Le Sénat de la Vème République - Les cinquante ans d'une assemblée bicentenaire



Sénat - 3 juin 2009

LE BICAMÉRISME DANS L'HISTOIRE
SESSION I : L'INSTALLATION DU BICAMÉRISME
Présidence de M. Jean-Noël JEANNENEY, professeur des universités, ancien ministre

M. Jean-Noël JEANNENEY, professeur des universités, ancien ministre - Mesdames, Messieurs, je me réjouis du privilège qui m'est donné de modérer, comme on dit - mais modérer suppose des passions qui, peut-être, ne nous submergeront pas dès notre première table ronde - de présider ce premier débat. Pour un historien, comme, je le pense, pour des juristes aussi, c'est un magnifique sujet que celui qui nous réunit aujourd'hui, propre à aiguiser notre appétit intellectuel et civique. Pour ma part, héréditairement, on me l'a appris presque dès mon berceau.

En évoquant l'installation du bicamérisme, puisque c'est le thème de notre rencontre-débat, nous allons forcément rencontrer toute une série de questions fondamentales en démocratie. La question de la division horizontale des pouvoirs politiques, la question de l'affrontement des forces sociales qui, dans l'histoire de la genèse de la seconde Chambre, dans tous les pays, a compté et a pesé, la question de l'efficacité et de la promptitude ou de la lenteur nécessaire, précieuse ou périlleuse, c'est selon, dans l'élaboration des lois, la question de la diversité des types de représentation des citoyens, tout cela à partir des quatre modèles principaux que Karen Fiorentino et les autres intervenants vont, je le pense, décrire et qui sont à l'origine de la seconde chambre, des « hautes assemblées ».

Le premier modèle est celui que l'Angleterre nous a légué depuis la fin du XIVe siècle, avec des classes dirigeantes minoritaires qui ont institutionnalisé de la sorte leur capacité de réagir en face des forces montantes, celles notamment de la bourgeoisie qui suscita l'apparition de la Chambre des Communes.

Le deuxième modèle est celui, bien différent, des Etats-Unis d'Amérique, avec le fédéralisme s'affirmant en face de Washington, selon des processus et selon des temporalités dont nous connaissons les évolutions et le déroulement.

Et puis, en troisième lieu il y a eu la France de la Révolution, qui a été très inventive dans ce champ - je dis cela sans excès de chauvinisme - et qui, pour sa part, a essentiellement réfléchi à une division des compétences, surtout à compter du Directoire et à partir de l'expérience de la Convention, magnifique, splendide, lumineuse à tant d'égards et cruelle à tant d'autres, et dont on avait vu qu'elle pouvait représenter, aux yeux de la population entière, le péril d'un pouvoir devenu collectivement trop monocratique, si je puis employer cette formule contrastée. Une chambre qui propose, une chambre qui décide, le Conseil des Cinq-Cents, le Conseil des Anciens : voilà une autre source du bicamérisme.

On rencontre enfin, bien sûr, dans une quatrième direction, la réflexion classique sur la double représentativité des citoyens, comme électeurs ou comme exerçant de façon plus organiciste des activités économiques et sociales. Cela nous conduirait à des commentaires sur le référendum de 1969, que je me garderai de développer aujourd'hui, même si, bien sûr, je demeure convaincu organiciste - héréditairement peut-être à nouveau - que le Sénat, si ce référendum avait été adopté, loin de disparaître, aurait au moins maintenu, peut-être développé son influence dans la République.

Pour un historien, vous sentez bien qu'il y a vraiment là tout ce qui fait notre bonheur. D'abord le problème de la différence des rythmes, leur entrelacs sous l'apparence superficielle et linéaire de ce que nous apercevons de quotidien en quotidien. Cette différence des rythmes, c'est la matière même de notre travail. S'il y a un lieu où il faut parler des rythmes, où il faut penser en termes de tempos superposés, c'est naturellement le Sénat, puisqu'il lui échoit le devoir de cet effort pour ne pas se laisser entraîner par l'immédiateté des passions et des analyses.

Il me semble, nous pourrons en parler dans d'autres tables rondes, que le quinquennat qui a été adopté et qui a, même s'il n'exclut pas entièrement toute possibilité de cohabitation, rendu cette cohabitation moins vraisemblable, ce quinquennat, qui a, en quelque sorte, comprimé le rythme de l'Assemblée, rend encore plus nécessaire que d'autres pouvoirs de la République soient élus différemment, vivent selon une autre allure. Comment ne pas évoquer Clemenceau dans cette salle qui porte son nom en passant un peu plus vite qu'ailleurs sur le jeune Clemenceau, même si nous l'aimons aussi, celui qui se méfiait du Sénat, pour arriver à celui qui a été élu en 1902, qui est resté sénateur jusqu'en 1919, ce Clemenceau qui disait : « Le Sénat, c'est le temps de la réflexion ». Cette idée de tempo est décidément fondamentale. On pourrait évoquer d'autres images, telle celle du doyen Barthélemy qui disait : « La vue est une, mais je vois mieux avec deux yeux ».

À partir de là, nous allons débattre de toutes les variantes possibles d'une seconde chambre. Des modalités de scrutin qui peuvent être plus ou moins efficaces pour servir les fins que je dis. Des vitesses entremêlées: quels rythmes, quelle durée ? Six ans, neuf ans, etc. ? Et puis, de la définition de son pouvoir, avec cette observation qui a souvent été faite, Monsieur le Président, par les juristes (je ne sais pas si vous la ratifierez) : pour que le Sénat perdure et s'installe dans l'adhésion et, pourquoi pas ?, dans l'affection des citoyens, il faut qu'il ait une spécificité qui, à la fois, ne soit pas trop faible, parce qu'alors pourquoi le justifier, ni trop forte, parce qu'alors cela pourrait conduire à voir en elle un frein trop puissant pour les volontés populaires, décisives en démocratie.

C'est cet équilibre - parler d'équilibre au Sénat est tout naturel - que nous allons, j'imagine, trouver dans notre conversation à quatre voix, ou plutôt à trois voix, puisqu'à partir de maintenant je me bornerai essentiellement au rôle de président de cette table ronde

J'espère d'abord n'avoir pas pris trop des raisins au cake de Karen Fiorentino, comme on dit en Angleterre. Nous allons vous écouter, Madame, pendant une quinzaine de minutes. Vous êtes maître de conférences à l'Université de Bourgogne et vous allez nous parler du « bicamérisme en débats ». Madame, nous nous réjouissons de vous entendre.

Le bicamérisme en débats - Mme Karen FIORENTINO, maître de conférences à l'Université de Bourgogne

Je vous remercie, Monsieur le président. Je suis un petit peu embêtée, je pensais commencer ma communication, justement, avec une citation de Clemenceau, celle que vous avez évoquée, mais je vais quand même la rappeler, parce qu'elle est très intéressante : « Pendant une partie de ma vie, j'ai eu foi en la Chambre unique, comme émanation directe du sentiment populaire. J'en suis revenu, les événements m'ont appris qu'il faut laisser au peuple le temps de la réflexion. Le temps de la réflexion, c'est le Sénat. »

Cette confession de Clemenceau, qui fut pourtant un des plus féroces détracteurs de la seconde Chambre, est bien révélatrice d'une forte attraction du bicamérisme, au sein des différents régimes pratiqués en France. Pourtant, cette force d'attraction va de pair avec de régulières remises en question. Aujourd'hui encore, on peut observer un clivage entre les partisans et les adversaires de cette institution, et il est rare qu'il ne s'écoule un mois sans qu'une flèche ne soit décochée en direction du Luxembourg, dans un article de presse, quand ce n'est pas dans un pamphlet, pour le moins acerbe.

Comprendre l'enracinement de cet organe en France revient à s'interroger sur les préjugés qui l'ont entouré et que l'on retrouve d'ailleurs d'époque en époque, ainsi que sur la pratique du bicamérisme dans un pays, qui voue pourtant un culte particulier à l'unité. Ce que Maurice Schumann a appelé un jour « l'Édit de Nantes permanent de la République » est le fruit d'une longue histoire institutionnelle, qui débute en 1789 et qui se poursuit de nos jours. Les débats révolutionnaires, ceux de 1789, sont particulièrement intéressants, même si la présence d'une Haute assemblée est repoussée, parce qu'ils révèlent précisément un questionnement sur l'identité de la seconde chambre française et les raisons qui justifient son rejet.

J'envisagerai donc, très rapidement, les arguments avancés en faveur de la seconde chambre dans les mois qui suivent l'avènement de la souveraineté nationale, avant d'examiner les idées qui emporteront l'adoption du monocamérisme.

