APRÈS-MIDI

Sous la direction de Jean-François SIRINELLI,

Professeur à l'Institut d'études politiques de Paris et directeur du Centre d'histoire de Sciences Po

OUVERTURE

Jean-François SIRINELLI,
Professeur à l'Institut d'études politiques de Paris et directeur du Centre d'histoire de Sciences Po

Je me réjouis et suis honoré d'être ici aujourd'hui. Nous avons assisté ce matin à un véritable festival d'intelligence et nous ferons en sorte qu'il se poursuive cet après-midi en respectant le cahier des charges que nous nous étions fixé de faire se rencontrer les élus et les historiens ainsi que des métiers relevant de la transmission de la mémoire. Les deux thèmes que nous allons aborder successivement consisteront d'abord en l'analyse des processus de transmission de la mémoire et de commémoration, puis en une comparaison à l'échelle européenne à partir d'un certain nombre d'exemples. Je passe maintenant la parole à Monsieur Antoine Prost, qui représente une autorité à la fois intellectuelle et morale dans notre profession.

TROISIÈME TABLE RONDE : COMMÉMORER, CÉLÉBRER, TRANSMETTRE LA MÉMOIRE

Philippe JOUTARD , Ancien recteur, professeur d'histoire à l'Université de Provence

Mechtild GILZMER , Professeure de littérature et civilisation françaises à l'Université technique de Berlin

Philippe-Georges RICHARD , Conservateur général du patrimoine délégué aux célébrations nationales

OUVERTURE

Antoine PROST,
Historien, professeur émérite à la Sorbonne

Merci Monsieur le Président. Je commencerai mon propos par un éloge de l'oubli. En effet, si nous nous rappelions tout, nous serions absolument étouffés par le passé dans notre vie individuelle et collective. Vivre, c'est nécessairement oublier.

En second lieu, je souhaiterais faire la distinction entre la mémoire collective et le « champ d'expérience », une notion empruntée à l'historien allemand Reinhard Koselleck qui désigne les représentations que nous mobilisons pour analyser une situation donnée en vue de nous projeter vers ce qu'il appelle notre « horizon d'attente ». Par exemple, l'occupation allemande et la Résistance faisaient partie du champ d'expérience ou plus communément du « bagage » des soldats qui participaient à la guerre d'Algérie. Leur appréhension de la guerre était conditionnée par une expérience qu'ils avaient vécue dans leur enfance et qui restait très présente. La mémoire collective, en revanche, constitue un phénomène beaucoup plus large. Ainsi Jeanne d'Arc fait-elle partie de notre mémoire collective sans appartenir à notre champ d'expérience, non pas parce nous ne sommes pas ses contemporains mais parce qu'elle ne constitue plus un moteur de notre action, sauf peut-être pour ceux qui lui vouent un culte fervent. Notre champ d'expérience est nourri par ce que nous avons vécu, mais aussi par nos lectures, par des cours d'histoire ou des visites qui nous ont marqués, par les films que nous avons vus, etc. Ainsi les oeuvres de Soljenitsyne ont-elles contribué à faire entrer les goulags dans notre champ d'expérience, de même que le travail de mémoire sur la Shoah a fait entrer le génocide des Juifs dans notre champ d'expérience, même si nous n'en avons pas été les témoins directs. Le champ d'expérience est un mixte de vécu et de culture, qui configure un rapport au passé agissant dans le présent et qui engage l'avenir.

Ce détour me permet de situer sur le même axe, mais à des positions différentes, la commémoration, la célébration et le devoir de mémoire dans la mesure où il s'agit dans chaque cas d'une intervention présente de la part d'individus, de groupes ou de la puissance publique pour modifier le champ d'expérience de nos contemporains ou leur mémoire collective. Par exemple, en faisant baptiser une rue du nom d'un résistant fusillé, vous n'intervenez pas seulement pour éviter que la mémoire se perde, mais aussi peu ou prou pour donner ce résistant en exemple. De la commémoration au devoir de mémoire, on poursuit toujours un projet d'avenir par l'évocation du passé, mais l'intention n'est pas toujours de même force. Le devoir de mémoire apparaît comme la forme extrême d'intervention sur le champ d'expérience de nos contemporains dans la mesure où il ajoute à la commémoration et à la célébration une injonction morale. Il pose que l'absence d'intervention en ce domaine constituerait une faute. Or cette intervention se fait d'abord au nom du sens. Dans le cas des monuments aux morts, sur lesquels j'ai beaucoup travaillé, il s'agit d'une commémoration venue d'en-bas (et non des pouvoirs publics) et qui reflète avant tout le souci des vivants de donner un sens au sacrifice des disparus. Et ils lui ont donné des sens très différents, d'une région à l'autre, la diversité des lectures de la même guerre rendant possible en fait l'unanimité nationale. Il fallait donner un sens à la mort de masse, mais ce fut pour les uns l'horreur et le refus de toute guerre, pour d'autres l'apologie du sacrifie à Dieu et à la Patrie, pour d'autres encore le triomphe du droit et de la République. La signification que les morts de la guerre ont pu donner à leur propre mort nous est totalement inconnue, mais nous nous arrogeons le droit d'en décider.

