Mercredi 7 septembre 2016

- Présidence conjointe de M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes -

La réunion est ouverte à 10 h 05.

Audition de M. Nikolaus Meyer-Landrut, ambassadeur de la République fédérale d'Allemagne en France

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères. - Nous sommes particulièrement heureux de vous accueillir au sein de notre groupe de suivi, constitué à l'initiative du président du Sénat, à la suite du vote de nos amis britanniques sur le Brexit. Rassemblant les membres de la commission des affaires européennes et ceux de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, ce groupe est représentatif des différentes sensibilités politiques de notre assemblée. Il a pour vocation de réfléchir aux conséquences du Brexit tant sur les positions de la France que sur la refondation, la relance et la réorganisation des projets européens. Du point de vue de la méthode - et nous la préciserons lors de notre prochaine réunion de travail - notre réflexion doit s'inscrire dans la perspective de l'échéance électorale du printemps prochain, mais aussi à plus long terme et au rythme du Brexit. Elle doit se faire en étroite collaboration avec nos partenaires allemands, et cela dès le début. C'est ensemble que nous devons penser le Brexit et la nouvelle donne européenne.

Votre Excellence, grâce à votre connaissance fine de l'Allemagne et de l'Europe, vous mesurez parfaitement les enjeux. Comment éviter le double langage ? Comment choisir entre redonner espoir à l'Europe continentale et dire aux Anglais que rien ne changera ? Comment faire évoluer la position franco-allemande sur le sujet ? La commission que je préside est particulièrement sensible aux questions de défense. Hier, aux universités d'été de la défense, votre secrétaire d'État a annoncé une augmentation de 7 % du budget de la défense allemand. L'immigration est également un sujet brûlant. En quoi le Brexit change-t-il la donne ? Quel partenariat l'Allemagne envisage-t-elle de nouer dans l'avenir avec le Royaume-Uni ? Comment relancer selon vous l'Europe continentale ?

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Dans le droit fil de ce qu'a dit Jean-Pierre Raffarin, je souhaite également vous remercier d'avoir répondu à notre invitation. Le Sénat entend faire preuve d'une grande vigilance quant au processus de retrait du Royaume-Uni. Dans l'immédiat, nous espérons que la date de notification de sortie de l'Union européenne sera fixée très prochainement. Cette notification déclenchera le délai de deux ans prévu par le traité pour négocier un accord de retrait et pour le rendre effectif. Dans leur déclaration du 29 juin dernier, les chefs d'État et de gouvernement ont souhaité qu'elle intervienne le plus rapidement possible. L'Union européenne ne peut rester plus longtemps dans l'incertitude sur ce sujet crucial. On a pourtant entendu des propos contradictoires sur ce point. Quelle est votre position ?

Une fois le retrait acté, il faudra définir de nouvelles relations entre l'Union européenne et le Royaume-Uni, avec pour enjeu majeur l'accès au marché unique. On fait référence au modèle suisse et à sa centaine d'accords bilatéraux, à l'exemple norvégien qui repose sur une participation à l'espace économique européen, ou encore à un partenariat continental dont le mode d'organisation satisferait les deux parties. Avec le Royaume-Uni, il faut s'attendre à tout. Restons attentifs. Le couple franco-allemand est un socle essentiel pour notre réflexion.

Peut-on admettre que des limites soient posées à la libre circulation des personnes ? Peut-on accepter un droit de regard du Royaume-Uni sur les décisions de l'Union européenne concernant le marché unique ? Le Royaume-Uni devra-t-il continuer à contribuer au budget de l'Union et dans quelle proportion ? Telles sont les trois questions cruciales auxquelles il nous faut répondre. Certaines analyses font valoir que le retrait du Royaume-Uni pourrait ouvrir la voie à une clarification. L'espace économique européen, éventuellement aménagé, pourrait constituer le cadre institutionnel pour le marché unique, tandis que l'union économique et monétaire réunirait les États disposés à une plus grande intégration. Qu'en pensez-vous ? On ne peut aborder le post-Brexit sans que se dessinent en filigrane les rapports que nous devrons nourrir avec nos grands voisins que sont la Russie et la Turquie. Nous sommes devant une page blanche. À l'Allemagne et à la France de l'écrire.

