DEUXIÈME TABLE RONDE : MÉDIAS ET MÉMOIRE

Isabelle VEYRAT-MASSON , Directrice de recherche au CNRS, directrice du laboratoire Communication et politique au CNRS

Catherine TASCA , Vice-présidente du Sénat, ancienne ministre

Emmanuel LAURENTIN , Journaliste à France Culture, producteur et animateur de l'émission « La Fabrique de l'histoire »

Rose BOSCH , Réalisatrice du film La Rafle (2010), ancienne grand reporter au Point

Jean-Noël JEANNENEY

Avant d'écouter les archives sonores qui nous sont proposées, je souhaite dire tout le plaisir que nous avons à voir Isabelle Veyrat-Masson à la tribune. Elle qui a acquis une autorité et une notoriété notables dans le domaine des relations entre les médias et l'histoire, avec en particulier un livre essentiel sur la place de l'histoire à la télévision, Quand la télévision explore l'histoire , fruit d'une thèse que j'avais eu le plaisir de diriger. Elle va maintenant nous faire part de ses dernières réflexions sur la question.

Un extrait sonore du discours de Léon Blum à Luna-Park (6 septembre 1936) est diffusé.

OUVERTURE

Isabelle VEYRAT-MASSON,
Directrice de recherche au CNRS, directrice du laboratoire Communication et politique au CNRS

Cette voix qui vient du passé, cette émotion qui déborde, nous renseigne sur le dilemme que vit la SFIO en 1936, face à la guerre civile déclenchée par Franco contre les Républicains espagnols. Cet enregistrement constitue à la fois un document d'histoire et de mémoire. Les médias jouent plusieurs rôles essentiels dans la formation de cette mémoire collective et j'en dégagerai ici trois principaux.

Lorsqu'en 1982, nous publions sous la direction de Jean-Noël Jeanneney et de Monique Sauvage un livre intitulé Télévision, nouvelle mémoire , nous envisagions la télévision comme une source d'archives exceptionnelle pour les historiens contemporains. Nous savions que d'autres médias, tels que la presse écrite, la radio, le cinéma l'avaient précédée. Il me semble que l'image, fixe ou animée, tapisse nos mémoires avec une acuité particulière. La photo reproduisant l'apparence du réel à la perfection, en bloquant le temps et l'événement et en permettant la répétition ad nauseam , possède une force particulière. Nous connaissons tous la photo de la petite Vietnamienne brûlée au napalm en 1972, elle a fait le tour du monde et symbolisé l'horreur du conflit vietnamien. L'apparition du cinéma en 1895, introduisant le mouvement, apporte une vie étonnante au document : les ouvriers de l'usine Lumière sortent pour toujours de leur usine. Le cinéma a fait disparaître la mort. Le son et l'apparition des médias de masse ont favorisé la confusion entre nos souvenirs individuels et le contenu des médias.

Avec l'apparition de la télévision, le rêve d'Albert Kahn d'enregistrer tout le réel et de le restituer semble presque à portée de main. Pourtant, si les médias permettent de connaître à distance une certaine réalité, ils opèrent également une sélection au sein de celle-ci, ils la modifient, la trient ou la truquent. Ils ne sont pas innocents dans les « troubles de la mémoire » que nous évoquons aujourd'hui mais ils apportent une authenticité et une émotion qui relèvent d'une certaine vérité. « Des images malgré tout », disait Didi-Huberman. La télévision occupe une place particulière dans la conservation, dans la transmission et dans la manipulation de la mémoire dans la mesure où elle entretient un rapport très fort avec le réel, surtout en France où elle s'est voulu une fenêtre ouverte sur le monde et un instrument de culture et d'information. Elle a accordé une large place aux genres liés à la mémoire, en particulier aux émissions historiques. Elle multiplie les interviews, les témoignages, les reportages, les enquêtes et les documentaires, enregistrant massivement les traces du monde. Les fictions proposent quant à elles une autre façon de dire le réel et inventent une mémoire qui allie force et vraisemblance. Enfin, les conditions massives de la transmission, renforcées par les rediffusions, imposent leurs messages jusqu'au matraquage médiatique. L'émotion contenue et provoquée par l'extrait de télévision, comme dans celui que je vous propose maintenant, en fait un média dominant. Cinq colonnes à la une , créée en 1957, a joué un rôle important dans l'enregistrement et la diffusion des grands problèmes de l'après-guerre. Ses images appartiennent désormais à notre mémoire. Le reportage que nous allons voir maintenant sur l' « Algérie des combats » a été tourné en Kabylie par Pierre Schoendorffer et diffusé le 2 octobre 1959.

L'extrait de télévision est projeté à l'écran.

Isabelle VEYRAT-MASSON

Vous aurez noté le vocabulaire employé et la forte présence du journaliste. Nous allons voir maintenant un autre extrait de ce reportage dans lequel apparaît le personnage du colonel Bigeard.

L'extrait de télévision est projeté à l'écran.

Isabelle VEYRAT-MASSON

Ces deux extraits nous rappellent à la fois l'importance de cette émission, les propos tenus à l'époque sur l'Algérie et l'aspect emblématique de certaines personnalités à un moment de l'histoire.

