La laïcité : des débats, une histoire, un avenir (1789 - 2005)



Sénat - 4 février 2005

LES DÉBATS SUR LA LAÏCITÉ DEPUIS 1905

Jean Garrigues

Le professeur Antoine Prost va nous faire entrer dans le XX e siècle avec une réflexion sur la laïcité et l'école, essentiellement dans l'entre-deux-guerres, mais il a tout le loisir de poursuivre sa réflexion sur la période qui l'intéresse. Je lui laisse la parole. Ensuite, nous aurons une table ronde présidée par le professeur Émile Poulat.

LA LAÏCITÉ ET L'ÉCOLE DE 1905 À 1945

Antoine Prost, professeur émérite à l'Université de Paris I

Du point de vue de la laïcité et de l'école, la période qui s'étend de 1905 à 1945, est une période au cours de laquelle il ne se passe rien, en apparence. De ce fait, elle est un peu négligée : les études ont surtout porté sur la création de l'école républicaine dans les années 1880, ou sur l'évolution de la question laïque de 1945 à nos jours, en passant par la loi Debré, la loi Guermeur et la loi Savary, mais la période de l'entre-deux-guerres n'est guère traitée. Or, c'est pendant cette période que se noue de façon irréductible la question scolaire à la française. J'organiserai mon propos en trois points : un premier sur le « statu quo institutionnel » de l'entre-deux-guerres, un second sur la radicalisation théorique qui se produit alors paradoxalement et un troisième sur la commission Philip et l'émergence de la question scolaire à la fois comme problématique et comme solution, en 1945, car, avec cette commission, une page se tourne et l'on entre vraiment dans le second XX e siècle. La question scolaire se pose dans des termes nouveaux.

Le statu quo institutionnel de l'entre-deux-guerres

L'intervention de Jean Baubérot ce matin simplifie ma tâche. Les républicains ne sont pas unanimes et parmi eux, on peut distinguer au moins deux groupes : des républicains décidés à construire une société sans Dieu et sans roi, qui mènent une entreprise de sécularisation résolue mais qui, comme Jules Ferry, font confiance au temps pour que les derniers vestiges de l'ignorance, de l'obscurantisme et de la religion s'éteignent ; à côté d'eux, des libres-penseurs et des radicaux sont beaucoup plus véhéments, beaucoup plus convaincus que, hors de la science et de la raison qui fonde la science, il n'y a pas de salut pour la République. Ceux-ci sont absolument résolus à « écraser l'infâme », comme disait Voltaire, c'est-à-dire à éradiquer non seulement le catholicisme institutionnel et la puissance temporelle de l'Église, mais la religion elle-même. Pour eux, il ne s'agit pas seulement de tracer de bonnes frontières entre l'Église et l'État, mais de lutter contre la religion. C'est l'opposition de la superstition et des dogmes d'une part, de la raison et de la science d'autre part.

Le lien entre la conception prudente, modérée et la conception activiste de la lutte antireligieuse est évident. Les républicains de ce temps-là font face à une Église catholique que nous n'imaginons plus, une Église qui nous est devenue profondément inimaginable. L'Église du Syllabus , celle des catéchismes de persévérance de la Belle Époque, nous est totalement étrangère, elle appartient à un autre siècle, et c'est contre cette Église-là que se battaient les républicains. Et il n'y avait pas moyen, en effet, d'organiser une société moderne, reposant sur le droit du citoyen et les principes de 89, si l'Église avait conservé la « surintendance des écoles » pour citer Ferry. À côté de ce catholicisme, on trouve du côté républicain, une foi dans la raison qui appartient elle aussi à un autre univers que le nôtre. Personne aujourd'hui, aucun savant, aucun prix Nobel ne dirait, comme Marcellin Berthelot en 1856, après la synthèse de l'acide urique : « Le monde est désormais sans mystère. » Je citais tout à l'heure le grand discours de Viviani, dont l'affichage a été voté : « Ensemble et d'un geste magnifique, nous avons éteint dans le ciel des lumières qu'on ne rallumera jamais plus. » C'est splendide, mais cela veut dire que la raison permet de tout expliquer, de tout comprendre : l'univers est devenu limpide. La raison permet d'accéder à une vérité absolue, définitive. Entre ce catholicisme qui appartient à un autre univers que le nôtre et cette foi dans la science et dans la raison qui appartient aussi à un autre univers que le nôtre, l'incompatibilité est radicale.

