Mercredi 13 janvier 2021

- Présidence de M. Claude Raynal, président -

La réunion est ouverte à 10 h 05.

Audition de MM. Pierre Moscovici, Premier président, et Christian Charpy, président de la première chambre de la Cour des comptes sur le rapport public thématique « Les finances publiques : pour une réforme du cadre organique et de la gouvernance »

M. Claude Raynal, président. - Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui le Premier président de la Cour des comptes, M. Pierre Moscovici, accompagné du président de la première chambre, M. Christian Charpy, pour présenter le rapport de la Cour des comptes sur le cadre organique et la gouvernance des finances publiques, publié en novembre 2020.

Monsieur le Premier président, monsieur le président de chambre, mes chers collègues, je vous adresse mes meilleurs voeux pour cette année qui commence.

Avant d'entamer notre audition, je remercie nos collègues d'avoir bien voulu se déplacer dans cette salle, inhabituelle pour nos réunions, mais qui présente l'avantage de permettre à la fois une captation vidéo en direct de notre audition et son suivi par visioconférence. Nos collègues qui doivent, en raison des contraintes sanitaires, nous suivre à distance auront ainsi la possibilité, s'ils le souhaitent, d'intervenir dans nos débats.

Les analyses de ce rapport constituent une contribution importante aux débats en cours sur la gestion des finances publiques, qui prennent une nouvelle dimension avec la crise sanitaire, laquelle devrait conduire à porter le niveau de la dette publique au-delà de 120 % du produit intérieur brut (PIB) en 2021.

Il se place toutefois dans une perspective plus longue, car, bien avant le début de la crise sanitaire, la dernière loi de programmation des finances publiques, promulguée en janvier 2018, n'était déjà plus respectée, et encore moins actualisée. La difficulté à respecter le cadre pluriannuel défini est structurelle ; c'est la raison pour laquelle des réformes de fond peuvent être nécessaires.

Comme l'indique le titre du rapport, les seize recommandations qu'il contient portent, notamment, sur les lois organiques relatives aux lois de finances et à la programmation des finances publiques : elles concernent donc très directement le Parlement et, tout particulièrement, notre commission.

Je vous laisse donc la parole pour nous présenter les principaux éléments de votre travail en nous indiquant en quoi vos propositions rejoignent celles formulées par la mission d'information de l'Assemblée nationale, qui avait également travaillé sur ce thème avant que la survenue de la pandémie n'interrompe ces travaux, ou, le cas échéant, s'en distinguent.

M. Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes. - Merci de m'avoir invité à vous présenter le rapport public thématique de la Cour sur le cadre organique et la gouvernance des finances publiques.

Avant d'y venir, je tiens au nom des juridictions financières et en mon nom personnel à vous transmettre, à toutes et tous, mes voeux les plus sincères pour cette nouvelle année 2021. J'espère qu'elle nous apportera la sérénité - sinon budgétaire, au moins humaine - qui nous a manqué en 2020 et qu'elle nous rendra le sourire.

Le rapport de la Cour que je vous présente aujourd'hui est le fruit d'un long et important travail, qui a mobilisé une équipe nombreuse au sein d'une formation interchambres et que nous avons publié en novembre dernier. Il compte beaucoup pour nous, et pour moi, et nous avions à coeur, depuis le début, de le partager avec le Parlement, car vous êtes bien sûr, en particulier sur ces sujets, des interlocuteurs privilégiés.

Plusieurs membres de la Cour sont présents à mes côtés : Christian Charpy, le président de la première chambre, Cécile Fontaine, la rapporteure générale de ce travail, ainsi que Cyprien Canivenc, auditeur. D'autres membres de l'équipe de contrôle, ainsi que notre rapporteure générale n'ont pu, en raison des limitations liées au contexte sanitaire, se joindre à nous, mais je tiens à souligner leur contribution, et je veux à nouveau les remercier chaleureusement pour la qualité du travail fourni.

Notre rapport public thématique intervient, vous le savez, près de vingt ans après l'adoption de la loi organique relative aux lois de finances, la LOLF, adoptée en 2001. La Cour a eu plusieurs fois l'occasion de s'exprimer sur le bilan de ce texte. Elle l'a notamment fait en 2011, dans un rapport public dédié aux dix ans de la LOLF, mais elle le fait très régulièrement, notamment dans les travaux sur le budget de l'État, particulièrement en 2018 et 2019, dans le rapport annuel sur la situation et les perspectives des finances publiques ou dans d'autres rapports thématiques.

Nous avions pour projet initial de publier cette année, en 2021, un rapport portant sur les vingt ans de la LOLF.

De son côté, la commission des finances de l'Assemblée nationale a décidé en 2019 de reconstituer la mission d'information sur la LOLF (MILOLF), qui a réalisé un important travail sur le sujet, accompagné de quarante-cinq propositions. Je sais que des contacts ont été noués, au début de l'année 2020, entre les présidents et les rapporteurs généraux des deux commissions des finances pour examiner les initiatives que le Parlement pourrait prendre pour renforcer le cadre organique qui régit nos textes financiers.

Pour sa part, la Cour a souhaité avancer et élargir ses travaux sur la LOLF, à la fois pour soutenir cet élan et pour contribuer, à son niveau, au renforcement du cadre de gouvernance des finances publiques dans leur ensemble.

Il se trouve que la crise actuelle nous a conduits à faire à nouveau évoluer nos travaux. En effet, nous savons désormais, comme vous, que cette crise laissera sur nos finances publiques une empreinte durable ; il faut bien sûr en tenir compte. L'évolution de la gouvernance des finances publiques est une des solutions pour une sortie de crise et est partie intégrante de la mission confiée à la commission dirigée par Jean Arthuis.

Nous avons donc décidé, comme nous le faisons pour l'ensemble de nos travaux, d'intégrer les conséquences de la crise à nos réflexions en cours afin de publier un rapport thématique qui prenne en compte le nouveau paysage des finances publiques.

Car ce nouveau paysage, durablement dégradé, ne rend pas obsolète la réflexion sur l'évolution du cadre organique et de la gouvernance des finances publiques. Au contraire, il souligne son actualité et sa nécessité, puisque la crise met en évidence les limites du cadre en vigueur et renforce la nécessité à la fois d'ancrer la soutenabilité de la dette publique, qui sera un des grands sujets des années à venir, et d'améliorer l'efficacité des politiques publiques et la qualité de la dépense publique. Comme nous avons eu l'occasion de le souligner déjà dans notre rapport de juin 2020 et comme j'ai pu le rappeler à plusieurs reprises en tant que président du Haut Conseil des finances publiques (HCFP) et Premier président de la Cour des comptes, une trajectoire de redressement structurel des finances publiques devra être élaborée et engagée à travers une nouvelle loi de programmation des finances publiques dès que les conditions économiques le permettront. Il me semble nécessaire d'insister de nouveau sur ce point. Nous sommes convaincus que cette trajectoire doit s'inscrire dans un cadre rénové.

Pour dresser le bilan de la stratégie pluriannuelle existante et contribuer à dessiner ce futur cadre, notre rapport s'est appuyé sur plusieurs de nos travaux, des enquêtes spécifiques, des auditions et des comparaisons internationales.

Il est organisé en trois parties, que je vous présenterai successivement.

La première partie porte sur les modalités de pilotage et de programmation des finances publiques, qui doivent permettre d'assurer leur soutenabilité ; la deuxième examine l'excessive fragmentation de l'architecture d'ensemble des finances publiques et formule des propositions pour y remédier ; la troisième, enfin, se concentre sur la structure émiettée du budget de l'État et l'efficience de ses politiques et propose un nouveau cadre pour revenir à l'esprit initial de la LOLF.

Notre rapport formule au total seize recommandations pour renforcer le cadre organique et la gouvernance de nos finances publiques, qui s'articulent avec un grand nombre de propositions déjà formulées par la Cour par le passé. Nous avons choisi de ne proposer que des orientations pouvant être mises en oeuvre sans modification constitutionnelle. C'est un choix important, que nous assumons pleinement, car réformer le texte suprême prend du temps et consomme beaucoup d'énergie, alors que la situation actuelle appelle des mesures rapides et opérationnelles. Par ailleurs, et à l'exception de sa troisième partie, centrée sur l'État, le rapport porte sur l'ensemble des administrations publiques.

J'en viens donc au contenu du rapport lui-même.

J'aborderai d'abord la programmation et le pilotage des finances publiques.

Notre rapport souligne en préambule l'intérêt d'une vision pluriannuelle des finances publiques. Je serai bref sur ce point, mais rappelons que la démarche de programmation à moyen terme vise à assurer la cohérence et la soutenabilité de l'action publique dans la durée.

