INTRODUCTION DE LA MATINÉE

Jean-Noël JEANNENEY,
Professeur des universités, ancien ministre

Monsieur le Président, je vous remercie de vos propos si obligeants et je m'empresse de vous renvoyer l'expression de notre gratitude. Nous nous réjouissons d'être ainsi appelés par la Haute Assemblée à nous réunir pour réfléchir sur un sujet d'une telle importance. Nous appartenons à une génération d'historiens qui a compris, mieux peut-être que leurs prédécesseurs, la non-linéarité de l'histoire qui nous apparaît marquée par l'entrelacs de rythmes différents. Le XX e siècle a connu des mutations décisives dans les relations entre sphères matérielle et spirituelle, des évolutions économiques au tempo plus lent que celui des événements du quotidien. Il a également été marqué par l'essor et le déclin des idéologies totalisantes, par l'extension à des niveaux inimaginables auparavant du pouvoir de tuer mais aussi du pouvoir de guérir. Enfin, ce siècle aura été le temps des dialectiques entre générations, certaines prolongeant fidèlement l'héritage de celles qui les avaient précédées, d'autres se situant en révolte contradictoire par rapport à celles-là. Il ne faut pas oublier d'ajouter à ce tableau le rôle des émotions de la surface, celles où la force du hasard vient donner forme aux évolutions profondes et en faire parfois bifurquer le cours.

Le Sénat me paraît particulièrement désigné pour accueillir une réflexion sur ces différents rythmes de la durée, ce que le grand historien Jacques Le Goff a pu désigner comme un « feuilleté temporel », dans la mesure où cette assemblée a de longue date assumé la mission de « lisser la courbe de l'actualité » et les émotions de l'opinion publique qui ont l'occasion de s'exprimer spécialement du côté de l'Assemblée nationale. Le mode d'élection des Sénateurs a, en effet, été conçu pour briser les instantanéités des réactions collectives.

Ces différences d'allure valent également dans l'ordre des représentations et nous savons à quel point l'histoire culturelle est liée à l'histoire politique. De fait, la manière dont les événements sont expliqués par une collectivité à elle-même compte souvent autant que les ressorts des réalités matérielles. Autrement dit, l'histoire alimente l'histoire, les idées fausses deviennent des faits vrais, la connaissance ou la méconnaissance du passé pèse toujours sur le présent. Le rôle de la mémoire et celui des mutations complexes et stimulantes qui l'affectent s'imposent à ce stade de notre réflexion. Cette mémoire, tantôt joyeuse, tantôt angoissée ou honteuse, a fait l'objet depuis plusieurs décennies d'une importante historiographie qui s'est intéressée à ce dialogue entre ce qui fut et ce que l'on croit avoir été. Cette historiographie s'est souciée de déchiffrer les complexités de la mémoire, ses ressorts et ses rythmes.

La notion de mémoire collective, que nous avons hardiment décidé d'aborder aujourd'hui, apparaît de prime abord assez simple, mais elle se présente sous un jour de plus en plus complexe à mesure que l'on s'en approche, à l'image de la notion d'opinion publique qui s'échappe comme le sable entre les doigts lorsque nous cherchons à la définir. La mémoire collective, que le grand Maurice Halbwachs avait abordée avec audace au cours de l'entre-deux-guerres, apparaît comme une notion à la fois difficile et nécessaire, à la fois indispensable et impossible. Cependant, nous allons nous en saisir avec la ferme volonté d'en éclairer les contours. La première table ronde s'attachera ainsi à interroger la légitimité de cette mémoire collective et son utilité dans le cadre d'une réflexion civique, en évaluant la part de spontanéité qu'elle comporte et la part susceptible d'être infléchie, sinon maîtrisée, au service de nos valeurs républicaines. Le rôle des médias, dans leur diversité, apparaît ici essentiel et ce sera l'objet de la seconde table ronde de cette matinée aux côtés des rôles de l'école et des pouvoirs légitimement investis de la confiance populaire, ouvrant vers le champ essentiel de la commémoration. Ce dernier thème a été l'objet de notre attention à l'occasion du bicentenaire de la Révolution française et l'équipe que je dirigeais s'est alors constamment interrogée sur le sens du devoir d'intervention gouvernementale en la matière et sur la nécessité de borner les limites de cette intervention. Les autres tables rondes s'attacheront à discuter de ces questions et nous attendons beaucoup de la sagacité des intervenants à cette occasion.