À la suite de l'affaire Dreyfus, le conflit entre ces deux conceptions du monde et de la société s'exaspère. La loi de 1901 a pour objectif premier de contrôler les congrégations car on ne l'a pas attendue pour qu'il y ait des associations dans ce pays. Aujourd'hui encore, même les associations qui ne sont pas déclarées conformément à la loi de 1901 sont légales et l'on peut les poursuivre devant les tribunaux. La loi de 1901 a été faite avant tout pour contrôler les congrégations. Elle est appliquée par Combes en 1902, d'une manière extrêmement brutale, contrairement aux assurances qui avaient été données aux catholiques préalablement et avec la garantie du Conseil d'État, qui a renversé sa doctrine pour la circonstance.

La loi sur les congrégations ne suffit pas pour éradiquer la religion catholique, notamment dans les écoles privées. C'est le processus décrit par Jean Baubérot ce matin. La loi de 1901 ne suffisant pas, on fait une nouvelle loi en 1904, qui interdit aux congrégations d'enseigner. Elle est, elle aussi, appliquée de manière extrêmement brutale, avec des fermetures d'écoles congréganistes quinze jours avant les grandes vacances. Pour les catholiques, la loi de 1905, placée dans cette séquence, est une loi de plus, un pas supplémentaire dans la même direction et ils la voient donc d'un mauvais œil, jusqu'au moment où certains vont commencer à percevoir que cela pourrait être une sorte d'"Édit de Nantes" des catholiques.

De même qu'on a caractérisé une certaine période des relations diplomatiques, comme une période de « guerre froide », on peut caractériser cette période la période antérieure à la loi de 1905, comme une période de persécution froide, mais de persécution tout de même. Imaginons un instant ce qui se passerait aujourd'hui si un gouvernement républicain faisait procéder à l'inventaire des synagogues et des mosquées. Or on a fait l'inventaire des 35 000 églises de ce pays. Certes, cela s'explique, les catholiques avaient eu des comportements inacceptables au moment de l'Affaire Dreyfus, et la réaction des républicains est une réponse à une menace, dans une situation de combat. Mais elle est malgré tout très forte et très véhémente. La loi de 1905 est perçue initialement par les catholiques, d'autant qu'elle est refusée par le pape, comme une agression supplémentaire, voire un coup de grâce. Et les républicains les plus intransigeants la veulent aussi comme un coup fatal. De même que les catholiques, qui le redoutent, ils pensent qu'en supprimant les traitements des desservants et des évêques, la religion va s'éteindre.

En fait, les choses sont différentes. Par la volonté de Briand, de Jaurès, de Pressensé, par suite de l'évolution des travaux parlementaires, la loi de 1905 ne va pas être cette loi de plus, elle va être l'Édit de Nantes des catholiques. Elle leur garantit en fait qu'ils pourront continuer à pratiquer leur culte dans leurs églises, et c'est toute l'importance de l'article 4 sur les associations cultuelles. Mais pour les laïcisateurs, le combat continue. Après avoir séparé l'Église de l'État, il faut en finir avec ce qui reste d'influence cléricale dans l'école. Mais les choses vont prendre un autre tour et les législateurs, les hommes politiques vont s'apercevoir qu'aucun des deux camps ne peut plus bouger. La situation est complètement bloquée.

Comme les catholiques sont libres, des associations catholiques de pères de famille se fondent à l'instigation des évêques, et elles font la chasse aux manuels qu'elles jugent attentatoires à leur religion dans les écoles primaires. Une guerre des manuels sévit en 1906-1910 : les catholiques font des procès aux instituteurs. Un instituteur de la Côte-d'Or, Morizot, est poursuivi pour avoir déclaré en classe que ceux qui croient en Dieu sont des imbéciles. Après un grand débat juridique pour savoir si cela relève du tribunal administratif ou du tribunal civil, l'affaire va jusqu'en cassation et Morizot est condamné en 1907. Cela veut dire clairement que les tribunaux défendront les élèves de religion catholique contre les provocations de leurs instituteurs.

Mais les amicales d'instituteurs estiment cette contestation de leur liberté pédagogique inacceptable et à leur tour, ils poursuivent les évêques. Dans tous les départements, ils intentent des actions en diffamation contre les évêques, pour avoir fait en chaire des proclamations disant que l'école sans Dieu, c'était l'enfer, l'abomination, la désolation, et il est vrai qu'ils ont tenu des propos extrêmement véhéments. L'évêque de Reims est condamné un peu plus tard, justement sur plainte d'une amicale des instituteurs. Le débat se judiciarise, les tribunaux frappant « un coup à droite et un coup à gauche ». Les instituteurs par leurs amicales et les députés radicaux, les députés intransigeants, demandent à l'État d'intervenir et de faire une loi pour protéger les instituteurs contre les associations de parents d'élèves. Le législateur fait la sourde oreille. Une sorte de statu quo s'établit ainsi, dénoncé par les milieux laïques, qui ne concilie pas les milieux catholiques, mais qui est une sorte de trêve.

