Mercredi 13 juillet 2016

- Présidence de M. Philippe Bas, président -

La réunion est ouverte à 9 h 05

Nomination de rapporteur

Mme Jacky Deromedi est nommée rapporteur sur le projet de loi n° 329 (2015-2016) ratifiant l'ordonnance n° 2015-904 du 23 juillet 2015 portant simplification du régime des associations et des fondations.

Transparence, lutte contre la corruption et modernisation de la vie économique - Compétence du Défenseur des droits pour l'orientation et la protection des lanceurs d'alerte - Désignation des candidats pour faire partie de l'éventuelle commission mixte paritaire

M. Philippe Bas, président. - Nous devons désigner les candidats appelés à faire partie de la commission mixte paritaire sur le projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, qui se réunira à l'Assemblée nationale le 14 septembre à 14 heures 30.

MM. Philippe Bas, François Pillet et Albéric de Montgolfier, Mme Jacqueline Gouraud, MM. Alain Anziani et Richard Yung et Mme Éliane Assassi sont désignés en qualité de membres titulaires ; MM. Vincent Capo-Canellas et Pierre-Yves Collombat, Mmes Jacky Deromedi et Frédérique Espagnac, M. Daniel Gremillet, Mme Élisabeth Lamure et M. Jean-Pierre Sueur sont désignés en qualité de membres suppléants.

Mission d'information sur le renouveau de la justice - Constitution

M. Philippe Bas, président. - Je vous propose de désigner Mme Esther Benbassa pour le groupe écologiste, M. Jacques Bigot pour le groupe socialiste et républicain, M. François-Noël Buffet pour le groupe Les Républicains, Mme Cécile Cukierman pour le groupe CRC, M. Jacques Mézard pour le groupe du RDSE et M. François Zocchetto pour le groupe UDI-UC.

Il en est ainsi décidé.

Suivi de l'état d'urgence - Communication

La commission entend ensuite une communication de M. Michel Mercier sur le suivi de l'état d'urgence.

M. Michel Mercier, rapporteur. - Nous sommes à quelques jours de l'échéance de l'état d'urgence, proclamé le 14 novembre en conseil des ministres au lendemain des attentats et prorogé par les lois du 20 novembre 2015, du 19 février 2016 et du 20 mai 2016. Les mesures prises dans ce cadre se sont révélées les plus pertinentes au cours des premiers jours. C'est normal : au bout de quelque temps, les personnes se sentant concernées par une perquisition auront pris les « précautions » nécessaires.

Depuis le démarrage de la phase III de l'état d'urgence, le 26 mai dernier, les perquisitions administratives ne sont plus possibles, la loi n'ayant plus donné ce pouvoir aux autorités compétentes. Ces mesures avaient perdu leur intérêt, les lieux les plus intéressants ayant été perquisitionnés dans les premières semaines ayant suivi la déclaration d'état d'urgence ; de plus, le Conseil constitutionnel a déclaré contraires à la Constitution, dans sa QPC n° 2016-536 du 19 février 2016, les dispositions qui permettaient de saisir, hors constatation d'une infraction pénale, les données informatiques lors des perquisitions.

L'essentiel des perquisitions administratives ont eu lieu au cours de la première période d'application de l'état d'urgence et, pendant la première période, dans le mois qui a suivi les attentats du 13 novembre : entre le 14 novembre 2015 et le 25 mai 2016, 3 594 perquisitions administratives ont eu lieu, dont 3 427 au cours de la première période d'application de l'état d'urgence - 2 700 au cours du premier mois - et 167 au cours de la deuxième période.

Les assignations à résidence sont décidées par le ministre de l'intérieur. À la fin de la première période, le 25 février 2016, il y avait 268 arrêtés d'assignation à résidence en vigueur ; à la fin de la deuxième période, le 25 mai 2016, il y en avait 68. Pour la troisième période, 55 des 68 assignations de la deuxième période ont été renouvelées, auxquelles s'ajoutent 22 nouveaux dossiers : au total, 77 personnes sont donc actuellement concernées. Parmi les 55 personnes dont l'assignation a été renouvelée pour la troisième période, 86 % sont assignées à résidence depuis plus de six mois, 9 % depuis plus de cinq mois et 5 % depuis moins de cinq mois. 25 des 77 personnes toujours assignées à résidence font d'ores et déjà l'objet d'une interdiction de sortie du territoire (IST), et neuf dossiers d'IST supplémentaires sont à l'étude. Deux personnes font l'objet d'une mesure de gel d'avoirs et dix dossiers supplémentaires sont en cours d'examen. Six expulsions du territoire français sont envisagées.

Au cours de la phase III, les autorités administratives ont fait usage de l'article 5 de la loi du 3 avril 1955 qui permet « d'interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l'action des pouvoirs publics ». Dans le langage médiatique, il s'agit des « interdictions de paraître » qui ont permis d'interdire à des fauteurs de troubles potentiels de participer aux manifestations organisées contre la « loi travail ». Le préfet de Seine-Saint-Denis a également utilisé ce dispositif pour interdire à certaines personnes de fréquenter la commune de Saint-Denis les jours de match et d'activation de la fan zone du parc de la Légion d'Honneur.

Au total, 438 arrêtés d'interdiction ont été pris par les préfets compétents. Toutefois, seuls 169 arrêtés ont été notifiés. Ces arrêtés ont donné lieu à 21 contentieux devant la juridiction administrative qui ont conduit à 10 suspensions ou annulations : on fera valoir que cela représente la moitié du total, mais on peut aussi souligner que 148 arrêtés n'ont pas été attaqués.

Très attentatoires aux libertés fondamentales, ces dispositions consistant à restreindre, par décision administrative, la liberté d'aller et de venir et de manifester ses opinions sur la voie publique, ne sont applicables que lorsque l'état d'urgence est déclaré. Notre collègue Bruno Retailleau a déposé une proposition de loi inscrivant cette compétence dans le droit commun ; un tel élargissement des pouvoirs de police administrative peut se concevoir sur le plan juridique mais il conviendrait de le délimiter très rigoureusement au regard de nos principes constitutionnels.

Le préfet de Seine-Saint-Denis a pris des arrêtés sur le fondement d'un autre alinéa de l'article 5 de la loi de 1955 qui permet de délimiter des zones de protection au sein desquelles la circulation des personnes et des véhicules est réglementée : en l'espèce, autour du stade de France.

