PREMIER CAS PRATIQUE : LE 10 JUILLET 1940

Olivier WIEVIORKA,
professeur à l'Ecole normale supérieure de Cachan

Le 10 juillet 1940, la Chambre des Députés et le Sénat, réunis en Assemblée nationale au Grand Casino de Vichy, confiaient à Philippe Pétain le soin de « réviser les lois constitutionnelles » à une écrasante majorité. Cette journée, historique au sens plein du terme, se caractérise par son ambivalence. Elle peut de fait être considérée et comme un crépuscule -elle marque la fin de la III e République- et comme une amorce -elle porte sur les fonts baptismaux le régime vichyste dont trois actes constitutionnels, promulgués le 11 juillet, tracent les premiers contours.

Mais le statut mémoriel de cette journée historique reste placé sous le sceau de la complexité. Le 10 juillet 1940 n'a certes pas disparu de la mémoire collective, mais le sens rétrospectivement affecté à cet hara-kiri parlementaire traduit la polysémie que porte cet acte sans précédent. Faut-il considérer le 10 juillet 1940 comme un jour de gloire, en raison de l'opposition déployée par les 80 ? Cette fonction semble plutôt assumée par le 18 juin 1940 et le célèbre Appel que Charles de Gaulle lança de Londres. Faut-il plutôt l'assimiler à un jour de honte ? La signature de l'armistice dans le wagon du maréchal Foch, le 22 juin, remplit plus sûrement cet office. Le 10 juillet 1940 bénéficie par conséquent d'une place tout à la fois confuse et ambiguë dans la mémoire collective que renforce l'absence de gestes mémorables, donc remémorables. La III e République fut en effet enterrée dans une relative indifférence. Les grands ténors se turent : aucun grand discours ne salua la disparition du régime, si l'on excepte l'épitaphe lancée par Marcel Astier « Vive la République quand même » . Mais ce n'est pas faire injure à son auteur de rappeler que le mot avait déjà servi. La complexité du 10 juillet 1940 a donc au total facilité l'émergence de mémoires diverses, sinon antagonistes, prévenant l'approche d'un souvenir consensuel et apaisé.

Plutôt, toutefois, que de proposer un texte allant de l'histoire à la mémoire, il semble plus judicieux d'associer les deux approches, en définissant trois énoncés mémoriels qui se réfèrent au 10 juillet 1940 pour tester leur pertinence et saisir leur logique.

Reprenant l'analyse rétrospective de l'ancien Président du Sénat, Jules Jeanneney, nombre de parlementaires ont rétrospectivement dénoncé « l'entôlage » dont ils auraient été victimes. Abusés par les promesses de Pierre Laval, Députés et Sénateurs auraient ainsi été victimes d'une nouvelle journée des dupes. « J'avais espéré rencontrer Mac Mahon et j'ai trouvé Bazaine » , résume ainsi René Cailler. « On ne peut ignorer que les promesses faites expressément au nom de son futur chef furent indignement violées, qu'on a sans scrupules abusé des pouvoirs consentis » relève pour sa part André Fallières, sénateur du Lot-et-Garonne. En outre, le climat de peur régnant à Vichy aurait égaré les élus : « la peur des bandes de Doriot dans la rue, la peur des soldats de Weygand à Clermont-Ferrand, la peur des Allemands qui étaient à Moulins. C'était vraiment un marécage humain dans lequel on voyait se dissoudre, se corroder, disparaître tout ce qu'on avait connu à certains hommes de courage et de droiture » déclare Léon Blum dans sa déposition au procès Pétain.

Certes, ces éléments ont joué. Le traumatisme de la défaite comme la peur ont incontestablement pesé, incitant les élus à s'en remettre à un homme providentiel, Philippe Pétain avec d'autant plus de facilité que le vainqueur de Verdun n'avait pas l'image d'un factieux et que des garanties républicaines - l'approbation de la future constitution était soumise à l'approbation des Français - entouraient la dévolution des pouvoirs. En ce sens, le 10 juillet 1940 marque bien un vote de circonstances.