M. Nikolaus Meyer-Landrut, ambassadeur d'Allemagne en France. - Il y a quelques années, une publicité de la Lufthansa proposait sur les murs de Londres « 40 pounds for a trip to Europe », soit 40 livres pour un voyage en Europe. C'est dire combien les Anglais se sentaient loin de l'Europe !

Voilà un an que je suis à Paris. L'Allemagne, la France et l'Europe ont changé au cours de cette période. C'est une année charnière dont on ne sait où elle nous conduira. En Allemagne, nous avons dû faire face à l'arrivée des réfugiés. La France et dans une moindre mesure l'Allemagne ont vu le terrorisme islamique frapper sur leurs territoires. L'Angleterre
- plus que le Royaume-Uni - a décidé de quitter l'Union européenne. Quelle leçon tirer de ces événements marquants sinon que l'on assiste à une désintégration de l'ordre global et à l'affaiblissement de la cohésion des institutions de l'Europe occidentale ? Les conflits au Moyen-Orient et au Proche-Orient ont des répercussions directes dans nos pays. Enfin, les divergences économiques suscitent des tensions politiques dans la zone euro et les conflits politiques génèrent immédiatement des conséquences économiques. Le lien entre la géopolitique, l'économie mondiale et leurs conséquences sur la situation de nos pays est devenu tangible.

Dans ce contexte, une partie de l'opinion publique réagit par un retour à la nation. L'émotion envahit le débat de fond. C'est extrêmement préoccupant, car le nationalisme exacerbé ne rappelle pas les périodes les plus positives de l'histoire de l'Europe. Pour trouver une solution, il est indispensable que nous travaillions ensemble et que sans nous en tenir aux questions techniques, nous osions aborder en profondeur les problèmes politiques.

On peut rester perplexes, lorsqu'on voit comment les promoteurs du Brexit ont joué avec l'émotion des électeurs sans disposer d'aucun projet politique ou économique, de sorte que le gouvernement britannique a toutes les peines du monde à mettre en oeuvre la décision des électeurs. Le Premier ministre s'est contenté de répéter pendant plusieurs semaines « Brexit is Brexit ». Cela revient à dire qu'un cheval blanc est un cheval blanc. Encore faut-il savoir ce qu'est le cheval blanc. Les Anglais ne peuvent s'en tenir là. Ils doivent nous donner une réponse de fond.

La liste des négociations que le gouvernement britannique devra mener pour mettre en oeuvre le Brexit est longue et complexe. L'article 50 prévoit un délai de deux ans pour convenir des termes du divorce, avec des questions pratiques, politiques et financières aussi embarrassantes que celle du paiement des pensions des fonctionnaires européens britanniques. Quant à définir la relation que la Grande Bretagne entretiendra à l'avenir avec l'Union européenne, le prêt-à-porter n'y suffira pas ; il faudra du sur-mesure, avec un calendrier qui risque de prendre du retard et qui ne correspondra pas au délai de l'article 50. Les négociations sur le libre-échange avec le Canada ont duré six ans. Un expert prévoit entre cinq et dix ans pour celles avec la Grande Bretagne. C'est plutôt le plus que le moins. Que ferons-nous entre la sortie effective du Royaume-Uni prévue par l'article 50 et l'entrée en vigueur du nouveau statut qui prendra plus de temps ?

L'Union européenne a signé 53 accords de libre-échange dans le monde entier. Bon courage, s'il faut tous les renégocier ! Car, dès lors qu'un pays quitte l'Union européenne, ces accords ne sont plus applicables.

En quittant l'Union européenne, le Royaume-Uni redeviendra membre de l'OMC, ce qui signifie une négociation de plus, avec un accord qui doit être ratifié à l'unanimité.

M. André Gattolin. - Tout le monde sera d'accord pour dire qu'il s'agit d'une économie de marché.

M. Nikolaus Meyer-Landrut. - Encore faut-il signer l'accord. C'est un défi pour un pays d'où les experts en accords commerciaux ont disparu, puisque l'Union européenne se chargeait de les négocier tous.