Au cours de la phase III, les mesures qui n'auraient pu être prises que dans le cadre de l'état d'urgence ont donc été peu nombreuses : il en va ainsi, à titre d'exemple, de l'interdiction de vente d'alcool, décidée dans le cadre des pouvoirs de droit commun par le préfet du Rhône.

Concernant les perquisitions administratives, un contentieux administratif de fond s'est développé, la procédure du référé étant sans objet pour les perquisitions. 81 requêtes en annulation ont été déposées, 25 décisions ont été rendues et 14 annulations prononcées.

Sur les 205 demandes préalables d'indemnisation déposées auprès des préfectures, 119 ont été rejetées, 63 sont en cours d'instruction et 23 ont abouti à un accord, pour une somme globale de 25 251 euros. Ces demandes concernent à 75 % l'indemnisation d'un préjudice matériel, 18 % un préjudice moral et 7 % une autre demande. Les montants d'indemnisation demandés s'élèvent à 767 728 euros.

Dans le cadre des contentieux indemnitaires, les tribunaux administratifs de Cergy-Pontoise et de Melun avaient saisi le Conseil d'État d'une demande d'avis contentieux. L'article L. 113-1 du code de justice administrative autorise en effet un tribunal administratif ou une cour administrative d'appel à transmettre au Conseil d'État une question de droit nouvelle soulevée dans le cadre d'une requête, présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges. Le Conseil d'État a rendu son avis le 6 juillet. En premier lieu, il précise que les ordres de perquisition constituent des mesures de police devant être motivées par l'autorité administrative. Le caractère suffisant de cette motivation doit cependant être apprécié en tenant compte des conditions d'urgence dans lesquelles la perquisition a été ordonnée et des circonstances particulières de chaque cas. Enfin, l'ordre doit comporter la mention du lieu et du moment de la perquisition.

Par conséquent, dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir, il appartient au juge administratif de procéder à un entier contrôle des éléments justifiant la mesure et de vérifier que la perquisition était nécessaire et proportionnée au regard des éléments dont disposait l'administration au moment où elle a pris sa décision. Cet avis du Conseil d'État a une portée très large, et s'inscrit dans la suite de sa décision renforçant le contrôle de la procédure par le juge administratif.

Le Conseil d'État a également précisé le régime d'indemnisation applicable, abandonnant l'exigence d'une faute lourde de l'État en faveur d'une faute simple. Ainsi, un ordre de perquisition illégal engage la responsabilité de l'État pour les préjudices causés ; même dans le cadre d'une perquisition légale, des fautes commises dans son exécution comme une ouverture de la porte par la force sans justification, une dégradation de biens sans rapport avec l'objet de la perquisition, un usage non justifié de la contrainte ou des traumatismes causés aux enfants, peuvent donner lieu à indemnisation.

En l'absence de faute, les personnes concernées par la perquisition ne peuvent être indemnisées. Toutefois, en application du principe selon lequel les charges publiques doivent être également réparties entre les citoyens, le tiers à une perquisition, par exemple le propriétaire bailleur d'un local perquisitionné n'ayant d'autre lien que le contrat de location avec la ou les personnes ayant fait l'objet de la perquisition, sera indemnisé des dégradations commises dans le local, même si la perquisition était légale et si les services de police n'ont commis aucune faute.

Enfin, le Conseil constitutionnel a été saisi de deux nouvelles QPC portant sur le cadre juridique des perquisitions administratives par la Cour de cassation. Si le Conseil constitutionnel a déjà jugé constitutionnel l'article 11 de la loi de 1955, dans sa rédaction résultant de la loi du 20 novembre 2015, ces deux QPC portent sur des opérations de perquisition administrative ordonnées avant l'entrée en vigueur de la loi du 20 novembre 2015 - sur le fondement de l'article 11 dans sa rédaction antérieure. Cette rédaction était très succincte, donnant aux autorités administratives le « pouvoir d'ordonner des perquisitions à domicile de jour et de nuit ». L'un des enjeux de la loi du 20 novembre 2015 était de consolider ce cadre juridique pouvant encourir une censure pour incompétence négative du législateur. Le Conseil se prononcera avant la fin juillet. L'enjeu porte sur la légalité de procédures judiciaires qui auraient pu être enclenchées sur le fondement de perquisitions administratives ordonnées entre le 14 et le 21 novembre 2015.

L'état d'urgence sera levé le 25 juillet prochain. Le bilan sécuritaire de l'Euro 2016 est positif grâce à une très forte mobilisation des forces de police, des militaires, de la protection civile, de la police municipale et des sociétés privées de sécurité. La France a prouvé sa capacité à organiser un événement sportif d'ampleur, même si la fréquentation des fan zones s'est révélée beaucoup plus faible qu'espéré par l'UEFA : 4 millions de personnes contre 7 millions à l'Euro 2012 en Pologne et en Ukraine. Les Français ont d'autres habitudes, préférant regarder les matchs chez eux. Philippe Bas et moi-même avons pu vérifier l'excellence de l'organisation lorsque nous nous sommes rendus au stade de France.

Le Gouvernement a annoncé que le dispositif Sentinelle, qui avait mobilisé 10 000 hommes pendant l'Euro 2016, serait réduit à 7 000 hommes.

Rendons hommage au courage, à l'abnégation et à l'efficacité des forces de sécurité qui ont été fortement mobilisées par cet évènement et ont déjoué plusieurs attentats. L'état d'urgence ne semble plus nécessaire et doit laisser la place à une politique de prévention du terrorisme, d'autant que nous avons donné, par la loi du 3 juin 2016, les moyens à l'autorité exécutive et judiciaire de faire face à la menace.

Je tiens à remercier les membres du groupe de suivi de notre commission pour leur engagement dans le cadre de ce travail de contrôle. C'est le rôle du Sénat que d'aller au fond des choses. Enfin, en cette période difficile, nous avons pu mesurer l'engagement des fonctionnaires de la sécurité et des élus locaux.

M. Philippe Bas, président. - Paradoxalement, cette expérience a fait progresser l'État de droit. D'abord, la loi du 20 novembre 2015 a renforcé la constitutionnalité de la loi de 1955 en apportant des garanties supplémentaires au régime de l'état d'urgence. Ensuite, les jurisprudences du Conseil constitutionnel et du Conseil d'État ont fait progresser l'encadrement des mesures prises par le pouvoir exécutif dans ce cadre, définissant mieux les libertés individuelles.

