartie des sanctions touchant les parlementaires. Qu'est-ce qui a changé depuis un an et demi qui justifierait ce changement unilatéral ? Rien, au contraire. Le 24 mai dernier, les combats se sont intensifiés, sept militaires ukrainiens ayant été tués. Les séparatistes pro-russes voient leur position renforcée avec le soutien de l'armée russe. Qu'est-ce qui a changé en Ukraine, en Crimée, en Transnistrie, en Abkhazie, en Ossétie du Sud, au Haut-Karabagh ou encore en Syrie, où la Russie bombarde ceux que nous soutenons et épargne Daech ? Qu'est-ce qui a changé dans l'attitude de Poutine ? Qu'est-ce qui a changé en Russie, si ce n'est dans le mauvais sens, avec une dictature ultra-nationaliste, la chasse aux organisations non gouvernementales et de défense des droits de l'homme, les emprisonnements, les exils forcés, la violation des espaces aériens, norvégiens, finlandais, portugais, la destruction de l'avion de la Malaysian Airlines, l'envoi de sous-marins dans les eaux territoriales suédoises et d'autres pays européens, de navires de guerres, des menaces contre des navires danois, l'augmentation de 30 % du budget militaire, la dénonciation quasi maladive de l'OTAN et une croisade anti-occidentale dans les médias ? Pourquoi, dans ces conditions, devrions-nous changer notre position ? Elle était tout sauf belliqueuse. Le couple franco-allemand, dans le cadre du format de Normandie, a répondu à l'agression en cherchant désespérément une négociation ; cette position de dialogue a débouché sur les accords de Minsk, qui font consensus en France sur tous les bancs politiques. Rien n'a changé, les auteurs de la proposition de résolution sont d'accord avec moi sur ce point-là. Aux termes de l'exposé des motifs, la France et l'Allemagne ont joué un rôle décisif dans la conclusion des accords de Minsk. Ceux-ci prévoient une feuille de route à laquelle il faut se tenir, d'autant plus que sa mise en oeuvre n'est pas aisée. Y renoncer, ne serait-ce que partiellement, serait un très mauvais signal adressé aux protagonistes sur le terrain. Or, dans la proposition de résolution, les auteurs prévoient au contraire de renoncer à la feuille de route selon laquelle les sanctions seront levées seulement quand les accords de Minsk auront été intégralement appliqués. En effet, avec cette résolution, le Sénat appellerait à un « allègement progressif et partiel du régime des sanctions économiques et en ce qui concerne les parlementaires un allègement immédiat et total ». L'évolution proposée nous est présentée comme mesurée, progressive et conditionnée, par contraste avec la résolution de l'Assemblée nationale qui est caricaturale. Mais, en fait, il s'agit d'un changement majeur, qui est l'abandon de la ligne des accords de Minsk ! Une fois qu'on aura cédé un peu, on risque de devoir très vite tout lâcher. C'est d'ailleurs ce que dit l'exposé des motifs de la résolution : « Cette proposition de résolution ne constituerait que la première étape. En effet, les relations de l'UE avec la Russie sont trop stratégiques pour être retenues indéfiniment en otage d'un débat récurrent sur les sanctions ». Cette phrase est un tour de passe-passe mensonger, les relations entre l'UE et la Russie ne sont pas l'otage des sanctions, mais de la présence des troupes russes en Ukraine et de l'annexion de la Crimée. Ce serait un inacceptable renversement de la charge de la preuve et aux yeux du monde entier, la victoire de Vladimir Poutine.

Je sais que les sanctions sont coûteuses, étant moi-même élu d'un département rural, mais le recul devant un dictateur serait plus coûteux encore. Demain, ce serait le siège de Marioupol, les menaces sur les Etats baltes. Nous trouvons souvent les pays d'Europe orientale trop inquiets, mais si nous avions des frontières communes avec la Russie, nous le serions sûrement aussi.

Concernant la levée des sanctions à l'encontre des parlementaires, il faut rappeler qu'il  s'agit de personnalités qui ont voté en faveur de l'envoi de troupes en Ukraine.

Je connais les dictateurs, ils ne s'arrêtent que devant les obstacles et la fermeté, pas devant des barrières qui se lèvent. Nos parents, qui ne le savaient pas, en ont fait l'expérience au XXe siècle, ils l'ont payé cher ; nous qui savons, ne commettons pas l'erreur d'adopter cette proposition de résolution.

M. Daniel Reiner. - Nous sommes d'accord pour dire que la situation est bloquée et que les hommes de bonne volonté doivent s'efforcer de débloquer de telles situations. Sans la résolution excessive votée à l'Assemblée nationale, il n'y aurait sans doute pas eu cette proposition de résolution qui tente d'atténuer les choses. L'opportunité de cette proposition de résolution est discutable. Depuis le début, la ligne que nous défendons est « fermeté et dialogue ». Or, ce texte ne me paraît pas conforme à cet esprit. Trois points me paraissent poser problème. D'abord, il manque, au considérant n° 5, une condamnation ferme de l'annexion de la Crimée, le terme « regrette » n'étant pas assez fort. Ensuite, on ne peut laisser entendre, comme le fait le considérant n° 6, que des événements se sont déroulés en Ukraine sans que la Russie y soit mêlée. Enfin, s'agissant de la levée des sanctions contre les parlementaires, et bien qu'étant partisan du dialogue, je trouve le terme « sans délai » trop fort. Nous savons bien que ce sont ces parlementaires qui ont autorisé le recours à la force. Mon groupe souhaite voter ce texte, mais il mérite d'être retouché. Or, nous avons entendu dire qu'il serait gravé dans le marbre et qu'il ne fallait pas le faire ! Je ne le crois pas, on doit toujours pouvoir apporter des modifications raisonnables. Enfin, au regard de ce que je ressens à notre retour de la réunion de l'AP-OTAN à Tirana, je demanderai une suspension de séance avant l'examen des amendements.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je fais observer que l'alinéa n° 14 condamne très explicitement l'annexion de la Crimée par la Russie : « Réaffirme son attachement indéfectible à l'intégrité territoriale, à la souveraineté et à l'indépendance de l'Ukraine et condamne l'annexion de la Crimée par la Russie ».