Elle est donc indispensable dans une situation comme celle que nous traversons actuellement, où le creusement massif du déficit et de la dette impose un redressement graduel - le rôle de la Cour n'est pas de plaider pour l'austérité -, mais ferme. Des mesures exceptionnelles doivent être prises dans cette situation qui ne l'est pas moins, et des services publics doivent être renforcés et confortés. Cette vision est donc essentielle pour préparer et mener des réformes.

Ne tombons pas dans l'illusion selon laquelle la dette s'annulerait ou se monétiserait. À la fin, une dette se rembourse toujours.

Depuis plus de dix ans déjà, l'horizon du temps long s'est progressivement imposé en France dans la gouvernance des finances publiques. La révision constitutionnelle de 2008 a créé les lois de programmation des finances publiques (LPFP), au sein de l'article 34 de la Constitution. Ce dernier mentionne désormais l'existence d'« orientations pluriannuelles des finances publiques » qui doivent s'inscrire dans l'« objectif d'équilibre des comptes des administrations publiques ». Le contenu de ces lois de programmation a ensuite été précisé par la loi organique relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques, que j'ai eu l'honneur de présenter devant le Parlement lorsque j'étais ministre des finances, qui a également créé le Haut Conseil des finances publiques et a été adoptée le 17 décembre 2012.

Le cadre de programmation a donc été considérablement renforcé et structuré depuis 2008, mais notre rapport montre aussi que ce cadre, très complet sur le papier, revêt, dans la pratique, une portée limitée. Le bilan de dix ans de mise en oeuvre de stratégies pluriannuelles est plutôt mitigé, pour ne pas dire décevant.

Depuis 2008, cinq lois de programmation des finances publiques ont été votées, mais leur mise en oeuvre a été marquée par des dérapages répétés : leurs objectifs ont en effet rarement été atteints, qu'il s'agisse de la variation du déficit structurel ou encore des objectifs de dépenses, de recettes ou de dette publique. Par exemple, la LPFP 2014-2019 prévoyait que la progression en volume de la dépense publique devait être contenue à moins de 0,3 % sur la période ; or celle-ci a atteint près de 1,2 %.

Concernant la dette, il est inutile d'insister sur le fait que les objectifs de stabilisation puis de réduction n'ont jamais été respectés, avant même la période actuelle ; la France a ainsi abordé cette crise avec un endettement plus important que prévu et plus élevé que celui de ses partenaires européens - la Cour l'a déjà dit ; elle le redira.

Alors, comment expliquer ce décalage entre le cadre juridique existant et sa portée effective ? Nous avons identifié deux faiblesses principales.

La première concerne l'inefficacité des forces de rappel prévues par les textes. La loi organique de 2012 a bien institué un mécanisme de correction, censé être déclenché en cas d'écart à la trajectoire, mais celui-ci contient des flexibilités importantes, qui ont empêché de prévenir et de corriger les écarts répétés qui ont été constatés. Dans les faits, au lieu d'adopter des mesures de correction, le choix a plutôt été de présenter une nouvelle LPFP se contentant de décaler la trajectoire de retour à l'équilibre. C'est ce qui a été fait en 2014, après que le HCFP a déclenché le mécanisme.

La deuxième faiblesse, c'est l'articulation défaillante entre les différents textes financiers, laquelle s'explique principalement par des raisons de hiérarchie des normes - les LPFP ne peuvent pas s'imposer aux lois de finances et de financement -, mais aussi par des raisons de calendrier - les exercices pluriannuels organisés au printemps et à l'automne étant largement déconnectés. Les programmes de stabilité présentent ainsi, presque systématiquement, des trajectoires financières distinctes de celles de la loi de programmation adoptée quelques mois auparavant. La logique voudrait pourtant que cette loi soit l'exercice moteur.

Cette faible portée des mécanismes actuels de pluriannualité entame considérablement la crédibilité des exercices de programmation des finances publiques, mais ce n'est malheureusement pas son unique inconvénient. Elle affaiblit aussi la pertinence de l'allocation des moyens financiers à des politiques publiques par essence pluriannuelles.

Le renforcement du cadre pluriannuel, indispensable, doit donc nous permettre d'améliorer notre capacité à faire des choix et à nous y tenir, alors que cette capacité sera plus essentielle que jamais dans les années à venir.

Les comparaisons internationales présentes dans le rapport montrent que ce renforcement est possible et mettent en évidence, chez nos principaux partenaires de la zone euro, quelques éléments clefs du succès. Je voudrais vous en citer quelques-uns, car je les trouve éclairants.

D'abord, dans ces pays, le pilotage des finances publiques bénéficie d'un engagement fort au niveau politique. Aux Pays-Bas, par exemple, c'est l'accord de coalition au sein de la formation gouvernementale qui fixe les plafonds pluriannuels de dépense pour la durée de la législature. C'est aussi le cas en Finlande. Dans ces pays, la pluriannualité des finances publiques fait consensus dans les coalitions.

Ensuite, les cibles de dépense sont stables et couvrent un large périmètre. Toujours aux Pays-Bas, le pilotage des finances publiques est organisé autour d'un plafond global qui représente environ 85 % de la dépense des administrations publiques et qui est divisé en sous-objectifs. Le Danemark s'appuie, quant à lui, sur une enveloppe pluriannuelle couvrant 75 % des dépenses publiques. Comparaison n'est pas raison et je n'omets pas, bien sûr, les différences qui nous séparent de ces pays qu'on qualifie souvent de « frugaux » et qui jouent parfois dans le concert européen un rôle de frein plus que de moteur. S'ils sont « frugaux », pourtant, c'est parce qu'ils estiment que leur propre frugalité a payé pour eux et qu'ils ne souhaitent pas payer pour les autres. Notons tout de même que les dépenses publiques sous norme représentent en France à peine plus du tiers du total des dépenses. C'est dire notre marge de progrès.

Dans ces différents pays, il existe, enfin, des mécanismes de flexibilité qui permettent de respecter les enveloppes définies, même en cas d'imprévus. Concrètement, ce dispositif passe par un système de provisionnement, comme en Suède, ou par des redéploiements, comme aux Pays-Bas. En France, deux de nos cinq LPFP avaient prévu des réserves de programmation, mais les enveloppes définies étaient faibles et concentrées sur le seul budget de l'État.

Pour résumer, que nous révèlent ces exemples étrangers ? Élaborer et respecter une trajectoire pluriannuelle crédible en matière de finances publiques est possible à condition de respecter deux prérequis : un engagement politique affirmé et partagé ainsi que des procédures de qualité. Nous avons besoin des deux.

Le premier point n'est pas de notre ressort : il est de nature politique. En revanche, nous faisons plusieurs propositions sur le second point.

Tout d'abord, nous proposons de fixer une trajectoire financière soutenable, réaliste et transparente, avec des enveloppes de dépenses et de mesures nouvelles sur les recettes fixées en milliards d'euros et un budget triennal glissant pour l'État.

Ensuite, nous suggérons d'imposer la transparence : les écarts entre les lois financières annuelles et la trajectoire adoptée en LPFP doivent être décomptés et expliqués chaque année, d'abord au Parlement. En parallèle, il faut clarifier les modalités de prise en compte des aléas, avec une provision de programmations fixée en LPFP. De surcroît, il faut procéder à des revues de dépenses. Lorsque j'étais commissaire européen, j'ai constaté à quel point ces méthodes étaient développées chez nos partenaires, alors qu'elles sont peu répandues chez nous. Ces revues de dépenses sont indispensables pour garantir le respect de la trajectoire, selon un calendrier défini en LPFP.

Enfin, il faut établir le budget sur trois années glissantes pour qu'il s'articule mieux avec la programmation - la Milolf l'a également proposé.

Parce qu'une bonne trajectoire doit être surveillée, nous formulons deux recommandations en la matière.

Premièrement, il faut élargir le mandat du HCFP. C'est bon pour le Gouvernement, qui bénéficierait d'un débat plus approfondi sur ses propres options. C'est bon pour le Parlement, qui disposerait de données supplémentaires pour exercer sa mission de contrôle. C'est bon pour le citoyen, qui a toujours besoin de tiers de confiance indépendants. Le HCFP doit pouvoir apprécier le réalisme des prévisions de recettes et de dépenses et identifier les risques d'écart à la trajectoire. J'y suis tout particulièrement attaché, car je crois au débat démocratique sur les finances publiques.