Le ministère de l'intérieur a bien anticipé le risque de contentieux, puisque les recours et les annulations ont été très rares. De plus, les décisions des juridictions administratives ont transformé le contrôle restreint en contrôle plein, c'est-à-dire en contrôle de la nécessité des mesures, au-delà du cadre de l'erreur manifeste d'appréciation. En matière d'indemnisation, la mise en jeu de la responsabilité de l'État est très assouplie, puisque désormais une faute simple suffit, et qu'une simple illégalité constitue une faute. Des irrégularités ou des fautes comme des traumatismes causés aux enfants ou des portes ouvertes par la force sans nécessité mettent désormais en jeu cette responsabilité. Notre État de droit a par conséquent bien résisté et même progressé.

Notre rapporteur a montré que les mesures permises par la loi de 1955 avaient joué un rôle de moins en moins important ; leur utilité s'est concentrée sur le premier mois. Ainsi, la plupart des dispositions prises pour la sécurité de l'Euro 2016, mais aussi pour mettre fin aux désordres liés à la loi travail, ne relèvent pas de l'état d'urgence.

L'état d'urgence a été prolongé pour deux raisons. La première est psychologique : c'est un appel à ne pas baisser la garde. Il ne faudrait pas interpréter la fin de l'état d'urgence comme une diminution du danger. La seconde consiste à donner de meilleures conditions d'emploi de sa force au ministère de l'intérieur qui aurait pu, en vertu de l'état d'urgence, interdire des manifestations ou l'accès à certains lieux à des individus déterminés. Il nous appartient désormais d'expliquer à nos concitoyens que la lutte contre le terrorisme ne prend pas fin avec l'état d'urgence.

M. Alain Vasselle. - Permettez-moi de me mettre à la place du citoyen lambda pour poser quelques questions. D'abord, la disparition de l'état d'urgence et des outils juridiques associés ne risque-t-elle pas d'affaiblir le Gouvernement dans son action de prévention des risques ?

Ensuite, l'évaluation par le rapporteur de la pertinence de l'état d'urgence m'a laissé sur ma faim. Psychologiquement, il était très important de mettre en place l'état d'urgence ; mais a-t-il doté les autorités d'outils juridiques utiles ?

Sur les 77 personnes encore assignées à résidence, vous avez fait état de 25 interdictions de sortie du territoire, deux mesures de gel d'avoirs et de six expulsions du territoire. Qu'en est-il des autres ?

Pour ma part, j'incline à mettre en doute l'efficacité de l'état d'urgence : les services de renseignement n'ont pas été assez efficaces pour éviter le drame des Yvelines, alors même qu'ils étaient dotés de moyens renforcés.

Enfin, la mobilisation des forces de sécurité pour l'Euro 2016 ne relevait pas de l'état d'urgence ; le contexte a simplement conduit le Gouvernement à mobiliser un plus grand nombre d'agents.

Mme Catherine Tasca. - Je remercie Michel Mercier de nous avoir associés au suivi de l'état d'urgence, et j'exprime ma gratitude et mon admiration aux forces de sécurité. Je souscris à votre constat de progrès de l'État de droit, mais il faut aussi souligner le progrès du suivi parlementaire sur l'action gouvernemental, dont ce travail est un bon exemple.

M. Jean-Yves Leconte. - Contrairement à 2005, la question prioritaire de constitutionnalité était en vigueur au moment de la mise en place de l'état d'urgence ; cela change la donne. Certes, le dispositif se réduit progressivement, mais la loi du 3 juin 2016 contient des mesures proches de celle de l'état d'urgence, surtout vis-à-vis des personnes de retour d'un théâtre d'opérations terroristes. Il était temps d'en sortir ; quel que soit le sentiment de menace, l'état d'urgence était difficile à porter pour l'attractivité de la France. Vous avez noté la baisse de fréquentation constatée pour l'Euro 2016...

M. Philippe Bas, président. - Elle est imputable au terrorisme plutôt qu'à l'état d'urgence !

M. Jean-Yves Leconte. - Elle est imputable aux deux. À nos yeux, le risque justifiait l'état d'urgence, mais la situation n'est pas vue de la même manière de l'étranger. Il était temps de tirer un trait, en espérant que le risque a été purgé par les perquisitions conduites.

M. Michel Mercier, rapporteur. - Il n'était pas concevable qu'un État républicain soit placé en permanence sous le régime de l'état d'urgence. Face à une menace diffuse et permanente comme le terrorisme, ce n'est pas l'outil le plus adapté. L'état d'urgence a néanmoins rendu possible la mobilisation de toutes nos forces : police, gendarmerie, armée, police municipale et sociétés privées de sécurité. On a trop lié l'état d'urgence et le terrorisme, alors qu'il a permis de découvrir d'autres activités criminelles
- trafic d'armes ou de drogue notamment.

Pourquoi, alors, ne pas le perpétuer ? Parce que, dans un pays libre, on ne peut pénétrer au domicile privé sans autorisation du juge ; c'est la liberté individuelle qui prime. La loi que nous avons récemment votée donne au procureur de la République, au juge d'instruction et aux policiers des moyens nouveaux. Ainsi, les services judiciaires ont reçu les mêmes moyens techniques que les services de renseignement, auxquels l'état d'urgence en tant que tel n'accorde pas de nouveaux pouvoirs. La presse se plaint que les services de renseignement connaissent tout le monde, mais c'est leur travail ; l'important est de trier l'information et de savoir où porter le regard.

Que faire des 77 personnes qui restent assignés à résidence ? Ceux qui font l'objet d'une interdiction de sortie du territoire et ceux qui restent en France seront surveillés en permanence par la DGSI ; ceux qui sont expulsés, par la DGSE.

J'ignore si la baisse de fréquentation lors de l'Euro 2016 est imputable à l'état d'urgence, mais elle me semble plutôt multi-factorielle : risques d'attentat, nouveauté des fan zones en France, durée plus importantes de l'Euro... Certains touristes ne sont venus que quelques jours et repartis une fois leur équipe éliminée. Enfin, il faut tenir compte de la météo !

M. Yves Détraigne. - 90 % des Français ignorent que nous sommes en état d'urgence. Ce n'est pas palpable, sauf peut-être dans les gares et les aéroports. Il faut rendre hommage aux forces de police et de gendarmerie et aux services de renseignement, grâce à qui les Français n'ont pas été gênés dans leur vie quotidienne. Nous pestons souvent contre les contraintes, mais nous sommes dans un pays où la liberté d'aller et de venir reste essentielle.