Mme Hélène Conway-Mouret. - Pourriez-vous rappeler la procédure applicable à l'examen de ce texte et son cheminement ?

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - La présente proposition de résolution a été adoptée par la commission des affaires européennes jeudi dernier, nous l'examinons aujourd'hui et nous en débattrons en séance publique la semaine prochaine. Quant au fait que ce texte soit « imposé », tel n'est pas le cas puisque nous allons examiner des amendements que la commission est libre de voter ou non, comme l'ensemble du texte d'ailleurs. Nous aurions certes pu prendre nous-mêmes l'initiative d'une telle résolution, puisqu'elle décline des propositions figurant déjà dans un rapport de notre commission. Cela dit, il n'est pas forcément illégitime qu'un rapport de notre commission donne lieu à une proposition de résolution de la commission des affaires européennes, en vue d'une discussion au Conseil européen des 28 et 29 juin.

M. Gilbert Roger. - Des amendements peuvent-ils, dès lors, être déposés d'ici le 8 juin ?

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Naturellement ; des amendements, en vue du débat en séance publique, sont possibles jusqu'à lundi prochain midi, comme d'habitude pour les textes débattus en séance.

M. Joël Guerriau. -La vraie question est, à mon sens : fallait-il imposer des sanctions à la Russie ? Elles sont inutiles et nuisibles au plan économique, nous en subissons les effets. En outre, je ne pense pas que les sanctions arrêtent les dictateurs, au contraire elles les renforcent, les peuples humiliés se rassemblant autour d'eux. L'histoire l'a bien montré et encore récemment en Iran. Nous espérons aujourd'hui que la diplomatie, les contacts à tous les niveaux, permettront de changer la donne. Les sanctions, elles, sont dangereuses. Nous l'avons dit la semaine dernière lors du débat sur la COP 21, il faut privilégier le dialogue et la diplomatie parlementaires.

M. Jacques Legendre. - Je regrette l'initiative choquante de quelques collègues de l'Assemblée nationale qui se sont rendus en Crimée. Et je regrette que la résolution adoptée par l'Assemblée nationale nous impose aujourd'hui d'examiner la présente résolution pour atténuer le choc produit par celle-ci. L'adoption de cette résolution affaiblirait de toute façon la position diplomatique française, qui est de condamner l'annexion, en plein XXIsiècle, d'une partie d'un Etat souverain par un autre Etat souverain en Europe. Où en serions-nous aujourd'hui sans les sanctions ? Certes, elles n'ont peut-être pas été complètement efficaces face à la détermination de la Russie. L'Ukraine reste un sujet sensible pour la Russie et nous ne devons pas leurrer les Ukrainiens sur la possibilité pour leur pays de rejoindre l'OTAN ou l'UE. Je soutiens les amendements de notre collègue Claude Malhuret. S'ils n'étaient pas adoptés, je ne pourrais voter cette résolution. Nous avons besoin de relations amicales et non conflictuelles avec la Russie. Pourtant, il faut aussi tenir compte de la naissance en Europe d'une nouvelle nation slave de 50 millions d'habitants, qui est l'Ukraine.

M. Christian Cambon. - Il s'agit effectivement d'un débat difficile. Je partage le constat de l'auteur des amendements que nous allons examiner sur le blocage de la situation mais j'en tire des conclusions inverses. Le dialogue est toujours nécessaire et les parlementaires doivent avoir une liberté de pensée, de parole et d'action. J'en veux pour preuve notre rencontre, il y a quelques semaines, avec une délégation de parlementaires russes. La qualité des travaux effectués de part et d'autre et la traduction de notre rapport en russe signifient que nos positions sont prises en considération. On ne peut débloquer la situation que par le dialogue, même si le dialogue entre parlementaires n'est pas tout, puisque les sanctions économiques relèvent des exécutifs. Paradoxalement, si nous voulons approfondir notre réflexion, il faut dialoguer avec les Russes. L'entretien du Président Larcher avec le Président Poutine, qui, au départ, refusait de le recevoir, en témoigne. Ainsi, il peut y avoir un intérêt à dialoguer avec les parlementaires car, même s'ils n'ont pas le même pouvoir que l'exécutif, ils peuvent faire avancer les idées.

M. Jean-Marie Bockel. - Je dois dire que les propos sur l'inutilité des sanctions m'ont fait bondir. Citer les sanctions contre l'Iran pour dire qu'elles n'ont servi à rien et qu'elles sont contreproductives ne me semble pas conforme au déroulement de la négociation de l'accord sur le nucléaire. Les sanctions ont tout de même joué un rôle. Il faut donc être plus nuancé. S'agissant de l'Ukraine, les sanctions n'ont pas eu tous les effets escomptés. En dépit de leurs effets pervers et négatifs pour nous, elles ont le mérite d'exister face à un interlocuteur sensible aux rapports de forces. Personnellement, je n'emploierais pas le mot de dictateur pour qualifier le Président Poutine, il faut faire attention au sens des mots dans le domaine des relations internationales. Que dira-t-on pour les pays peu démocratiques qui sont nos amis et nos alliés et avec lesquels nous commerçons dans l'intérêt de la France ? Il y a les principes et les intérêts de la France. Je me suis également rendu à l'AP-OTAN à Tirana où j'ai pu entendre ce que disent nos collègues des pays concernés par ce rapport de force avec la Russie. Je ne peux pas voter cette résolution en l'état et j'attends donc le débat sur les amendements du rapporteur.