Mais cette analyse ne saurait voiler des réalités plus troublantes. Laval, tout d'abord, n'a en rien dissimulé son intention de s'entendre avec le Reich, prémisse d'une collaboration dont il deviendra le chantre. Sur le plan intérieur, il rassure les élus, en affirmant qu'il n'entend pas « copier servilement les institutions des Etats totalitaires » . Mais d'autres propos se révèlent plus inquiétants. Le 6 juillet, Pierre Laval affirme ainsi que « la démocratie parlementaire a perdu la guerre ; elle doit disparaître pour céder la place à un régime autoritaire, hiérarchisé, national et social » . De même, le projet de constitution devra garantir les droits de la famille, du travail et de la patrie, devise du Parti Socialiste Français qui pouvait alerter les parlementaires sur la réalité du futur régime. Pierre Massé avait demandé que la constitution garantisse aussi les droits de la liberté individuelle. Laval lui rétorque : « si vous entendez par liberté individuelle le droit pour tous les métèques et les étrangers..., je préciserai par exemple que personne ne pourra être député s'il n'est français depuis plusieurs générations. C'est notre manière à nous de faire de la politique raciale ».

Il est par conséquent excessif de prétendre que les élus n'ont pas perçu les perspectives dans lesquelles le régime vichyste entendait s'inscrire. Une conclusion, dès lors, s'impose : une large partie du personnel politique souscrivait aux objectifs de l'Etat français, qu'il s'agisse de la politique familiale, de la révision des institutions, de l'anticommunisme, de l'antisémitisme, de la xénophobie, ou du corporatisme. Ces thèmes circulaient durant les années trente et la réforme de l'Etat, pour ne citer que ce seul exemple, était revendiquée par une grande partie de la société et de ses élites. De ce point de vue, le vote du 10 juillet 1940 est aussi un vote d'adhésion.

On ne saurait en conséquence ramener le vote du 10 juillet 1940 à un vote émis dans la panique par un personnel politique traumatisé par la défaite. Nombre de parlementaires ont voté en toute connaissance de cause, dans la mesure où les objectifs présentés par Pierre Laval et Philippe Pétain croisaient pour partie leur aspiration. La peur que les bandes de Doriot et les soldats de Weygand auraient inspirée semble par ailleurs relever du pur fantasme. Un soldat cantonné à Vichy m'a écrit, après la publication de mon ouvrage, pour signaler que l'unité dont il relevait, loin d'avoir été placée en état d'alerte, avait bénéficié de permissions.

Second thème récurrent : le Front populaire aurait été responsable de la naissance de l'Etat français. Ce thème, promis à une singulière fortune, semble présenter Philippe Pétain comme le digne hériter de Léon Blum, Edouard Daladier et Maurice Thorez, assertion qui surprend pour le moins. A cette vision plutôt défendue par la droite, les hommes de gauche rétorquent qu'il n'en est rien, rappelant par exemple que les parlementaires communistes, déchus de leurs mandats, ne purent participer au vote. Quelles pièces l'historien peut-il dès lors verser au débat ?

Il est clair que le vote, quasi plébiscitaire, transcende les frontières partisanes. Les pleins pouvoirs furent en effet votés à une large majorité (570 oui) que les élus de gauche contribuèrent à conforter. 54% des élus socialistes votèrent les pleins pouvoirs, ainsi que 66,5 % des parlementaires radicaux-socialistes. Cette contagion n'épargna pas, par ailleurs, les élus communistes. Car au rebours d'une idée reçue, 14 élus avaient conservé leur mandat. Or, dans ce groupe, 8 votèrent les pleins pouvoirs.

En revanche le clivage droite/gauche, bien qu'atténué, a joué. D'une part, le Sénat, forteresse conservatrice qui avait contraint Blum à la démission (cas quasi-unique dans les annales de la République, si l'on excepte la chute du ministère Léon Bourgeois en 1895) a plus massivement voté en faveur de Philippe Pétain (87 % de oui) que la Chambre (79 %). On peut par ailleurs préciser que les opposants (non, abstentions, Massilia) se recrutent quasiment exclusivement à gauche (91 % des non, 80 % des abstentions, 85 % des embarqués sur le Massilia) alors que le taux de résistance à droite se révèle dérisoire : 5 % à peine.

En d'autres termes, il est pour le moins abusif de présenter le 10 juillet 1940 comme le fruit d'un vote émis par la Chambre du Front populaire. Que la gauche ait majoritairement accordé ses suffrages au vainqueur de Verdun constitue un fait avéré ; mais que l'approbation ait surtout émané des milieux conservateurs constitue une réalité tout aussi tangible.