M. Jacques Mézard. - Je remercie Michel Mercier pour son travail discret mais de qualité. Ce comité de suivi est une excellente initiative sénatoriale. Nous sommes un pays exceptionnel ! Il n'y a qu'en France que l'on puisse avoir l'état d'urgence, Nuit debout, diverses manifestations ainsi que les zadistes en même temps... Cela révèle une façon de vivre et de gouverner originale.

J'ai néanmoins des doutes sur l'efficacité réelle de l'état d'urgence, et j'estime que sa constitutionnalisation ne servirait à rien. Mais le débat est derrière nous, et la démonstration est faite que c'était une manoeuvre.

Mme Catherine Troendlé. - Très bien !

M. Philippe Bas, président. - Je constate que Jacques Mézard ne se plaint pas de l'excès de liberté dont ont bénéficié les Français sous l'état d'urgence... C'est le mélange d'ordre et de désordre qui caractérise notre pays.

M. Alain Vasselle. - Je partage les positions d'Yves Détraigne et Jacques Mézard. L'affaire des Yvelines met en doute l'efficacité de l'état d'urgence : un policier a été tué avec sa compagne par un individu fiché et connu de la justice. Avec tous les moyens mobilisés, comment cela a-t-il été possible ?

M. Jean-Pierre Vial. - Au début de sa mise en oeuvre, l'état d'urgence a rendu possibles des perquisitions et d'autres actions que le droit commun ne permettait pas ; puis ceux qui avaient des raisons d'échapper à la justice ont pris des dispositions pour se protéger. Or, l'objet d'une procédure d'urgence est aussi la poursuite et la recherche de terroristes. Ne faudrait-il pas trouver un moyen d'appliquer les mesures efficaces prises au début de l'état d'urgence dans un autre contexte ?

M. Philippe Bas, président. - Quand nous rendrons compte de nos travaux, il importe que tout en approuvant la levée de l'état d'urgence, nous demandions le maintien de mesures de sécurité comme la fouille des sacs à main à l'entrée des supermarchés, le contrôle de l'accès aux trains ou encore l'application de la loi sur les transports ferroviaires. Enfin, il convient de maintenir Vigipirate à son niveau le plus élevé pour ne pas donner le signal d'un retour à l'ordinaire.

M. Michel Mercier. - L'état d'urgence n'est pas la fin de l'État de droit : le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel l'ont rappelé de façon magistrale. Dès la rentrée, je propose que notre commission des lois travaille sur les avancées de la jurisprudence administrative et judiciaire à propos de ces deux notions. État d'urgence ne signifie pas État policier. Je suis fier d'être élu d'un pays où le juge a suivi une telle ligne.

L'état d'urgence est-il aussi efficace qu'avant ? Probablement pas. En 1955, les pouvoirs exécutif et judiciaire disposaient d'un arsenal beaucoup plus limité qu'aujourd'hui. Les lois pénales l'ont renforcé, et la dernière loi que nous avons votée va dans ce sens.

Les perquisitions et les assignations à résidence ont été les outils les plus utilisés. Il ne convient pas d'aller plus loin vers la limitation de la liberté d'aller et venir, consubstantielle à la République. Nous avons supprimé le livret de l'ouvrier il n'y a pas si longtemps...

M. Pierre-Yves Collombat. - Le début de la décadence !

M. Michel Mercier. - Le Sénat a toujours défendu les libertés publiques. L'état d'urgence a fourni un cadre juridique déterminé sous le contrôle du juge ; mais nous venons de donner beaucoup de pouvoirs aux autorités judiciaire et administrative.

Concernant les services de renseignement, la commission d'enquête de l'Assemblée nationale vient de déposer ses conclusions. Sur le fond, elle demande peu de changements législatifs. Tout en demandant la levée de l'état d'urgence, insistons sur l'application de la loi qui donne de vrais pouvoirs à l'autorité administrative. L'état d'urgence a été très utile, il ne l'est plus. Le supprimer n'est pas désarmer l'État, ni la justice.

Le double meurtre des Yvelines nous a tous bouleversés ; mais nous aurons toujours des cas similaires. Lorsque j'étais garde des Sceaux, c'était ma hantise. On ne peut rien faire contre un condamné qui a purgé sa peine et payé sa dette à la société. Le risque de récidive est toujours là. Ne jetons pas pour autant la justice au panier... Un État démocratique ne peut pas avoir les mêmes moyens répressifs qu'un État policier. C'est la grandeur de la démocratie. J'entends l'incompréhension des gens, que j'ai pu constater lorsque j'étais aux responsabilités, mais nous ne pouvons tout de même pas créer des camps de détention.

En revanche, il convient de mieux former les services pénitentiaires d'insertion et de probation (Spip). Ils ne bénéficient d'une formation spécifique depuis huit ans : auparavant, la fonction était assurée par des assistantes sociales. Le suivi des condamnés s'impose, à travers de rendez-vous réguliers notamment. C'est cette partie de la justice qu'il convient de renforcer.

Je suis très favorable à la présence de jurés dans les tribunaux correctionnels. Contrairement aux idées reçues, ils sont généralement moins sévères que les magistrats professionnels, car plus susceptibles de trouver des circonstances atténuantes aux condamnés. Une telle mesure aiderait nos concitoyens à supporter la justice - au sens footballistique ! Car la justice est rendue au nom du peuple français, mais elle ne voit pas le peuple, et le peuple ne la voit pas. Je n'ignore pas mon isolement sur cette question, mais mieux vaut avoir raison seul que tort avec les autres !

Mme Catherine Troendlé. - Merci pour ce travail très important. Selon vous, dans un État démocratique, il n'y a plus de moyen de prévenir la récidive une fois la peine purgée. Or, dans le cadre d'une mission conduite avec Jean-René Lecerf en vue du projet de loi pénitentiaire, nous avons constaté qu'en Allemagne, la dangerosité des prédateurs sexuels est évaluée par un comité à l'issue de leur peine. Le cas échéant, ils peuvent être maintenus dans des quartiers spécifiques ; dans l'établissement que nous avons visité, l'un d'eux s'y trouvait depuis huit ans.