M. Jean-Pierre Grand. - Dans cette affaire, je pense que l'on ne parle pas assez de l'Otan qui fait l'effet d'un chiffon rouge agité devant les Russes. L'Otan gagne du terrain en Europe et devient de plus en plus puissante et ce n'est peut-être pas exactement souhaitable dans le cadre de nos relations avec la Russie. Je ne suis pas certain qu'humilier la Russie soit une politique étrangère efficace. Dans un monde globalisé, nos intérêts ne se défendent pas qu'en Europe. Partout sur la planète, les Russes peuvent être des alliés stratégiques et économiques essentiels. Si cette résolution permet de passer un message positif, je n'y verrais aucun inconvénient.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Je suis étonnée qu'on emploie le terme d'affaiblissement. Les co-rapporteurs ont décrit un climat favorable et cette résolution m'apparaît comme une volonté de reprendre le dialogue. On peut parler de l'Otan et de bien d'autres choses mais il faut se concentrer sur l'objectif de ce texte qui est, pour moi, la sortie de l'isolement de la Russie et la reprise d'un dialogue nécessaire entre l'Union européenne et ce grand pays. Par le passé, nous avons sans doute manqué des opportunités et ce serait aujourd'hui un moyen de renouer ce dialogue.

M. André Trillard. - Premièrement, je veux dire que les sanctions économiques sont en réalité de nature politique et que c'est donc ici que l'on doit en traiter. Deuxièmement, le mandat parlementaire n'est pas impératif en France mais le serait en Russie ? Qui sommes-nous pour juger de la nature du mandat de parlementaires étrangers ? Je défendrai toujours le fait que les parlementaires, même s'ils ont des idées que je combats, puissent s'exprimer. Troisièmement, quid des pays baltes, de la Pologne et de l'Otan ? Notre collègue Jean-Pierre Grand vient de parler de l'Otan donc je m'en tiendrai là, mais c'est l'Europe qui risque d'être perdante.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous continuerons ce débat approfondi et stratégique après une brève suspension de séance. Je donnerai alors la parole au rapporteur pour qu'il présente ses amendements, puis nous entendrons les explications de vote de chacun des groupes.

(La commission suspend la séance).

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - La séance est reprise. Je donne la parole à M. Malhuret pour la présentation groupée de ses amendements.

M. Claude Malhuret. - L'amendement n° COM-6 vise à supprimer les mots « au détriment des populations et des entreprises » à l'alinéa 7. En effet, il n'est pas nécessaire de s'excuser de prendre des sanctions.

L'amendement n° COM-7 tend à indiquer, à l'alinéa 12, le caractère seulement très partiel de la mise en oeuvre des accords de Minsk, afin de souligner l'insuffisance des avancées enregistrées.

L'amendement n° COM-1 vise à supprimer l'alinéa 13. En effet, c'est l'agression russe en Ukraine, et non les sanctions, qui explique la détérioration des relations entre l'UE et la Russie.

L'amendement n° COM-2 vise à supprimer l'alinéa 17, qui constitue un renoncement aux accords de Minsk et une capitulation face à la Russie.

L'amendement n° COM-3 vise à supprimer l'alinéa 18, pour les mêmes raisons.

L'amendement n° COM-4 vise à supprimer l'alinéa 19, qui vise à lever les sanctions individuelles pesant sur les parlementaires. En effet, le dialogue parlementaire n'est pas empêché par les sanctions et n'a jamais été rompu. Par ailleurs, on renoncerait à sanctionner les parlementaires, élus dans les conditions qu'on sait, qui ont pris part à la décision de recourir à l'usage de la force ! Dix d'entre eux sont ainsi sanctionnés pour avoir déposé une proposition de loi demandant le déploiement des troupes en Ukraine. L'un, dénommé Sergueï Mironov, est sous le coup d'un mandat d'arrêt international et nous serions bien embarrassés si l'Ukraine nous demandait de l'arrêter alors qu'il se trouve sur notre territoire. Je vous cite l'intitulé de sa proposition de loi, qui n'a pas été adoptée : « Proposition de loi autorisant la Russie à admettre en son sein dans le cadre de la protection des citoyens russes, des territoires d'un pays étranger sans l'accord de ce derniers et sans traité international ». Mais c'est l'Anschluss, ça !

L'amendement n° COM-5 vise à supprimer l'alinéa 20, par coordination avec les amendements précédents.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je passe la parole aux rapporteurs.

M. Robert del Picchia, co-rapporteur. - Avis défavorable aux amendements. Pour l'amendement COM-6, à notre avis, cette précision ne vise pas uniquement les populations et les entreprises russes, elle concerne tout aussi bien les populations et les entreprises européennes et souligne les dommages causés par les sanctions, qu'il est difficile de nier.

Mme Josette Durrieu, co-rapporteur. - Avis défavorable. Pour l'amendement COM-7, si nous voulons être objectifs, les progrès sont certes minimes, mais réels : arrêt de l'escalade et de l'expansion des séparatistes, accord sur le retrait des armes légères, déminage en cours, reprise partielle des échanges économiques et des paiements bancaires... Ce sont quelques signaux qui peuvent légitimer ce que l'on va proposer.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Les rapporteurs proposent un avis défavorable à l'ensemble des amendements. Qu'ils me disent au moment du vote s'ils veulent compléter leurs explications. Pour l'heure, je passe aux explications de vote, un orateur par groupe.

M. Robert Hue. - Notre discussion de ce matin est révélatrice de ce qui fait notre faiblesse en matière de politique internationale. Nous adoptons des positions unilatérales inspirées d'un autre temps. Le groupe RDSE, qui a eu un échange hier, votera à l'unanimité ce texte et ne retiendra pas d'amendements.