La guerre de 1914 provoque une certaine pacification religieuse, parce qu'elle favorise une interconnaissance entre des milieux qui s'ignoraient. Les prêtres n'avaient pas l'habitude de fréquenter des instituteurs radicaux ou francs-maçons et réciproquement. Certes, des prêtres ont été mobilisés comme aumôniers, brancardiers, infirmiers, mais beaucoup ont été poilus comme tous les hommes de leur génération. Quand ils étaient dans la même tranchée, il fallait bien qu'ils se parlent. À force de se parler, ils se comprennent un peu mieux et, surtout, ils s'aperçoivent que, des deux côtés, il y a des des gens estimables, des gens courageux, serviables et d'autres qui le sont moins. Une sorte de décrispation se produit, qui va d'ailleurs se poursuivre dans les associations d'anciens combattants, à commencer par la plus importante, l'Union fédérale des Anciens combattants. Cette association a été présidée très longtemps par un instituteur très laïque, ancien élève de l'École normale primaire de Varzy dans la Nièvre, professeur d'école primaire supérieure, qui n'était sans doute pas franc-maçon, mais incontestablement laïque. Or parmi les dirigeants de l'Union Fédérale, on trouve des prêtres, comme le chanoine Matteudi ou l'abbé Secret, un des militants de l'éducation postscolaire catholique en Savoie. Cela ne pose pas de problème, mais ce n'est qu'une partie de la société.

Une certaine pacification laïque intervient après 1919, sous la chambre « bleu horizon ». Cette chambre est dénoncée par les radicaux-socialistes pour avoir rétabli les relations diplomatiques avec le Vatican, en 1921 et pour avoir accepté le compromis avec le Vatican en 1924 : l'encyclique Maximam gravissimamque permet de créer des associations cultuelles diocésaines et donc présidées par l'évêque, au lieu des associations locales dont le pape craignait qu'elles n'encouragent des schismes. Une association cultuelle présidée par l'évêque, c'est une reconnaissance de l'Église comme institution. Cela entraîne une certaine détente.

Mais les catholiques font très attention à ne pas aller plus loin. Je vais taquiner M. Bourg-Broc en évoquant l'article 69 de la loi Falloux, qu'il a voulu amender, car il limite à 10 % les subventions versées par les collectivités publiques aux enseignements privés. Sa proposition de loi visait à supprimer cette barrière des 10 %, qu'il jugeait trop contraignante. En 1921, un de ses prédécesseurs, M. de Baudry d'Asson, a déposé dans la discussion budgétaire un amendement proposant justement d'utiliser l'article 69 de la loi Falloux pour accorder, dans cette limite de 10 %, des bourses aux élèves de l'enseignement privé. Cet amendement utilisait donc au profit de l'enseignement privé la marge de 10 % dont la proposition Bourg-Broc de 1993 ou 1994 considérait au contraire qu'elle constituait une entrave intolérable. Dans la chambre bleu horizon, les catholiques étaient sans doute majoritaires. Mais les catholiques modérés interviennent contre l'amendement Baudry d'Asson. M. Isaac, député de Lyon, ministre du Commerce, un grand patron catholique, libéral, déclare ainsi : « Depuis que nous avons commencé la discussion du budget de l'instruction publique, nous sommes arrivés au chapitre 121 sans que la moindre allusion ait été faite à des divergences d'opinion qui, autrefois, dans une chambre comme celle-ci, auraient surexcité les passions et donné lieu aux développements les plus étendus ». Et Isaac combat l'amendement, pour ne pas rallumer la querelle scolaire. L'abbé Lemire, député du Nord, intervient lui aussi en disant : « Quand on veut être libre, il faut savoir être pauvre. » Il défend la laïcité d'une façon très intéressante, au nom de la défense des élèves catholiques des écoles publiques : « Je demande en second lieu qu'on n'entre pas dans la voie des subventions officielles par souci de l'enseignement public lui-même. Aujourd'hui, l'enseignement de l'État est, par définition, ouvert à tout le monde. - "Très bien", disent la gauche et l'extrême gauche - Il peut, en effet, n'être pas du goût d'un père de famille que la bourse accordée soit une bourse dans les écoles de l'État. Je dis que, précisément parce que c'est une bourse dans les écoles de l'État, le père doit savoir que les convictions de son enfant seront respectées dans cette école. - Exclamations à droite, "très bien, très bien" à gauche - . Le propre de l'école de l'État, c'est qu'étant payée par l'argent de tous, elle doit être respectueuse des convictions de tous. Et donc, je ne veux pas donner de subventions aux écoles privées parce que, si je donnais des subventions pour les écoles privées, cela veut dire que je supposerais que la liberté de conscience n'est pas respectée dans l'enseignement public. » 45 ( * ) Et cela, c'est une supposition inacceptable pour un député de la République. L'amendement Baudry d'Asson est repoussé par 120 voix pour, 335 contre. Parmi les abstentions, il y a Isaac, l'abbé Lemire vote contre. Parmi les députés qui ont voté pour l'amendement, je signale Robert Schuman, alors député de la Moselle.