Sans compter que dans la législation européenne, on compte environ 18 000 textes d'application directe qui devront être remplacés par une législation nationale. Quel sens y aurait-il à sortir de l'Union européenne, si c'est pour faire perdurer son droit dans les lois nationales ?

Enfin, les Anglais devront négocier des compensations pour ceux qui ne recevront plus les aides financées par l'Union européenne.

M. Yves Pozzo di Borgo. - La reine d'Angleterre, par exemple...

M. Nikolaus Meyer-Landrut. - Ou le prince Charles, puisque ces aides concernent l'agriculture. Je pense également à la recherche, aux fonds structurels, aux programmes Erasmus... C'est toute une redistribution sur fonds propres qu'il faut opérer, et cela dans un contexte économique encore incertain. Le gouvernement britannique a indiqué qu'il pourrait pourvoir aux besoins jusqu'en 2020. Pour un agriculteur, 2020 c'est demain.

L'Allemagne attend que le gouvernement britannique définisse rapidement une stratégie. Les délais ne sont pas éternels. Tant que les Anglais n'auront pas déposé leur demande de sortie, il n'y aura aucune négociation possible. Les discussions doivent se faire dans l'ordre. Quant à fixer une date, le calcul est simple. Les élections au Parlement européen sont prévues en mai 2019. Dans la mesure où il est difficile d'imaginer une participation britannique à ce scrutin, d'autant qu'elle ne serait certainement pas dans l'intérêt de leur gouvernement, la procédure devra être déclenchée au plus tard, début 2017.

Les quatre libertés prévues dans le cadre du marché unique sont indissociables et ne peuvent pas être entravées. Il est essentiel que les 27, en particulier la France et l'Allemagne, soient clairs sur ce point. La Chancelière, le Président de la République, la Commission européenne et le Parlement européen l'ont tous redit publiquement. Il ne peut donc pas y avoir de limites à la libre circulation des travailleurs.

Autre point non négociable, un État qui quitte l'Union européenne ne peut plus co-décider de la législation européenne. Il peut participer aux débats ou aux échanges de vues ; la prise de décision ne relève que des États qui font partie de l'Union européenne.

Si la Suisse et la Norvège peuvent faire figure de précédents, leur situation ne correspond en rien à celle de l'Angleterre. À terme, nous devrons trouver un nouvel arrangement, ce qui rallongera les négociations.

Quant à la participation financière du Royaume-Uni à l'Union européenne, elle est rendue obligatoire par sa participation au marché commun, dont l'un des principes est que les plus riches s'engagent à aider les plus pauvres via les fonds de cohésion. Le deal autour du marché commun va bien au-delà des quatre libertés.

D'un point de vue technique, dès lors que le Royaume-Uni sort de l'Union européenne, la décision concernant le chèque britannique cesse de s'appliquer, de sorte qu'il faudra renégocier le paquet financier au-delà de la prolongation des arrangements financiers dont la Grande Bretagne bénéficie à l'intérieur de l'Union européenne. D'un point de vue politique, nous demanderons à l'Angleterre de définir sa stratégie ; nous ne négocierons pas avant que la demande de sortie soit déposée comme le prévoit l'article 50 ; et nous rappellerons que la procédure est soumise à la date butoir induite par les élections au Parlement européen.

L'Europe continentale des 27 devra consolider sa sécurité intérieure et extérieure et renforcer sa contribution à la croissance et à l'emploi, en particulier celui des jeunes. L'Union européenne ne doit être ni un bouc-émissaire, ni la solution à tous les problèmes. Veillons à ne pas créer des attentes démesurées, valorisons la responsabilité des États, et pour regagner de la crédibilité, limitons-nous à des mesures concrètes et précises, qu'il est possible de mettre en oeuvre rapidement. C'est par des décisions suivies d'effets que nous convaincrons les opinions. L'heure n'est pas aux grands débats sur la rénovation et la modification des traités.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous comprenons que vous souhaitiez davantage de pragmatisme. Cependant, la « refondation » est un mot-clef dans le discours national français, alors que c'est une notion qui n'est pas forcément pragmatique, ni concrète, et qui n'induit pas non plus une mise oeuvre rapide.