M. Joël Guerriau. - La position du groupe UDI-UC reflète la diversité des arguments qui ont été avancés ce matin. En conséquence, nous aurons quatre votes pour, un vote contre et une abstention.

M. Daniel Reiner. - Plusieurs voix du groupe Socialiste et Républicain se sont exprimées tout à l'heure pour signifier que nous voulons garder les canaux de dialogue ouverts à l'égard de la Russie. En conséquence, nous voterons la résolution. Nous ne voterons pas les amendements, mais nous en présenterons en séance plénière. Premièrement, nous proposerons d'introduire une condamnation plus ferme de l'annexion de la Crimée. Deuxièmement, nous proposerons de revoir l'injonction figurant à l'alinéa 19 qui recommande la levée des sanctions contre les parlementaires « sans délai ». Le but est de proposer une autre rédaction qui aura la même signification mais sera moins véhémente.

M. Christian Cambon. - Le groupe Les Républicains, qui en a délibéré hier, soutient cette résolution, tout en laissant à chacun de nos collègues le soin d'exprimer le vote qu'ils désirent.

M. Bernard Vera. - Le groupe CRC considère qu'il est temps de s'interroger sur le bilan des sanctions et d'en mesurer l'utilité et l'efficacité. La résolution fait le constat que la politique de sanctions a mené à un blocage, voire à une impasse. Elle propose des solutions équilibrées et réaffirme à juste titre que les accords de Minsk doivent servir de feuille de route. Le groupe CRC votera en conséquence cette résolution et ne votera pas les amendements.

Les amendements n°s COM-6, COM-7, COM-1, COM-2, COM-3, COM-4 et COM-5 ne sont pas adoptés.

A l'issue du débat, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a adopté la proposition de résolution européenne sans la modifier.

Le sort des amendements examinés est retracé dans le tableau suivant :

TABLEAU DES SORTS

PPRE Sanctions UE Russie

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

M. MALHURET

6

Supprime une disposition soulignant les dommages causés par les sanctions

Rejeté

M. MALHURET

7

Souligne le caractère seulement très limité des progrès faits dans l'application des accords de Minsk

Rejeté

M. MALHURET

1

Supprime une disposition constatant que les sanctions européennes et les sanctions russes ont des conséquences négatives sur les relations UE-Russie

Rejeté

M. MALHURET

2

Supprime une disposition en appelant à un allègement progressif et partiel des sanctions économiques

Rejeté

M. MALHURET

3

Supprime une disposition invitant à réévaluer les sanctions diplomatiques et politiques

Rejeté

M. MALHURET

4

Supprime une disposition invitant à lever sans délai les sanctions individuelles contre les parlementaires russes

Rejeté

M. MALHURET

5

amendement de coordination

Rejeté

Stratégie globale de l'Union européenne - Audition de M. Michel Barnier, conseiller spécial pour la politique de défense et de sécurité européenne auprès du Président de la Commission européenne

La commission auditionne M. Michel Barnier, conseiller spécial pour la politique de défense et de sécurité européenne auprès du Président de la Commission européenne, sur la stratégie globale de l'Union européenne.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Merci, cher Michel Barnier, d'avoir répondu présent pour cette audition. Nous souhaiterions évoquer avec vous la « stratégie globale de sécurité européenne », actuellement préparée par la Haute Représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité en vue du Conseil européen des 28 et 29 juin prochains.

Toutes les questions touchant à la défense européenne nous intéressent au plus haut point. Nous souhaiterions donc connaître votre appréciation sur cette stratégie globale et livrer quelques commentaires sur la procédure, laquelle, reposant sur des consultations assez restreintes, ne nous paraissent ni très ouvertes, ni très transparentes. Nous y voyons un sujet d'inquiétude.

Nos collègues Jacques Gautier, Daniel Reiner et Xavier Pintat travaillent sur ces sujets depuis longtemps. Est-il opportun d'en discuter au prochain Conseil européen, car deux événements sont susceptibles de changer la donne : le Brexit - difficile d'évoquer une stratégie de défense sans savoir si les Britanniques y prendront part - et le sommet de l'OTAN de Varsovie.

Je vous laisse la parole, sans plus attendre, pour un bref exposé de cette stratégie.

M. Michel Barnier, conseiller spécial pour la politique de défense et de sécurité européenne auprès du président de la Commission européenne.- Je suis heureux de vous retrouver, mesdames, messieurs les sénateurs. Je salue les rapporteurs Jacques Gautier et Daniel Reiner, ainsi que chacun d'entre vous.

Voilà un an, le président Jean-Claude Junker a pris une décision inédite : il a choisi d'avoir un conseiller spécial sur les questions de défense et de sécurité, et m'a demandé d'exercer cette mission de coordination. Comme nous le verrons, la Commission européenne a des raisons pour s'engager dans cette voie.

Le thème de la défense européenne est en effet l'un des plus appropriés pour favoriser la refondation de l'Union européenne. C'est un sujet sur lequel le rebond est, à la fois, nécessaire et possible.

Dans la longue histoire du projet européen, la politique étrangère et la politique de sécurité et de défense sont récentes - elles remontent seulement à une dizaine d'années - et parmi les plus complexes à conduire. Toute décision en la matière exige l'unanimité, et non une majorité qualifiée, et les divergences de départ sont nombreuses, car nous sommes confrontés à vingt-huit traditions diplomatiques et militaires très diverses.

Dans ce paysage complexe, il est un personnage central : Mme Federica Mogherini, la Haute Représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, dont le statut a été reconnu par le traité de Lisbonne.