Cet apaisement relatif va être troublé d'abord par la modification des programmes de l'enseignement primaire, avec Lapie, qui en retire les devoirs envers Dieu en 1923, puis par la victoire du Cartel en 1924 et la relance laïque avec l'arrivée au pouvoir, rue de Grenelle, de François Albert. C'est un radical franc-maçon des Deux-Sèvres, une terre où le combat rouge blanc est très dur. Il est aussi président de la Ligue de l'enseignement. Le Cartel essaie d'étendre les lois laïques à l'Alsace-Lorraine et de faire appliquer les lois sur les congrégations. Ce qui est d'ailleurs paradoxal parce que les congrégations qui sont revenues en France et qui se sont donné un statut légal, ont souvent adopté le statut d'association loi 1901 qui les protège juridiquement, sans passer par les procédures d'autorisation particulières aux congrégations, qui font l'objet du titre IV de la loi de 1901.

Le Cartel échoue devant la mobilisation énorme, massive, de l'Église catholique, la création de la Fédération nationale catholique par le général de Castelnau et une série de meetings départementaux. Il existe aux Archives nationales un carton sur ces manifestations, parce que le Cartel a naturellement envoyé les inspecteurs de police les surveiller ; tant qu'il est au pouvoir, on a un rapport, puis quand il est renversé, les rapports de police s'arrêtent du jour au lendemain, ce qui est fâcheux pour l'historien, mais politiquement explicable. 46 ( * ) Devant cette mobilisation extrêmement forte, et qui connaît des incidents graves - deux morts à Marseille en 1925 - le Cartel renonce à ses projets. La pacification va durer jusqu'à la guerre, puisqu'aucune mesure d'extension de la laïcité ne figure au programme du Front populaire, ce qui lui sera violemment reproché par les laïques ; la seule mesure annoncée est la prolongation de la scolarité obligatoire. Des deux côtés, on laisse donc le problème en attente.

La radicalisation théorique

Paradoxalement, au même moment, les positions théoriques se radicalisent.

Du côté catholique, la campagne pour la représentation proportionnelle scolaire est extrêmement vive au début des années vingt. Elle perd de son intensité après la condamnation de l'Action française, en 1926, et la nomination du père Merklen à la direction du grand journal catholique La Croix , à la place de Guiraud, qui était beaucoup plus intransigeant. Mais, du côté catholique, les condamnations de l'école laïque se succèdent, chaque fois plus précises. L'Église élabore toute une théorie de l'école catholique, avec une déclaration du cardinal Dubois, archevêque de Paris, à la Semaine des écrivains catholiques en 1922, puis une déclaration des cardinaux et archevêques en 1925, extrêmement véhémente : « Les lois de laïcité sont injustes d'abord parce qu'elles sont contraires au droit formel de Dieu. Elles procèdent de l'athéisme et y conduisent dans l'ordre individuel, familial, social, politique, national, international. Elles supposent la méconnaissance totale de notre Seigneur Jésus-Christ et de son Évangile et elles tendent à substituer au vrai Dieu des idoles : la liberté, la solidarité, l'humanité, la science, etc., à déchristianiser toutes les vies et toutes les institutions. Ceux qui en ont inauguré le règne, ceux qui l'ont affermi, étendu, imposé, n'ont pas eu d'autres buts. De ce fait, elles sont l'œuvre de l'impiété, qui est l'expression de la plus coupable des injustices, comme la religion catholique est l'expression de la plus haute justice. » 47 ( * ) On ne peut pas dire que ces condamnations soient particulièrement mesurées !