Le second rôle joué par les médias dans les questions mémorielles s'exerce à mon sens au moment des commémorations. En multipliant anniversaires et commémorations, les médias participent à ce que l'historien autrichien William Johnston appelle « le grand calendrier » imprimant à nos vies souvenirs et oubli. A la fois fabricante et véhicule de la mémoire collective, la télévision participe à la commémoration des grands hommes et des grands événements. Nous allons voir maintenant le document télévisé du 22 septembre 1984 représentant François Mitterrand et Helmut Kohl à Verdun, rendant hommage aux soldats des deux nations morts pendant la Première Guerre mondiale.

L'extrait de télévision est projeté à l'écran.

Isabelle VEYRAT-MASSON

Les médias ne sont pas uniquement des miroirs de nos sociétés mais ils sont également des acteurs puissants de notre vie intellectuelle. Née dans le giron de l'Etat, la télévision a longtemps suivi le rythme de la mémoire officielle. En 1964, le Ministre des Anciens combattants, Jean Sainteny, commandait ainsi aux historiens Pierre Renouvin et Henri Michel une série de documentaires, Trente ans d'histoire , pour rappeler la période de 1914 à 1944. La télévision a imposé certains oublis, en suivant la règle du consensus. En effet, elle a longtemps passé sous silence les questions sensibles telles que l'Affaire Dreyfus, la collaboration, la colonisation, l'esclavage, les mutins de 1917, la Commune. L'intérêt des tabous, c'est qu'ils font du bruit en tombant mais ils ne tombent que lorsque le temps est venu. Ainsi, malgré la parution de Mon village à l'heure allemande de Jean-Louis Bory et de La France dans l'Europe de Hitler d'Eberhard Jaeckel, il faudra attendre le film Le chagrin et la pitié pour que la responsabilité française dans la persécution nazie entre dans l'espace public, marquant le début de ce « miroir brisé » évoqué par Henry Rousso. Les médias de masse seront les principaux artisans de cette rupture mémorielle, avec la diffusion du feuilleton télévisé Holocauste de Marvin Chomsky ou celle de l'émission Les Dossiers de l'écran à partir de 1975. A partir de 1992, la chaîne franco-allemande Arte donne sans parcimonie la parole aux rescapés de la Seconde Guerre mondiale proposant une mémoire individuelle faite de subjectivité et de souffrance et construisant ainsi une mémoire très particulière de ce conflit. Les guerres de colonisation sont désormais très présentes à la télévision française depuis la fin de la décolonisation, ce qui n'empêche pas d'autres médias de dénoncer certaines formes de censure.

Reste-t-il encore des tabous, des manques, des absences ou des ignorances aujourd'hui ? Certainement. Il a été question récemment des morts algériens du 17 octobre 1961 et des condamnés à mort auxquels François Mitterrand, alors Ministre de l'Intérieur, avait refusé la grâce pendant la guerre d'Algérie. Une autre manière de considérer les événements peut être la source d'un renouveau de la mémoire. Ainsi les médias, la télévision en tête, se sont fait les procureurs de notre passé : fictions et magazines ont multiplié les accusations accablantes à son égard. Les mémoires médiatiques interpellent l'histoire, les émissions interrogeant : « la France doit-elle se repentir ? » « Colonisation-banlieue : la France est-elle coupable ? » Serge Moati, dans son film Capitaines des ténèbres, fait un procès à charge des exactions coloniales. Les politiques suivent avec élégance ou maladresse et les regards se déplacent de l'histoire vers une mémoire écrasée par le présent et menacée par l'anachronisme. Parmi les évolutions marquantes de notre mémoire collective, nous pouvons relever la disparition des héros de l'histoire au profit des victimes. L'émotion que les médias savent provoquer n'est sans doute pas étrangère à ce changement anthropologique dont le bilan reste à faire.

Jean-Noël JEANNENEY

Je remercie Madame Veyrat-Masson qui fait avancer notre réflexion sur les rapports entre les médias, en particulier la télévision, et les évolutions de la mémoire et des travaux historiques. Notre génération d'historiens a compris l'importance de la télévision comme source documentaire de l'histoire et je tiens à rappeler à cet égard la loi du 20 juin 1992, que j'ai eu l'honneur de porter devant le Parlement, loi créant le dépôt légal de l'audiovisuel, qui permet aux citoyens français d'accéder à ces sources, plaçant notre pays à l'avant-garde en ce domaine. Le deuxième axe de la question que vous avez développé s'intéresse à la télévision comme diseuse d'histoire, avec son lot de documentaires et de magazines. L'étude de cet aspect nous éclaire sur l'évolution de nos représentations en relation avec le contexte historique, comme l'illustre une thèse que j'ai dirigée, due à Muriel de la Sonchère, sur l'évolution de l'image télévisuelle du rôle joué par les Anglais et les Américains pendant la guerre de 1940 à 1945, qui reflétait bien l'évolution des relations entre la France et les Etats-Unis. Le troisième axe de la réflexion porte sur les organismes et les institutions qui fabriquent les émissions de télévision. A cet égard, les télévisions apparaissent comme des microcosmes qui reflètent l'état de notre société et renseignent sur les mouvements de l'historiographie et de la mémoire.

Lorsque nous pensons au rôle que peuvent jouer les personnalités politiques en ce domaine, nos regards se tournent vers Madame Catherine Tasca, vice-présidente du Sénat, qui a été à plusieurs reprises responsable de la communication, ministre de la Culture et que nous allons maintenant écouter avec une grande attention.

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