Elle est la représentante de la diplomatie européenne, pour autant qu'il en existe une ; en tant que vice-présidente de la Commission européenne, elle prend en charge tous les sujets concernant l'action extérieure de l'Union ; elle peut prendre des initiatives, toujours en vertu du traité de Lisbonne, et elle s'appuie sur les outils militaires que sont l'état-major et le Comité militaire de l'Union européenne.

Ce paysage laisse également apparaître des points positifs, mais aussi des déceptions ou des difficultés.

Plusieurs avancées sont tout d'abord à mettre à l'actif de Mme Catherine Ashton, puis de Mme Federica Mogherini, les deux titulaires successifs de cette fonction de Haut Représentant : le résultat des négociations entre la Serbie et le Kosovo, la part prise par l'Europe dans les négociations avec l'Iran, quelques opérations réussies, comme l'opération Atalante, ou d'autres, comme l'opération Sofia, qui ont été rapidement menées. Au total, une trentaine d'opérations sont concernées.

Mais depuis quelques mois, le paradigme évolue.

En préambule de la dernière grande stratégie européenne de sécurité, adoptée en 2003, on peut lire « L'Europe n'a jamais été aussi prospère, aussi sûre, ni aussi libre » et, un peu plus loin dans le texte, « Face aux nouvelles menaces, c'est à l'étranger que se situera souvent la première ligne de défense ».

Ces deux affirmations ne sont plus valables. Le continent n'est pas prospère dans toutes ses dimensions, il n'est pas sûr, ni à l'intérieur ni à l'extérieur, et, s'il est encore libre, cette liberté appelle notre vigilance. Par ailleurs, il y a désormais perméabilité entre les crises qui éclatent autour de nous et ce qui se passe au sein de la société, du fait de la menace terroriste.

L'environnement géopolitique s'est brusquement dégradé. Nos frontières extérieures n'ont pas été correctement gérées. Le logiciel de politique étrangère doit être revu. Enfin, les citoyens attendent plus d'Europe à ce niveau, ce qui n'est pas le cas dans tous les domaines, et les Américains ont revu leurs priorités stratégiques.

Nous nous heurtons en outre à plusieurs difficultés.

La tentation du repli devient plus forte. Les problématiques industrielles entraînent souvent, en premier, un réflexe national. Les États membres sont réticents à partager leur souveraineté en matière diplomatique et militaire. Plusieurs d'entre eux sont neutres et beaucoup considèrent l'OTAN comme la seule réponse valable.

Les ministres de la défense, enfin, ne sont pas suffisamment entendus et organisés au sein de l'Union européenne, de mon point de vue. Même s'ils se réunissent régulièrement, il n'existe pas officiellement de conseil des ministres de la défense, ni de conseil de sécurité européen.

J'en viens à l'agenda, dont le Conseil européen du 28 juin constitue la première étape.

Ce conseil se tiendra quatre jours après le référendum en Grande-Bretagne. Je suis, pour ma part, favorable au maintien de ce très grand pays dans l'Union européenne et je ne crois pas qu'il puisse y avoir une politique commune de sécurité sans sa contribution.

Le travail conduit par Mme Federica Mogherini et ses équipes est énorme. On peut lui reprocher un manque de transparence, mais je peux dire qu'elle travaille en contact étroit avec les services diplomatiques et l'AED, procède à de nombreuses consultations d'États membres, fait preuve d'écoute et est assez perméable aux contributions extérieures.

Le document qu'elle prépare devrait comporter une trentaine de pages, dont, je l'espère, une partie importante sera consacrée à la politique européenne de sécurité et de défense, avec, dans cette stratégie, des mots clés.

Mon expérience européenne me permet effectivement d'affirmer qu'il est toujours possible de raccrocher des politiques aux déclarations figurant dans les documents officiels adoptés par le Conseil européen, dans les traités ou les directives, mais que, sans ces déclarations, il est impossible d'en porter une quelconque.

Il faudrait donc que cette stratégie définisse les enjeux de la sécurité collective des Européens, dans sa double dimension interne et externe, et que l'on y trouve ces deux mots essentiels : « autonomie stratégique ».

C'est là un premier test. Puis, il faudra décliner cette stratégie globale et, si cette dernière affiche une véritable ambition politique, sa déclinaison opérationnelle et militaire aura également une grande portée.

Mon travail de coordination au sein de la Commission européenne interviendra à ce niveau, afin que celle-ci puisse porter ce plan d'action pour la défense européenne.

La Commission européenne, à travers ses compétences, les budgets qu'elle gère, ses outils et expertises, dispose de nombreux instruments pouvant être mis à contribution, à condition, bien évidemment, que les objectifs aient été fixés auparavant. Si l'objectif d'autonomie stratégique est clairement affiché par les dirigeants européens, nous pourrons définir un certain nombre de priorités, notamment en matière de capacité et de recherche.

Ainsi, ce plan comportera un volet révolutionnaire : l'utilisation du budget européen pour financer des programmes de recherche directement liés à des technologies ou matériels militaires. Cela ne s'est jamais fait !

Nous voudrions, à partir d'une action préparatoire, faire naître l'idée d'une intégration, dans les prochaines perspectives financières - au-delà de 2021 -, d'un budget de 3 ou 4 milliards d'euros dédié aux programmes de recherche menés en commun.

Derrière ces sujets portés collectivement - je pourrai détailler ceux qui seront financés dans le cadre de l'action préparatoire, pour, environ, 70 à 80 millions d'euros -, se trouve la question des programmes et, surtout, celle de l'incroyable duplication. À l'heure où les budgets nationaux se rétractent considérablement, celle-ci est insensée. Aujourd'hui, six pays de l'Union européenne lancent des programmes de frégates !

Cette action en matière de recherche s'avère donc essentielle et peut être structurellement efficace. D'où le travail que nous menons, au sein du collège, avec les commissaires concernés, au premier rang desquels Mme Elzbieta Bienkowska, commissaire chargée du marché intérieur.

