LES COLLOQUES DU SÉNAT

Sous le Haut patronage de Gérard Larcher,

Président du Sénat

LES TROUBLES DE LA

MÉMOIRE FRANÇAISE

(1940-1962)

Vendredi 10 décembre 2010

PALAIS DU LUXEMBOURG

MATINÉE

Sous la direction de Jean-Noël JEANNENEY ,

Professeur des Universités, ancien ministre

OUVERTURE

Guy FISCHER,
Vice-président du Sénat délégué pour la politique événementielle, les événements et la société civile

Je suis particulièrement heureux d'ouvrir ce colloque aujourd'hui au Sénat. Le thème « 1940/1962 : les troubles de la mémoire française » a été arrêté par le Bureau du Sénat lors de sa réunion du 27 mai dernier. Je souhaite, en guise de préambule, expliquer les choix de cet intitulé et de cette période.

Quels éléments peuvent expliquer les troubles de notre mémoire relatifs à la période 1940-1962 ? Comme vous l'aurez compris, il s'agit bien de la mémoire collective de notre Nation, souvent en conflit, voire irréconciliable avec les vécus individuels. Cette période est parcourue d'événements glorieux dont nous aimons nous souvenir, tels que la Résistance, le Conseil national de la Résistance, la victoire sur le nazisme, la sortie de la guerre, la reconstruction ou l'émergence de la construction européenne. Mais elle comporte également des faits tragiques qui marquent les esprits plus fortement que d'autres, tels que les camps de concentration pendant la Seconde Guerre mondiale ou l'usage de la torture durant la guerre d'Algérie. Enfin, cet intervalle historique a été marqué par de profonds bouleversements géopolitiques, tels que la fin des empires coloniaux, la décolonisation de l'Afrique menée par des gouvernements de droite et de gauche.

Certains d'entre nous ont vécu cette période, d'autres ont entendu des proches, parents ou amis, l'évoquer, d'autres encore ont lu des romans ou des essais qui s'y rapportent. Les représentations différent-elles largement d'un individu à l'autre en fonction des expériences personnelles, ce qui rend cette mémoire diverse ? Lorsque je me penche sur cette période, je me rends compte que la guerre d'Algérie fut à l'origine de mon engagement politique au début des années 1960. A mes yeux, elle appartient moins à l'histoire qu'elle ne représente mon histoire. A cet égard, je souhaite rappeler ces mots de Pierre Nora : « Mémoire, histoire, loin d'être synonymes, nous prenons conscience que tout les oppose. La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants, et à ce titre, elle est en évolution permanente. L'histoire, parce qu'elle est une opération intellectuelle et laïcisante, appelle analyse et discours critique. La mémoire installe le souvenir dans le sacré. L'histoire l'en débusque. »

Tout opposerait donc histoire et mémoire : la mémoire crée du sacré, l'histoire le traque. La mémoire serait en quelque sorte un beau mensonge tandis que l'histoire se situerait du côté de la vérité. Naturellement, une telle vision apparaît par trop schématique. En effet, la mémoire ne prétend pas à l'universalité mais, appartenant à chacun, à un groupe ou à un pays, elle apparaît en fait relative et mouvante. La bonne histoire ne peut faire abstraction de ce riche substrat que constitue la représentation. L'historien accorde une signification au fait que nous retenions tel épisode plutôt que tel autre, en l'interprétant comme un témoignage sur le ressenti d'un pays. Je note pour ma part que notre histoire est sélective dans la mesure où tout ne doit pas être retenu. En tout état de cause, tout ne sera pas retenu. Notre mémoire collective évoque ainsi des eaux troubles dissimulant autant qu'elles révèlent. Elle a conservé de la période 1940-1962 plusieurs moments ; elle en a passé d'autres sous silence. Mais comme le suggère le beau roman de Vercors, Le silence de la mer , ces événements finissent toujours par refaire surface et nous interroger. J'en veux pour preuve le succès des conférences sur la guerre d'Algérie données récemment par Benjamin Stora dans nos villes populaires de la banlieue lyonnaise. Interrogé par la presse locale en ces occasions, celui-ci notait un fort regain d'intérêt pour ces événements, tant de la part des anciens combattants d'Algérie que de la part des personnes issues de l'immigration postcoloniale, deux publics exprimant par ailleurs des visions et des attentes distinctes. Ce colloque vise précisément à analyser le vécu, le ressenti et donc, le souvenir dans le sacré plus que la réalité de la période.