A la Constituante, la défense de la Haute assemblée est l'apanage des monarchiens. Ce terme n'existe pas en 1789, il n'apparaît que deux ans plus tard, en 1791, pour désigner cette frange minoritaire de l'Assemblée, qui a défendu un certain nombre de postulats, au rang desquels le veto absolu pour le Roi et la création de deux assemblées parlementaires. A l'intérieur de ce groupe, certains noms reviennent régulièrement, notamment celui de Mounier, de Malouet, de Lally-Tollendal, de Virieu ou de La Luzerne.

Les monarchiens estiment que la nouvelle organisation constitutionnelle ne peut faire l'économie d'une seconde chambre, premièrement, parce que le monocamérisme est intrinsèquement vicié ; deuxièmement parce que la Haute assemblée est garante de modération politique. Dans l'idée des monarchiens, il faut avant tout poser des bornes à la souveraineté du corps législatif. Il ne s'agit pas de nier le passage à la souveraineté nationale, mais de mettre celle-ci à l'abri des abus que risque lui faire courir une trop grande liberté de l'Assemblée. En effet, après la prise de la Bastille, il semble que l'atmosphère soit plus favorable à une radicalisation qu'à une modération.

Il devient dès lors capital de faire adopter à l'Assemblée des mesures, qui sauront la préserver de cette atmosphère, et repousser l'influence de la foule. La réponse la plus adéquate aux événements consisterait à introduire, dans le futur modèle du pouvoir législatif, un bicamérisme qui éloignerait de la sphère politique l'enthousiasme populaire. Il faut rendre indépendante la représentation de la Nation, des idées de la foule. Bien que la solution bicamérale n'ait jamais été pratiquée en France, donc qu'elle ne bénéficie pas de légitimité historique, il faut mettre au point un système qui organiserait la représentation, de manière à éviter toute précipitation intempestive au sein des délibérations.

Accepter une Chambre haute pour les monarchiens reviendrait à laisser entre ses mains les choix politiques fondamentaux. Or, une seule chambre serait nécessairement influencée par le peuple, et le peuple est, par nature, extrêmement versatile. Si les constituants acceptent le bicamérisme, ils risquent d'être confrontés à une force jusqu'alors ignorée, qui est celle de l'opinion publique. Ils risquent de perdre leur indépendance, ce qui entraînerait une perte de crédibilité du personnel politique.

Le pouvoir législatif, abandonné entre les mains d'une seule chambre, risquerait de devenir l'expression d'un rapport de force. En 1789, au contraire, il faut privilégier la concertation, soumettre la loi à deux examens distincts. Il est nécessaire de prendre le temps de la réflexion, d'autant plus que la norme, une fois édictée et promulguée, ne sera susceptible d'aucun recours. Quels que soient les termes de son adoption, elle deviendra définitive, sauf à rencontrer le veto royal, procédé qui fera long feu.

Dans ces circonstances, il semble évident, pour les monarchiens, que les lois ne puissent refléter réellement la volonté nationale. Les lois, pour ce courant d'auteurs, ne peuvent aller à l'encontre de la Constitution, mais également d'un certain nombre de principes qui en découlent. Une loi injuste pour les monarchiens a sûrement la forme d'une loi, mais ne peut prétendre en être véritablement une. Les monarchiens ont, en effet, une vision de la loi qui repose sur la raison universelle. Si une loi s'oppose à la raison, d'une certaine manière, elle deviendrait illégale. La volonté de la Nation ne peut donc contredire certains principes essentiels, sans perdre de sa légitimité. Il faut poser des bornes à cette volonté pour éviter qu'elle ne dégénère en tyrannie.

Les monarchiens concrétisent, sans l'avouer, les fondements d'un contrôle de constitutionnalité des lois, et on ne peut qu'être interpellé par le fait que, quelques années plus tard, cette fonction va être accordée à un Sénat, même si, dans le cadre de la Constitution consulaire, le Sénat n'est pas véritablement une seconde chambre. Refuser le principe de la chambre unique revient, pour les monarchiens, à mettre au-dessus de la volonté pure des députés s'exprimant au nom de la Nation, un corps de principes intangibles. Or, le monocamérisme ne garantit pas ces principes, il représente l'action sans limite des députés. Pour concevoir une loi qui soit réellement le reflet de la volonté générale, il faut entourer sa genèse de conditions particulières.

En dépit des arguments avancés, que j'ai résumés ici, le bicamérisme est repoussé par les constituants, au profit d'une assemblée unique. Le bicamérisme est dénigré par la Constituante, non seulement parce qu'une seconde chambre serait inutile, mais également parce que celle-ci irait à l'encontre des nouvelles valeurs politiques. L'année 1789 est celle d'une table rase du passé. L'histoire de France est reniée, au profit d'une nouvelle organisation constitutionnelle. Il faut donc créer, et non pas adapter.

Or le monocamérisme est en parfait accord avec la logique de 1789, c'est-à-dire la volonté de créer un modèle typiquement français. L'anglomanie, qui fut un pilier des salons du XVIIIe siècle, semble s'effacer lors des débats de la Constituante. Ce modèle a pu servir, pendant un temps, d'exemple, mais comme le met en exergue, non sans chauvinisme, l'Abbé Grégoire, on ne peut regarder la Constitution anglaise, comme je cite « la meilleure possible, mais comme une des meilleures existantes. C'est l'opinion qu'en aura bientôt l'Europe entière, lorsque les Français auront achevé la leur ».

Dans l'esprit des constituants, modèle anglais et seconde chambre s'amalgament, comme le prouve cette tirade de Lanjuinais : « Ceux qui veulent que ces deux chambres existent, s'égarent avec les auteurs dont ils invoquent les suffrages. Loin d'ici les sentiments de l'inconséquent Delolme, de ce Montesquieu qui n'a pu se soustraire aux préjugés de sa robe ; loin d'ici le suffrage de l'Anglo-Américain, M. Adams, de ce Don Quichotte de la noblesse, précepteur corrompu d'un grand seigneur, ils ne nous en imposent plus ».

De son côté, Rabaut-Saint-Etienne estime que « la pairie britannique n'est que le rebut d'une période féodale d'affrontements entre deux forces politiques, le témoin historique honteux des exigences seigneuriales ». Cette pairie britannique ne peut avoir aucun poids dans un gouvernement représentatif, parce qu'elle n'aurait aucune légitimité. Ce choix a été celui de l'Angleterre. Pourquoi est-ce que la France régénérée devrait suivre ses pas ?

Néanmoins, aucune critique de la seconde chambre n'est aussi acerbe que celle de la noblesse française. Les monarchiens le savaient parfaitement. Lorsque Lally-Tollendal monte à la tribune, le 9 septembre 1789, pour défendre une nouvelle fois le projet du Comité de Constitution, Mounier parcourt les rangs des députés des communes en leur expliquant que ce sont les nobles et les aristocrates qui s'opposent à l'établissement d'une seconde chambre. Deux raisons expliquent ce rejet : premièrement les nostalgiques de l'ordre ancien veulent à tout prix condamner une Constitution devant établir durablement une monarchie constitutionnelle. Pour la voir sombrer, cette Constitution, le plus rapidement possible, il faut pratiquer la politique du pire. Donc, empêcher l'établissement d'une seconde chambre, censée rationaliser le processus législatif, correspond à une tactique mûrement élaborée. Cet état d'esprit est bien résumé par l'Abbé Maury : « Si vous établissiez deux chambres, votre Constitution pourrait se maintenir. »

Deuxièmement, la noblesse envisage naturellement que la Chambre haute, le Sénat monarchien, peut fonctionner sur le même modèle que la pairie britannique, ce qui n'était pas du tout prévu. Néanmoins, cette impression va déclencher un sentiment de jalousie de la part de la petite noblesse. Plutôt que de laisser uniquement à certains de ses membres, les Pairs de France, la faculté de siéger au sein de ce Sénat, la noblesse, dans son ensemble, va préférer condamner cette institution. La Haute assemblée, en 1789, est coincée entre deux types d'hostilité : celle de la noblesse et celle de la gauche de l'Assemblée qui, derrière le Sénat, ne voit qu'une assemblée aristocratique, une assemblée de privilégiés. Or, toute idée de distinction est à proscrire au sein de la représentation politique en 1789. L'échec du bicamérisme, à cette époque, s'explique également par la crainte de voir s'affermir le poids de la noblesse. Pour rompre avec le passé honni, il faut innover et consacrer une chambre unique qui sera le reflet d'une volonté nationale unique. Installer deux assemblées reviendrait à dénaturer la future loi, à l'adapter à un jeu de navettes entre deux chambres.