Nous essayons de définir les technologies et composantes clés, l'ensemble des éléments susceptibles de nous permettre de préserver nos bases technologiques et industrielles - en d'autres termes, notre culture militaire. La Commission européenne peut mettre un certain nombre d'outils au service d'un tel objectif.

Mais l'essentiel est, d'abord, de définir les objectifs. J'espère que les États membres s'attèleront à cette tâche le 28 juin. Dans la foulée, nous pourrons décliner cette stratégie sur un plan opérationnel et militaire dans ce que j'ai appelé, suivant le modèle français, un « livre blanc européen de la défense ». Le plan d'action auquel travaille la Commission européenne s'inscrira dans ce cadre.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je laisse tout d'abord la parole à nos rapporteurs.

M. Jacques Gautier, rapporteur de la proposition de résolution sur la « stratégie globale » européenne. - Je veux saluer votre nomination, monsieur le conseiller spécial, et la volonté du président Junker de construire une Europe plus forte sur les questions de sécurité et de défense. Nous pensons depuis longtemps que l'Europe ne peut rester un nain dans ce domaine.

Vous avez affirmé la nécessité de mettre à jour notre logiciel de sécurité, et évoqué l'éventuel lancement d'un plan d'action défense de la Commission européenne en six points. On ne peut que se féliciter de l'ensemble de ces déclarations.

Mais il ne faudrait pas s'en tenir à des déclarations... C'est pourquoi je tiens à revenir sur un certain nombre de points douloureux.

En matière de R&D, nous avons placé de grands espoirs dans le Group of personalities, le GoP. Mais ce dernier ne s'est réuni qu'à cinq reprises en un an, avec une participation parfois faible, voire inexistante, de certains grands patrons. Les contributions ont donc été limitées et la technostructure s'est retrouvée à devoir avancer des propositions. Ce n'est pas satisfaisant !

L'effort européen en termes de R&D, il faut le rappeler, est principalement supporté par trois pays : la France, le Royaume-Uni et l'Allemagne. Or nos amis britanniques semblant se tourner, avant tout, vers les États-Unis, nous risquons de voir cet effort amputé dans la durée.

Je me félicite des 500 millions d'euros annuels évoqués pour la R&D. Si nous passons aux actes, ce devra être un plancher, et non un plafond !

Dans le même temps, certains fonctionnaires de Bruxelles expriment des réserves sur le financement de la réforme « capability building for security and defence ». Le conseil des ministres et la Commission européenne doivent prendre des responsabilités en la matière. C'est au politique de décider, non à la haute administration bruxelloise !

L'Agence européenne de défense, l'AED, que nous connaissons bien avec Daniel Reiner, n'est qu'un embryon, limité par son budget de 30 millions d'euros. Ses équipes ont de véritables capacités, mais n'ont pas les moyens d'agir. Seront-elles en mesure de gérer un programme d'une telle ampleur ?...

Depuis longtemps, nous nous battons en faveur d'une véritable défense européenne. Mais nous sommes assez seuls dans ce combat. La plupart de nos partenaires européens recherchent la sécurité dans l'OTAN et beaucoup ont, de fait, contourné l'Europe à travers son Framework nations concept, le « FNC ».

L'Allemagne, la première, vient de regrouper autour d'elle quinze pays, ce qui lui permet d'assurer le volet oriental de l'OTAN. Il n'y a plus de place pour l'Europe et pour la France qui semblent avoir laissé passer le train du FNC.

Nous émettons beaucoup de réserves sur la BITDE. Comment faire bouger les lignes au niveau européen ? C'est la mission qui vous est confiée et nous espérons que vous parviendrez à l'accomplir.

M. Daniel Reiner, rapporteur de la proposition de résolution sur la « stratégie globale » européenne. - J'ajouterai quelques préoccupations à celles qui viennent d'être exprimées, et que je partage.

Au préalable, je voudrais vous remercier, monsieur le conseiller spécial, de traiter cette question, qui mérite un travail approfondi. Nous serons en permanence à vos côtés dans cette tâche, car nous appelons de nos voeux une action européenne beaucoup plus vigoureuse.

La situation est très contrastée. Jusqu'en 2000, l'Union européenne a bien travaillé, notamment en améliorant la BITDE et en lançant des opérations de coopération complexes. Assez étrangement, depuis maintenant quinze ans, il ne se passe plus grand-chose.

Pour autant, les événements malheureux que la France a connus ont conduit à l'application du seul article 42(7) du traité de Lisbonne et si nous avions quelques doutes quant à la volonté et la capacité de nos voisins à répondre à une telle demande, nous n'en avons plus aujourd'hui : sur les trois théâtres - celui du Levant, celui de l'opération Barkhane et celui de la Centrafrique -, les pays européens se sont engagés plus avant.

Il reste donc une lueur d'espoir. Au moment où la question de la sécurité se pose avec acuité sur le continent, le travail sur une stratégie globale de défense et de sécurité ne pourrait-il pas contribuer à réconcilier les citoyens européens avec l'Europe ?

Par ailleurs, ne faudrait-il pas s'engager plus avant dans une redéfinition des tâches de Petersberg ? Cet exercice permettrait de fixer la part d'autonomie stratégique dont l'Europe a besoin. L'OTAN, on le sait, a empêché la construction d'une politique européenne de sécurité et de défense, mais on ne peut revenir sur son existence. Il faut donc s'entendre sur cette part d'autonomie stratégique.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je laisse maintenant la parole à nos collègues.