Pour quelles raisons avons-nous choisi ces bornes chronologiques ? Avant tout, parce que la génération qui les a traversées a dû faire face à des épreuves et à des questionnements que nous peinons à nous figurer et qui, du fait de leur proximité dans le temps, comptent leur lot de passions et d'antagonismes. Dans le feu de l'action, comment les choix individuels ont-ils été opérés, et en vertu de quelles motivations ? Quelles séquelles les acteurs conservent-ils des événements qui les ont traumatisés ? Bien que cela ne soit pas le propos de ce colloque, j'estime que la réflexion sur les traumatismes psychologiques causés par les guerres n'a pas été menée à son terme. J'avais eu l'occasion de participer en 2006 à un colloque organisé sur ce thème par un collectif d'associations, au nombre desquelles l'ARAC (l'Association Républicaine des Anciens Combattants). De telles initiatives devraient à mon avis se prolonger car de nombreuses souffrances restent encore ignorées.

Dans le cadre de cette journée, notre démarche a consisté à associer des historiens et des praticiens éminents à des hommes et des femmes politiques de toutes sensibilités dans un dialogue dont on peut entrevoir toute la fécondité. En effet, les élus qui représentent les territoires, comme les Sénateurs, en connaissent la mémoire et le ressenti en même temps qu'ils la portent. Ils s'inscrivent dans une démarche non pas opposée mais parallèle à celle des historiens dans leur appréhension de la mémoire collective. Les élus nourrissent souvent une véritable passion pour l'histoire et inversement, les historiens ne peuvent ignorer la chose publique. Je forme donc le souhait que cette rencontre entre historiens et politiques soit l'occasion d'éclairer sous un jour nouveau ce thème essentiel.

A ce point de mon propos, je ne peux m'empêcher d'évoquer la position adoptée par certains historiens qui ont fustigé les lois mémorielles adoptées par le Parlement, en déclarant que la représentation parlementaire n'aurait pas la légitimité pour faire ainsi irruption dans leur champ de recherche. Je pense notamment à la loi Gayssot, à la reconnaissance des génocides et aux propositions de lois visant à sanctionner la négation de ceux-ci. Certes, cette question mérite un large débat et ce colloque pourrait fournir l'occasion de discuter des relations complexes entre l'historien et le politique.

Compte tenu de leur poids dans nos représentations et dans notre quotidien, ce colloque ne pouvait faire l'économie du son et de l'image. Ceux-ci occupent en effet une place déterminante au regard de la période qui nous intéresse. Ainsi Madame Isabelle Veyrat-Masson commentera-t-elle des images d'archives, un sujet dont elle est l'une des plus éminentes spécialistes en France. Madame Rose Bosch, réalisatrice du film fort et émouvant La Rafle , proposera une analyse à partir de la bande-annonce de son oeuvre. Dans le même domaine, Monsieur Benjamin Stora illustrera son propos sur la guerre d'Algérie à l'aide d'affiches de films réalisés depuis cette époque jusqu'à aujourd'hui. Enfin, et j'en suis personnellement très heureux, M. Marek Halter, qui n'a pu être parmi nous aujourd'hui, a tenu à apporter son témoignage à notre propos. Vous apprécierez certainement les riches interventions d'intellectuels engagés qui n'a pas hésité à mettre son talent au service de ses convictions. Je ne peux conclure cette intervention sans adresser, au nom du Bureau du Sénat, mes remerciements les plus chaleureux et amicaux à Messieurs Jean-Noël Jeanneney et Jean-François Sirinelli qui ont accepté avec beaucoup d'enthousiasme d'élaborer le programme et de présider aujourd'hui nos débats. Ils ont mis au service de cette manifestation à la fois leur temps, que nous savons précieux, et leur haute compétence afin d'assurer le meilleur niveau scientifique à notre journée.

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