En Europe, les autres institutions budgétaires indépendantes disposent de compétences et de moyens beaucoup plus étendus. Nous avons commencé sur des bases étroites et nous avons maintenant huit ans d'expérience. L'Union européenne dispose de son propre conseil budgétaire, le European fiscal board. Il faut tirer les leçons de cette expérience et faire un pas en avant : il sera modeste, mais, et il me semble essentiel d'en discuter à la fois avec le Gouvernement et avec les commissions des finances des deux chambres.

Deuxièmement, il faut instaurer un débat annuel sur la dette publique et sa soutenabilité, qui nous semble plus que jamais d'actualité.

La deuxième partie du rapport insiste sur la nécessité de rétablir une vision globale des finances publiques.

Le cadre dans lequel se déploie la dépense publique est fondamental : il détermine à la fois les choix de l'action publique, les conditions de vote du Parlement, les modalités de contrôle et la clarté de l'information transmise, notamment aux citoyens. Or, en France, ce cadre est fragmenté, à l'image de notre système institutionnel.

Tout d'abord, contrairement à beaucoup d'idées reçues, le poids de l'État dans la dépense publique est plus modeste en France qu'à l'étranger : il s'élève à 35 %, contre 38 % en moyenne dans l'Union européenne et 80 % au Royaume-Uni.

Ensuite, les recettes publiques sont réparties entre les différents niveaux d'administration publique sans cohérence d'ensemble. Ainsi, la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) est affectée à la fois au budget général de l'État, à un compte d'affectation spéciale (CAS), aux régions, aux départements et à l'Agence de financement des infrastructures de transports de France (Afitf). L'affectation de la TVA est à peine plus simple. Quant à la sécurité sociale, aujourd'hui, elle n'est plus financée qu'à 50 % par des cotisations sociales. De tout cela résulte une forte confusion.

Enfin, la gouvernance d'ensemble et le pilotage global sont insuffisants. En théorie, la trajectoire nationale des finances publiques devrait découler de l'addition des trajectoires financières de tous les secteurs d'administration publique. En pratique, cette méthode ne fonctionne pas, parce que les textes financiers sont disparates, peu coordonnés, et que les lois financières annuelles ne couvrent que les trois quarts de notre dépense publique. Il n'existe d'ailleurs pas de mécanisme ou d'instance de coopération entre les différentes catégories d'administration publique, comme c'est le cas en Allemagne ou en Espagne. Une Conférence nationale des finances publiques avait bien été créée, mais elle n'a été réunie que trois fois.

Cette fragmentation n'est pas une simple gêne cosmétique : elle présente des inconvénients concrets majeurs.

Notre cadre institutionnel est si complexe qu'il affecte la capacité à lire et à comprendre les équilibres entre les recettes et les dépenses des administrations publiques. Les différents soldes n'ont plus qu'une signification très limitée, alors qu'ils orientent des choix souvent décisifs.

De plus, la répartition des recettes et les décisions prises depuis plusieurs années pour le financement de la sécurité sociale et des collectivités territoriales ont conduit à concentrer sur l'État la plus grande partie du déficit et de la dette des administrations publiques. Cette situation résulte du rôle, fondamental dans la crise actuelle comme en 2008, d'assurance collective que joue l'État en France. Mais le risque, à l'issue de la crise, est que la majeure partie de l'effort de redressement soit assumée par le budget de l'État. Nous défendons, à l'inverse, l'idée d'un partage équitable de l'effort entre les différents niveaux d'administration publique, ce qui exige de disposer d'une vision globale des finances publiques.

En outre, le consentement à l'impôt suppose l'adhésion aux dépenses qu'il autorise : il est donc indispensable de garantir la transparence et la lisibilité du budget. Pour redresser nos finances publiques dans les prochaines années, nous devons disposer d'une information globale, fiable et compréhensible par toutes et tous.

À cet égard, nous formulons plusieurs recommandations, conçues pour être mises en oeuvre sans réviser la Constitution : associer la sécurité sociale et les collectivités territoriales à l'objectif de soutenabilité des finances publiques en créant une instance de concertation pérenne et en fixant en LPFP les règles de partage des impôts et de garantie de ressources entre administrations publiques ; instaurer dans chaque assemblée une discussion générale préalable à l'examen des projets de loi de finances (PLF) et des projets de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), portant sur les recettes publiques, leur partage et les conditions de l'équilibre des finances de l'État et de la sécurité sociale ; étendre et clarifier les lois financières, notamment les lois de financement de la sécurité sociale (LFSS). Selon nous, ces derniers textes devraient être élargis aux régimes de retraite complémentaire obligatoires et à l'assurance chômage.

À cette fin, il faudrait créer une loi de résultat de la sécurité sociale, présentée au printemps, sur le modèle de la loi de règlement.

Pour ce qui concerne les collectivités territoriales, l'option d'une loi de financement des collectivités, que la Cour des comptes a envisagée par le passé, n'a pas été retenue, en tout cas pas dans ce cadre : elle imposerait de modifier la Constitution. Nous proposons plus modestement la création d'une mission budgétaire rassemblant tous les concours versés par l'État aux collectivités - crédits budgétaires, prélèvements sur recettes, remboursements, dégrèvements d'impôts locaux, etc. L'examen de cette mission deviendrait le cadre de discussion des finances locales devant le Parlement : cette formule de repli nous semble réaliste et crédible.

La troisième partie du rapport se concentre sur le cadre budgétaire de l'État. Nous nous intéressons de près au dispositif prévu par la LOLF, texte consacré avant tout à l'État.

Le premier constat, c'est l'émiettement croissant du budget de l'État, qui est tout aussi préoccupant que la fragmentation des finances publiques. À l'extérieur comme à l'intérieur de ce budget, les dispositifs dérogatoires subsistent, malgré la LOLF, et même se multiplient : dépenses fiscales, impôts et taxes affectés, fonds sans personnalité juridique, comptes spéciaux et autres budgets annexes portent atteinte aux principes fondamentaux d'unité et d'universalité du budget de l'État.

Le second constat, c'est la concentration de l'autorisation parlementaire sur les dépenses du budget général. Le rôle et le pouvoir du législateur s'en trouvent affaiblis, car les sommes échappant aux règles de contrôle et de pilotage en vigueur sont très significatives.

Pour rétablir l'unité et l'universalité budgétaires, nous proposons de compléter les missions budgétaires actuelles en élargissant l'information qu'elles fournissent. Y figureraient désormais, non seulement les crédits budgétaires, mais aussi les dépenses fiscales, les prélèvements sur recettes, les taxes affectées et, plus largement, l'ensemble des moyens déployés par l'État pour financer et soutenir une politique publique. La pertinence de l'ensemble des dérogations au droit commun budgétaire devrait être examinée de manière systématique au cours d'une période de transition de trois à cinq ans avant l'entrée en vigueur définitive d'un nouveau dispositif. Les comptes spéciaux et budgets annexes feraient l'objet d'une attention particulière.

Enfin, l'ambition initiale de la LOLF était de favoriser l'efficience de la dépense publique. Or cet objectif reste beaucoup trop marginal comparé au maintien ou à l'augmentation des enveloppes budgétaires.

Je ne peux pas me résoudre à l'idée que nous soyons le seul pays européen considérant comme négligeable la recherche de la meilleure politique au meilleur prix. Chaque jour, dans leurs achats, les Français recherchent le meilleur rapport qualité-prix. Pourquoi ne feraient-ils pas de même en tant que citoyens, contribuables et usagers du service public ?

Les bouleversements que nous traversons imposent, plus que jamais, de nous concentrer sur la qualité et l'efficacité de la dépense publique. C'est impératif pour faire face aux conséquences de la crise sur notre économie et financer les nouvelles priorités que les autorités politiques vont définir.

Nous proposons donc d'appliquer la démarche de performance, non plus aux seuls crédits budgétaires, mais à l'ensemble des moyens des politiques publiques ; de conforter la vision pluriannuelle du budget, pour renforcer l'évaluation à moyen terme des politiques publiques en accompagnant les lois de règlement d'un bilan de l'exécution sur trois ans ; enfin, de clarifier et de renforcer la responsabilité des gestionnaires publics pour qu'ils disposent des leviers nécessaires à leurs missions, notamment en réduisant la mise en réserve générale des crédits.

En résumé, la crise actuelle nous invite à définir une nouvelle stratégie de finances publiques, qui impose un cadre organique et une gouvernance rénovés en profondeur. C'est à ce prix que le pays pourra redresser les finances publiques en préservant au mieux les politiques publiques, auxquelles les Français sont attachés, sans renoncer à de nouvelles ambitions. Cet effort ne suffira pas ; mais, sans lui, nous n'y parviendrons pas.