M. Jean-Paul Emorine. - Nous pouvons tous rêver à une défense européenne, j'y souscris moi-même.

Votre document fait apparaître de très fortes disparités : aux États-Unis, le budget atteint 460 milliards d'euros pour 1,453 million d'hommes, contre 210 milliards d'euros pour 1,5 million d'hommes en Europe. Nous pourrions aussi nous comparer avec la Russie - 64 milliards d'euros pour 771 000 hommes - ou la Chine - 160 milliards d'euros pour 2,3 millions d'hommes. Quels jugements portez-vous sur ces écarts ?

M. Yves Pozzo di Borgo. - Avec Gisèle Jourda, nous avons fait voter en commission des affaires européennes, à la majorité absolue, sauf abstention des communistes, une proposition de résolution européenne sur les perspectives de la politique de sécurité et de défense commune, maintenant soumise à la commission des affaires étrangères. Deux rapporteurs ont été nommés et un travail est en cours.

Nous nous sommes rendus à Bruxelles pour examiner plus attentivement ces questions et j'ai ressenti une sorte de blocage, assez brutal, des services juridiques de la Commission, notamment s'agissant des engagements financiers sur la recherche. Qu'en est-il exactement ?

Mme Hélène Conway-Mouret. - Ma question s'inscrit dans la suite des propos de Daniel Reiner : le rêve d'une défense européenne n'est-il pas d'abord français ? Nos partenaires donnent-ils des signes tendant à montrer qu'ils veulent aussi le faire vivre ? Cette stratégie de défense, qui s'impose comme une nécessité face aux menaces et au désengagement des États-Unis sur notre continent, ne devient-elle pas irréalisable compte tenu de la diminution des budgets de défense des États membres et de l'existence d'une concurrence intra-européenne ?

M. Robert del Picchia. - Daesh est-il pris en considération par nos partenaires européens dans le cadre de cette stratégie ?

Les vingt-huit États membres participeront-ils à l'élaboration du livre blanc européen ? Si tel était le cas, n'irions-nous pas au-devant d'un débat difficile ? Le livre blanc devra-t-il être adopté par tous ? Comment sera-t-il suivi ?

Mme Gisèle Jourda. - L'importance de l'autonomie stratégique a été évoquée. Pour avoir travaillé sur le rapport concernant la politique de sécurité et de défense commune, je pense qu'il faut tout de même s'interroger sur l'intérêt suscité par une telle politique. Les États membres ont tendance à considérer que la défense concerne l'extérieur des frontières de l'Union européenne. Comment déclinez-vous cette notion d'autonomie stratégique ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Face au renforcement des efforts de défense de la plupart des États baltes et des États limitrophes de la Russie, quelle est votre position sur la question des sanctions ? Sans rouvrir le débat que nous avons eu sur le sujet, il est important pour nous d'entendre le spécialiste que vous êtes.

M. Michel Barnier. - Fort de cet engagement patriotique et européen qui est le mien depuis très longtemps, je peux dire que la volonté politique ne s'inscrit pas dans les traités. Ceux-ci définissent des instruments et des outils, mais le fait de mettre ces instruments et outils sur la table ne dit absolument rien de la volonté de les utiliser.

Je vous demande de faire confiance à Mme Federica Mogherini et de la soutenir, car, je le sais, elle fera tout ce qui est en son pouvoir pour présenter une stratégie ambitieuse.

Dans quel contexte le fera-t-elle ? Cela dépendra du référendum britannique. Mais j'espère - car, comme l'a évoqué M. Daniel Reiner, l'attente des citoyens est plus forte que jamais - que les dirigeants européens seront capables de soutenir sa stratégie et de lui donner un mandat pour le décliner. Pour l'instant, nous n'en sommes pas là.

Je ne partage pas la critique formulée sur le Groupe des hautes personnalités, auquel certains Français, comme M. Antoine Bouvier - président de MBDA, une entreprise exemplaire -, ont participé.

Les sherpas ont commis un très important travail. J'ai personnellement assisté à la réunion de conclusion. La plupart des PDG étaient présents, ainsi que Mmes Mogherini et Bienkowska, et ils se sont engagés. Un certain nombre de sujets ont été identifiés, sur lesquels il faut agir en commun, faute de quoi nous deviendrons, au mieux, des sous-traitants, au pire, des consommateurs des industries chinoises, japonaises et américaines.

Notre autonomie stratégique se joue sur ces sujets.

Nous nous battons pour ouvrir la ligne budgétaire de 3 à 4 milliards d'euros que je citais précédemment, mais les Américains, eux, mettent en place un plan auquel ils consacrent 10 à 15 milliards d'euros, avec un objectif : la suprématie américaine. Nous ne pouvons pas avoir une telle ambition ; ayons au moins celle de l'autonomie stratégique !

Ce groupe a donc travaillé intelligemment et efficacement sur toute une série de problématiques.

M. Pozzo di Borgo a posé une bonne question. La réticence qu'il a constatée tient à la lecture des traités, et l'on ne peut en tenir rigueur aux services juridiques de la Commission européenne. Certaines dispositions du traité de Lisbonne peuvent être lues de manière extensive ou restrictive, d'où cette interrogation : peut-on, ou non, financer avec le budget européen des sujets directement liés à la défense ?

Cela vaut pour la recherche, mais aussi pour la capacity building, c'est-à-dire la capacité à financer, sur le budget européen, l'entraînement et l'équipement de forces de sécurité de certains pays.

Selon moi, c'est là une dimension du développement, car on ne peut investir des milliards d'euros dans l'éducation, la santé, l'agriculture pour que tous ces efforts soient balayés par la prise en main du pays dans lequel on est intervenu par Daesh ou Boko Haram. La Commission entend donc s'emparer du sujet.

Je recommande, sur le sujet évoqué par M. Pozzo di Borgo, de rechercher des compromis dynamiques.