Ce concept d'unité n'attend pas 1793 pour s'imposer. Il est présent dès les premiers débats constituants. La Nation étant une, sa volonté doit être une également, tout comme doit l'être sa représentation. Pour conserver l'intégrité du législatif, il faut accepter son unité. Nombre de constituants vont procéder à une assimilation entre la Nation et sa représentation, c'est-à-dire entre le fond et la forme. Cette assimilation géométrique va aboutir, in fine, à la consécration de la toute-puissance des députés.

Cette conception du législatif explique aussi que, très rapidement, bicamérisme et idéologie contre-révolutionnaire vont être amalgamés. Pour s'en convaincre, il n'est qu'à lire les récits des monarchiens, lorsqu'ils exposent leurs projets de seconde chambre. Même lorsque ce groupe éclate à la Constituante, les membres qui préfèrent rester dans le jeu politique plutôt que de s'exiler vont être stigmatisés par le sceau infâme du bicamérisme. Même Siéyès, que l'on ne peut pourtant pas soupçonner de sympathie envers les deux chambres, va être dénoncé comme l'un de ses ignobles promoteurs, lorsqu'il propose une simple division, une division souple entre les membres d'un même corps législatif.

L'apothéose de ce dénigrement aura lieu le 7 juillet 1792, peu de temps avant la chute de la Monarchie, lorsque le député Lamourette propose aux membres de la Législative d'afficher, haut et fort, leur rejet de la République et des deux chambres en s'embrassant, d'où le nom de « baiser Lamourette », qui est resté attaché à cet épisode. La clameur, la vive clameur qui en résulte est bien révélatrice de l'état d'esprit du moment, à défaut d'avoir une quelconque valeur prémonitoire. Ces arguments se fondant sur l'unité, s'en rajoutent à d'autres relatifs, eux, au travail de l'organe législatif en lui-même.

Pour respecter le temps de parole qui m'a été imparti, je passerai directement à la conclusion. Je dirai donc que le projet d'installer, dans la Constitution française, une Haute assemblée, soutenu par une minorité d'auteurs et d'acteurs politiques, ne voit pas le jour en 1789. Cet échec pourrait s'expliquer par la haine des nobles et la crainte d'une scission du législatif, qui mettrait un frein à l'enthousiasme populaire. En réalité, dès le 17 juin 1789, l'arrêt d'une représentation nationale une et indivisible a d'ores et déjà condamné, en substance, le bicamérisme. L'assimilation entre l'autorité s'exprimant et la forme de l'organe chargé de s'exprimer en son nom conduit également à nier l'utilité de la Haute assemblée. La France a fait le choix de la simplicité, choix relayé par les peurs de l'époque. Néanmoins l'idée bicamérale, une fois évoquée, va demeurer présente dans les esprits, à défaut d'avoir pu se fonder sur un consensus suffisant.

Ce rendez-vous manqué entre histoire et institutions est également imputable à une grande confusion qui pousse les acteurs de l'époque à amalgamer contre-révolution et seconde chambre, mais en définitive, les arguments de Mounier mettant en scène l'incohérence d'une assemblée unique seront finalement repris par les régimes suivants, peut-être mus par ce cri du coeur de Buzot : « Ce qui me tue, ce n'est pas Robespierre, c'est l'absence d'un Sénat ». Je vous remercie.

(Applaudissements)

M. Jean-Noël JEANNENEY, professeur des universités, ancien ministre - Je vous remercie au nom de tous, Madame, d'avoir si bien ouvert notre réflexion, nous confirmant que, dans ce moment extraordinaire de la période révolutionnaire, dans ce creuset circulent déjà toutes les passions et toutes les réflexions sur le grand thème, qui nous rassemble aujourd'hui. On voit, parmi les passions affrontées et de brèves tendresses du type Lamourette, comment vous l'avez parfaitement fait ressurgir, comment les grandes questions se posent, même si les réponses restent incertaines, en tout cas, forcément provisoires.

Maintenant, nous allons avancer dans le temps, puisque nous allons nous concentrer sur la Chambre des Pairs, avec l'apparition du bref parlementarisme français. M. Marc Péna est professeur à la Faculté de Droit et de Science Politique de l'Université Aix-Marseille, dont il est également le président, université qui porte le beau nom de Paul Cézanne. C'est maintenant à Monsieur le Président Péna que j'ai plaisir à donner la parole.

La Chambre des Pairs et l'apparition du parlementarisme français - M. Marc PÉNA, professeur de la Faculté de Droit et de Science politique, président de l'Université Paul Cézanne (Aix-Marseille III)

Merci beaucoup, Monsieur le président. Juste avant de commencer ma communication, je voudrais remercier, cela a été fait déjà tout à l'heure, le Secrétaire général du Sénat qui a permis, notamment, la collaboration entre le Sénat, votre comité, cher collègue, et mon université, donc, en tant que président, avant de parler en tant que professeur, je tenais à le dire ; et puis, en tant que président, par les temps actuels, ceci me fait un peu de vacances, vous comprendrez pourquoi je dis cela, donc je remercie d'autant plus Alain Delcamp.

Tout à l'heure, cher collègue, vous évoquiez la légende noire du Sénat. Que pourrions-nous dire de la Chambre des Pairs, condamnée par l'histoire, par la Révolution de 1830, sous sa forme en tout cas de 1814, et déjà extrêmement critiquée au temps même de son activité ! Pourtant, le paradoxe est connu, et cela vient d'être rappelé par notre président de séance : on peut affirmer que la Chambre des Pairs joue un rôle fondamental dans l'apparition du parlementarisme français, suite à la période révolutionnaire, et à ses débats qui viennent d'être remarquablement exposés concernant notamment l'impossibilité, en quelque sorte, de l'existence politique et institutionnelle d'une seconde chambre.

L'apparition d'une seconde chambre en 1814 est le résultat, en fait, de vingt-cinq années de débats constitutionnels et politiques autour de la Chambre haute, cela vient d'être rappelé. Les premiers partisans français de la Chambre des Pairs, Necker, les monarchiens, une partie de l'aristocratie libérale, présentaient un point commun, qui va se retrouver en 1814, cela a été également dit : tous avaient le regard fixé vers l'Angleterre, vers le modèle anglais.

Cette Constitution anglaise qui avait tant influencé, bien entendu, le XVIIIe siècle français, qui avait subi une parenthèse critique, au moment de la Révolution française et qui, dans les conditions de 1814, c'est-à-dire la fin de la période révolutionnaire, la fin de l'expérience républicaine, l'effondrement du césarisme, ouvre une nouvelle étape de cette référence anglaise. Or, en 1814, au moment où la monarchie revient au pouvoir, le référent anglais est fondamental. Il permet immédiatement d'asseoir la monarchie dans un contexte libéral. Il représente déjà un compromis transactionnel entre monarchie et libéralisme. L'adhésion à ce modèle guide les rédacteurs de la Charte, guide ceux qui vont essayer d'institutionnaliser deux chambres et le bicamérisme français. Cependant, il convient de préciser les modalités d'adhésion à ce référent anglais.

D'abord, le pont jeté entre les lords anglais et la pairie est directement lié à la victoire de la doctrine bicamérale. La Grande-Bretagne est également l'incarnation de la liberté, sous la plume de Germaine de Staël. Elle est aussi celle qui a résisté à l'oppresseur des libertés, évidemment, Napoléon Bonaparte, sur le champ de bataille. Mais la Chambre des Pairs ne peut pas, si je puis dire, se référer simplement à ces éléments, je dirai, polémiques. La Chambre des Pairs ne peut pas être une pâle imitation de la Chambre des Lords à l'anglaise, sur le simple fondement qu'il existe une Chambre haute, une Chambre basse et un Roi dans les deux cas.

La Charte ne peut pas être semblable à la Constitution anglaise, elle doit trouver, d'une certaine manière, son propre mode d'expression. En effet, après l'effondrement du régime napoléonien, les institutions anglaises représentent un modèle-type, mais en France manque un élément important de ce modèle, celui de la responsabilité politique et solidaire des ministres. La Chambre des Pairs semble retrouver, au profit d'une assemblée nobiliaire, l'équilibre institutionnel voulu jadis par les monarchiens, mais la responsabilité politique des ministres n'est donc pas clairement conçue. Même chez Benjamin Constant, la responsabilité des ministres n'est pas complètement affranchie des formes pénales. Dès l'origine, il manque donc une pièce essentielle à l'édifice parlementaire.