M. Jean-Pierre Masseret. - On s'attend à ce que les Britanniques jouent la montre et tentent de diviser les membres de l'Union européenne pour protéger leurs intérêts. Ils ont un merveilleux savoir-faire en la matière. Quel rôle jouera l'Allemagne ? Servira-t-elle de partenaire à l'Angleterre dans ce jeu de billard portant à diviser l'Union européenne ? Vos propos m'ont heureusement rassuré, car la diplomatie allemande se montre soucieuse de préserver les intérêts de l'Europe.

S'il faut effectivement un traité concret, je crains que cela ne suffise pas à endiguer la montée du populisme en Europe. Nous connaissons tous notre histoire. La compétition économique internationale combinée à la montée des États-nations nous ramène au début du XIXème siècle, à la guerre de 1914-18, puis à celle de 1939-45. C'est une conjonction dangereuse. S'il faut être concret, il n'en est pas moins indispensable de développer une vision globale et stratégique. Avez-vous défini à Berlin le cadre démocratique que l'Europe pourrait représenter ?

M. Simon Sutour. - À vous écouter, vous auriez fait un excellent négociateur pour l'Union européenne. Vous connaissez parfaitement le sujet, et il est d'importance, puisque lorsque le président Larcher a mis en place ce groupe de suivi, toutes les commissions souhaitaient en faire partie.

N'oublions pas que 48 % des citoyens du Royaume-Uni ont voté pour le maintien dans l'Union européenne. Évitons la stigmatisation. Dans un monde de 7 milliards d'habitants, où l'Union européenne en compte 500 millions, Royaume Uni compris, il est essentiel que nous cheminions ensemble. La presse fait état du silence de Theresa May et du ministre chargé du Brexit. Comment ne pas y voir un signe de leur embarras ? Le timing pose effectivement problème compte tenu des élections européennes de mai 2019. Les élections qui auront lieu au printemps en France, à l'automne en Allemagne, pèseront dans la négociation. La commission des affaires européennes a beaucoup travaillé sur le sujet, avec notamment des communications de Fabienne Keller et le vote d'une proposition de résolution. J'avais dit alors, que M. Cameron n'avait qu'un moyen de ne pas perdre le référendum : ne pas le faire.

M. Jean-Pierre Masseret. - C'est le propre de toutes les élections.

M. Simon Sutour. - Sans être cartomancien, je crois deviner ce que serait le résultat du même référendum en France, ou tout au moins dans mon département. Encore une fois, 48 % des Britanniques se sont prononcés pour le maintien. Certaines régions comme l'Écosse souhaitent rester dans l'Union européenne. On a vertement reproché au président Juncker d'avoir reçu la Première ministre écossaise. Je crois qu'il a bien fait. Il faut entretenir le lien avec ces régions. Quelle est la position allemande sur ces sujets ?

Mme Fabienne Keller. - Merci d'avoir bien voulu échanger avec nous au sujet de ce choc du Brexit. Nous voici à l'étape de sa mise en oeuvre concrète. Vous avez mentionné l'enjeu fort d'une négociation à 27 qui exclut toute pré-négociation. Le sommet de Bratislava en sera la première étape. Quelles perspectives l'Allemagne compte-t-elle y développer ? Ce moment s'annonce historique, car la France et l'Allemagne pourront y porter une position commune. Nous sommes différents, mais nous nous aimons bien et nous nous connaissons bien. L'accord entre nos deux pays pourrait servir de socle aux négociations. Avez-vous travaillé sur ce sujet ? Y a-t-il eu des échanges sur les quatre libertés que vous avez qualifiées d'indissociables ou sur l'impossibilité de toute codécision avec le Royaume-Uni ?

Les populismes montent en Europe. Les récentes élections allemandes l'ont montré, les régionales en France, également. L'Europe ne peut rester sans réponse face à ces mouvements d'émotion. Elle doit aussi faire face au terrorisme, aux tensions dans le monde, à la question des migrants. Comment assurer la sécurité, la protection et la paix dans une vision renouvelée de l'Europe ?

