PREMIÈRE TABLE RONDE : QU'EST-CE QUE LA MÉMOIRE COLLECTIVE ?

Jean-Pierre RIOUX , Ancien inspecteur général de l'Education nationale, président de la Rencontre des mémoires de Strasbourg

Yvon COLLIN , Président du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen du Sénat

Daniel SIBONY , Psychanalyste et écrivain

Jean-Noël JEANNENEY

Nous allons maintenant entrer dans le vif du sujet avec cette première table ronde. Avant d'entendre les interventions du Sénateur Yvon Collin, de Daniel Sibony, psychanalyste et écrivain, et celle de notre collègue Olivier Wieviorka sur le premier cas pratique du 10 juillet 1940, je donne la parole à mon ami Jean-Pierre Rioux, inspecteur général honoraire de l'Education nationale, directeur de la revue Vingtième siècle et président de la Rencontre des mémoires de Strasbourg, récemment sollicité par le gouvernement pour une réflexion approfondie sur la mise en place de la Maison de l'histoire de France.

OUVERTURE

Jean-Pierre RIOUX, Ancien inspecteur général de l'Education nationale,
président de la Rencontre des mémoires de Strasbourg

Merci Monsieur le Président et ami. En introduction à mon propos, je souhaiterais mettre en exergue deux phrases. D'abord, celle de Jean Guéhenno, dans La mort des autres , publié en 1968, à propos de la Grande guerre : « Notre plus grand manque est de si mal nous souvenir. A cette perte continue de nous-mêmes tient peut-être cette insuffisance que l'on sent en soi, cette impuissance à changer la vie. » La deuxième phrase est signée par Jacques Julliard dans Le malheur français , publié en 2005 : « Quelque chose est en danger au plus intime de chacun de nous. Nous ne nous aimons plus, voilà la chose. Comme si l'âme collective de la France, ce mythe nécessaire, était en train de se dissoudre. » Ces réflexions posent donc les questions suivantes : savons-nous nous souvenir ? En avons-nous le besoin et l'envie ? Dans le temps qui m'est imparti, je m'attacherai à signaler quelques vérités premières et à singulariser trois évolutions sociales et culturelles qui entretiennent actuellement les troubles de la mémoire française.

Je prendrai pour point de départ un texte simple et dense de notre collègue Philippe Joutard ici présent, paru dans un ouvrage collectif intitulé Historiographies . Nous y apprenons que la mémoire est un phénomène de société qui enveloppe et déborde à la fois toutes les considérations nationales. Si l'on se souvient que la mythologie grecque fait de Mnémosyne, déesse de la mémoire, la mère des neuf Muses, au nombre desquelles Clio, on se rend compte de l'aspect matriciel de nos interrogations. Les plus anciens dictionnaires, parmi lesquels celui de l'Académie française, ont associé au terme « mémoire » à la fois la notion de « memoranda » (ce qui est digne de mémoire) et les mécanismes de « memorare » (de mémoire d'homme). Maurice Halbwachs nous a aidés à découvrir et à détailler les cadres sociaux de la mémoire collective et Péguy nous a appris que le rapport histoire-mémoire était à angle droit et qu'il nous fallait nous poster à leur point de rencontre. L'aventure sociale continuant à la fin du XX e siècle, la crise tous azimuts, l'abandon du référentiel rural et la mise en mouvement des hommes par les révolutions de la vitesse et du numérique ont entretenu, par contrecoup, des nostalgies, des ardeurs généalogiques, des cultes des racines ou de communautés supposées originelles. Rien ne semble plus efficace en ce début de XXI e siècle que l'activisme mémoriel pour faciliter le grand retour en arrière. Dès lors, notre société est devenue friande d'une mémoire particularisée tenue pour un cheval d'orgueil par tout un chacun, donnant à la famille comme à l'individu, aux gens de souche comme aux nouveaux venus, le sentiment de pouvoir établir par la mémoire un rapport direct et affectif avec le passé. A partir du moment où nous nous convainquons que la mémoire se décline uniquement au pluriel et qu'elle n'est plus sacrée, nous ne comprenons plus que la mémoire se nourrisse toujours d'oubli et qu'elle soit, toujours selon Philippe Joutard, « non seulement une notion polysémique et nourricière, mais aussi un réaménagement continu de la présence et de l'absence ».

De 1945 à nos jours, en passant par 1962 et 1975, des confusions, des assauts, des embarras de mémoires signalés par certains comme de véritables « guerres de mémoires » ont proliféré sur ce terreau. Sans entrer dans le détail de ces épisodes, je souhaite mettre l'accent sur trois évolutions en cours qui entretiennent nos conflits mémoriels.