Pour les auteurs de la Charte de 1814, l'existence même de la Chambre des Pairs n'avait fait aucun doute. Celle-ci était conçue comme un contrepoids nécessaire à l'action de la chambre élective, dont on redoutait vivement les excès. Elle était également dotée d'une forte valeur symbolique, ayant pour mission de représenter les intérêts de l'aristocratie après la période révolutionnaire. Louis XVIII tenait à ce que la Chambre des Pairs puisse être composée d'une aristocratie puissante et fortunée, gage d'une véritable indépendance de la chambre et garantie contre l'instabilité institutionnelle qui avait précédé.

Deux mesures importantes connues ont été prises en ce sens. La première est prévue par l'ordonnance royale du 19 août 1815, qui conférait l'hérédité à la dignité des pairs. La seconde mesure, datant du 24 août 1817, consacrait l'institution du majorat. Pour une partie de l'opinion publique, la pairie héréditaire restait une atteinte au principe d'égalité politique, hérité de la Révolution. On voyait dans l'hérédité, moins ce gage d'indépendance que voulait Louis XVIII, qu'un privilège accordé par le Roi lui-même.

Quelques années plus tard, bien entendu, la Révolution de 1830 allait montrer que l'hostilité envers la Chambre des Pairs n'avait fait que croître au fur et à mesure de l'histoire de la Restauration. Pourtant, cette hérédité est bien conçue en 1814 comme une véritable garantie d'indépendance. Ce que je vais essayer, en quelques minutes d'esquisser, est cette idée déjà partagée par d'autres, que la Chambre des Pairs, instituée en 1814, apporte paradoxalement, avec le recul de l'histoire, deux éléments essentiels à notre vie politique : l'implantation du parlementarisme d'une part ; la défense de valeurs consacrées par la Révolution d'autre part, dont on ne soupçonnerait pas la Chambre des Pairs à l'origine. En tout cas, une Chambre des Pairs qui va servir d'équilibre ou de contrepoids à une tentation de retour à l'Ancien Régime ou à la contre-révolution.

Ainsi, la place de la Chambre des Pairs, au coeur des institutions, marque le début d'une procédure parlementaire axée sur le bicamérisme, avec un rôle des Pairs notamment en matière de finances, une participation de ces derniers à la formation de la loi. Et surtout, en sa qualité de juridiction compétente en matière de crimes contre l'État, la Chambre des Pairs joue un véritable rôle modérateur dans les institutions de la Restauration.

La pairie n'émane pas des élections, mais elle est un corps de représentants qui a participé à l'émergence d'un nouveau corps social, sans être lié aux contingences inhérentes aux élections. C'est ainsi que Lanjuinais affirmait que la Chambre des Pairs était « la plus propre à maintenir la Constitution et les bonnes lois ». De même, la Chambre des Pairs se révèle être un rempart contre les tentations d'un retour pur et simple à l'ancien Régime, rejetant parallèlement la contre-révolution. Elle trouve ainsi une place spécifique au sein du régime parlementaire, dans la mesure où elle est l'héritière de la doctrine bicamérale et tente de s'imposer dans l'activité législative de manière indépendante.

La Chambre des Pairs, face à une assemblée élue, parfois réactionnaire, va défendre souvent, paradoxalement, les acquis de la Révolution, dans un certain nombre de domaines, touchant, par exemple, aux libertés. La Charte présentait, en effet - c'est connu de tous les constitutionnalistes - une qualité essentielle par rapport aux textes constitutionnels antérieurs à 1814, son imprécision. Le régime parlementaire suppose que les chambres puissent exercer un contrôle permanent sur l'activité du gouvernement.

Si la Charte ne consacre pas un tel droit, elle offre cependant aux chambres des moyens indirects de faire connaître aux ministères leurs sentiments. Ce sont des moyens qui finiront par créer les conditions de la responsabilité politique des ministres. La pratique a ainsi donné à la Charte une coloration parlementaire, dont sa lettre était dépourvue, vous le savez. C'est l'idée exprimée sous la plume de Chateaubriand : « Si l'on dit que les ministres peuvent toujours demeurer en place, malgré la majorité, parce que cette majorité ne peut pas physiquement les prendre par le manteau et les mettre dehors, cela est vrai. »

La vraie pensée ultra de ce dernier ou de Vitrolles converge avec celle du libéral Constant, pour admettre la nécessaire correspondance entre le ministère et l'opinion, par l'organe de la majorité parlementaire. Or il existe une conséquence immédiate à l'idée que le ministère doit être issu de la majorité. Il doit exister une responsabilité politique. Les chambres vont utiliser des outils fournis par la Charte pour mettre en place la responsabilité politique des ministres, comme l'adresse, le droit de pétition, la discussion obligée de la loi des comptes et l'impact du contrôle parlementaire.

Mais à bien s'y pencher, l'inégalité de fait entre les chambres a pour résultat, qu'en dépit des efforts entrepris, la Chambre des Pairs n'a jamais assuré un véritable contrôle politique sur le gouvernement. D'abord, la Chambre des Pairs, du fait de son recrutement, ne représente en rien l'opinion. De plus, ses séances sont secrètes et, enfin, le droit de renverser les ministres n'est pas contrebalancé par l'arme de la dissolution, qui existe pourtant contre la chambre élue.

Si la période qui s'ouvre en 1814-1815 marque le début de l'enracinement de la tradition parlementaire, la construction de ce régime en France ne doit pas être anticipée. En effet, les textes fondateurs n'instaurent pas un régime, à proprement parler, parlementaire, du fait de l'absence de dispositions relatives à la responsabilité, dont je vous parlais tout à l'heure. Dès lors, le retour de Louis XVIII marque le début d'un compromis entre le Roi et la Nation, à travers la Charte octroyée par le monarque.

Ce compromis est de la plus haute importance, dans la mesure où il crée les conditions d'un réel équilibre entre organes exécutif et législatif et, par voie de conséquence, les conditions d'une authentique monarchie parlementaire. De part et d'autre, finalement, de la Révolution de 1830, la mise en place du rouage essentiel du régime parlementaire, la responsabilité des ministres, a été le fruit d'une construction empirique.

La Charte reste évasive, relativement, aux relations entre l'exécutif et les assemblées. Toutefois, l'introduction du régime parlementaire fournit un exemple typique de la manière dont une Constitution écrite peut être complétée par la pratique, sous certains aspects, transformée. La Charte de 1814 prévoyait que la personne du Roi est inviolable et sacrée, que les ministres étaient responsables et que, seul au Roi, appartenait la puissance exécutive.

Malgré une rédaction, a priori assez large, plusieurs éléments interdisent une véritable référence au régime parlementaire. Ainsi, il est possible de noter l'absence de contreseing ministériel, par lequel les ministres endossent la responsabilité politique des actes du chef de l'État, caractéristique du régime parlementaire, et cette absence de responsabilité collective devant les chambres. La seule responsabilité devant les chambres était de nature pénale. Quant à la responsabilité politique des ministres, elle n'était envisagée que devant le monarque, qui les nomme et les révoque. Seule la pratique, en développant les prérogatives des chambres, mettra le régime sur la voie du parlementarisme. En effet, la naissance du régime a lieu sous la Seconde Restauration, entre 1815 et 1830. Le régime cherche alors une stabilité politique, comme les huit ministères, les six dissolutions et les trois fournées de pairs en attestent durant cette période. Le régime parlementaire naissant ne va pas sans conflits, notamment sous le règne célèbre de Charles X.

Au demeurant, au-delà de l'instabilité politique du régime, on peut relever, a contrario, une évolution juridique constante et linéaire derrière une idée : la nécessité de gouverner avec les assemblées. La Chambre des Pairs ne représente pas le même enjeu que celui de la Chambre des Députés élue. La période qui s'ouvre en 1814 consacre la part décisive du Parlement dans l'élaboration des lois. Les chambres ne seront pas de simples assemblées consultatives, comme l'avaient souhaité les principaux créateurs de la Charte elle-même. Elles seront des organes indispensables au bon exercice de la fonction législative.

Si, au sujet de l'initiative législative, les parlementaires n'ont pas pu faire jeu égal avec le gouvernement, ils ont pu se servir d'une prérogative parlementaire essentielle : le droit d'amendement. Concernant la discussion, le vote des projets de loi, la Chambre des Députés et la Chambre des Pairs firent preuve d'une grande activité. Toutefois, le bicamérisme adopté en 1814, et de nouveau en 1830, est devenu inégalitaire, la chambre élective, malgré le principe suivant lequel l'accord des deux chambres était indispensable pour l'adoption d'un acte législatif, ayant acquis une véritable prépondérance.