M. Yves Pozzo di Borgo. - Il faudra que l'Europe soit forte et unie pour négocier avec les Anglais et le couple franco-allemand joue un rôle fondamental. Or, les chiffres montrent plutôt sa faiblesse. La bourse allemande a chuté de 10 % à l'annonce du Brexit. Votre pays est très dépendant de l'économie anglaise, avec un rapport de 1 pour 13. L'Allemagne ne compte pas moins de 350 000 emplois basés en Angleterre et 10 % de ses importations sont anglaises, notamment dans le secteur automobile. Si les relations avec l'Angleterre se durcissent, on risque une récession en Allemagne. Quel choix ferez-vous entre l'Europe et les intérêts économiques nationaux ?

J'ai dîné, hier, avec le ministre des affaires étrangères bulgare en vue de la préparation du sommet de Bratislava. Ce sommet sera-t-il l'occasion de prendre des décisions pour l'avenir de l'Europe ?

M. Éric Bocquet. - Les difficultés techniques ne sont pas l'essentiel. Il est indispensable de se livrer à une analyse fine et exhaustive des raisons qui ont motivé le vote britannique. Ce référendum est une nouvelle secousse après celui de 2005 en France, le refus des Irlandais et celui des Pays-Bas. Si on oublie la dimension politique de ce message, on passera à côté de l'essentiel. Le temps viendra à bout des difficultés techniques. En revanche, les harmonisations sociales et fiscales doivent s'inscrire dans la durée, les déficits démocratiques doivent être résolus, et il nous faut sortir d'une logique de compétition pour aller vers davantage de coopération sur tous les sujets.

Je vous l'accorde : il ne faut pas discuter dans le désordre. Cependant, le ministre chargé du Brexit, M. Davis, envisage de négocier davantage avec Berlin qu'avec Bruxelles. Mieux vaudrait mettre en place une coordination. D'une certaine manière, les Britanniques détiennent la clef du processus administratif et technique, car c'est à eux de décider de la notification. Ce n'est pas rien.

Enfin, si l'axe franco-allemand est une réalité historique, ne s'est-il pas affaibli avec l'élargissement de l'Europe et peut-il encore être la clef dans une Europe à 28 ou à 27 ? C'est du moins ce que laissent à penser les rejets répétés de l'Europe des 28.

M. Richard Yung. - Je vous remercie d'avoir développé la longue liste des difficultés que les Britanniques devront résoudre. C'est une montagne qui les attend. Disposons-nous de moyens de pression pour obliger les Britanniques à se déclarer dans un délai raisonnable ? Ils ne cessent de repousser les délais.

Le sommet de Bratislava pourrait être l'occasion de revoir notre modèle. Les institutions européennes ont vieilli et ne suscitent plus l'enthousiasme. L'Allemagne fera-t-elle des propositions en ce sens ? On parle beaucoup en France de la possibilité de structurer la zone euro avec un trésor commun, ou encore d'une gestion partiellement commune de la dette. Les Allemands se montrent plus réservés, préférant travailler dans le cadre des traités en vigueur. Quelle serait votre réponse si la France formulait de telles propositions ?

M. André Gattolin. - Une remise en cause des traités n'est pas à l'ordre du jour. Même si je regrette la sortie du Royaume-Uni, le compromis qui avait été trouvé par la présidence du Conseil européen autour de M. Tusk aurait nécessité, à l'évidence, une révision de certains aspects des traités et des recours juridiques. C'est finalement un bien pour un mal que le Royaume-Uni soit sorti de l'Union européenne.

On s'étonne du silence qu'a gardé Theresa May pendant tout le mois d'août. Cependant, les chiffres économiques de juillet indiquent une baisse du chômage et une augmentation du commerce, de sorte qu'elle n'est pas dans une situation de force y compris au sein de sa majorité pour rechercher à tout prix un compromis avec l'Union européenne en vue d'un nouveau traité. Il ne faut pas toujours voir la Grande Bretagne comme la perfide Albion, pleine de malice et de ruse. La situation intérieure du pays est particulièrement compliquée.

En matière de défense européenne, la France a longtemps snobé l'Allemagne et privilégié ses relations avec le Royaume-Uni, tant pour la dissuasion nucléaire, que comme membre permanent du Conseil de sécurité. Cela a abouti aux fameux accords de Lancaster House, ce traité qui a été un échec patent, hormis sur l'intervention en Libye. L'Allemagne a un livre blanc ambitieux et une volonté d'être présente dans la politique de défense européenne.