Nous n'appelons pas au grand soir, mais simplement au pragmatisme. Sous l'influence du cadre européen, la crise de 2008 a conduit à l'adoption d'une loi organique en 2012. Cette nouvelle crise doit nous aider à franchir une étape supplémentaire dans la construction de notre cadre de gouvernance. Les politiques publiques de demain exigeront davantage de projection dans le temps long, de coordination et de transparence. Sans ces éléments, nous ne pourrons pas relever les défis de la transition écologique, du vieillissement ou de l'adaptation de notre système de santé.

Ce rapport fournit plusieurs clefs de lecture de la situation actuelle, ainsi qu'un certain nombre de pistes concrètes pour rénover notre cadre de gouvernance financière. Nous espérons qu'il vous sera utile, ainsi qu'au Gouvernement, et nous sommes prêts à travailler avec vous sur les suites à donner à ces propositions pragmatiques et réalistes.

M. Claude Raynal, président. - Vous soulignez avec raison les problèmes auxquels nous nous heurtons. Ainsi, les lois de programmation ne durent que le temps de leur examen : l'exercice européen qui leur succède immédiatement s'inscrit lui-même en décalage. Quant à l'autorisation budgétaire du Parlement, elle est toute relative. Ces problèmes nous irritent à juste titre.

Vous relevez également une difficulté essentielle : quel que soit l'outil technique dont on se dote, l'importance de l'engagement de l'exécutif est fondamentale. À ce titre, la situation actuelle est le fruit de notre histoire ; ce sujet d'ordre politique dépasse à la fois la Haute Assemblée et la Cour des comptes.

Compte tenu d'un grand nombre de questions que mes collègues souhaitent poser, j'invite les uns et les autres à formuler leurs questions en une minute trente.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Monsieur le Premier président, vous avez parlé d'instruments de gouvernance et de pilotage lacunaires, d'émiettement et de fragmentation. Nous sommes dans un contexte économique et financier inédit, lié à une crise sanitaire : le moins que l'on puisse dire, c'est que les règles budgétaires fixées par le projet de loi de finances pour 2021 diffèrent notoirement de celles d'un budget préparé dans les conditions « normales ». Dès lors, il nous faut éviter d'ajouter trop de complexité au débat : cela peut nuire à sa lisibilité et masquer les carences de nos politiques de rigueur budgétaire et financière.

En d'autres termes, si nous voulons retrouver la confiance des Français, nous avons besoin de leur dire un certain nombre de vérités et devons être au rendez-vous des obligations et des engagements que le pays prend sur l'initiative de l'exécutif. Il nous faut sortir d'un exercice purement technique, pour ne pas dire technocratique, pour retrouver cette confiance.

La gouvernance pluriannuelle des finances publiques est une déclinaison des règles européennes. Or une réflexion sur la refonte des règles budgétaires européennes est en cours. Dans ce contexte, n'est-il pas prématuré de réviser le cadre organique de la gouvernance nationale des finances publiques ? Si l'on engage cette réforme dans le même temps que celle qui est prévue au niveau européen, dans quel ordre doit-on procéder et en suivant quels objectifs ?

S'agissant ensuite de la programmation pluriannuelle des finances publiques, vous proposez d'examiner les écarts à la trajectoire pluriannuelle au printemps, au moment de l'examen du projet de loi de règlement. Nous pensons pour notre part qu'il faudrait par ailleurs avancer cet examen. Nos prédécesseurs, président et rapporteur général de la commission des finances, avaient envisagé la transformation de la loi de règlement en une loi d'exécution et de programmation des finances publiques, qui aurait le mérite d'inclure l'ensemble des administrations publiques et d'actualiser justement les trajectoires des finances publiques prévues par le Gouvernement. Cette proposition correspond-elle à ce que vous préconisez ?

Enfin, vous proposez d'instaurer, au milieu de l'année, un moment de cadrage des grands équilibres des textes financiers, mais aussi d'organiser une discussion générale sur les recettes publiques, préalablement à l'examen du projet de loi de finances et du projet de loi de financement de la sécurité sociale. Que penseriez-vous de l'idée de discuter, dès le mois de juillet par exemple, d'une loi fiscale qui regrouperait les principales mesures relatives aux prélèvements obligatoires envisagées par le Gouvernement ? Là encore, nos prédécesseurs avaient défendu cette proposition dans les débats préalables à la révision constitutionnelle. Un tel texte permettrait de donner davantage de temps au Parlement pour examiner des dispositifs souvent complexes, de faciliter et d'améliorer la visibilité des mesures fiscales à venir, tant pour les Français en tant que contribuables que pour les entreprises.

Mme Sophie Taillé-Polian. - Ce rapport se situe dans la continuité de ce que la Cour des comptes recommande depuis de longues années. Même si vous affirmez, monsieur le Premier président, que cette vision n'est pas politique, nous savons bien qu'elle l'est. Il serait d'ailleurs préférable que vous l'assumiez un peu plus.

Je vois une difficulté majeure dans la façon dont vous entendez mettre à l'agenda les débats sur la dette, et quasiment exclusivement sur la dette. À mon sens, il faudrait également discuter des questions sociales et, pour rester sur les aspects financiers, s'interroger sur la meilleure manière de prendre en compte les externalités environnementales. On peut tout à fait intégrer dans la comptabilité privée, mais aussi dans les indicateurs publics, dans notre pilotage budgétaire, les réalités extrafinancières qui pèseront sur les finances publiques, et qui pèsent déjà sur celles-ci. Comment faire pour élaborer des politiques et des stratégies financières qui prennent en compte cette dimension environnementale ? Votre rapport est hélas totalement muet sur ces sujets, alors qu'une nouvelle stratégie des finances publiques doit absolument s'appuyer sur ces éléments.

M. Didier Rambaud. - En tant que rapporteur spécial de la mission « Conseil et contrôle de l'État » ces trois dernières années, j'ai observé que le rôle du Haut Conseil des finances publiques suscitait chaque année des interrogations, voire des velléités de remise en cause. Je note votre volonté d'élargir le mandat du HCFP ; j'espère que cette mesure répondra aux observations que j'ai pu entendre.

Vous recommandez de transformer la loi de financement de la sécurité sociale en une loi de protection sociale obligatoire élargie aux régimes de retraite complémentaire obligatoires et à l'assurance chômage. Étant donné les différences de format et, parfois, de qualité entre les jeux de données de certains régimes et ceux des comptes de la sécurité sociale, sous quelles conditions pensez-vous qu'une telle réforme pourrait voir le jour ? Dès lors que vous souhaitez réformer la loi de financement de la sécurité sociale dans un cadre constitutionnel inchangé, pensez-vous que l'examen d'un texte à ce point élargi pourrait tenir dans le délai de cinquante jours prévu par la Constitution ?

Mme Isabelle Briquet. - Monsieur le Premier président, la technicité qu'engendre la LOLF rend peu lisibles les très nombreux documents soumis à notre examen. Par exemple, le bleu budgétaire consacré aux collectivités territoriales retrace seulement 40 % des flux financiers entre l'État et les collectivités.

La Cour des comptes a proposé des pistes d'amélioration à ce sujet, mais ne faudrait-il pas aller plus loin ? Pourquoi ne pas imaginer une loi de financement des collectivités territoriales ? Vous l'avez d'ailleurs évoqué tout à l'heure en parlant de la difficulté d'engager les révisions constitutionnelles qui en découleraient.

Je souhaite ensuite parler de la loi de règlement, car on n'accorde pas suffisamment d'importance à l'exécution budgétaire. Tous les élus locaux le constatent chaque année : comparaison n'est certes pas raison, mais le vote du compte administratif est un moment important sur le plan tant budgétaire que politique dans les collectivités locales, car il porte sur le contrôle de l'exécution de ce que les élus ont voté précédemment. J'ai lu avec attention votre proposition concernant la loi de règlement. Ne faudrait-il pas là encore aller plus loin et renforcer sa place, en donnant au Parlement davantage de temps pour l'examiner, afin d'en approfondir le contrôle ? Ce contrôle ne pourrait-il pas se faire par mission ?

Sans parler de règle d'or, n'estimez-vous pas souhaitable d'opérer une distinction entre les dépenses qui relèvent du fonctionnement et celles qui relèvent de l'investissement, pour plus de clarté et de lisibilité ?

Enfin, ne serait-il pas judicieux de sortir certaines dépenses des critères européens comme, par exemple, celles qui concernent les opérations extérieures (OPEX) ?