Mais il y a plus grave : pour la première fois, le pape se prononce explicitement, avec l'encyclique Divini illius Magistri de 1929. Ce texte de grande ampleur théorise le droit prééminent de l'Église comme éducatrice première, le droit des familles, et ne reconnaît à l'État qu'un droit en quelque sorte subsidiaire. Ses affirmations sont tranchées : « il ne peut y avoir d'éducation complète et parfaite en dehors de l'éducation chrétienne ». La condamnation des écoles mixtes est formelle. « De là, il ressort nécessairement que l'école dite neutre ou laïque, d'où est exclue la religion, est contraire au premier principe de l'éducation. Une école de ce genre est d'ailleurs pratiquement irréalisable car, en fait, elle devient irréligieuse. Inutile de reprendre ici tout ce qu'ont dit nos prédécesseurs. La fréquentation des écoles non catholiques ou neutres, ou mixtes - à savoir, qui s'ouvrent indifféremment aux catholiques et non catholiques sans distinction - doit être interdite aux enfants catholiques. Il ne peut donc même être question d'admettre pour les catholiques cette école mixte, plus déplorable encore si elle est unique et obligatoire pour tous, où, l'instruction religieuse étant donnée à part aux élèves catholiques, ceux-ci reçoivent tous les autres enseignements de maîtres non catholiques, en commun avec des élèves non catholiques. » 48 ( * ) Au terme de cette théorisation, il n'est d'école pleinement satisfaisante pour un catholique que l'école totalement catholique. C'est une position extrêmement tranchée.

Parallèlement, de l'autre côté, le camp laïque durcit sa position. La théorie qu'il adopte n'est pas exactement le monopole. Le monopole a été défendu par des radicaux au moment de l'époque combiste mais il était aussi combattu par d'autres, comme Clemenceau, qui demandait : « Quel concile de pions définira la doctrine du jour ? » Il y avait au sein du radicalisme une tradition libérale hostile au monopole et même chez Clemenceau un certain mépris pour cette solution étatiste. Pour les instituteurs, le monopole n'était pas non plus une bonne solution, parce qu'il aurait signifié qu'ils étaient au service de l'État. Or les instituteurs pensent qu'ils enseignent en vertu des droits de l'enfant et d'une vérité rationnellement établie. Entre les mains d'un gouvernement réactionnaire, le monopole pourrait devenir très dangereux pour la laïcité. On n'imagine pas encore l'exemple soviétique ou totalitaire, mais on se méfie cependant d'une dérive dont le Second Empire a montré la possibilité. Jusqu'à la guerre de 1914, le thème du monopole n'est pas très répandu chez les instituteurs.

Il va pourtant devenir après la guerre leur position officielle, mais sous une forme amendée. À la même époque, la CGT imagine en effet, et adopte comme l'une de ses revendications fortes, la nationalisation "industrialisée" qu'elle oppose à l'étatisation. La nationalisation industrialisée suppose une autonomie complète des entreprises nationalisées, et leur gestion tripartite par la coopération, sous le contrôle de la nation, des producteurs et des consommateurs. Les instituteurs appliquent ce schéma à la gestion de l'enseignement et revendiquent sa nationalisation et sa gestion tripartite par les usagers, - ils ne disent pas "les parents" parce qu'ils se méfient des parents catholiques et qu'ils voudraient voir les usagers représentés par les syndicats - les techniciens - c'est-à-dire les enseignants - et l'État. Mais la nationalisation équivaut, pour l'enseignement privé, au monopole, car elle implique la suppression de tout enseignement en dehors du service public ; c'est une solution radicale. L'idée est adoptée au congrès du SNI à Strasbourg en 1927 : « Considérant que l'enseignement est l'exercice d'un pouvoir public et non l'usage d'un droit naturel, que l'éducation tend de plus en plus à devenir un grand service public, que la réalisation de l'école unique exige un contrôle rigoureux de tous les établissements d'instruction, contrôle qui ne peut être effectif que dans le cadre d'un enseignement nationalisé, qu'il importe de réaliser l'unité et l'autonomie d'une université nouvelle, que seule une école nationale peut développer harmonieusement les esprits, le Syndicat National se prononce en faveur d'un enseignement nationalisé comportant : 1° la suppression de l'enseignement privé confessionnel, 2° la laïcité complète des programmes d'enseignement, 3° la délégation par la nation et sous son contrôle de son pouvoir enseignant à tous ceux, individus ou associations, qu'elle en jugerait digne. » Il s'agit de laïciser l'école privée. Ce qu'explicite l'année suivante la motion du congrès du Syndicat National, qui définit clairement la nationalisation tripartite. La proposition est reprise par la Ligue de l'Enseignement, par le parti radical et, sur rapport de Léon Blum, par le Parti socialiste unanime à son congrès de 1929.