Peut-on envisager un embryon de renforcement de la coopération, et pas seulement franco-allemande ? Les Danois, les Tchèques et les Polonais sont également investis sur le sujet. Depuis deux ou trois ans, une défense commune est à l'ordre du jour du Service européen pour l'action extérieure. Après s'être éteint, le sujet ressurgit désormais. Comment le gouvernement allemand envisage-t-il de renforcer assez rapidement cette coopération franco-allemande, au-delà des grands discours sur la sécurité intérieure ou extérieure ? Comment la France pourrait reconnaître l'Allemagne comme un plein acteur militaire, ce qu'elle n'a pas fait jusqu'à présent ?

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Cette année, la situation internationale
- et notamment le terrorisme - a été marquée par de nombreux changements : les questions de sécurité n'émergent pas comme cela. Cette nouvelle donne nous impose une vision nouvelle.

M. Nikolaus Meyer-Landrut. - Je regrouperai certaines réponses à vos questions. Quel est l'intérêt des Anglais, et de quels leviers disposons-nous ? Réfléchissons bien : qui est demandeur, et qui ne l'est pas ? Si les 27 sont demandeurs et veulent imposer un rythme ou une autre disposition aux Britanniques, nous allons déjà payer. Avons-nous vraiment intérêt à vouloir qu'ils fassent telle ou telle chose, alors que l'activation de l'article 50 est entre leurs mains ?

C'est la situation économique qui changera la donne, et pas forcément immédiatement : voyez comment les marchés ont réagi. Les grandes entreprises cotées à Londres font la plupart de leurs affaires à l'extérieur de la Grande Bretagne : les indices boursiers londoniens ne reflètent pas l'économie britannique ! Le week-end dernier, à Évian, de grandes entreprises françaises et allemandes se sont réunies pour évoquer notamment ce sujet. Toute grande entreprise allemande qui réfléchit à son avenir en Grande Bretagne ne va pas lancer de nouveaux investissements, en raison de trop grandes incertitudes. Sans se désengager immédiatement, ces entreprises restent dans une attitude d'attente. Il y aura donc une réduction de l'investissement étranger - allemand, probablement français et aussi international - en Angleterre.

Ne prenons pas les chiffres de juin et juillet comme des indicateurs précis sur l'impact du Brexit sur l'économie britannique. Les prévisions de la Banque d'Angleterre durant l'été étaient assez alarmantes, contrairement à son habitude. Nous verrons bien en janvier ou février 2017 avec les chiffres des troisième et quatrième trimestres. Mais cela n'aura pas d'impact sur les acteurs politiques dans les deux à trois prochaines semaines.

Les Allemands vont-ils jouer avec l'économie britannique ? Cette question rejoint celle des populismes et de la vision de l'Europe. Pour l'économie allemande, le meilleur modèle est évidemment la Norvège : pleine participation au marché commun, application des règles européennes, et aucun problème pour la contribution financière... Les Anglais ne choisiront pas cette solution. Au-delà de considérations économiques, il y a des considérations politiques importantes, liées à l'image de l'Europe et aux populismes, qui proposent plus de miroirs que de vraies solutions. La manière dont nous gérons le Brexit nécessite des réponses claires aux populismes : ne pas appartenir à l'Union européenne doit être un deal moins bon que l'appartenance à l'Union. Ne donnons pas à Theresa May un meilleur deal qu'à David Cameron auparavant. Politiquement, ce serait inconcevable. Maintenir ses avantages et la défaire de ses obligations après un tel vote serait un détricotage total de l'Union européenne. Nous devons mener une réflexion politique sur la cohésion de l'Union européenne à 27. Ne nous laissons pas guider uniquement par l'économie. Les dirigeants allemands et français partagent cet enjeu politique fondamental.