On peut tout de même relever des similitudes notables dans le fonctionnement interne de ces assemblées, relativement à la fixation de l'ordre du jour, l'organisation des bureaux et le déroulement de la discussion. La Chambre des Pairs, à l'époque de la Restauration, a tout de même exercé une influence non négligeable en matière législative, même si son audience auprès de l'opinion n'a jamais été celle de la chambre élective. Ainsi, il n'est pas rare que le gouvernement lui soumette en priorité les projets de loi, preuve de la considération dont elle pouvait disposer. De plus, elle contestait, lorsqu'elle le jugeait bon, la politique menée par les ministres en place. D'ailleurs dès 1820, le ministère Decazes démissionne, alors qu'il a toujours le soutien du Roi, parce que sa réaction, après l'assassinat du Duc de Berry, avait été jugée inadéquate. Par ailleurs, la pratique s'est fixée, après le second ministère Richelieu, en 1821, en faveur d'une étroite solidarité en matière de responsabilité politique du cabinet, qui était ignorée par la Charte, mais qui était apparue dans l'ordonnance du 9 juillet 1815, tous les cabinets ayant, dès lors et de manière systématique, donné leur démission collective.

Des manifestations de mécontentement de la Chambre des Pairs ont souvent provoqué de vives réactions du pouvoir, qui se sont traduites, plus particulièrement, par des nominations de pairs. Le gouvernement prenait donc conscience du rôle politique de cette assemblée et tentait de s'assurer une majorité solide par la nomination. Or, les fournées de pairs n'ont pas donné les effets escomptés sur la durée. La Chambre des Pairs, héréditaire de la Restauration se trouve donc au coeur des débats sur la nécessité et la place d'une seconde chambre en France car, dès son installation, les questions de sa légitimité et de son rôle sont posées.

Elle passe, c'est vrai, pour être la plus aristocratique de toutes les chambres hautes françaises, le premier corps d'État. Pourtant la période qui s'ouvre à partir de 1814 semble être le seul moment ou l'un des seuls moments de l'histoire politique et institutionnelle du long XIXe siècle où une chambre héréditaire a eu les moyens de jouer pleinement le rôle pour lequel elle avait été créée. La Chambre haute pourtant était décriée par la plupart des historiens de la monarchie constitutionnelle. En effet, une Chambre des Pairs, conçue sur un modèle aristocratique et mettant en place une organisation inégalitaire de la société, ne pouvait jouer aucun rôle d'avenir, tant sur le plan politique que social.

Ainsi l'historien Paul Bastid, après la Seconde Guerre Mondiale, se fait le chantre de cette position, affirmant que « dans l'ensemble, la Chambre des Pairs n'a pas eu d'actions bien marquées. Elle n'a été ni une institution de résistance à la démocratie ni une institution libérale. Elle a été une institution nulle. » , dit-il. Il traduit ainsi une vision de la Chambre des Pairs déjà développée par les contemporains de cette dernière. Chateaubriand, comparait la Chambre des Pairs « à une remise de vieillards, un auditoire de sourds » où il fut pris de fou rire à la tribune, comme il le rappelle, dans ses Mémoires d'Outre-Tombe : un pair avait laissé tomber son cornet acoustique, car il s'était endormi et l'un de ses voisins, brusquement réveillé, était tombé en essayant de le ramasser...

Pourtant la Chambre des Pairs marque une véritable application du bicamérisme et la consécration d'une politique des contrepoids, des équilibres qui était évoquée tout à l'heure, dont le modèle anglais est l'inspirateur et le guide. Bien entendu, cette Chambre des Pairs n'a jamais bénéficié de la légitimité historique des lords anglais. Elle est une institution qui a donc eu du mal à faire sa place dans notre histoire politique, mais elle essaie finalement de trouver sa place à travers le pouvoir du Roi et le rôle des députés élus. Chambre des Pairs héréditaire, née avec la Restauration, elle va finalement disparaître avec celle-ci.

Il me semble pourtant que son rôle est important historiquement, en tant qu'instrument de compromis, compromis qui dépasse nos débats constitutionnels, qui est un compromis politique et social entre l'absolutisme monarchique et la Nation, née en 1789, entre l'ancienne et la nouvelle France. Finalement, la Chambre des Pairs a joué le rôle de gardien de la Charte. Conservatrice, indépendante, elle a, à partir des années 1824 et 1827, était un organe de contre-pouvoir par une défense systématique du respect de la loi face aux prérogatives royales. Avec la Chambre des Pairs, la souveraineté de la Nation - c'est paradoxal - entre dans l'esprit et dans la pratique. C'est une expérience unique du bicamérisme, je crois en partie réussie par ce régime de la Restauration, si mal connue et souvent si critiquée.

Le coup d'arrêt de cette évolution parlementaire est célèbre ; il est porté par l'ordonnance du 8 août 1829 qui appelle l'ultra Polignac à la tête du ministère, alors que la majorité est modérée à la Chambre des Députés. S'en suivra la Révolution de 1830 qui se traduira par un nouveau texte constitutionnel, la Charte rénovée du 14 août 1830 qui n'est plus la norme fondamentale octroyée par le Roi, mais le résultat d'un pacte entre la Nation et le Roi. En 1830, la pairie a donc très mauvaise presse, dans la mesure où elle a condamnée à mort le Maréchal Ney, qu'elle a voté le « milliard des émigrés » et qu'elle a subi les fournées de pairs, censés la rendre plus docile, dont je vous parlais tout à l'heure.

Les actes politiques de la pairie sont oubliés et la cible est avant tout celle de l'hérédité des pairs. La Chambre des Pairs, de plus en plus incapable de déterminer la bonne attitude adaptée au moment où les ordonnances de juillet annoncent la fin du régime, va se perdre. Les pairs accepteront la suppression de l'hérédité sans véritable protestation. La composition de la pairie a été modifiée, suite au retrait de l'hérédité, mais la Haute assemblée perd son autorité morale sur les autres institutions, signe pourtant caractéristique de cette assemblée sous la Restauration. De pouvoir conservateur jusqu'en 1819, on voit bien que la Chambre des Pairs a pu jouer un rôle modérateur par la suite. Indépendante du ministère, tout en restant très modérée dans son opposition, c'est là l'une des principales différences avec une chambre élective ; c'est effectivement un positionnement très difficile à faire comprendre, au moment des événements révolutionnaires.

Il s'agit plus, pour conclure, d'une opposition de conscience qu'une véritable opposition politique. Le rôle des pairs était beaucoup plus d'éviter une crise politique que de la provoquer. On comprend qu'ils aient été relativement désarmés face aux événements de 1830. Dernier mot pour vous dire que la Chambre des Pairs a aussi - c'est intéressant dans cette noble assemblée - voulu incarner les intérêts des régions face au pouvoir central, dès cette époque-là. Voilà un beau sujet qui mériterait de longs développements.

Voilà ce que je voulais vous dire d'essentiel sur la chambre des pairs pour essayer, si ce n'est de réhabiliter, du moins d'enlever un peu de légende noire à notre histoire parlementaire de la Restauration ; une histoire qui reste encore, dans cette période, relativement mal connue, en quelque sorte, comme une partie de la culture libérale française jusqu'à aujourd'hui. Je vous remercie de votre attention.

(Applaudissements)

M. Jean-Noël JEANNENEY, professeur des universités, ancien ministre - Nous vous remercions, mon cher collègue, pour l'à-propos, la finesse de votre analyse, en particulier pour les nuances que vous apportez par rapport à cette légende noire. Vous montrez l'ambiguïté de ce comportement de la Chambre des Pairs sous la Restauration. J'avais eu l'occasion, puisque les études de cas sont toujours éclairantes, de regarder de près le débat sur la loi sur le sacrilège, qui nous paraît aujourd'hui assez stupéfiante. Il s'agissait d'installer une législation qui punissait de châtiments épouvantables, la mort et poignets coupés, comme aujourd'hui dans certains pays, comme vous le savez, ceux qui s'en seraient pris aux hosties consacrées dans les églises. Finalement, la Chambre des Pairs a voté la loi, mais avec des propos à la tribune, avec des analyses, avec des protestations et des refus qui ont témoigné, qu'effectivement, elle était loin d'être composée de marionnettes dociles, même s'ils avaient parfois de la difficulté à entendre, pour les raisons que vous avez dites, ils étaient capables sans entendre, néanmoins, d'avoir des réflexions intéressantes.