« L'épisode du Massilia, à mon sens, doit être considéré comme le symbole de la pré-résistance, le premier sursaut conscient de la Nation, représentée par ses élus, devant l'abîme creusé sur ses pas par la complaisance et la trahison » écrit par exemple Félix Gouin à Jean Odin en 1946. « Les 80 députés et sénateurs qui émirent ce vote savaient qu'ils payeraient leur geste du prix de leur sécurité. En fait, le plus grand nombre d'entre eux connurent la prison, la déportation, la torture ou la mort. Mais ils étaient soutenus par la conviction qu'ils défendaient des vérités éternelles et qu'ils empêchaient, dans la grande nuit qui s'étendait sur leur patrie et dans le silence provisoire de leur peuple que s'éteigne à jamais la flamme de la liberté » conclut le livre d'or qui leur fut dédié en 1954.

De sèches réalités démentent ce constat optimiste. D'une part, tous les opposants ne rejoignent pas la Résistance. Embarqué sur le Massilia, un parlementaire communiste, Marcel Brout, s'enrôle même dès son retour en métropole dans le camp de la collaboration ; de même, certains élus acceptent, bien qu'ayant voté non, des postes du régime vichyste. Isidore Thivrier, député SFIO de Commentry, siège au Conseil national et conserve sa mairie jusqu'au 28 février 1943. Victor Le Gorgeu, dans la même veine, reste maire de Brest et accepte que son conseil municipal soit autoritairement remanié par le pouvoir exécutif.

Il est par conséquent pour le moins excessif de présenter les refusants comme les pionniers de la Résistance à Vichy ou contre l'occupant, même si beaucoup, il est vrai, s'opposèrent à l'ordre nouveau. Ils ne furent pas cependant pas les seuls : des parlementaires ayant voté oui rejoignirent à des rythmes irréguliers des mouvements, des réseaux ou la France libre, constat qui interdit de considérer le 10 juillet comme la matrice des comportements à venir

Au terme de ce rapide tour d'horizon, que conclure ? Notons tout d'abord que la mémoire du 10 juillet 1940 reste relativement ambivalente, dans la mesure où sa polysémie a permis une instrumentalisation par des groupes divers : mouvance droitière reportant sur la Chambre du Front populaire la responsabilité du régime vichyste, cercle des 80 défendant leur lucidité, parlementaires dénonçant l'entôlage dont ils auraient été les victimes..., autant de visions qui préviennent l'émergence d'une mémoire unifiée et apaisée du 10 juillet 1940. Ceci posé, que portait et que porte cette mémoire ? Pour de Gaulle, le 10 juillet, on le sait, ne constitue pas un événement majeur, l'armistice constituant en revanche la rupture essentielle. Les contemporains ont sans doute partagé cette approche, voyant dans la remise des pleins pouvoirs la conclusion logique de la défaite. C'est dire que la mémoire du 10 juillet a été surtout portée, me semble-t-il, par les parlementaires et les partis politiques. A cette aune, cette journée historique a surtout joué le rôle de repoussoir, en présentant un modèle à ne pas suivre, ce qui explique que nombre d'élus aient refusé de suivre de Gaulle en 1958, invoquant le douteux précédent de 1940. Mais cette mémoire, fortement idéologisée, trahit l'histoire : tous les 80 ne furent pas de valeureux résistants, et tous les partisans de Philippe Pétain ne basculèrent pas dans la collaboration, tant s'en faut. Cette discordance illustre le fossé croissant qui sépare l'histoire de la mémoire : l'histoire des années sombres gagne en complexité alors même que la mémoire exige la simplification. Au risque du simplisme, comme le suggère l'exemple du souvenir légué par le 10 juillet 1940.

Jean-Noël JEANNENEY

Je tiens à remercier en notre nom à tous Olivier Wieviorka, qui a bien voulu répondre à la demande que nous lui avions formulée d'une réflexion sur l'écart entre, d'une part, la réalité des faits et leur complexité et, d'autre part, la manière dont ces faits sont invoqués, parfois au service d'une cause. Il nous appartient de bien distinguer ces deux aspects. A propos des 80 parlementaires, j'ajouterai que la motion Badie, qui n'avait pu être portée à la connaissance de l'Assemblée nationale, était formulée en des termes pour nous surprenants : « (Il) estime qu'il est indispensable d'accorder au maréchal Pétain, qui en ces heures graves incarne parfaitement les vertus traditionnelles françaises, tous les pouvoirs pour mener à bien l'oeuvre de salut public et de paix. » Cette formule oubliée permet de restituer la diversité des possibles en se replaçant dans le contexte de l'époque.

Je vous propose maintenant de passer à la deuxième table ronde en remerciant vivement les intervenants de la première. Nous allons avancer dans notre réflexion à propos des médias.

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