Les Anglais vont-ils jouer la montre ? Laissez-les ! Réfléchissons à notre attitude : qui est demandeur ? Si l'attentisme de l'économie perdure, l'incertitude croîtra, mais surtout pour la situation économique anglaise. Ils en tireront leurs conclusions. Vont-ils nous diviser ? La tentation existe toujours. C'est pour cela que nous devons nous coordonner, les Français, les Allemands, mais aussi avec la Commission et le Conseil. Mais les Anglais voient aussi les choses de manière suffisamment réaliste : tout accord avec eux se fera à l'unanimité et sera ratifié dans chaque État-membre. Une approche trop individualiste avec tel ou tel pays braquerait forcément l'un de nos partenaires, qui émettrait son veto : cela ne les mènera pas très loin, même si cela fait bouger les lignes à court terme. Ils ont besoin d'un accord avec tous : voilà notre force. Cela nécessite de convaincre les 27.

Que faire avec ceux qui n'ont pas voté en faveur du Brexit ? Nous n'avons pas d'autre choix que d'accepter le résultat sorti des urnes. L'Angleterre aura comme point de départ de toute négociation la sortie de l'Union. Nous devons dialoguer avec les Écossais, mais sans faire de conférence de presse ni de réception en grande pompe pour ne pas froisser Londres, afin de connaître leur approche.

Avant le sommet de Bratislava, nos deux ministres de l'intérieur ont rédigé ensemble, il y a dix jours, un très bon papier sur la sécurité intérieure, avec des recommandations précises notamment sur la protection des frontières extérieures, qu'on peut et qu'on doit faire rapidement. Voilà du concret !

Le débat sur la défense évolue en Allemagne. La réalité des conflits de voisinage a un impact direct sur nos sociétés. Les Allemands l'ont appris brutalement ces douze derniers mois. L'Allemagne augmente son budget de la défense et s'engage de plus en plus dans la coalition. Selon la ministre de la défense, la sortie des Anglais de l'Europe est un handicap pour la défense européenne mais aussi une opportunité : nous n'avions pu réaliser nombre de projets en raison du veto britannique et des relations avec l'OTAN. Comme le disait hier le ministre français de la défense, nous avons une fenêtre de tir pour des propositions concrètes de travail commun. Pour autant, l'Allemagne ne renoncera pas à sa constitution : le Parlement allemand votera le déplacement de chaque soldat allemand ; on ne changera pas cette approche.

Durant ma première année en poste, j'ai visité toutes les grandes entreprises d'armement en France - ce qui a été fort remarqué par le secteur et très intéressant. Si nous voulons être clairs, nous devons établir un code de conduite, des règles pour l'exportation de l'armement européen ou entre Français et Allemands, que nous n'avons pas actuellement - ce qui crée des difficultés. Si nous voulons plus d'industrie européenne d'armement, regardons-nous dans les yeux pour réfléchir à notre politique d'exportation d'armements. Ce ne sera peut-être pas la doctrine allemande actuelle, ni celle d'autres pays... Cette question est inévitable. Voyez ce qui se passe entre Nexter et Krauss-Maffei Wegmann : la production de chars pour un pays ne suffit plus. Les entreprises ont besoin de débouchés et de coopération. Ce rapprochement est très intéressant, voyons s'il peut être un modèle pour d'autres secteurs.

Quelle réponse aux populismes et à l'émotion ? Une partie de la réponse réside dans le traitement de la question britannique : ceux qui ont vendu comme un grand avantage la sortie de l'Union doivent réaliser que cela sera nettement moins bénéfique. Nous devons être fermes. Ensuite, la perte de crédibilité de l'Europe n'est-elle pas en partie due aux promesses de réaliser au niveau européen des choses qu'il ne pouvait pas faire ? Certes, il y a une législation européenne sur les frontières extérieures, mais ni la compétence, ni les moyens n'ont été transférés à l'Union européenne : la mise en oeuvre est restée nationale. Si l'on souhaite cela, transférons la compétence. Ne demandons pas à l'Europe ce qu'elle n'a pas les compétences ni les moyens de faire, sinon on crée de la désaffection.