M. Philippe Bas, président. - Il y a deux régimes d'incarcération en France hors de la prison : l'hospitalisation d'office, qui peut durer toute la vie, et la rétention de sûreté, réservée aux criminels sexuels. La question d'une extension aux terroristes s'est posée, et j'avais soutenu une proposition en ce sens.

Il convient cependant d'examiner avec attention les modalités, au regard de nos principes constitutionnels, selon lesquelles une telle rétention de sûreté pourrait être étendue.

M. Michel Mercier. - Pour les terroristes, nous y avons renoncé au bénéfice de dispositions relatives à la « perpétuité réelle » et au suivi socio-judiciaire.

M. Pierre-Yves Collombat. - Il est impossible de mesurer la dangerosité, sexuelle ou autre, d'un individu. Pour ma part, je me suis rendu avec Jean-René Lecerf au Canada, où nous avons pu constater combien le traitement psychiatrique de la dangerosité était effrayant. On se focalise sur l'ordre public, alors que la question est beaucoup plus large. Comment mieux faire fonctionner nos services de renseignement ? Comment améliorer notre modus operandi ? Quid de notre réseau de soins psychiatriques en déshérence, des aspects sociaux ? Il faudrait aborder la question de manière plus globale, peut-être à travers des pools d'intervenants de formation variée. Au lieu de cela, on va au plus simple en durcissant les lois
- nous en reparlerons lors de la présentation du rapport sur la biométrie. La liberté fait partie de notre devise. Entre deux risques, il faut choisir celui qui ne la réduit pas.

Auparavant, la menace venait de l'extérieur, sous la forme de coups montés par des États étrangers pour infléchir notre politique extérieure. Mais ces terroristes sont nés chez nous. Pourquoi ? Comment cela a-t-il été possible ? Il conviendrait de prendre des précautions bien avant que le problème de l'ordre public se pose.

Mme Marie Mercier. - Les terroristes étaient intoxiqués au Captagon, une drogue à base d'amphétamines. Avez-vous mis au jour les filières d'approvisionnement ?

M. Michel Mercier. - Les analyses toxicologiques ont montré que les terroristes du 13 novembre, parfaitement lucides, n'étaient sous l'emprise d'aucune substance.

M. Philippe Bas, président. - Une fois encore, nous vous remercions pour la qualité de vos travaux.

Biométrie - Examen du rapport d'information

La commission examine enfin le rapport d'information de MM. François Bonhomme et Jean-Yves Leconte sur l'usage de la biométrie en France et en Europe.

M. Philippe Bas, président. - MM. Leconte et Bonhomme vont nous présenter un rapport d'information sur la biométrie.

M. Jean-Yves Leconte, rapporteur. - Nous travaillons sur ce rapport depuis un peu plus d'un an. Le sujet n'est d'ailleurs pas nouveau ; ainsi M. Gaëtan Gorce avait déposé une proposition de loi sur la biométrie en 2014.

La biométrie recouvre l'ensemble des technologies qui permettent d'identifier une personne, sur la base de son comportement ou de ses caractéristiques physiques.

En 2014, à l'occasion de l'examen de la proposition de loi de M. Gaëtan Gorce, nous avions conclu à la nécessité de réserver l'usage de la biométrie dans le domaine privé à des situations très sensibles comme la protection de l'intégrité physique ou de certaines informations. Dans ce rapport, nous avons examiné les usages publics (administratifs et judiciaires) de la biométrie en France et en Europe. Nous nous sommes demandé comment lutter contre le terrorisme tout en protégeant les libertés.

La biométrie donne le sentiment d'exister depuis la fin du XIXe siècle avec les empreintes digitales. En réalité, le potentiel de ces techniques a beaucoup évolué. Il faut ajouter aujourd'hui la reconnaissance faciale, de l'iris de l'oeil, de la voix et des contours de la main.

Les recherches actuelles s'orientent surtout vers les capacités de stockage, de calcul et d'échanges de données. En France, dans les années 1880, le travail de M. Alphonse Bertillon a permis d'accélérer les enquêtes, mais cet usage judiciaire a évolué vers un usage administratif, notamment à partir de 1912 pour identifier les nomades. Au cours du XXe siècle, l'usage administratif de la biométrie a entraîné de nombreuses dérives. Avec les nouvelles techniques, il convient de prévoir un strict cadrage juridique, tant en ce qui concerne la finalité des fichiers biométriques que de la proportionnalité de leur utilisation et de la durée de conservation des données.

À partir des années 1980, de nouveaux fichiers biométriques ont vu le jour : il y a eu le fichier automatisé des empreintes digitales (Faed) en 1987. Aujourd'hui, cinq millions d'empreintes y sont enregistrées pour une durée de conservation de 25 ans maximum. Le fichier national des empreintes génétiques (Fnaeg) a été créé en 1998 et comprend 2,6 millions d'empreintes pour une durée maximum de 40 ans. Aujourd'hui, environ 300 fonctionnaires ont accès à ces fichiers et, en 2014, près de 15 000 affaires ont été résolues grâce au Faed.

Depuis le milieu des années 2000, en particulier sous l'impulsion des États-Unis après les attentats du 11 septembre, les passeports biométriques se sont développés. Ils permettent à leurs possesseurs d'entrer sur le sol américain sans visas. La norme de l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) s'est imposée. Les usages administratifs de la biométrie ont alors commencé à se développer. L'Union européenne a élaboré le règlement de 2004 et la France a mis en place le fichier des titres électroniques sécurisés pour les passeports. Aujourd'hui, la France compte près de 23 millions de passeports biométriques, et le flux mensuel est d'environ 300 000 passeports délivrés.

Ces passeports sont constitués de trois niveaux d'informations contenues dans leur puce. Le premier niveau se trouve sur la bande électronique du passeport et concerne l'identité du détenteur. Le niveau « BAC » contient l'identité et la photo. Le niveau « EAC » comprend, en outre, les empreintes digitales. Alors que tous les passeports européens sont biométriques et répondent aux mêmes normes, la police de l'air et des frontières française n'a pas accès au niveau « EAC » d'un passeport allemand et réciproquement : les États ne se font pas suffisamment confiance pour donner les clés du niveau le plus élevé, en dépit des dires officiels de Bruxelles.