Voici un autre exemple des incertitudes du devoir de mémoire. Un de mes oncles était archiviste départemental du Jura et à l'occasion d'un concours Intervilles, il avait été embauché dans l'équipe municipale. On lui demanda ce qui s'était passé à Lons-le-Saunier un jour précis de 1637. Il répondit qu'il connaissait la réponse, mais qu'il demandait que la question soit retirée, car il jugeait qu'elle n'était pas convenable, ce qui fut fait. Ce jour-là, en effet les troupes françaises du Grand Condé avaient pris la ville et l'avaient incendiée ; la plupart des habitants avaient péri dans les flammes. Cela avait été un Oradour de grande ampleur au XVII ème siècle. Fallait-il le rappeler ? Tout dépend des buts qu'on poursuit. Pour un autonomiste franc-comtois, il y aurait eu là un devoir de mémoire.

Dans ces questions mémorielles, quel rôle les historiens peuvent-ils prétendre jouer ? De fait, ces commémorations se font le plus souvent sans demander l'avis des historiens. Pour répondre à cette question, je reviendrai à la notion d'oubli évoqué plus tôt : l'oubli doit être bien distingué du silence. On peut se taire précisément parce qu'on n'oublie pas. Dans le champ d'expérience de nos contemporains, certains événements brûlants ne peuvent être évoqués sans amener ceux-ci à s'entre-déchirer. Il peut être préférable d'imposer le silence sur certains événements précisément parce qu'ils sont inoubliables dans leur monstruosité, comme y invite l'exemple puisé dans l'Antiquité grecque évoqué par Jean-Noël Jeanneney ce matin. Ainsi ne suis-je pas certain qu'il soit judicieux de rouvrir les plaies de la guerre civile espagnole ou de rechercher systématiquement les collaborateurs de la Stasi. Il me semble plus utile de se taire et de faire travailler les historiens en professionnels sur ces questions. Leur rôle consiste précisément à apporter un éclairage intelligent sur des événements passionnels, à expliquer au lieu de juger, à refroidir l'événement plutôt que de souffler sur les braises. Dans le débat historique entre robespierristes et anti-robespierristes, Marc Bloch invitait les historiens à un effort d'explication en soulignant que la condamnation a posteriori de l'aliénation des biens nationaux n'avait pas de sens. L'historien a le devoir de soumettre ses affirmations au trébuchet de la vérité, ou si l'on préfère, à établir les faits, ce qui revient au même, car les faits sont les preuves qu'apportent les historiens à l'appui de leurs récits. Sans travail d'histoire, une collectivité ne peut trouver d'accord sur les sujets qui la divisent avec passion.

De ce point de vue, nous devons distinguer les deux troubles de la mémoire collective qui sont proposés à notre réflexion. En ce qui concerne la guerre de 1940, le travail d'histoire a été largement effectué même si l'historiographie continue à évoluer, par exemple avec la remise en question par Paxton de l'interprétation de la défaite française comme résultat d'une décadence morale de la France, une interprétation qui fut celle de Vichy et dont l'acceptation signerait une forme de victoire posthume du Maréchal. Le sujet a été suffisamment labouré par les historiens pour que l'on puisse l'évoquer de façon relativement apaisée. En revanche, la guerre d'Algérie demeure un sujet brûlant car elle oppose toujours la mémoire des rapatriés à celle de bon nombre d'acteurs qui l'envisagent comme une guerre coloniale ou une « sale guerre ». Et bien que le travail historique ait avancé, il reste très difficile d'évoquer sereinement par exemple la question de la torture : certains la réduisent à quelques bavures ou la justifient par les atrocités commises par les fellaghas tandis que d'autres dénoncent un système institutionnalisé et généralisé. Les mettre autour d'une table conduirait à un dialogue de sourds.

Je conclurai en adressant deux reproches aux historiens. Le premier vise l'idée trop facilement admise depuis le linguistic turn qu'il n'y aurait pas d'objectivité en histoire. Les historiens ont à mon avis poussé trop loin la critique de la vérité dans leur discipline, comme si leurs assertions n'étaient que des propos parmi d'autres, alors même qu'ils continuent à défendre bec et ongles leurs interprétations. Les historiens doivent prendre à nouveau conscience de leur rôle social qui consiste à départager le vrai et du faux dans notre passé, lorsque les sources le permettent. Le second reproche reprend les propos de Marc Bloch dans L'étrange défaite : « Nous avons été bons historiens. Avons-nous été assez bons citoyens ? » Nous avons en effet une certaine répugnance, moi le premier, à nous engager dans le débat public, d'abord parce que cela prend beaucoup de temps et que cela apporte peu à nos curricula vitae, ensuite parce que cela nous amène à prendre certains risques. A mon avis, nous laissons trop souvent le débat sur les enjeux de mémoire se dérouler sans nous et à cet égard, nous ne sommes pas d'assez bons citoyens.

Jean-François SIRINELLI

Merci à Monsieur Antoine Prost pour cette excellente entrée en matière. Nul doute que nous aurons l'occasion de revenir sur certaines de ses propositions au cours de l'après-midi. L'Espagne fera notamment l'objet d'une intervention au cours de la seconde table ronde. Lorsque nous songeons à la question de la mémoire sur le plan historiographique, le nom de Philippe Joutard s'impose de lui-même et je suis donc très heureux de lui passer la parole maintenant.

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