M. Jean-François Rapin. - Monsieur le Premier président, en tant que rapporteur spécial de la mission « Recherche et enseignement supérieur », je m'interroge sur la façon dont les crédits dédiés à la recherche s'insèrent dans le dispositif présenté dans le rapport synthétique, même si j'imagine qu'ils sont répartis entre enseignement et services généraux. J'aimerais comprendre comment sont intégrés les établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST). Je déplore chaque année le manque de lisibilité de ce budget.

Ma deuxième remarque a trait aux fonds européens. On sait très bien qu'un plan de relance sera bientôt lancé à l'échelon européen : il faudra à mon avis distinguer les fonds qui émanent de l'Europe de ceux qui viennent de l'État français. L'exécutif a parlé d'un plan de relance de 100 milliards d'euros, ce qui était faux, puisque l'on sait très bien que 40 milliards d'euros proviendront de l'Europe.

Troisième et dernière remarque, vous avez parlé des lois de programmation. Il conviendrait d'éclaircir là encore l'éternel débat entre euros constants et euros courants, afin de regagner ce dont M. Husson parlait tout à l'heure, à savoir la confiance des Français.

M. Éric Bocquet. - Monsieur le Premier président, le rapport Pébereau de 2005 contenait déjà les mêmes recommandations que celles que vous formulez alors que, à l'époque, la dette du pays atteignait 66 % du PIB. M. Pébereau appelait déjà à la nécessité de parvenir à un budget à l'équilibre d'ici à 2010 : sans commentaire !

Cela fait des années que l'on entend le même discours. Le sujet n'est pas technique, mais fondamentalement politique, y compris celui sur la dette. Le débat sur la dette est en effet indispensable dans les années à venir. Mais arrêtons de dire que son nécessaire remboursement est un propos plein de bon sens : un État n'est pas un ménage !

Pour garantir un véritable débat démocratique, admettez au moins qu'il existe des options alternatives en ce qui concerne la gestion de cette dette. Aujourd'hui, la Banque centrale européenne (BCE) détient 25 % des titres de dette des États membres de l'Union européenne, soit 3 800 milliards d'euros. Si la BCE les annulait, cela ne lèserait aucun créancier. Je rappelle que, le 27 février 1953, l'Allemagne a bénéficié d'une réduction de 60 % de sa dette en accord avec ses créanciers : c'est donc possible ! Tandis que nous vivons une période exceptionnelle, historique, inédite, le discours que j'entends ce matin est le même que celui que l'on entend depuis des décennies.

Je déplore par ailleurs que la commission Arthuis ne comporte aucun parlementaire, alors qu'on y trouve une ancienne ministre de la santé, une ancienne dirigeante du Medef et une ancienne de Goldman Sachs.

Enfin, vous préconisez de créer une instance pérenne pour veiller à la maîtrise de la dépense publique et des finances publiques. D'accord, mais que manque-t-il aujourd'hui à l'arsenal que nous avons à notre disposition : Bercy, les marchés financiers, le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), le Haut Conseil des finances publiques, la Cour des comptes ? Qu'est-ce qu'apportera cette nouvelle instance à l'arsenal d'un Parlement dont le rôle est déjà très limité, à cause de l'article 40 de la Constitution notamment ?

M. Claude Raynal, président. - Je précise que le Parlement s'est interrogé sur l'opportunité de contribuer aux travaux de la commission Arthuis, et a finalement considéré qu'il serait malencontreux, voire dangereux d'engager sa responsabilité au travers de cette instance. Notre rôle consiste plutôt à nous positionner sur les recommandations formulées par ce type d'instance.

M. Vincent Delahaye. - Dans une démocratie, ce sont les élus qui doivent avoir le pouvoir. Contrairement à ce qu'a dit M. le Premier président, je crains malheureusement que nous ne soyons pas des décideurs. En revanche, nous pourrions être de meilleurs contrôleurs. Plutôt que d'élargir le mandat du Haut Conseil des finances publiques - j'étais et je reste défavorable à sa création -, je pense qu'il faudrait renforcer les moyens à notre disposition pour exercer un contrôle plus efficace des finances publiques.

Je suis en outre assez favorable aux revues de dépenses. Qui les piloterait ? Seront-ce les parlementaires, comme je le souhaite ?

Enfin, concernant les collectivités locales, j'ai bien noté votre souhait de créer une nouvelle mission budgétaire sur les concours de toute nature de l'État. Toutefois, je considère que cette mission devrait également inclure les contributions des collectivités locales à l'État, comme la TVA par exemple.

M. Michel Canevet. - Je remercie le Premier président de la Cour des comptes pour les éléments d'analyse qu'il a bien voulu nous communiquer.

Vous nous rappelez notamment que nous n'avons jamais respecté les lois de programmation des finances publiques, et que la France est la championne des pays analysés dans le rapport pour ce qui concerne les dépenses de sécurité sociale.

Vous faites donc le constat de l'inefficacité des lois de programmation des finances publiques : plutôt que de les maintenir, ne serait-il pas préférable de tracer les perspectives budgétaires jusqu'à n+3 dans les lois de finances, de sorte à disposer d'une programmation véritablement pluriannuelle ?

Vous évoquez également l'idée de regrouper les dépenses relatives aux collectivités territoriales, ce qui me semble une approche effectivement intéressante. À défaut d'une loi de financement des dépenses locales spécifique, que préconisez-vous ? Ne faudrait-il pas un examen plus approfondi que celui qui découle d'une mission budgétaire classique, dans la mesure où ce budget constitue un enjeu considérable pour nos finances publiques, puisqu'il représente tout de même la moitié des dépenses de l'État ?

Enfin, comme d'autres, je m'interroge sur votre recommandation de créer une instance pérenne de concertation. Il me semble qu'il existe suffisamment d'outils à notre disposition aujourd'hui.

M. Roger Karoutchi. - Pour ma part, je considère que tous les gouvernements, de gauche et de droite, ont échoué. Par ailleurs, le Parlement n'a plus le pouvoir dont il devrait disposer au niveau financier. Nous n'avons plus le véritable contrôle des impôts ni de la dépense budgétaire. Depuis trente ou quarante ans, on nous explique qu'il faut réformer le système, et cela ne marche pas.

La seule réalité, c'est l'obligation, la contrainte. Nous avons échoué à inscrire la règle d'or dans la Constitution, ce qui aurait été une obligation incontournable. J'estime que les pouvoirs du HCFP doivent être renforcés. Je suis favorable à une loi de programmation pluriannuelle et à l'idée que le HCFP ait le pouvoir de sanctionner le Gouvernement s'il sort de ce cadre. Ne rêvons pas, les majorités parlementaires sont à la disposition du Gouvernement !

Monsieur le Premier président, je vous demande vraiment, au-delà de la nécessité de contrôler mieux et de faire plus, de trouver un système contraignant le Gouvernement à ne plus pouvoir s'exonérer des votes du Parlement et de ses obligations.

M. Gérard Longuet. - Cela s'appelle la vie parlementaire.

M. Pierre Moscovici. - Je m'efforcerai de répondre à toutes ces questions, bien que certaines d'entre elles sortent du cadre du rapport qui est présenté ce matin.

Vous avez raison de souligner que les règles de l'Union européenne doivent être modifiées. Si on ne dispose pas de règles en matière de finances publiques, on peut s'affranchir de tout. J'ai pu constater en tant que ministre des finances et commissaire européen que les règles de l'Union ne sont plus adaptées. Nous allons vivre pendant dix ans avec une dette publique qui sera au mieux supérieure à 100 % du PIB, et le niveau de déficit restera, au moins jusqu'en 2025, supérieur à 3 %.

Il y a un besoin de cohérence avec les règles de l'Union européenne. La Cour des comptes, notamment dans son rapport du mois de juin, a mis en évidence deux angles : la dette publique d'un côté, et la dépense publique et sa qualité de l'autre, lesquels ont été confirmés depuis lors par le European Fiscal Board. Ce que nous proposons est cohérent avec les dispositions actuelles et je ne vois pas la nécessité d'attendre : il s'agit de mettre en oeuvre les règles de notre propre maison, en même temps que nous faisons évoluer les règles européennes.

Ce que vous avez évoqué permet de souligner des points de vue différents avec la Milolf ; je pense notamment à la temporalité. Les trois temps forts actuels des finances publiques ont leur raison d'être et méritent d'être approfondis.

Le mois d'avril, c'est le temps de l'exécution et de la performance, que nous proposons de renforcer avec une loi de résultats de la sécurité sociale au printemps. Le rapport sur le budget de l'État (RBDE) de la Cour des comptes restera publié au moment du dépôt de la loi de règlement. Des dispositions ont été prises pour que sa publication soit avancée l'an prochain à la mi-avril. Le mois d'avril, c'est aussi le temps du programme de stabilité : nous approuvons l'idée qu'il fasse systématiquement l'objet d'un débat et d'un vote au Parlement - vous le savez, le calendrier est serré, car ce programme doit être envoyé fin avril aux institutions européennes.