D'un côté, les catholiques disent : « Rien que l'école catholique » et, de l'autre, les laïques disent : « Rien que l'école publique ». De plus, ils se mettent à faire la chasse aux catholiques à l'intérieur de l'enseignement public. On connaît cela par la jurisprudence du Conseil d'État, parce qu'un certain nombre des victimes de ces mesures discriminatoires ont porté plainte devant le Conseil d'État. Cela a donné lieu à des arrêts du Conseil d'État qui sont en quelque sorte la « partie émergée de l'iceberg ». L'arrêt Demoiselle Beis du 25 juillet 1939 montre une institutrice suppléante qui a été écartée de la titularisation parce qu'elle avait fait ses études dans l'enseignement confessionnel et que, de ce fait, elle ne présentait pas les garanties nécessaires de laïcité. Le ministère de l'Éducation nationale exigeait des candidats aux écoles nationales professionnelles un certificat attestant qu'ils sortaient d'un établissement public. Dans un arrêt du 22 mars 1941, le Conseil d'État a cassé cette décision discriminatoire. Il a cassé pour la même raison, en 1944, je le signale au passage, l'arrêté du gouverneur général d'Alger limitant à quatorze pour cent le nombre d'élèves juifs dans les écoles primaires et secondaires : c'est une mesure discriminatoire. Une demoiselle a été refusée du cadre des assistantes sociales de l'hygiène scolaire au motif de ses croyances religieuses. On a refusé à un instituteur l'inscription au concours d'inspecteur d'académie au motif qu'il « a placé sous un symbole religieux l'enseignement de l'école publique. » Il se défend et en racontant les faits : le programme de chant du certificat d'étude est arrivé huit jours avant l'examen ; il s'est demandé comment faire apprendre rapidement ce chant à ses élèves et pour cela a décidé de le leur jouer sur un instrument de musique ; or le seul disponible dans son village était l'harmonium de l'église. Il a donc emmené ses élèves à l'église. Une institutrice ayant fait visiter le château d'Amboise à ses élèves a eu des ennuis avec son administration pour ne pas avoir empêché le gardien du château de les faire pénétrer dans la chapelle Saint-Hubert. Il y a donc à cette époque un incontestable sectarisme dans l'enseignement primaire, qui témoigne de la radicalisation des options. Il prête à sourire aujourd'hui, parce qu'il est périmé, mais il correspondait à l'époque à quelque chose de profond. Un directeur d'école normale disait en 1935 : « Laïcité ne veut pas dire respectueux de toutes les croyances, sens dépassé depuis longtemps, mais antireligieux ». 49 ( * )

Vichy est une revanche des catholiques, sur tous les plans : suppression des écoles normales (18 septembre 1940), rétablissement des devoirs envers Dieu dans le programme de morale des écoles primaires (23 novembre 1940), autorisation des curés à faire le catéchisme dans les écoles (6 janvier 1941). Ces dispositions sont annulées par Carcopino, mais elles témoignent d'une incontestable volonté de revanche. La législation des congrégations est modifiée le 3 septembre 1940, la loi du 8 avril 1942 admet qu'une congrégation non autorisée est légale ; les élèves des écoles libres sont admis à la caisse des écoles et aux bourses. Enfin et surtout, la loi du 2 novembre 1941 inscrit 386 millions au budget du ministère de l'Intérieur pour des subventions aux écoles privées, subventions qui sont versées aux évêques. Il y a donc une rupture, dans des circonstances exceptionnelles.

La commission André Philip

À la Libération, la commission André Philip est la première d'une longue série de commissions. Elle est constituée pour étudier le maintien ou la suppression des subventions aux écoles libres, puisque cette subvention a été reconduite au budget de 1944 mais que, pour celui de 1945, la décision est à prendre. C'est une commission bien composée. Du côté laïque, il y a Senèze, qui était le rapporteur des motions que je vous ai lues, au congrès national du SNI. Du côté catholique, on trouve le directeur de la France de l'Ouest et le chanoine Amayon, directeur diocésain de l'enseignement privé de Paris. Les interlocuteurs sont bien choisis, le président aussi : c'est André Philip, un homme politique de premier plan. Il est socialiste, il a été ministre, c'est un résistant incontestable et, de plus, c'est un protestant. Il va donc tenir un langage religieux à l'intérieur de la commission, tout en étant laïque. Il va adopter une méthode pragmatique et éviter de commencer par discuter des droits respectifs de Dieu, de l'État, de l'Église, du père de famille : on sait que cela ne conduit nulle part. Il essaye d'aborder les problèmes de façon pragmatique.