Premièrement, nous assistons au passage du « plus jamais ça » et par conséquent du devoir de mémoire à une mise en accusation du passé au nom du droit et de la dénonciation des crimes contre l'humanité. L'accent est mis sur les épisodes de la Shoah, de la guerre d'Algérie, de la Grande guerre, de la colonisation et de la traite négrière atlantique, tenus pour éternellement traumatisants. Ces nouvelles incriminations, qui prennent le tour d'appels à la repentance nationale et au dédommagement éventuel des descendants des victimes, ont pris le relais des assauts relatifs aux années de l'Occupation. Elles se combinent aujourd'hui à ce « passé qui ne passe pas » (pour reprendre l'expression d'Henry Rousso) et à l'alourdissement de l'acte d'accusation collectif du passé. Le Président de la République et le Parlement ont singulièrement compliqué l'enjeu de cette question en adoptant des positions favorables à une repentance nationale (sous la présidence de Jacques Chirac) ou opposées à celle-ci (à l'ère de Nicolas Sarkozy) et en officialisant de nouveaux drames au titre de génocides ou de crimes contre l'humanité par l'adoption d'une série de lois dites « mémorielles » telles que la loi Gayssot de 1990 ou la loi du 23 février 2005. On ne peut qu'approuver l'annonce faite en 2008 par le législateur d'une modération de son action en la matière et son souci, affirmé la même année dans sa mission d'information, de rassembler la nation autour d'une mémoire partagée. Cependant, dans l'esprit d'un grand nombre de nos concitoyens, le passé demeure synonyme de malheurs, la mémoire reste douloureuse et chaque victime devrait pouvoir obtenir une réparation morale, publique ou financière. Plus encore, des interrogations massives et confuses se sont installées au sujet du rapport entre la mémoire et l'identité nationale ou au sujet des liens de la dialectique histoire-mémoire avec ce plébiscite quotidien que Renan appelait de ses voeux.

La deuxième cause d'extension de nos embarras de mémoire tient à notre manque de confiance en l'autorité du temps. Ce mal du temps vécu également par d'autres sociétés que la nôtre se traduit en une forme de dépaysement temporel qui distingue moins bien les promesses d'avenir tout en accablant le passé et qui abandonne toute notion d'au-delà, qu'il soit religieux ou progressiste. Or sans fil rouge reliant le passé, le présent et l'avenir, sans progrès ni promesses, sans une relative harmonie des temps sociaux, sans règle, sans rituel et sans symbolique humaine délimitant les générations et les âges de la vie, le moteur de la mémoire collective se grippe et celle-ci court le risque de n'être plus ni nourricière, ni disputée, ainsi que pouvait le prédire Tocqueville au XIX e siècle. En dépérissant, cette mémoire cède de plus en plus la place à un présentisme galopant qui envahit nos vies de façon implacable à l'âge du numérique. Nos vies se voient ainsi bousculées, morcelées, soumises. En leur sein, le temps et la durée, la transmission et l'héritage sont passés à la moulinette de l'instantanéité et de l'individualité.

Enfin, la troisième évolution affectant notre mémoire collective réside dans la perturbation du jeu des échelles spatiales ou « interscalaires » (pour reprendre la terminologie des géographes). En effet, nous vivons non seulement des perturbations de l'autorité du temps mais également une déconstruction relative de l'agencement mental des espaces physiques et humains de nos enfances. En quoi consiste aujourd'hui la notion de proximité ? Que représente-t-elle pour nous, dans nos esprits et dans nos vies, dans nos travaux ou dans nos loisirs, dans le cercle familial ? De quoi sommes-nous proches, physiquement et humainement ? La commune, la région, la nation, l'Europe, l'outremer, la planète : à quelle échelle nous situons-nous ? Sous l'effet conjoint et ravageur du marché globalisé, de la culture mainstream consensuelle mais superficielle, de la communication tous azimuts en temps réel et de la porosité des frontières entre le public et le privé, tout semble indiquer que les délimitations des territoires de la mémoire individuelle et collective, les lieux de mémoire, les traces patrimoniales, les paysages et les refrains eux-mêmes qui trottent encore dans nos têtes, tout cela risquerait d'être livré en pâture à une sorte de cosmopolitisme de pure consommation. Ainsi, de ces désaccords et déliquescences de l'espace-temps qui bousculent notre passé personnel et collectif pourrait émerger une société non héritière où l'horizontalité du présent sans frontières l'emporterait sur la verticalité du temps qui passe, une société qui ne saurait plus transmettre les héritages et indiquer le sens de la marche aux jeunes générations dans un contexte culturel marqué par l'immédiateté, autrement dit une société manquant de confiance en la communauté de destin. Face à ce constat, que faire ? Ma réponse ne varie pas à ce sujet : elle propose d'assumer notre double devoir d'intelligence critique et de vigilance éducative et civique.

Jean-Noël JEANNENEY

Je remercie Jean-Pierre Rioux. Il me semble que ces propos d'ouverture ne pouvaient mieux lancer les débats, avec la tonalité qui les caractérise, faite de lucidité, d'une nostalgie teintée d'angoisse mais aussi d'un volontarisme qui nous rassure quelque peu. Je me félicite de donner maintenant la parole à Monsieur Yvon Collin, président du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen du Sénat, s'inscrivant par conséquent dans la lignée du parti radical qui a tant oeuvré pour l'influence et l'éclat de la Haute Assemblée.

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