Les mois de juin et de juillet correspondent au cadrage des grands équilibres des textes financiers, à l'occasion du débat d'orientation des finances publiques. Il s'agit alors de faire le point sur l'exécution de l'année en cours. Le rapport de la Cour des comptes sur la situation et les perspectives des finances publiques intervient en juin, et permet depuis une quinzaine d'années de faire le point sur ces éléments de cadrage et de prévision. Ce pourrait aussi être celui du débat portant sur la soutenabilité de la dette publique.

Enfin, les lois financières sont présentées aux mois de septembre et d'octobre.

Nous pensons que ces trois temps ont toute leur pertinence.

Vous évoquiez, monsieur le rapporteur général, l'idée d'une distinction entre des lois fiscales, en juillet, et des lois de finances en matière de dépenses à l'automne. Selon nous, la question de l'équilibre budgétaire devrait être traitée à l'automne. Nous préférons garantir l'unité de la loi de finances en examinant ensemble les recettes et les dépenses. En contrepartie, il faudrait limiter assez drastiquement les mesures fiscales dans la loi de finances rectificative de fin d'année.

La Cour des comptes avait déjà recommandé en 2014 l'adoption d'une loi de financement des collectivités locales. Une telle évolution supposerait toutefois de réviser la Constitution : il n'est certes pas impossible de l'envisager pour la suite, mais c'est une décision politique. La Cour propose plutôt de regrouper l'ensemble des transferts financiers de l'État au bénéfice des collectivités locales au sein d'une nouvelle mission « Relations avec les collectivités territoriales » - chacune des catégories de transferts financiers garderait sa nature propre, sans fongibilité entre elles. Cela permettrait d'avoir une discussion générale sur les relations financières entre l'État et les collectivités territoriales.

L'élargissement de la loi de financement de la sécurité sociale se limiterait, selon nous, aux régimes complémentaires de retraite ou à l'assurance chômage. Il paraît raisonnable de le faire en cinquante jours. L'examen du PLFSS est très long en France, en comparaison à d'autres pays qui passent plus de temps à examiner le projet de loi de règlement.

Faut-il sortir certaines dépenses des critères européens, pour ce qui concerne les OPEX, la recherche ou l'éducation par exemple ? Pour le moment, notre priorité est d'avoir des cibles de dépenses globales, sans exception.

Pour ce qui concerne la Conférence nationale des finances publiques, les dispositifs de concertation ont montré leur efficacité, notamment en Allemagne et en Espagne, où des mécanismes ont été mis en place pour assurer la convergence de tous les acteurs vers l'objectif d'équilibre des finances publiques à moyen terme. En 2021, plus que jamais, la soutenabilité financière relève d'une responsabilité collective. C'est pourquoi la Cour propose qu'une instance de concertation soit convoquée en amont du dépôt d'une loi de programmation des finances publiques et annuellement en début de procédure budgétaire. Cette instance n'aurait pas vocation à se substituer au rôle du Parlement, mais vise bien au contraire à ce que l'État, les collectivités locales et les administrations de sécurité sociale identifient les arbitrages pouvant être rendus entre les sous-secteurs d'administration publique.

Le Fonds de compensation pour la taxe sur la valeur ajoutée (FCTVA) permet de compenser en partie la TVA payée par les collectivités sur leurs investissements.

Nous souhaitons qu'il existe un programme de revue de dépenses, articulé avec chacune des LPFP. Elles peuvent être réalisées par le Gouvernement - par des corps de contrôle par exemple -, ce qui n'empêche pas le Parlement de jouer un rôle particulier en la matière. Les revues de dépenses seraient l'une des composantes nécessaires d'un examen allongé de l'exécution budgétaire, que nous appelons de nos voeux. Cette pratique est assez largement répandue dans les pays de l'Union européenne.

J'en viens aux deux questions politiques posées par les sénateurs Karoutchi et Bocquet.

Il est évident que le débat sur la dette doit être pluraliste. Un débat qui n'est pas pluraliste n'est plus un débat : c'est un monologue, un acte d'autorité. La situation est en réalité plus complexe qu'elle ne le fut. Au début de la crise financière, la BCE n'intervenait pas du tout de la même façon qu'aujourd'hui. Avec le fameux « whatever it takes » de Mario Draghi à l'été 2012 sont arrivés les grands programmes d'injection de liquidités et la baisse des taux - jusqu'à des taux d'intérêt négatifs. Mais tout cela était absolument inenvisageable avant ; la BCE a fait évoluer son rôle de manière considérable.

D'ailleurs, le plan de relance européen de l'été dernier comprend, pour la première fois, une mutualisation limitée de la dette publique. Ne faisons donc pas comme s'il n'y avait pas de discussion. Toutefois, ce débat doit être réaliste et doit tenir compte de l'annulation de la dette notamment. Il y a toujours quelqu'un qui finit par la payer : les épargnants. La BCE, ce n'est pas que nous, les Français : ni dans son mandat ni dans sa composition. Aussi, la perspective d'une annulation de la dette ne peut exister ! On peut demander inlassablement l'annulation de la dette - c'est arrivé une fois, comme vous l'avez dit -, la BCE ne peut tout faire.

De la même façon, la dette publique ne sera pas intégralement mutualisée, pas davantage qu'elle ne sera annulée ou monétisée. Regardez plutôt le temps qu'il a fallu au moment du Conseil européen pour parvenir à cette avancée considérable, quoique limitée. Nous n'avons pas eu de « moment hamiltonien » de la construction européenne, et nous n'en sommes donc pas à un fédéralisme budgétaire, loin de là... Tout cela nous conduit à admettre que la dette doit être remboursée, au moins en partie, et qu'il nous faut une trajectoire soutenable de la dette publique. Madame Taillé-Polian, c'est dans ce cadre-là que nous pourrons traiter les grandes questions que sont la transition écologique, le vieillissement de la société et l'évolution du système de santé. Si l'on ne retrouve pas des marges de manoeuvre, la dette finira par les absorber. Le jour où les taux d'intérêt vont remonter - cela arrivera -, c'est notre capacité à financer nos politiques et nos services publics qui sera remise en cause. C'est pourquoi le débat sur la dette n'est ni de droite ni de gauche, c'est une question d'intérêt général. Il faut le mener avec le pluralisme et le réalisme nécessaires.

Je suis profondément en accord avec Roger Karoutchi. Lorsque j'avais présenté la loi organique en décembre 2012, nous avions eu un débat sur la règle d'or. Des mécanismes permettant d'assurer l'équilibre des finances publiques à moyen terme ont été mis en place partout en Europe. Je comprends que certains d'entre vous ne croient pas en cette instance qu'est le HCFP, mais c'est un instrument indispensable pour le Parlement. Plus le HCFP pourra délivrer des analyses et mettre en place des mécanismes efficients, plus le contrôle parlementaire retrouvera son sens. Il ne s'agit pas d'être contre l'exécutif - c'est d'ailleurs tout l'intérêt pour le Gouvernement d'avoir une instance indépendante. D'ailleurs, le HCFP compte des personnalités qualifiées nommées par les deux assemblées, dont l'ancien sénateur Éric Doligé, nommé par le Président du Sénat. Je propose que son mandat soit élargi afin que l'on puisse apprécier les prévisions en matière de finances publiques et, s'il le faut, réduire les écarts et corriger les trajectoires, mais aussi débattre de la dette publique. Ne nous y trompons pas, il pèche non pas par excès de mandat ou de moyens, mais par insuffisance. C'est d'autant plus marquant si on le compare à nos voisins européens.

Je rappelle que la création du HCFP a été une réponse à la demande d'énoncer une règle d'or. Au vu de la situation dans laquelle nous nous trouvons, il conviendrait d'en élargir le mandat pour créer une véritable instance de débat, avec une expertise indépendante beaucoup plus forte.

M. Christian Charpy, président de la première chambre de la Cour des comptes. - Les établissements publics à caractère scientifique et technique (EPST), dont une partie seulement du budget figure dans la loi de finances, sont le symbole même de l'éclatement budgétaire que la Cour des comptes critique dans ce rapport.

Nous devons combiner deux éléments contradictoires : d'une part, accorder aux universités une autonomie dans leur fonctionnement, leur donner des moyens et les soutenir dans leurs dépenses de personnel, et d'autre part, assurer une unité budgétaire. Nous sommes confrontés à cette dualité dans le cadre du travail que nous effectuons, pour le compte du comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques de l'Assemblée nationale, sur les relations entre l'État et les opérateurs : les opérateurs sont utiles, et dans le même temps, ils créent une sorte de biais dans la compréhension du budget. C'est pourquoi nous préconiserons d'avoir une vision globale plus claire des emplois publics et des moyens qui leur sont confiés.