Le travail de la commission Philip est très intéressant, parce qu'il jette les bases de tout ce qui va se passer ensuite. On peut dire que tous les problèmes et toutes les solutions sont déjà en germe dans la commission Philip. D'abord, il y a, dans cette commission, l'idée d'une réduction des ambitions en termes de valeurs et de contenu idéologique central de l'école publique. Il n'y a pas d'école sans valeurs. Une école ne peut pas être totalement neutre et aseptisée. Cela n'existe pas, il faut un minimum de valeurs. Pour André Philip et pour la commission, ce noyau commun, ce sont les valeurs de la Résistance, « nous avons été capables de nous battre contre les Allemands au nom de certaines valeurs, ce sont ces valeurs sur lesquelles nous pouvons nous entendre ». La commission le suit. Au cours d'une séance, Henri Wallon présente une longue justification d'un enseignement proprement rationaliste. Il est contredit par André Philip. Celui-ci réaffirme certes l'existence d'un fond commun qui peut être enseigné à l'enfant, ce qui distingue la laïcité d'une neutralité purement négative et passive, mais il ne comprend pas la foi rationaliste telle que Wallon la définit. « Si cette foi laïque et rationaliste est en fait une des familles de la France, si elle veut être une tendance à côté d'autres dans l'école, ce n'est pas elle qui doit être enseignée dans l'école publique. Sinon, l'on courrait le risque d'une école rationaliste en face de l'école confessionnelle. Ce qui doit être le fondement de notre enseignement, c'est l'ensemble des valeurs humaines pour lesquelles nous tous, catholiques, protestants ou libres-penseurs, avons combattu dans la Résistance, et qui sert vraiment à définir la communauté nationale française. » 50 ( * )

Il y a donc une réduction par rapport à ce qui est le noyau dur de valeurs de l'enseignement laïque et une prise de distance à l'égard d'un rationalisme qui, scientifiquement, se fait plus probabiliste. L'idée fondamentale de Philip est de considérer l'enseignement comme un service public. Mais, pour lui, il y a deux manières de gérer un service public : on peut le gérer en régie directe, on peut le concéder. Si on le concède, il y a un cahier des charges. Ses interlocuteurs ont quelque peine à entrer dans cette logique, mais la logique du service public concédé sera exactement la logique de la loi Debré : c'est un service public puisqu'il y a un besoin scolaire reconnu ; si l'école privée fait double emploi, on s'en passe ; elle doit accueillir tous les élèves - ce qui n'est pas le cas, par exemple, aujourd'hui, de certaines écoles confessionnelles -, elle doit les accueillir dans le respect de la liberté de conscience et, cependant, on maintient son caractère propre, ce qui fait toute l'ambiguïté de la loi Debré. Mais c'est ce que Philip appelait un service public concédé. Enfin, il y a une proposition concrète de mise en oeuvre de ce service public qui permettrait de régler le problème qui se pose dans les petites communes. Dans les communes de moins de deux mille habitants - le seuil peut être discuté -, si l'école publique est majoritaire, on ne change rien. Si l'école privée est seule, on la nationalise, on paie son maître, on le titularise, mais on organise un enseignement religieux dans l'école, en dehors des heures de classe, fait par le curé. Et quand l'instituteur s'en va ou part à la retraite, un conseil de parents donne son avis sur le choix du successeur. S'il y a deux écoles, une privée et une publique, on nationalise l'école privée, on la fusionne avec l'école publique et l'on adopte le système prévu pour l'école privée nationalisée.

En conclusion, ce dispositif n'est même pas discuté et la question posée par la commission Philip est appelée à prospérer tout au long du XX e siècle. Philip n'a pas de soutien politique. Les membres de la commission Philip qui appartenaient aux partis politiques sont absents et ne prennent pas part au débat. Le gouvernement ne soutient pas sa proposition. Le chef du gouvernement provisoire, qui est le général de Gaulle, n'a pas mesuré l'ampleur du problème et sans doute est-il aussi mal disposé envers les évêques, dont le comportement pendant la période de Vichy n'a pas été ce qu'on aurait pu attendre. Toujours est-il qu'il ne fait rien. On laisse André Philip aller seul à l'échec. Son ministre Capitan le soutient, mais en vain.