J'en viens aux autres fichiers biométriques : le fichier des visas a ainsi été mis en place en 2007 et généralisé à partir de 2015. La France a commencé par délivrer des visas biométriques pour la Georgie et la Biélorussie, pays de petite taille. Dès lors qu'un visa biométrique est nécessaire, il faut que le demandeur vienne au bureau de délivrance du document pour une prise d'empreintes, ce qui était difficile à mettre en oeuvre dans de grands pays comme la Russie. Depuis l'an passé, ces visas biométriques ont été généralisés dans tous les pays de l'espace Schengen. Aujourd'hui, les visas sont exclusivement biométriques. Pour la Russie par exemple, nous avons dû externaliser les bureaux où les empreintes sont prises. Ainsi, nul besoin d'avoir un consulat général dans toutes les grandes villes du pays : un prestataire de service assume ce travail pour notre pays mais aussi pour d'autres. En revanche, comme les pays ne se font pas suffisamment confiance, les clés pour entrer dans le système des visas européens sont différentes selon les États. Les prestataires doivent ainsi disposer de machines différentes selon que le visa est demandé pour aller en France ou en Espagne.

Le système Eurodac est utilisé pour enregistrer les personnes en situation irrégulière et les demandeurs d'asile afin d'éviter de multiples demandes des différents pays.

Le fichier Agdref concerne les demandeurs des cartes de séjour et les personnes sous le coup d'une obligation de quitter le territoire français (OQTF).

La biométrie permet donc de nouvelles formes d'identification, tout en luttant contre la fraude et en sécurisant les documents. L'émission « Cash investigation » de France Télévisions a néanmoins démontré que la fraude était toujours possible. 5 910 fausses cartes d'identité ont été découvertes en 2014 par les services de police et de gendarmerie...

En 2011, une proposition loi de notre ancien collègue Jean-René Lecerf avait envisagé de créer une carte nationale d'identité biométrique mais le Conseil constitutionnel l'avait en partie censurée car l'Assemblée nationale avait voulu un fichier à « lien fort » entre identité et empreintes, contrairement au Sénat qui, pour protéger les libertés individuelles, privilégiait le « lien faible » qui interdit l'identification d'une personne par ses seules empreintes. Il serait temps de rouvrir ce dossier en tenant compte des observations du Conseil constitutionnel.

La biométrie ne pourra pas empêcher toute usurpation d'identité, notamment en raison de fraudes lors de la première collecte des données corporelles ou comportementales.

En outre, les évolutions technologiques permettent désormais diverses interconnections, mais les différents systèmes utilisés dans divers pays entravent cette évolution. L'encadrement européen est indispensable pour éviter des atteintes aux libertés individuelles.

Ces nouvelles technologies offrent d'immenses possibilités mais comportent également de grands risques. La France compte des entreprises de premier plan en ce domaine : la maîtrise de ces technologies constitue un acte de souveraineté. Notre encadrement juridique devra respecter les libertés individuelles mais aussi permettre aux entreprises françaises de conserver leur prééminence. En cas contraire, nous assisterions à une perte de souveraineté et nous devrions nous en remettre à des technologies développées par d'autres pays.

M. François Bonhomme, rapporteur. - Les techniques biométriques permettent de sécuriser l'identité des personnes et d'accroître l'efficacité de l'action administrative comme M. Leconte vient de le démontrer. La spécificité des données biométriques a toutefois justifié l'émergence d'un cadre juridique particulier. En effet, les « données biométriques ne sont pas des données à caractère personnel comme les autres » pour reprendre les mots de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL). Produites par le corps humain, elles font partie de l'intime de chacun.

Le droit aborde les données biométriques à partir d'une logique de proportionnalité : leurs apports pour l'intérêt général sont comparés aux effets de ces techniques sur la vie privée des individus. À l'échelle nationale, les outils biométriques sont encadrés par l'article 27 de la loi de 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés : ils doivent être autorisés par décret en Conseil d'État pris après avis motivé et public de la CNIL. Cette dernière procède également à des vérifications a posteriori comme lorsqu'elle a contrôlé le fichier des passeports biométriques en 2012.

Au niveau constitutionnel, les sages de la rue de Montpensier ont développé une grille d'analyse permettant de vérifier la proportionnalité des techniques biométriques. Ainsi, le fichier national des empreintes génétiques (Fnaeg) a été jugé conforme à la Constitution dans la mesure où sa finalité est suffisamment précise et répond à l'objectif d'intérêt général de faciliter la recherche des auteurs de certaines infractions.

Tel n'a pas été le cas de certaines dispositions de la loi du 27 mars 2012 relative à la protection de l'identité comme l'a signalé M. Leconte. Cette loi prévoyait de créer une carte d'identité biométrique et un fichier central regroupant les informations correspondantes. Si le Conseil constitutionnel n'a pas contesté la carte d'identité biométrique en elle-même, il a censuré la création du fichier en estimant que les garanties apportées n'étaient pas suffisantes. À l'époque, notre collègue François Pillet avait proposé que cette base de données soit constituée à partir de « liens faibles » : un nombre élevé d'identités aurait été relié aux données biométriques correspondantes, ce qui aurait rendu les procédures d'identification plus compliquées voire impossibles. L'Assemblée n'a pas souhaité suivre cette position de prudence, ce qui a conduit le Conseil constitutionnel à censurer ce fichier.

Il convient, enfin, de ne pas sous-estimer les risques d'erreurs et de fraudes lors de l'utilisation d'outils biométriques. Le risque d'erreur est mesuré à partir de deux variables : le taux de fausses acceptations (le système n'arrive à pas à reconnaître un imposteur et à le rejeter) et le taux de faux rejets (le système rejette à tort une personne éligible). Ces deux taux sont interdépendants : si vous augmentez le niveau de sécurité de l'outil biométrique, vous reconnaîtrez plus d'imposteurs mais vous rejetterez plus de personnes éligibles. Les systèmes biométriques totalement infaillibles n'existent donc pas. En outre, le corps de chacun d'entre nous évolue : un système de reconnaissance faciale ne peut reconnaître un visage si la photographie date de plus de trente ans.

Outre les risques d'erreurs, les tentatives de fraudes ne sont pas à exclure. Les journalistes de l'émission « Cash investigation » de France Télévisions l'ont démontré en utilisant un « faux doigt » pour tromper les capteurs digitaux des sas PARAFE de Roissy.