Dans un autre registre, cette juxtaposition entre émotion et raison est juste. Toutes les raisons développées sur l'interdépendance internationale, les raisons économiques, ne font pas écho. En même temps, pouvons-nous, nous, les convaincus de l'Europe, laisser aux populistes les débats sur notre histoire, sur notre identité, sur nos valeurs ? Montrons que l'Europe a réussi lorsqu'elle a été unie, et qu'elle a échoué lorsqu'elle est tombée dans les nationalismes. Certes, les réponses données ne répondent pas toujours aux préoccupations exprimées. Plutôt que davantage d'annonces inapplicables par l'Europe, débattons sur ce qu'est l'Union européenne et l'espace culturel européen, qui a toujours laissé les nations vivre, avec une grande diversité culturelle, sans amalgame, contrairement aux procès d'intentions, depuis des centaines d'années. Sortons d'un débat purement technique : l'Europe n'est pas la panacée pour tout, mais ne laissons pas les autres expliquer ce qu'est notre histoire. C'est un sujet fondamental, auquel je n'ai pas de réponse. En tant qu'ambassadeur, je ne peux que poser des questions...

La construction actuelle de l'euro n'est pas aboutie - c'est une longue histoire. Pour la faire progresser, avançons à la fois sur la solidité et la responsabilité des États membres dans ce pacte de l'euro. L'Allemagne sera toujours un peu frileuse si on lui présente toujours de nouveaux instruments de solidarité, sans amélioration du respect des règles et des responsabilités de chaque État-membre... Ce n'est pas une question de séquence mais d'ensemble. Notre point de départ pour le Brexit, c'est de maintenir les 27 dans un ensemble. Si notre réponse au Brexit est centrée au niveau de la zone euro, nous transmettrons aux pays non-membres de la zone euro le message que nous n'avons pas besoin d'eux. Que dirons-nous alors à la Suède, au Danemark, aux pays de l'Est ? La réponse au Brexit n'est pas à ce niveau.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Merci beaucoup pour cette intervention. Travaille-t-on actuellement, au sein des relations franco-allemandes, à mieux rapprocher nos positions, à inventorier les opportunités, à partager les principes ? Y a-t-il une pensée franco-allemande en construction ?

M. Nikolaus Meyer-Landrut. - La réponse est oui !

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je sais qu'un travail sérieux est engagé en matière de défense.

M. Jean Bizet, président. - C'est rassurant.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Jacques Gautier, spécialiste de ces questions, peut en témoigner.

M. Jacques Gautier. - Les questions de défense nécessiteraient davantage que quelques minutes pour être approfondies. Nous sommes satisfaits de l'engagement allemand mais nous avons de très fortes différences d'appréciation sur les menaces pesant sur les flancs Est et Sud... Avant de parler d'armement commun, étudions quel type d'armement privilégier, avec quel type d'exportations... Nous y travaillerons dans les prochaines semaines au sein de notre commission. Nous avons déjà commencé à réfléchir avec la commission de la défense du Bundestag et son président, M. Hellmich. Malgré les efforts de part et d'autre, nous avons des divergences énormes sur l'utilisation potentielle de nos armées.

M. Nikolaus Meyer-Landrut. - Mais la réflexion est engagée.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous sommes conscients des divergences, de la volonté de progresser et d'identifier les problèmes. Le grand danger serait de rester dans l'irréel et de manquer de pragmatisme, même s'il nous faut une vision et un scénario.

M. Jean Bizet, président. - Merci, monsieur l'ambassadeur, pour la clarté de vos réponses. Nous sentons là le pragmatisme germanique. Je suis rassuré de votre dernière réponse : vous y travaillez.

Je retiens de votre intervention qu'on ne peut pas parler du Brexit sans avoir en filigrane l'obligation de refonder l'Union européenne. Nous faisons contre mauvaise fortune bon coeur : nous aurions souhaité que les Britanniques restent un pied dedans. Notre commission - notamment Fabienne Keller - a rédigé des rapports et des résolutions sur le sujet. Désormais, ils ont un pied dehors... Soyons particulièrement attentifs à cette cohésion entre les États membres. Nous sommes dans un déséquilibre et un désordre global, qui atteint l'Union européenne de l'intérieur.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous voulions commencer nos réflexions avec l'Allemagne, et nous avons des lignes directrices grâce à votre exposé très clair. Monsieur l'ambassadeur, votre présence, au-delà du symbole, nous a donné aussi du contenu.

Nous nous réunirons fin septembre pour de nouvelles auditions, notamment avec des think tanks, et pour débattre de notre méthode de travail.

La réunion est fermée à 11 h 25.