En vous écoutant, j'avais envie aussi de prolonger l'analyse, comme vous l'avez esquissée, sous la Monarchie de Juillet. A cet égard, nous avons un témoin de premier rang, qui est Victor Hugo, puisqu'il a été pair et que, dans Choses vues, on a sur le fonctionnement de la Chambre des Pairs des informations de grand intérêt, même si elles sont vues, selon le filtre de son génie et de son talent. Il met d'ailleurs en lumière un rôle que vous n'avez pas évoqué très directement, qui est celui de la Haute Cour de Justice, parce que la Chambre des Pairs a un rôle à cet égard. Le procès de Teste et de Cubières, ces deux ministres prévaricateurs de la fin de la Monarchie de Juillet, tel que raconté par Victor Hugo dans Choses vues, est tout à fait passionnant et très révélateur d'une certaine idée que la Chambre des Pairs, sous Louis Philippe, se faisait de son rôle dans le pays tel qu'il était.

Je vous remercie beaucoup et je me félicite de donner la parole à notre cher collègue Jean Garrigues, président de ce Comité d'Histoire Parlementaire, maître d'oeuvre de nos rencontres, professeur à l'Université d'Orléans, qui va avancer dans le temps. En évoquant « l'âge d'or » et l'entre-deux-guerres. Vous me permettrez de dire que mon grand-père, ayant été député pendant sept ans, entre 1902 et 1909, s'est hâté de se faire élire au Sénat, en expliquant qu'il était content de quitter - vous ne le répéterez pas, si vous le voulez bien, là-bas - le Palais Bourbon, parce qu'il n'aimait pas le « beuglant », mot d'époque. En revanche, il a été pendant plus de trente ans au Sénat et l'a présidé, comme vous le savez, pendant une dizaine d'années. Il y aura, un jour peut-être, une salle ici qui portera son nom et le rappellera. Vous avez, mon cher collègue la parole.

Le Sénat : Quel bilan entre « l'âge d'or » et l'entre-deux-guerres ? -M. Jean GARRIGUES, professeur à l'Université d'Orléans, président du Comité d'Histoire Parlementaire et Politique

Merci, Monsieur le président, je crois que je n'ai plus rien à dire, parce que vous avez dit l'essentiel. On pourrait commencer par une citation de Joseph Barthélémy : « Le Sénat est fait pour résister, alors il résiste par son inertie. » C'est une interprétation, une formule, d'ailleurs de nature institutionnelle, qu'il ne faudrait surtout pas prendre au pied de la lettre - vous le savez mieux que personne, Monsieur le président - pour donner une vision caricaturale de ce qu'a pu être le Sénat sous la IIIe République, car je ferai un paradoxe, le Sénat ayant connu, sous cette période des années 1870-1940, plus précisément de 1875, même de 1876 jusqu'à 1940, l'un de ses moments forts. Il occupe une place tout à fait notable dans ce qui est considéré, je crois à juste titre, comme un âge d'or du parlementarisme républicain.

Le Sénat avait été conçu en 1875 pour donner un contrepoids conservateur à la Chambre des Députés. Il est vrai que cette assemblée avait été élaborée, pensée par des hommes qui venaient de l'orléanisme et qu'elle a pu apparaître comme une sorte de grand conseil des notables, une sorte de forteresse de l'opposition d'abord monarchique, puis conservatrice. Mais, en réalité, le Sénat a joué un rôle capital dans l'équilibre institutionnel de la IIIe République et s'est imposé comme un pilier du régime, pilier de moins en moins contesté, et gardien de l'orthodoxie républicaine.

L'objet de cette communication sera donc de remettre à plat les éléments positifs et négatifs portés par la Chambre haute dans le dispositif politique de la IIIe République triomphante, et d'analyser cette période comme un véritable âge d'or du Sénat. Je le ferai en trois temps, en montrant d'abord que la renaissance plus ou moins chaotique et difficile d'une Chambre haute, au début de la IIIe République, en fait une chambre contestée, voire illégitime aux yeux de nombreux républicains. Dans un deuxième temps, cette contestation s'adosse à la réalité de prises de position qui, sur bien des points, apparaissent comme conservatrices sur le terrain des réformes sociales, des réformes fiscales, des réformes sociétales, comme on dit aujourd'hui. Dans un troisième temps, je souhaiterais monter que cette sensibilité conservatrice incontestable, irréfutable du Sénat de la IIIe République ne débouche en rien sur l'immobilisme. Le Sénat s'impose en cette période comme un pilier du dispositif institutionnel, pourvoyeur de ministères, tombeur de ministères, pourvoyeur de présidents du Conseil et de présidents de la République, et participant à la défense républicaine, chaque fois que la République est mise en danger. Donc, cette légende noire mérite d'être revisitée, afin de réfléchir sur cet âge d'or du parlementarisme sénatorial.

Premier temps : une chambre contestée. Reconnaissons que le Sénat de 1875 est issu d'une transaction constitutionnelle, et que cette transaction va nourrir, pendant au moins deux décennies, des critiques, des réticences, des oppositions très fermes de toute une partie du camp républicain. Il repose sur la loi constitutionnelle du 24 février 1875, qui est le fruit d'une longue négociation entre l'aile droite des républicains et l'aile gauche des orléanistes. D'ailleurs, l'anecdote rappelle que les négociations se passaient dans des hôtels particuliers mitoyens sur les Champs-Élysées, chez le duc d'Audiffret-Pasquier et dans la famille Casimir-Perrier.

Tout cela débouche sur un compromis, que René Rémond qualifiait d'orléaniste, un compromis institutionnel, et il faut toute l'habileté de Gambetta, chef politique des républicains, pour le faire accepter à la gauche, au grand conseil des notables, au grand conseil des communes de France, qui est éloigné d'une certaine culture républicaine. Comme le commentera plus tard Paul Deschanel, « Gambetta fit sortir la République d'une assemblée monarchiste et un Sénat d'un parti républicain qui n'en voulait pas. » C'est l'une des vertus que l'on peut accorder à ce grand homme. Cette chambre, issue d'un compromis, avec et très largement conçue par les orléanistes, privilégie, incontestablement, le monde des notables. Les trois-quarts de ses membres sont élus pour neuf ans par un collège de 75 000 électeurs, essentiellement conseillers municipaux d'arrondissement, conseillers généraux. Un quart de ces sénateurs de la IIIe République sont des inamovibles, élus à vie par l'Assemblée.

On remarque que, dans la représentation des délégués sénatoriaux, les communes rurales sont évidemment surreprésentées, qu'un sénateur des Hautes-Alpes représente 61 000 habitants, tandis qu'un sénateur de la Seine en représente 280 000, que les propriétaires agricoles représentent plus de 25 % des sénateurs au début du XXe siècle et que les médecins, notables ruraux par excellence, représentent plus de 10 % de la composition sénatoriale au début du XXe siècle. On a bien une chambre très attachée à ce monde rural, ce monde des notables, et je vais y revenir. Le lien est évident avec la tonalité politique conservatrice du Sénat, non pas tant par l'importance des droites, puisqu'au fond les droites en disparaissent quasiment à la fin du XIXe siècle. On peut noter qu'en 1900, 10 % des sénateurs relèvent des anciennes et nouvelles droites de la fin du XIXe siècle. Ils sont très minoritaires, mais la sensibilité des républicains dominant au Sénat est une sensibilité plus modérée et plus conservatrice que celle de la Chambre.

Dans ces conditions, on comprend que la gauche, et ce qu'on appelait à l'époque l'extrême-gauche, au tout début de la IIIe République, les radicaux aient été très hostiles à cette chambre des notables. Dès 1879, au moment où apparaît ce qu'on appelle la « République des républicains », un certain nombre de propositions de loi ont exigé la révision sénatoriale : une révision de son mode de scrutin, de ses attributions, etc. Gambetta, dans son programme, en janvier 1882, au moment de son grand ministère, envisage une modification du mode d'élection des sénateurs, la suppression des sénateurs inamovibles et la limitation des attributions, notamment budgétaires, du Sénat.

Cette idée de la révision de la Constitution, en tout cas de la dimension sénatoriale de l'édifice institutionnel, se heurte à une vraie opposition, qui vient non seulement de la droite, mais des républicains modérés, de ceux qui dominent la vie politique à l'époque. C'est ce qui explique que les lois de révision de 1884, la loi du 14 août, puis la loi promulguée en décembre, opèrent une réformette du Sénat. Celle de décembre 1884, notamment, va surtout être marquée par la suppression des sénateurs inamovibles. Le dernier de ces sénateurs inamovibles, Émile de Marcère disparaîtra en avril 1918, preuve que, jusqu'au lendemain de la Première Guerre mondiale, l'institution a été respectée.