Il est toutefois possible de mieux utiliser les dispositifs biométriques tout en ayant conscience de leurs limites et en préservant le droit à la vie privée de chacun. Il s'agirait, tout d'abord, d'utiliser la biométrie pour simplifier les relations entre les citoyens et leur administration. À cet égard, nous regrettons que les Français ne disposent pas encore d'une identité numérique fiable. En effet, le Gouvernement n'a pas souhaité mettre en oeuvre la loi de 2012 relative à la protection de l'identité et n'envisage pas de créer des cartes d'identité biométriques. L'Agence nationale des titres sécurisés (ANTS) développe un programme alternatif : le projet ALICEM qui permet aux citoyens d'utiliser leur passeport biométrique pour certifier leur identité à partir de leur téléphone portable et ainsi accéder à des services administratifs ou commerciaux en ligne. Il s'agit, pour l'instant, d'un prototype que nous appelons à généraliser dans notre première proposition.

Toutefois, ces différentes initiatives du Gouvernement ne peuvent se substituer à la création d'une carte d'identité biométrique que nous appelons de nos voeux dans notre deuxième proposition. Dans son rapport de 2016, la Cour des comptes souhaite également sa mise en oeuvre. La position du législateur de 2012 n'a pas perdu en acuité, la biométrie constituant un moyen fiable pour lutter contre les fraudes documentaires. En outre, le passeport biométrique ne soulève aucune difficulté en termes d'acceptation sociale. Pourquoi en serait-il autrement pour les cartes d'identité ? D'ailleurs, beaucoup de pays de l'Union européenne possèdent déjà des cartes d'identité biométriques comme les Pays-Bas, l'Espagne ou la Lituanie.

De plus, la carte d'identité que nous possédons aujourd'hui et ses conditions de délivrance sont totalement obsolètes. Les empreintes digitales prélevées en mairie ne sont pas traitées informatiquement et ne sont donc pas exploitées. De même, la base de données relative aux cartes d'identité est peu fonctionnelle et doit être rénovée : profitons-en pour revoir tout le système et créer des cartes d'identité biométriques. Le coût d'un tel projet
- environ 85 millions - ne paraît d'ailleurs pas excessif au regard des enjeux.

Nous nous sommes attachés à proposer un projet réaliste et conforme aux exigences du Conseil constitutionnel : une base de données serait créée à partir des cartes d'identité biométriques mais les liens seraient faibles pour rendre l'identification des personnes à partir de leurs empreintes plus difficile.

M. Jean-Yves Leconte, rapporteur. - Dans notre proposition n° 4, nous considérons qu'il est nécessaire de poursuivre la modernisation des procédures de délivrance des passeports et des visas biométriques : comme les empreintes ne se modifient pas en fonction de l'âge, il n'est pas nécessaire d'en demander un nouveau recueil lors d'un renouvellement de passeport biométrique. Nous éviterions ainsi la présentation physique de demandeurs aux guichets.

Il faut également approfondir la politique de mutualisation de la collecte des données biométriques des visas et l'étendre aux passeports. Il convient de prévoir l'envoi sécurisé des passeports pour les Français qui vivent hors de France mais aussi pour ceux qui vivent dans notre pays.

J'en reviens à la proposition n° 3. Des certificats de nationalité française (CNF) sont délivrés à des personnes qui viennent d'être naturalisées, ce qui peut poser problème lorsque les documents étrangers servant à l'établissement du CNF ne sont pas fiables. Nous proposons que ces CNF puissent être reliés au fichier des passeports pour lutter contre la fraude documentaire.

La proposition n° 5 prévoit de relancer la procédure d'échange de certificats de sécurité entre les États membres de l'espace Schengen pour permettre à chacun d'eux d'accéder aux empreintes digitales enregistrées dans les passeports et les titres de voyage biométriques émis par des pays de l'espace Schengen. Il n'est pas normal que nous ne soyons pas en mesure de « lire » les passeports des autres États !

La proposition n° 6 consiste à offrir au niveau européen des garanties au moins équivalentes à celles données par la CNIL en France dès lors qu'il apparait indispensable d'harmoniser nos dispositifs de recueil de données dans les fichiers européens et de croiser certains de nos fichiers nationaux. Il convient également de veiller à ce que chaque développement et croisement de fichiers envisagé s'effectue dans un environnement respectant strictement la finalité des fichiers utilisés et le principe de proportionnalité.

Enfin, notre proposition n° 7 propose d'étendre le système entrée/sortie (EES) aux frontières de l'espace Schengen aux ressortissants communautaires, sans constitution, sauf situation spécifique, motivée et encadrée, d'historique des mouvements constatés. À l'entrée et à la sortie de l'espace Schengen, les voyageurs devraient être contrôlés systématiquement de façon biométrique, ce qui permettrait de valider les pièces d'identité, contrairement à la situation actuelle.

M. François Bonhomme, rapporteur. - J'en viens maintenant aux dernières propositions de notre rapport : nous proposons d'expérimenter les dispositifs de reconnaissance faciale reliant les systèmes de vidéo-protection à des fichiers. Concrètement, si une personne recherchée est filmée par des caméras de vidéo-protection reliées à une base de données, le système informatique enverrait une alerte aux forces de l'ordre pour les informer de la présence sur zone de cet individu. S'ils sont bien encadrés, de tels dispositifs permettraient de rendre plus efficace la prévention et la répression des actes de terrorisme en localisant plus facilement les personnes concernées. Lors de nos auditions, nous avons constaté que ce type de dispositifs se développait. Méfions-nous de tout « totem technologique », mais ces pistes doivent être explorées. A ce stade, ces dispositifs présentent encore des incertitudes techniques : les reconnaissances faciales statiques (prise de photographies devant une borne prévue à cet effet) ont un taux de réussite compris entre 70 et 90 %. Les systèmes de reconnaissance dynamique (reconnaissance du visage d'une personne se déplaçant dans une foule) ont un taux d'erreurs encore supérieur.

Il ne s'agit pas, non plus, de nier les questionnements juridiques soulevés par l'éventuelle connexion entre la vidéo-protection et des fichiers. En 2008, nos anciens collègues Jean-Patrick Courtois et Charles Gautier s'étaient montrés très réservés sur cette hypothèse. Force est pourtant de constater que le débat est renouvelé par le niveau de menace auquel sont exposés nos concitoyens. En outre, notre proposition n° 8 n'est pas d'installer ce type de dispositifs dès maintenant mais de l'expérimenter et de réfléchir à un cadre juridique spécifique afin de pouvoir l'utiliser lorsque les techniques correspondantes seront plus fiables. Ainsi, connecter la vidéo-protection à des fichiers pour permettre des reconnaissances faciales supposerait le respect du droit applicable à l'installation de caméras et des règles de protection de données personnelles. Conformément à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, seules des autorités publiques assermentées pourraient exploiter ce type de dispositifs.