M. Claude Raynal, président. - Il ne nous a pas échappé que vous êtes attaché au HCFP, monsieur le Premier président, car vous nous en avez déjà parlé à trois reprises depuis votre nomination.

M. Jérôme Bascher. - Je me souviens qu'Alain Lambert et Didier Migaud avaient dit que la loi de règlement était la plus importante. Aujourd'hui, quasiment plus personne ne se souvient de l'architecture budgétaire que nous avons connue par le passé, il n'y avait aucun indicateur - il en est autrement avec la LOLF.

Auparavant, le débat d'orientation des finances publiques s'intitulait « débat d'orientation budgétaire », avant la création du ministère des comptes publics et la réforme de 2012. Mais ce débat ne pourrait-il pas devenir la loi de programmation que vous appelez de vos voeux ?

Compte tenu de la diversité des comptabilités des EPST, des hôpitaux, etc., ne conviendrait-il pas de clarifier tout cela ?

Vous avez renoncé à la règle d'or en 2012. Mais c'est un sujet de réforme que vous avez totalement omis dans votre rapport, que j'ai d'ailleurs lu intégralement.

En ce qui concerne le HCFP, j'ai moi-même plaidé dans un de mes rapports en faveur de l'évolution de son mandat sur le volet des dépenses et pour ce qui concerne la dette. En revanche, vous affirmez dans votre rapport que l'évaluation des recettes allongerait le délai d'instruction. Or nous avons pu le constater cet hiver, et cela a fait l'objet d'une observation extrêmement sévère du HCFP, vous n'avez pas été capable d'évaluer l'incidence des nouvelles prévisions de croissance du Gouvernement, faute de scenario économique complet. C'est le Parlement qui devrait être doté de moyens d'évaluation plus amples. Qu'en pensez-vous ?

M. Philippe Dallier. - Je suis très heureux que le HCFP existe et suis favorable au renforcement de ses moyens. Mais jusqu'où ?

Il faut aussi de nouveau poser la question de la règle d'or : on a beau inscrire toutes les règlementations et essayer d'encadrer le Gouvernement lorsqu'il présente son budget, rien ne nous ramènera dans une trajectoire de finances publiques acceptable si derrière il n'y a pas de volonté politique.

Nous pourrions évidemment réviser la Constitution pour y inscrire que tout budget doit être présenté en équilibre, mais nous savons bien que c'est aujourd'hui impossible. Quelle forme de règle d'or pourrions-nous donc nous imposer ? Pourquoi d'ailleurs ne pas le faire pour une période transitoire, compte tenu de vos observations sur la durabilité du déficit dans les prochaines années ? Car si on laisse la tendance se poursuivre, on finira comme la Grèce !

M. Claude Raynal, président. - C'est une vision très optimiste...

M. Vincent Capo-Canellas. - Les propositions que vous avez formulées, monsieur le Premier président, essaient d'être pragmatiques et vont dans le bon sens.

Il y a un problème de calendrier pour ce qui concerne l'examen du PLF et de définition du périmètre des missions. Sur la mission « Écologie » par exemple, on peut constater qu'il est difficile d'aborder un grand nombre de sujets divers - transports, biodiversité, rénovation thermique, carburants, etc. - en moins d'une après-midi. Alors qu'il conviendrait de lutter contre le morcellement et d'améliorer le contrôle, certaines missions restent trop larges dans leur périmètre. De plus, le Parlement travaille à marche forcée à la fin de l'année.

Vous dites également dans votre rapport qu'il faut aborder les taxes affectées en première partie - ce ne peut être d'ailleurs fait différemment, puisque cela a un impact sur le niveau des recettes -, tout en affirmant qu'il est nécessaire de procéder à un vote dans le cadre de la deuxième partie. Bien que je comprenne votre pragmatisme, je ne vois pas comment cela peut fonctionner.

Aussi, vous incluez les budgets annexes - comme le budget annexe « Contrôle et exploitation aériens » (BACEA), dont je suis le rapporteur spécial - dans les simulations d'une nouvelle mission budgétaire « Écologie », et recommandez plus loin de les supprimer. La Cour des comptes a déjà affirmé que les budgets annexes ont un aspect déresponsabilisant pour l'évolution des crédits budgétaires : quand cela va mal, ils font de la dette, mais, dans le cas contraire, ils se servent de l'activité.

Peut-être faut-il lire ici ce que vous avez écrit en creux, en tenant compte de la Milolf et de la position de la Cour des comptes, et considérer qu'il faille créer des établissements publics ? Vous ai-je bien compris ?...

M. Sébastien Meurant. - On a tendance à oublier que l'argent public est celui des contribuables. La base de la démocratie est le consentement à l'impôt et le vote de la dépense publique. Or nous votons depuis des décennies des budgets qui sont en déséquilibre, avec une dépense publique qui est devenue folle.

À travers l'histoire, on peut observer que la dette finit toujours par se rembourser. Mais vous parlez de réalisme. Pourtant aujourd'hui, on déverse de l'argent qui ne repose sur aucune richesse concrète. On nous dit que l'argent magique n'existe pas, mais l'on peut tout de même se poser des questions...

On peut s'inquiéter d'un problème démocratique et d'un déséquilibre au détriment du Parlement, qui certes vote les textes, mais est largement défaillant dans sa mission de contrôle des dépenses publiques. La question de la consolidation des budgets liés aux différentes missions est loin d'être réglée, et les rapports de la Cour des comptes restent, pour beaucoup, lettre morte, dans la mesure où le Gouvernement ne donne pas suite. Ainsi, en 2017, la Cour avait chiffré la fraude aux retraités centenaires étrangers à plus de 200 millions d'euros par an. Qu'a fait l'administration ? De même, dans un rapport du 8 septembre 2020, concernant la fraude aux prestations sociales, la Cour indique que 7,7 millions de bénéficiaires de retraites sont nés à l'étranger. Là encore, quelle suite a été donnée aux recommandations de ce rapport ?

Par ailleurs, il revient au Parlement de suivre et de contrôler les revues de dépenses.

M. Patrice Joly. - Les cadres juridique et budgétaire ne sont pas définis hors contexte politique et idéologique. Nous ne parlons pas que de technique, nous adoptons aussi des prismes qui orientent notre réflexion. Le vocabulaire utilisé n'est pas non plus neutre : à cet égard, évoquer le « poids » de l'État, ce n'est pas parler de la « part » de l'État, et il y a une différence entre la « maîtrise » des dépenses et la « gestion » ou le « pilotage » de celles-ci.

Le prisme des dépenses révèle aussi une certaine connotation dans les approches. Les revues de recettes sont tout aussi importantes et méritent des débats, compte tenu des enjeux de fraude et de justice fiscales, mais aussi d'acceptabilité de l'impôt.

On vous rejoint, bien évidemment, sur les enjeux démocratiques et sur l'application des principes d'unité et d'universalité qui permettraient d'améliorer la transparence de la gestion publique, et donc le contrôle des assemblées. L'approche pluriannuelle est un enjeu qu'il faudra maîtriser dans les années à venir.

Il me semble que le réalisme des prévisions n'est pas à la hauteur des résultats. Ce cadre idéologique de la contrainte financière fait que l'on a tendance à prévoir moins de dépenses que ce que l'on sait nécessaire. On ne peut pas balayer d'un revers de la main, monsieur le Premier président, la question de l'annulation de la dette : des économistes sérieux, des prix Nobel s'interrogent. On le sait, une partie de la dette est détenue par les banques centrales, celles-ci étant détenues à leur tour par les États.

M. Vincent Segouin. - Je fais le même constat que mes collègues sur la règle d'or, surtout au moment où l'on propose l'inscription de l'écologie dans la Constitution. La règle d'or est un outil simple et efficace, qui n'entraînera pas de dépenses supplémentaires, et permettra de regagner la confiance des citoyens.

La Cour des comptes a beaucoup d'influence sur les collectivités, mais très peu sur l'État. C'est une dérive qui s'aggrave d'année en année.

M. Marc Laménie. - Merci, monsieur le Premier président, pour votre analyse pédagogique. On parle partout de simplifier, alors que l'on s'aperçoit en réalité que tout est complexe. On l'a encore vu cet automne, avec l'examen de trente-cinq missions budgétaires au moins. Sur le terrain, les moyens humains diminuent, alors que la dette et le déficit budgétaire progressent. Quand cessera cette réduction des services de proximité de l'État ?