On voit bien que cette assemblée est une assemblée qui ne découle pas d'une tradition républicaine forte, qu'elle est le fruit d'un compromis, qu'elle attise et suscite les critiques, les foudres de la gauche républicaine, la « gauche des partis républicains ». Cette hostilité s'adosse, je l'ai dit tout à l'heure, à une véritable dimension conservatrice du Sénat. On peut dire que le Sénat joue à plein son rôle de contre-pouvoir qui lui est imparti dans ce régime bicaméral, où il a quasiment des pouvoirs équivalents à ceux de la Chambre des Députés. Donc, d'un côté, une chambre dominée par une dynamique de réformes, surtout à partir des années 1890, impulsée par les nouvelles élites républicaines et, de l'autre côté, un grand conseil des communes de France, attaché plus à conserver qu'à rénover, dans l'esprit d'une République sage, d'une République ordonnée et d'une République surtout libérale, dans laquelle le respect des libertés, qu'elles soient politiques, économiques, dans l'esprit de 1789, me semble la donnée fondamentale.

Cela explique les résistances du Sénat, face à la laïcisation de la société française. On voit, par exemple, que la loi Naquet, la proposition Naquet sur le divorce est très largement combattue au Sénat et que l'intervention des sénateurs amènera à amender cette loi, en supprimant le divorce par consentement mutuel. On voit que c'est au Sénat que s'organise la résistance face au grand projet de laïcisation scolaire, proposé par Jules Ferry, notamment la résistance à l'article 7. On voit Jules Simon, ancien président du Conseil, refuser, combattre avec virulence cet article 7, mais au nom des libertés, au nom des libertés de conscience, au nom des grandes libertés, qui sont l'apanage de la famille républicaine libérale. « Ne laissez pas dire que vous ne savez que proscrire et que vous supprimez la liberté quand elle vous gêne » , dit-il à Jules Ferry le 23 février 1880. La grande majorité des sénateurs vont donc refuser l'article 7, obligeant le président du Conseil, Charles de Freyssinet à contourner cette opposition pour recourir à des décrets en 1880, mais c'est une longue histoire.

On voit très bien aussi que les grands projets, le grand projet d'école laïque obligatoire, soutenu et présenté par Jules Ferry, se heurtent à cette opposition, se heurtent aux amendements émanant du Sénat, notamment celui que propose Jules Simon qui veut remplacer l'instruction morale et civique par l'enseignement des devoirs envers Dieu et envers la patrie. Incontestablement, et on pourrait citer beaucoup d'autres exemples, sur ce terrain de la laïcisation, on voit que le Sénat se situe dans une réserve, dans une opposition face aux excès potentiels de la Chambre des Députés.

De la même façon, en ce qui concerne les lois sociales qui émergent dans les années 1880, notamment la loi proposée d'abord par Allain-Targé et René Waldeck-Rousseau concernant l'exercice du droit syndical, on voit que le Sénat s'oppose à la notion de fédération syndicale, qui va être constitutive plus tard de la CGT. L'obstruction des sénateurs conduit, pendant deux ans, à différer le vote de la loi Waldeck-Rousseau qui, finalement, s'imposera par une très courte majorité au Sénat, et en discutant jusqu'au bout cette notion de fédération syndicale. On pourrait aussi évoquer la loi sur les retraites des employés de Chemins de fer qui est votée, en première lecture à la Chambre, en 1897, mais qui ne sera définitivement adoptée qu'en 1909, après sept ans de blocage, en deuxième lecture, au Sénat. De même pour la loi instituant le repos hebdomadaire, qui est votée par la Chambre en 1902, et qui ne sera promulguée qu'en 1906.

Autre exemple notable et que tous les historiens de la IIIe République connaissent, celui du projet Caillaux d'impôt sur le revenu, qui est adopté à la Chambre en mars 1909, qui est aussitôt transmis à une commission ad hoc du Sénat, qui va différer le dépôt de son rapport jusqu'en 1913. En finalité, on aboutira à une application en 1917, soit huit ans après l'adoption du projet Caillaux par les chambres. Voilà quelques exemples qui nous montrent un Sénat conservateur sur le plan politique, qui s'oppose, qui freine, qui obstrue les tentatives de réformes impulsées par la Chambre des Députés.

Mais ce serait une caricature que de résumer l'action du Sénat à ses manoeuvres d'obstruction face aux réformes. D'ailleurs, deux ou trois exemples. En mai 1923, lorsque Raymond Poincaré demande au Sénat de se constituer en Haute Cour de Justice, ce qui est son privilège, pour juger Marcel Cachin, le leader anciennement socialiste devenu communiste, accusé de complot contre la sécurité de l'État, au nom de la légitimité républicaine, le Sénat va refuser de se constituer en Haute Cour de Justice.

Autre exemple significatif : la période du Front Populaire. On constate que le Sénat vote à la quasi-unanimité la loi sur les congés payés, les conventions collectives, la semaine des quarante heures, même le statut de la Banque de France. Pour la quasi-totalité de l'oeuvre législative du Front Populaire, le Sénat est dans la ligne de la réforme. Il est vrai que c'est au Sénat que va tomber le Front Populaire, que va tomber Léon Blum, en juin 1937, sur la question des pouvoirs spéciaux. Mais, on sait bien que cette hostilité du Sénat relève d'abord d'un homme, Joseph Caillaux, président de la commission des Finances du Sénat.

Cette opposition prend pour enjeu, d'abord, la place que le Sénat doit jouer dans l'édifice institutionnel, la méfiance que les sénateurs et la Commission des finances entretiennent vis-à-vis des pressions que les communistes exercent sur le gouvernement de Léon Blum, finalement la dictature de la rue face à la légitimité du Parlement, et aussi une légitimité qui est celle de l'expertise, de la compétence, à laquelle les sénateurs sont très attachés, particulièrement dans le cas de cette mise en échec du Front Populaire. Si on regarde bien les débats et les discussions qui ont lieu autour de ces débats, on voit que cette notion d'expertise, de défense du privilège parlementaire est fondamentale dans les comportements du Sénat, à cette époque.

D'où la troisième partie, sur laquelle je voudrais insister, qui est la description de ce Sénat, comme un véritable pilier non seulement de l'édifice institutionnel, mais de la République proprement dite, sur le plan de ses idées, de ses représentations collectives et de son rôle collectif. Le Sénat est devenu très rapidement une chambre républicaine, contrairement à ce que pouvait être l'espérance d'un certain nombre de ses concepteurs. Dès l'élection des soixante-quinze sénateurs inamovibles, en décembre 1875, et suite à des manoeuvres d'alliance avec l'extrême-droite de l'Assemblée Nationale de l'époque, c'est une majorité de républicains qui arrive au Sénat. Lorsque vient le moment d'élire les autres sénateurs dans les collèges sénatoriaux, en janvier 1876, la majorité conservatrice, la majorité de la droite monarchiste est extrêmement ténue. Dès le renouvellement de 1879, on voit que la majorité du Sénat bascule dans le camp de la République et que, désormais, le groupe de la gauche républicaine, celui de Jules Ferry, devient l'ossature, le pilier de cette deuxième chambre.

Lorsque disparaîtra l'étoile de la gauche républicaine, au début du XXe siècle, c'est la gauche démocratique, le groupe des radicaux, le groupe de Georges Clemenceau qui s'impose, comme le groupe-pilier, l'ossature de cette assemblée républicaine qu'est le Sénat, avec plus de la moitié des sièges en 1914, cent soixante-sept, et encore cent quarante-sept en 1940. Rappelons aussi que - c'est d'ailleurs tout naturel, en fonction de cette suprématie républicaine du Sénat -, lors de tous les grands moments de défense républicaine, lors de toutes les grandes crises pendant lesquelles la République est menacée, que ce soit la crise du 16 mai 1877, la crise boulangiste que connaît bien Philippe Levillain, ici présent, ou la crise de l'Affaire Dreyfus, le Sénat joue son rôle à plein de défense républicaine. Ce n'est pas un hasard si celui qui forme le gouvernement de défense républicaine, en juin 1899, René Waldeck Rousseau, est un sénateur parce qu'il incarne justement cette légitimité de la république et de la défense, contre les adversaires de la République. Les présidents du Sénat, d'ailleurs, incarnent, tout au long de cette période, cette légitimité républicaine, cette volonté de rassembler les républicains autour d'institutions et autour d'un projet, qui est celui de la République modérée, libérale et parlementaire.

Première génération, celle des pères fondateurs, des hommes issus de ce qu'on appelait, à l'époque, le centre-gauche ancien orléaniste, comme Léon Say ; des vrais républicains comme Jules Ferry - Jules Ferry est resté très peu de temps à la présidence du Sénat ; et une nouvelle génération à partir des années 1900, issue du centre-gauche et du centre-droite de la deuxième Chambre, de la Chambre haute, de la Chambre sénatoriale, des Émile Loubet, Armand Fallières, Léon Bourgeois, Gaston Doumergue, Paul Doumer et, bien sûr, couronnement avec Jules Jeanneney de 1932 à 1940.