Ces derniers devraient être utilisés pour une finalité suffisamment précise : nous proposons ainsi de limiter ces expérimentations à la prévention et à la répression des actes de terrorisme.

Lors de nos travaux, nous n'avons pas trouvé de fichiers qui pourraient être directement branchés à un système de vidéo-protection. Les fichiers existants sont soit trop larges, soit inadaptés d'un point de vue technique. Il conviendrait donc de créer un fichier spécifique puis de le mettre en relation avec des caméras. D'ailleurs, un système comparable existe déjà pour contrôler les plaques d'immatriculation des véhicules : il s'agit du système de lecture automatisée des plaques (LAPI). Il serait possible de s'en inspirer pour les modalités de conservation des données relatives à la reconnaissance faciale.

En conclusion, la biométrie constitue une opportunité pour les pouvoirs publics. Elle soulève toutefois des questions techniques et juridiques. La biométrie présente également un enjeu économique important de souveraineté numérique et de politique industrielle. Les entreprises françaises ont en effet développé un savoir-faire reconnu au niveau mondial et fournissent les États en solutions de sécurité biométrique. Une entreprise est ainsi intervenu en Inde sur un programme d'identification portant sur plus d'un milliard d'identités numériques, ce qui considérable.

Il convient donc de demeurer attentif au cadre juridique qui est applicable aux techniques biométriques afin qu'elles puissent maintenir leurs capacités de recherche et développement en France, ce qui est l'objet de notre neuvième et dernière proposition.

M. Philippe Bas, président. - Je vous remercie pour la qualité de vos travaux sur ces questions complexes qui traitent de la libre circulation et de la sécurité en Europe.

M. François Pillet. - Merci à nos rapporteurs pour l'excellence de leur travail. Le droit n'interdira pas l'usage de la biométrie ni l'évolution des connaissances. L'analyse des traces biométriques que nous laissons va continuer à progresser. Puisqu'on ne peut contenir l'usage de la biométrie, celle-ci doit être encadrée. Le contrôle du stockage des données est donc essentiel : le Sénat devra s'ériger en sentinelle pour éviter la violation des libertés. Imaginez que le fichier des cartes d'identité biométriques prévu en 2012 soit utilisé par un pouvoir peu démocratique....

Lorsque nous avons étudié la proposition de loi de M. Lecerf, la majorité du Sénat était identique à celle de l'Assemblée nationale. Pour autant, nous n'avons pas accepté le fichier à « lien fort » prévu, estimant qu'il s'agissait d'une atteinte grave aux libertés et donc aux principes constitutionnels. D'ailleurs, le Conseil constitutionnel a repris quasiment les termes de nos débats. Pour autant, nous avons bien un problème de protection de l'identité nationale mais, alors que le Conseil constitutionnel n'avait annulé que le fichier, le Gouvernement n'a pas donné suite à la création d'une carte d'identité biométrique, ce qui tend à prouver que son objectif était de créer un fichier policier plutôt que d'améliorer les dispositifs de sécurisation de l'identité. Techniquement, nous pouvons remplir ce dernier objectif avec un fichier à « lien faible ». C'est pourquoi je remercie les rapporteurs pour leur proposition n° 2.

M. Alain Vasselle. - Aujourd'hui, seules certaines communes établissent les passeports, ce qui entraîne des coûts financiers supplémentaires. A-t-on une idée de la charge ainsi transférée aux communes ? Certains maires estiment qu'il s'agit d'une dépense de centralité et ils demandent aux communes rurales d'y participer.

Les procédures que vous proposez ne vont-elles pas allonger les délais de délivrance des cartes d'identité ?

M. François Bonhomme, rapporteur. - Quelques collectivités ont demandé aux tribunaux administratifs de statuer sur la problématique de délivrance des passeports. Condamné, l'État a dû participer à ce coût. Néanmoins, il n'en supporte qu'une faible partie.

M. Jean-Yves Leconte, rapporteur. - Pour les passeports, il n'y a pas de lien entre le domicile de la personne et la commune dans laquelle la demande est déposée. Les Français de l'étranger déposent ainsi leur demande dans le consulat de leur choix.

Comme l'a dit M. Pillet, le stockage des données est le coeur du problème. Ainsi, les passeports allemands ne sont pas reliés à une base de données.

Nous ne nous rendons pas compte que nous produisons des données biométriques, que ce soit par le téléphone, mais aussi par les équipements électroniques de nos voitures.

M. François Bonhomme, rapporteur. - 3 527 stations de recueil d'empreintes pour les passeports sont déployées sur 2 088 communes et la dotation forfaitaire des titres sécurisés se monte à 5 030 euros par an et par appareil. Mais, pour fonctionner, chaque poste nécessite la mise à disposition d'agents d'accueil. Nous sommes donc loin du compte.

M. Jean-Yves Leconte, rapporteur. - Le projet de carte nationale d'identité biométrique a été enterré en 2012. Nous avons pris du retard. Pendant ce temps, les technologies avancent et il nous faut revenir sur ce dossier central, sinon nous risquons de ne plus être capables de créer des identités numériques.

M. Alain Vasselle. - Quid des délais de délivrance ?

M. Jean-Yves Leconte, rapporteur. - Avec les empreintes enregistrées dans la base, nous pouvons éviter de faire revenir les personnes lorsqu'elles déposent une nouvelle demande de délivrance d'un document d'identité. On règlerait ainsi les problèmes de délais.

M. François Bonhomme, rapporteur. - Les déclarations d'impôt pourraient également comporter l'identité numérique afin de sécuriser le dispositif. Les actes de la vie courante peuvent donc aussi être concernés par notre rapport.

M. Patrick Masclet. - L'État a fixé les 5 030 euros en fonction du temps de connexion des ordinateurs, mais il a oublié de prendre en compte le temps d'accueil et de montage des dossiers. Dans le Nord, si la carte d'identité nationale devenait biométrique, la quasi-totalité des maires rendraient les stations à l'État pour protester contre la faible indemnisation.

M. Philippe Bas, président. - Cette remarque est fort judicieuse.

La commission autorise la publication du rapport d'information.

La réunion est levée à 11 h 10