M. Charles Guené. - Étant moi-même militant depuis plus d'une décennie pour une nouvelle gouvernance des finances publiques, j'apprécie particulièrement vos propos, monsieur le Premier président.

La trajectoire des finances publiques fait aujourd'hui seulement l'objet d'une gentille causerie à laquelle nous pourrions participer un peu plus. La structure de nos finances publiques est en train d'évoluer très rapidement : fiscalité locale, qui ressemble plutôt à des parts d'impôts nationaux, évolution du budget de la sécurité sociale, inclusion de la fiscalité environnementale, etc. Mais nous n'avons aucune visibilité, et ne bénéficions que de réformettes, au coup par coup. Quelle idée avez-vous d'une nouvelle gouvernance ?

Pour ma part, je ne peux pas imaginer une nouvelle gouvernance - entre les collectivités, le Parlement et l'État - sans que les collectivités locales soient intéressées par la dette. Pourquoi seul l'État s'en préoccupe-t-il ?

On constate que vos préconisations sont considérées par Bercy comme des irritants. Quelles chances d'aboutir avez-vous ?

M. Emmanuel Capus. - Dans le prolongement des travaux de la commission Arthuis, quel est votre sentiment, monsieur le Premier président, sur la délimitation de la dette liée à la covid-19 ? N'a-t-on pas à l'avenir intérêt à l'isoler ?

Nous avons été confrontés à une situation totalement inattendue et exceptionnelle. Personne n'a donc pu imaginer que notre dette augmenterait à ce point en si peu de temps ; nous ne restons d'ailleurs pas à l'abri du développement d'autres épidémies à l'avenir...

M. Pierre Moscovici. - Ce débat montre l'intérêt que votre assemblée attache au sujet, et la très grande acuité des questionnements constitue pour nous un encouragement.

La Cour des comptes est une grande institution de la République à portée constitutionnelle. Nous souhaitons qu'elle soit plus forte encore, et je prendrai des initiatives en ce sens dans le cadre du chantier de transformation de la Cour des comptes et des chambres régionales des comptes que j'ai lancé.

Le suivi de nos recommandations est assez important. Nous participons au débat public, mais nous ne pouvons pas nous substituer aux décideurs. Nous faisons donc des propositions qui ont pour objectif, non pas d'irriter, mais de faire avancer le débat démocratique ainsi que l'efficience et la qualité des finances publiques.

Le débat d'orientation budgétaire des finances publiques est annuel. La LPFP doit avoir une durée suffisante - de quatre à cinq ans -, la loi d'orientation des finances publiques doit permettre d'analyser les écarts entre la LPFP et la situation annuelle, et d'orienter la préparation des transferts financiers des textes de l'automne.

Il est vrai qu'il y a des comptabilités multiples. L'État, la sécurité sociale et les budgets locaux ont leur compte propre. Comme cela est source de complexité technique, il faut donner des éléments de réconciliation. Tel est le sens de l'objectif de décliner les dépenses des administrations publiques par sous-enveloppe, dans leur comptabilité propre, par souci d'une plus grande cohérence.

Nous insistons beaucoup sur l'importance des lois de règlement, sur le temps que nous devons y consacrer et la force qu'elles doivent avoir.

S'agissant de la règle d'or, est d'ores et déjà prévu, depuis 2008, à l'article 34 de la Constitution un objectif d'équilibre des comptes des administrations publiques. La forme la plus aboutie d'une règle d'or serait d'assurer la suprématie des lois de programmation des finances publiques sur les lois de finances. Je rappelle qu'une réforme constitutionnelle a été votée dans les mêmes termes par les deux assemblées en 2011.

La règle d'or peut aussi être un mécanisme d'or : le HCFP y participe d'ailleurs. Il est de l'intérêt du Parlement et des citoyens de renforcer son mandat, car c'est une instance de débat. Faut-il élargir son mandat aux recettes ou aux dépenses ? Le problème n'est pas le délai, mais d'être saisi dans les bons délais. Cela nous a conduits, dans notre dernier avis, à manifester notre sentiment de frustration face à des décisions prises, car nous n'avions été que partiellement.

M. Claude Raynal, président. - Nous vous comprenons parfaitement, pour l'avoir vécu !

M. Pierre Moscovici. - En ce qui concerne l'articulation avec la première partie, nous proposons de mettre en place de nouvelles missions plus globales, sans bouleverser l'organisation actuelle du vote du budget, mais pour compléter l'information du Parlement lors du vote des moyens de chaque politique publique. Nous proposons donc que les taxes affectées soient récapitulées dans une nouvelle mission budgétaire, car il s'agit d'une composante à part entière des moyens consacrés par l'État aux politiques publiques.

Nous avons proposé que l'examen de nouvelles missions soit l'occasion de confirmer annuellement, par un vote, l'affectation de cette taxe aux opérateurs. Sur les plafonds d'emplois du ministère et des opérateurs, nous souhaitons maintenir la répartition actuelle entre la première et la deuxième parties.

L'examen de la mission « Écologie », bien qu'il soit bref, s'appuie sur de nombreux rapports, et il est d'ailleurs plus long que dans la plupart des autres pays. L'accent devrait être mis sur l'exécution du budget de l'État, et des revues de dépenses.

Il est vrai que la structure des dépenses et des recettes a beaucoup changé : c'est bien l'objectif du débat général que nous proposons en amont de l'examen du PLF et du PLFSS, sur l'évolution des recettes, le partage des recettes et in fine l'équilibre.

Concernant la dette de la covid, nous avons eu l'occasion de nous exprimer pour la première fois dans le chapitre « Finances publiques », et nous sommes très dubitatifs sur le cantonnement de cette dette. Je pense que la commission Arthuis sera également prudente. Si nous décidons de reconnaître l'existence d'une dette liée au covid-19, cela signifie que nous reconnaissons qu'elle doive être remboursée, ce qui s'apparenterait à un acte de bonne gestion. Mais le danger serait de considérer qu'il existe une dette à part : bien qu'elle ait une cause sui generis, cela reste de la dette.

Nous exprimons donc une forme de scepticisme à ce stade, en comprenant qu'il y a des arguments pour et des arguments contre. Nous nous inscrirons dans ce débat le moment venu, notamment à l'occasion du rapport public annuel.

M. Christian Charpy. - J'ajoute que, avant la LOLF, il y avait six budgets annexes, contre deux actuellement. L'exception budgétaire que constituent ces budgets ne nous paraît pas raisonnable. Le budget annexe « Publications officielles » ne présente pas de difficulté, mais le BACEA est un peu plus complexe, en ce qu'il finance des opérations commerciales et des opérations régaliennes, ce qui nous semble contraire à la LOLF. Il faudrait probablement créer un établissement public, auquel on confierait à la fois des fonctions commerciales et des fonctions régaliennes. Ou bien peut-être conviendrait-il de séparer les choses, conformément à ce que la Cour des comptes a exprimé à certaines périodes. Mais la séparation est aussi difficile à réaliser. C'est un sujet en devenir.

M. Claude Raynal, président. - Je vous remercie, monsieur le Premier président, de la qualité et de la clarté de vos propos. Je le répète, nous avons bien compris l'intérêt que vous portez au renforcement du HCFP. Nous aurons sans doute l'occasion d'en débattre à l'avenir. Merci également à M. Christian Charpy.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Désignation de rapporteurs

La commission désigne M. Jean-François Husson rapporteur du projet de loi n° 3734 (A.N. XVe lég.) autorisant l'approbation de la décision (UE, Euratom) 2020/2053 du Conseil du 14 décembre 2020 relative au système des ressources propres de l'Union européenne et abrogeant la décision 2014/335/UE, Euratom.

La commission désigne M. Vincent Delahaye rapporteur du projet de loi n° 688 (2019-2020) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la principauté de Monaco relatif au régime fiscal des dons et legs faits aux personnes publiques et aux organismes à but désintéressé.

Questions diverses

M. Claude Raynal, président. - Je souhaite informer la commission que le comité institué par l'article 8 de la loi n° 2019-803 du 29 juillet 2019 pour la conservation et la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris et instituant une souscription nationale à cet effet se réunira prochainement pour examiner la gestion et l'utilisation des fonds recueillis.

Notre collègue et ancien président Vincent Éblé, rapporteur spécial des crédits de la mission « Culture », me représentera à ce comité, qui réunit également le Premier président de la Cour des comptes et les présidents des commissions permanentes de l'Assemblée nationale et du Sénat chargées des finances et de la culture ou leurs représentants.

La réunion est close à 12 heures.