On a bien là l'épine dorsale de la vie politique française et de la société française de l'entre-deux-guerres. Tous ne sont pas des personnalités de premier plan - bien sûr, je ne parle pas de Jules Jeanneney. On connaît moins les présidents, comme Justin de Selves, par exemple, mais on a là, véritablement, l'incarnation de cette République, telle qu'elle se présente à la société française et telle qu'elle rassemble la société française pendant l'entre-deux-guerres.

Tout naturellement, le Sénat devient, à partir de l'Affaire Dreyfus, une pépinière de ministres, une pépinière de gouvernements. J'ai parlé de René ou de Pierre Waldeck-Rousseau, selon les auteurs. Dans le gouvernement d'Émile Combes, un tiers des ministres sont des sénateurs, huit gouvernements sur quatorze entre 1899 et 1913 sont dirigés par des sénateurs, évidemment celui de Georges Clemenceau, entre 1906 et 1909. Entre un tiers et un cinquième des ministres sont des sénateurs pendant toute cette période. On voit bien, là encore, que le Sénat est au coeur de la vie politique républicaine.

Pourvoyeur de ministres, mais aussi tombeur de ministères, puisqu'il joue à plein son rôle de contrôle, de contre-pouvoir dans l'édifice institutionnel. La chute de Dufaure en décembre 1876 est imputable à l'opposition du Sénat, celle d'Armand Fallières en février 1883, celle de Pierre Tirard en 1890, et surtout le renversement d'Aristide Briand en mars 1913, qui fait date pour deux raisons : d'abord parce qu'il clôt le grand débat politique de l'époque sur la représentation proportionnelle, d'autre part, parce qu'il marque la première mise en échec d'un ministère, à la suite d'une question de confiance voté par le Sénat.

Pendant la même période, pendant les années 1900-1940, on voit que la présidence de la Chambre haute devient l'antichambre de l'Élysée. À cela plusieurs explications, dans le fait que le président du Sénat préside l'Assemblée Nationale qui élit le président de la République. C'est au Palais du Luxembourg que se réunit, traditionnellement, la réunion plénière des gauches, qui désigne le candidat à la présidence de la République. Il y a évidemment tous les facteurs conjoncturels, qui font surgir inévitablement les présidents du Sénat comme ceux qui rassemblent ceux qui fédèrent les républicains. C'est le cas d'Émile Loubet en 1899 avec toute une partie des voix de la gauche dreyfusardes de la Chambre des Députés, s'opposant à la candidature du président du Conseil de l'époque, Jules Méline, jugé trop conservateur. C'est le cas au moment de l'élection de Fallières en 1906, c'est le cas avec l'élection de Doumergue en 1924, avec l'élection de Paul Doumer en 1931 et avec celle d'Albert Lebrun en juin 1932.

On a donc là la clé, me semble-t-il, de compréhension du rôle du Sénat sous la IIIe République. Pour avoir étudié un peu les discours, notamment d'Armand Fallières, lorsqu'il devient président de la République, il se présente comme « l'héritier de son rôle sénatorial, de sa présidence du Sénat » et comme « le garant, l'arbitre de l'harmonie institutionnelle et politique de la République ». C'est là que se situe fondamentalement le rôle du Sénat.

Quelques mots de conclusion. Il est vrai que lors de la crise finale, le Sénat, en juillet 1940, ne se distingue pas de la Chambre des Députés. Seuls vingt-trois sénateurs vont voter contre le vote des pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, mais on sait bien que ce suicide de la IIIe République est un suicide largement partagé. Il faut retenir que l'engagement républicain du Sénat ne s'est jamais démenti, en dépit de cette tonalité conservatrice incontestable. C'est précisément cette prudence et cet esprit de conservation, qui ont établi le prestige du Sénat aux yeux des masses paysannes, qui ont contribué à rendre indispensable cette chambre élue par les notables et dominée par eux, il faut bien le dire. Dans cette perspective, le Sénat des années 1870-1940 a été un facteur indispensable de la républicanisation en douceur des masses paysannes, prolongeant la républicanisation des écoles et des mairies, en tout cas, l'étendant.

C'est donc tout naturellement que le Sénat est passé d'une majorité modérée, dans les années 1880-1900, à une majorité radicale, épousant la sensibilité dominante de la majorité des Français. Il est vrai qu'à mesure que la France s'est industrialisée, urbanisée, le fossé s'est creusé entre la société française et la représentation sénatoriale, pendant l'entre-deux-guerres. Il est évident aussi que le Sénat a été un bastion de la résistance au vote des femmes pendant cette période, il ne faut pas l'oublier. Il est vrai aussi que le Sénat apparaît, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, pour beaucoup, comme une chambre un peu surannée, pour toutes les raisons que j'ai évoquées tout à l'heure.

Il est significatif aussi que les grandes crises d'anti-parlementarisme de l'entre-deux-guerres et même d'avant, de la IIIe République, se soient polarisées beaucoup plus sur la Chambre des Députés que sur le Sénat. Que ce soit le scandale de Panama en 1892, l'affaire Stavisky en 1934, c'est beaucoup plus la Chambre des Députés qui est sous les feux des projecteurs. Même en 1906, lorsqu'on s'indigne de la hausse de l'indemnité des parlementaires, c'est à propos de la Chambre des Députés, surtout, que se situe l'hiatus.

Enfin, rappelons que lorsque les constituants de 1946 ont, dans un premier temps, voulu restaurer le monocamérisme de l'époque jacobine, ils ont été désavoués par les Français, que le Conseil de la République, redevenu Sénat en 1954, a été l'amorce de cette restauration sénatoriale et que la Ve République a confirmée.

Dans ce domaine, comme dans d'autres, on peut dire que l'expérience a prévalu sur la doctrine républicaine et, à cet égard, je crois qu'on est au coeur de ce qu'est la signification, le rôle, l'importance de cette deuxième chambre dans notre vie politique française. Merci.

(Applaudissements)

M. Jean-Noël JEANNENEY, professeur des universités, ancien ministre - Je vous remercie en notre nom à tous, mon cher collègue, pour un exposé aussi efficacement balancé, mais être balancé au Sénat me paraît fort bien venu et tout naturel. Vous avez remis en place, de manière très pédagogique, et je crois très juste, ce qu'a été le rôle de cette chambre. Il me semble qu'on ne peut pas trop insister sur ce point que vous avez évoqué en finissant, c'est-à-dire le rôle du Sénat dans le maintien d'une certaine République, contre les tentations diverses qui assaillaient celle-ci, notamment pendant l'entre-deux-guerres. C'est vrai que, du point de vue de la France rurale, qui était encore celle de ce temps-là, le Sénat a beaucoup contribué à enraciner - il y a eu d'autres facteurs - l'adhésion à la République, que des pays voisins n'ont pas su, de la même façon, entretenir.

Il y a un autre aspect que vous avez évoqué en passant, mais qui me paraît très important : c'est ce que vous avez appelé l'expertise, autrement dit la compétence du Sénat, la manière de travailler, de travailler sur les projets de loi. Il y a là, c'est toujours vrai aujourd'hui, j'ai été brièvement au gouvernement, et je peux témoigner pour l'époque et après, que c'est vrai. Ce n'est pas être désobligeant à l'égard de l'Assemblée Nationale de dire que, dans les commissions, par exemple, il y a beaucoup moins de présents. On a le sentiment ici, aujourd'hui encore, qu'on peut fort bien discuter, travailler, avancer. C'est déjà très nettement le cas sous la IIIe République, et tous les observateurs, les journalistes y insistent. Cela n'est pas sans importance, du point de vue de l'idée que l'on peut se faire, parmi les classes et les milieux dirigeants, et parmi l'ensemble du personnel politique, du rôle du Sénat dans notre système républicain.

Souhaitez-vous, Madame ou vous, Monsieur le Président Péna, avant que nous mettions fin à cette table ronde, rajouter un mot ? Non, vous vous sentez entièrement satisfaits. Comme c'est Jean Garrigues, le maître des horloges, comme on dit de l'État parfois, je crois qu'il se félicitera que nous n'ayons pas débordé le temps qui nous était imparti, puisque le léger décalage correspond exactement au retard qu'on nous avait d'origine imposé. Vous en êtes tous les témoins avec, j'imagine, beaucoup de satisfaction et de gratitude. Merci de votre attention. Je me félicite de passer la présidence à mon cher collègue et ami de Sciences Po, le professeur Jean-François Sirinelli. Merci.

(Applaudissements)

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