D'autre part, il n'y a pas de volonté chez les acteurs. Les négociateurs de la commission Philip sont désavoués et savent qu'ils vont être désavoués par leurs mandants, à la fois par les milieux laïques et par les évêques. Selon l'un d'entre eux, « Même si les évêques nous suivaient, il n'est pas sûr que, dans l'ouest, les curés suivraient les évêques », tellement les concessions qui sont faites sont importantes, aussi bien du côté laïque que du côté confessionnel. Aucun des deux camps n'a envie de céder. Pourquoi ? Le camp laïque est dans une situation de revanche, il n'est pas demandeur. Pour lui, le statu quo de 1939 est tout à fait convenable. Les évêques se font encore des illusions et n'ont pas compris qu'ils avaient intérêt à faire des concessions pour une négociation qui de toute façon les court-circuiterait en ayant lieu d'école à État. C'est le plus gros obstacle du côté catholique : ce type de service commun concédé l'aurait été au cas par cas et l'Église comme institution n'aurait pas eu à intervenir dans ces négociations entre l'État et chaque école. Les évêques, donc, n'en veulent pas.

C'est aussi que tout le monde sous-estime le problème. Or, et le retour au statu quo et la nationalisation de l'enseignement privé sont également difficiles. Les laïques n'en ont pas conscience et les catholiques n'ont pas joué la politique du pire. S'ils avaient dit : « Nous fermons nos écoles et nous ne faisons pas la rentrée en septembre 1945 », on ne sait pas ce qui se serait passé, mais le problème serait apparu dans toute son ampleur : à l'époque, vingt-cinq pour cent des élèves du primaire et plus de la moitié des élèves du secondaire étaient scolarisés dans des établissements confessionnels. Sans doute ces établissements auraient-ils été nationalisés. Mais, dans la situation financière où se trouvait la France de 1945, la nationalisation aurait rencontré d'énormes difficultés. Le problème a été donc sous-estimé des deux côtés et on a laissé le problème entier.

Pourquoi la situation était-elle intenable ? Parce que l'enseignement privé s'était lui-même sécularisé. Les congréganistes avaient été partiellement remplacés par des pères et des mères de famille qui n'avaient pas fait voeu de pauvreté mais qui, en revanche, avaient une famille à élever dans des conditions décentes. Les subventions de Vichy avaient interrompu les circuits de financement de l'enseignement privé ; or il est beaucoup plus difficile de reconstituer des circuits de financement que de maintenir en vie des circuits qui existent. Enfin, on est dans un contexte d'inflation galopante, dans lequel reconstituer des circuits de financement à partir de mécènes dont les rentes fondent est évidemment acrobatique.

Les solutions de la commission Philip tracent en pointillé les solutions qu'adoptera quinze ans plus tard la loi Debré, mais la vraie question se pose ensuite. Ceci est mon point de vue personnel, je ne parle plus comme historien mais comme citoyen : le service public concédé avec un cahier des charges est une solution acceptable pour un républicain. Mais les laïques se sont battus contre le principe de la concession, et non pour son cahier des charges. Le résultat est que nous avons un service public concédé sans cahier des charges. Nous avons donc un système pluraliste, mais il est bien loin du service public concédé tel que le concevaient André Philip ou Michel Debré, qui partageaient un même incontestable sens de l'État.


* 45 Chambre des députés, séance du 11 décembre 1921.

* 46 Archives nationales, F7/13228.

* 47 Texte cité par Jean Baubérot, Guy Gauthier, Louis Legrand, Pierre Ognier, Histoire de la laïcité , Paris/Besançon, Cerf/CRDP de Franche-Comté, 1994, p. 218.

* 48 Pie XI, L'éducation chrétienne de la jeunesse, "Divini illius magistri" (Lettre encyclique du 31 décembre 1929), Paris, Éd. Bonne Presse, 1962, respectivement p. 5 et 33.

* 49 Jean Rivero, "De l'idéologie à la règle de droit : la notion de laïcité dans la jurisprudence administrative", in Université d'Aix-Marseille, Centre de sociologie politique de l'Institut d'études juridiques de Nice, La laïcité, Paris, PUF, 1960, pp. 263-283.

* 50 Séance du 4 décembre 1944, Archives nationales, 71 AJ 66.

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