L'AED aura-t-elle la capacité de gérer un programme de plusieurs milliards d'euros ? Si ce programme est décidé par les chefs de gouvernement et approuvé par le Parlement, en raison du contexte sécuritaire, de l'attente des citoyens et des restrictions budgétaires imposant de rechercher des mutualisations, nous trouverons les moyens pour qu'elle assume cette charge.

S'agissant de l'OTAN, je suggère que l'on ne vienne pas nourrir, en France, un débat aujourd'hui dépassé. Les représentants du Pentagone ou du commandement militaire de l'OTAN sont les premiers à demander aux Européens de s'organiser. « Une défense européenne forte, c'est une OTAN plus forte ! », tels sont les propos que, voilà peu, M. Stoltenberg tenait, en ma présence, à M. Junker. C'est en ce sens qu'il faut analyser la démarche menée par les Allemands depuis quelques mois et ma conviction, c'est que la France devrait participer à ce mouvement.

Je remercie Daniel Reiner de ses encouragements. J'ai pris au cours de ma carrière de nombreuses leçons de pragmatisme. Même si le traité de Lisbonne n'est pas ancien et si nous devons conserver une part d'utopie, je reconnais la difficulté de la situation. Mais, indépendamment du résultat du référendum britannique, c'est le moment d'agir. Si nous ne donnons pas l'élan maintenant, quand le ferons-nous ? Toutes les conditions sont en passe d'être réunies : contraction des budgets nationaux, contexte géopolitique avec une linéarité interne et externe, nouvelles priorités américaines, etc. Les dirigeants européens seront-ils à la hauteur des défis ?

Dans ce cadre, il faudra bien évidemment revisiter les tâches de Petersberg. Pour autant, je ne pense pas que l'OTAN soit aujourd'hui un frein à la construction d'une politique européenne.

Jean-Paul Emorine a évoqué le budget. Nous consacrons 51 % de nos dépenses militaires au personnel, les Américains 33 %. Cela explique aussi les proportions inverses en matière de recherche. Nous souffrons de duplications trop nombreuses, non seulement en matériel, mais aussi dans l'usage des hommes. J'observe, par exemple, que l'Allemagne et les Pays-Bas viennent de créer un bataillon commun.

Mme Conway-Mouret m'a interrogé sur un éventuel signal de la part de nos partenaires. Il existe bien une attente chez certains des États membres : l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne, la Pologne. Les budgets militaires ont cessé de décroître depuis deux ans et le ministre fédéral allemand Wolfgang Schaüble, fait rarissime pour un ministre des finances, a même annoncé un accroissement des dépenses pour la défense.

En outre, les industriels sont en avance sur les politiques, si j'en crois les mouvements actuels de consolidation dans tous les domaines. Voilà pourquoi ils ont pris une part si active dans les travaux du Groupe de hautes personnalités.

S'agissant de Daesh, nous ne combattrons pas le terrorisme uniquement à coup de bombardements. Nous avons besoin de coopération au niveau des services de renseignement, d'une capacité d'intervention militaire, d'une gestion efficace et rigoureuse de nos frontières. Enfin, il faut créer un autre narratif, ce que permet le développement, tant dans certains pays d'Afrique ou du Proche-Orient que chez nous.

Le livre blanc sera élaboré à vingt-huit - j'espère effectivement que les Britanniques ne sortiront pas de l'Europe et que nous continuerons d'avancer avec eux. En l'absence de grain à moudre, certains pays devront prendre, seuls, des initiatives en matière de défense.

Madame Jourda, faites confiance à Federica Mogherini. Nous ne sommes plus, comme en 2003, dans une défense qui ne concernerait que l'extérieur de l'Union européenne. Cela justifie la clause de solidarité figurant dans le traité de Lisbonne. Celle-ci a été directement reprise du groupe de travail sur la défense européenne que je présidais, en 2001 et 2002, dans le cadre de la convention animée par Valéry Giscard d'Estaing. C'est le moment de revisiter ces clauses et ces outils.

Le sujet des sanctions à l'égard de la Russie n'entre pas dans le cadre de mes missions. Nous avons besoin d'engager un nouveau dialogue avec la Russie, y compris sur la lutte contre l'État islamique. Pour autant, la Russie ne peut pas rester durablement isolée. Les sanctions doivent donc être maintenues tant que les accords de Minsk ne sont pas appliqués. Sur ce sujet également, faites confiance à Mme Mogherini pour trouver un équilibre entre dialogue et fermeté.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Pouvez-vous dire un mot de l'initiative de Thierry Breton ?

M. Michel Barnier. - C'est en prenant la tête du débat d'idées que l'on crée de l'influence à Bruxelles. L'influence française naîtra de l'attention portée aux autres, de la ponctualité des ministres, de leur capacité d'écoute et des idées qu'ils seront capables d'avancer. Il faudrait aussi éviter de voir les ministres changer tous les ans : quand j'étais commissaire, j'ai connu cinq ministres français des affaires européennes en cinq ans, un par an !

Thierry Breton a le mérite d'avoir élaboré un plan ambitieux d'emprunt, permettant d'en réduire les coûts. Mais celui-ci suppose que nous ayons confiance les uns envers les autres, et cette condition n'est pas encore remplie.

Il est donc nécessaire de replacer les choses dans l'ordre : avec une stratégie politique globale ambitieuse et soutenue, tout est envisageable dans le plan d'action, mais il faut avoir de nouveaux instruments pour financer les dépenses de recherche. Au-delà des enveloppes budgétaires, on peut penser à d'autres incitations, comme la fiscalité, la TVA, l'intervention de la BEI ou la création d'un fonds spécial.

L'idée de M. Breton est donc juste, mais elle n'est pas mûre aujourd'hui.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je vous remercie de cette belle prestation, très utile à notre réflexion.

La réunion est levée à 12 heures 05