Il apparaît clairement que l'analyse des événements dramatiques met la mémoire collective d'une nation au défi de l'examen concret de ses déchirements intestins, des guerres civiles, avec tout le cortège de brutalités et même de barbaries qu'ils comportent. Deux soucis légitimes entrent alors en contradiction : d'un côté, le souci de purger le passé, de rendre justice des crimes accomplis au service des valeurs morales et des victimes ; d'un autre côté, celui de permettre un nouveau « vivre ensemble » en tournant la page de ces événements douloureux. En 403 av. JC, les démocrates sont entrés à Athènes et ont chassé les oligarques du pouvoir. Ils ont alors décidé de poursuivre quelques-uns des anciens dirigeants et, aussitôt après, ils ont passé un décret interdisant l'évocation des événements dramatiques qui avaient eu lieu en vertu du principe consistant à « ne pas se rappeler les choses mauvaises » . Un serment fut passé à cet effet par les oligarques, les démocrates et ceux qu'on appelait « les gens tranquilles » (autrement dit, ceux qui avaient courbé le dos en attendant la suite). Aristote affirma même qu'un citoyen dénommé Archinos fut condamné à mort pour avoir dérogé à cette règle du silence imposé et Isocrate écrivit : « Puisque nous nous sommes mutuellement donné des gages, nous nous gouvernerons de façon aussi belle et aussi collective que si aucun malheur ne nous était arrivé. » Il ne s'agit plus ici du devoir de mémoire, une notion au demeurant ambiguë et molle, mais du devoir de silence. Rappelons-nous à ce sujet les propos du choeur dans la pièce Antigone de Sophocle : « Des combats d'aujourd'hui il faut installer l'oubli après tant de haine dépensée. » De même Oreste déclarait-il dans Les Euménides d'Eschyle : « J'ai usé ma souillure à toutes les ronces du chemin. » Autrement dit, le temps passé aurait allégé sa responsabilité et appelé le silence autour d'elle. Les siècles suivants se sont fait l'écho de la même tension entre, d'une part, la portée civique de la justice et de la mémoire et, d'autre part, la nécessité de la surmonter parfois pour permettre un minimum de cohésion dans la suite des temps. Il suffit de rappeler à cet égard les textes magnifiques d'Henri IV au moment de l'Edit de Nantes ou les propos de Napoléon après son accession au pouvoir comme Premier Consul : « Messieurs, tout m'a réussi. Savez-vous pourquoi ? C'est que je suis une amnistie vivante. » Les mêmes questions se sont posées après la Commune à des acteurs tels que Victor Hugo et Clemenceau, puis au moment de l'Affaire Dreyfus, lors de la Seconde Guerre mondiale ou de la guerre d'Algérie que nous évoquerons cet après-midi avec Benjamin Stora.

Comprenons bien qu'il s'agit ici d'amnistie et non de pardon ou de grâce. Le pardon, seules les victimes peuvent l'accorder à leurs bourreaux. Quant à la grâce, c'est une mesure politique, individuelle, de pitié pour un condamné. C'est la raison pour laquelle elle fit l'objet d'une telle polémique concernant l'innocent Dreyfus, faisant dire à Waldeck-Rousseau (qui fut pendant dix ans un membre éminent de cette Haute Assemblée) : « L'amnistie ne juge pas, elle n'accuse pas, elle n'innocente pas. Elle ignore. » L'amnistie reste à juste titre un moment décisif mais ne peut être assimilée à l'oubli, n'en déplaise à Sophocle ou à Georges Pompidou qui disait au début des années 1970, à propos du cas de Paul Touvier : « Oublions cette époque où les Français ne s'aimaient pas. » Quelle que soit l'efficacité de cette requête, elle ne peut évidemment pas être complète. D'abord, les historiens s'insurgeraient contre cette entrave à leur travail et l'on peut évoquer à cet égard l'affaire qui opposa dans les années 1960 Michèle Cotta à un collaborateur qui lui reprochait l'évocation de ses méfaits en 1943 dans un ouvrage consacré à la question. Face à ceux qui voudraient imposer le silence, sous prétexte d'amnistie, les historiens répondent : « Holà ! L'amnistie a sa portée mais elle ne peut interdire d'évoquer des enchaînements historiques sans risquer de maintenir le passé dans l'obscurité, au grand dommage de l'intelligence et du civisme. » De plus, l'oubli ne peut être décrété par l'Etat face au mouvement immense des pulsations collectives, comme l'illustrera certainement notre évocation de la période de Vichy. Face à la volonté des politiques de clore ce chapitre, nous avons été témoins de la résurgence de la mémoire, en termes judiciaires, médiatiques, affectifs et intellectuels au cours des années 1980.

Si notre réflexion s'inscrira d'abord dans un cadre national, elle gagnera à s'ouvrir au comparatisme en s'intéressant aux mémoires de groupes spécifiques, au niveau régional notamment, et à celles d'autres nations. A cet égard, nous sommes redevables aux organisateurs de ce colloque d'avoir permis la tenue d'une quatrième table ronde qui offre une perspective étrangère et européenne et qui nous évite de tomber dans le piège de l'égocentrisme national. Notre débat touche évidemment à la question des lois mémorielles et, sans entrer dans le détail, je tiens à saluer la position adoptée sur ce terrain par le président Accoyer, une position dont les fruits seront longtemps dégustés. L'originalité de cette rencontre au Sénat tient finalement à la réunion des élus du peuple avec des historiens. Je ne doute pas que ce dialogue dont vous serez les témoins ait une double utilité, spéculative et civique. Que notre appétit intellectuel et politique - au sens le plus noble du terme - trouve ici toutes les occasions de se rassasier !

Guy FISCHER

Je remercie infiniment Monsieur Jean-Noël Jeanneney ainsi que Madame Catherine Tasca, Monsieur Jean François-Poncet, Monsieur Yvon Collin et le président Jacques Legendre, autant d'éminents collègues qui ont accepté d'honorer cette rencontre de leur présence. Je ne manquerai pas de remercier également le Secrétaire général du Sénat, Monsieur Alain Delcamp, qui a favorisé l'organisation de ce colloque. Par votre intervention, Monsieur Jeanneney, celui-ci se trouve placé sous les meilleurs auspices.

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