Le Sénat de la Vème République - Les cinquante ans d'une assemblée bicentenaire



Sénat - 3 juin 2009

LE SÉNAT AUJOURD'HUI
SESSION III : UN CINQUANTENAIRE QUI SE PORTE BIEN
Présidence de Mme Catherine TASCA, ancienne ministre, vice-présidente du Sénat, sénatrice des Yvelines

Mme Catherine TASCA, ancienne ministre, vice-présidente du Sénat, sénatrice des Yvelines - Bienvenue au Sénat, pour ceux qui nous rejoignent cet après-midi, et bravo pour ceux qui ont suivi déjà la matinale. Je suis très heureuse de présider cette première séance de notre après-midi sur « le Sénat aujourd'hui ». La matinée a apporté un regard plutôt historique sur notre assemblée, et j'espère que l'après-midi va nous permettre de nous projeter dans le présent et, surtout, dans le futur, avec nos interrogations sur le devenir de la Haute assemblée.

Je vous présente les personnalités qui ont été pressenties pour intervenir cet après-midi. M. Patrice Gélard, qui est vice-président de la commission des Lois et sénateur de la Seine-Maritime : M. Jean-Pierre Duprat, qui est professeur de droit à l'Université Montesquieu de Bordeaux IV ; M. Richard Ghévontian, qui est professeur à la faculté de Droit et de Science politique, vice-président de l'Université Paul Cézanne (Aix-Marseille III), directeur aussi de l'Institut d'Études Françaises pour Étudiants Étrangers ; enfin M. Xavier Philippe, professeur à la Faculté de Droit et de Science politique d'Aix-Marseille III et directeur de l'Institut Louis Favoreu. Vous nous apportez, j'espère, un regard lucide sur cette grande institution.

Je disais que la matinée a été consacrée, surtout, à une réflexion sur l'histoire des cinquante années du Sénat et que nous devions, maintenant, tenter une incursion dans le futur. Je crois que le rôle du Sénat, aujourd'hui, fait consensus sur plusieurs points, mais qu'il fait également interrogation. Je pense qu'il fait consensus, en tout cas, pour tous ceux qui, comme nous, ici, sont attachés au bicamérisme. Le Sénat est une pièce essentielle de cette forme particulière du parlementarisme, qui s'incarne dans deux assemblées.

Ce qui fait consensus aussi, c'est le rôle particulier de la représentation des collectivités locales dans cette assemblée, mais, en même temps, je pense qu'il y a des interrogations que nous devons regarder pour le temps qui est devant nous. Par exemple, cette représentation des collectivités locales ne peut pas s'exprimer de la même manière, au début des années 2000, qu'il y a cinquante ans, ne serait-ce que, parce que la géographie des collectivités territoriales a beaucoup changé, avec le développement de la décentralisation, avec l'émergence des régions, la transformation aussi du rôle de toutes ces collectivités territoriales.

De même, si nous sommes très attachés à la définition de la spécificité du Sénat, comme représentant les collectivités territoriales, et on dira, en général, les territoires, nous avons, je crois, à nous interroger sur la représentativité démocratique de cette assemblée, en raison de son mode de scrutin particulier, en raison aussi des évolutions démographiques de notre pays. La France de 1958 était, à l'évidence, une France beaucoup plus rurale qu'elle ne l'est aujourd'hui ; le phénomène urbain s'est beaucoup développé.

Je suis certaine que les experts qui sont autour de moi, vont avoir un regard aigu sur toutes ces questions et vont nous apporter leur prospective. Je donne la parole, en premier, à Monsieur le doyen Gélard. Je demande humblement aux intervenants de s'efforcer de tenir leur intervention dans quinze minutes.

L'Europe du bicamérisme - M. Patrice GÉLARD, vice-président de la commission des Lois,sénateur de la Seine-Maritime

Merci Madame la présidente. Je vais commencer par une citation d'un professeur de droit éminent, qui était recteur et qui a été sénateur, également : un conseiller de la République à l'époque, mais sénateur, tel était le nom qu'il portait. Je veux parler du recteur Prélot. Le recteur Prélot disait : « Lorsque le Sénat est faible, la République est faible, lorsque le Sénat est fort, la République est forte, et lorsqu'il n'y a pas de Sénat, il n'y a plus de République. » On peut se demander si cette affirmation du recteur Prélot peut être confirmée dans les pays voisins européens. Je me limiterai essentiellement aux pays membres de l'Union européenne, parce qu'un certain nombre de pays ne sont pas encore membres de l'Union européenne, ils sont en dehors, mais je rappellerai, tout de même, que, sur les pays en dehors de l'Union européenne, trois d'entre eux ont aussi un parlement bicaméral. C'est le cas de la Suisse, c'est le cas de la Russie, et c'est le cas, mais là, il ne faut pas en être trop fier, de la Biélorussie, où le Sénat, dont je suis indirectement un peu le père, est désigné, en réalité par le président de la République, ce qui n'est pas d'une démocratie totale.

Il n'empêche que nous en avons trois. Il est vrai que nous n'avons pas de Sénat ou de deuxième chambre dans d'autres pays, qui sont à la porte de l'Europe, ou qui ne désirent pas y rentrer. Je pense à l'Islande, à la Norvège, aux États issus de l'ex-Yougoslavie, comme la Croatie qui avait une seconde chambre, mais qui l'a supprimée, il y a quelque temps. Il n'y en a pas non plus en Serbie, il n'y en a pas au Monténégro, il n'y en a pas en Macédoine, il n'y en a pas en Albanie, il n'y en a pas au Kosovo.

Un pays, cependant, est en train de mettre en place un Sénat, non sans mal : c'est l'Ukraine, l'Ukraine qui essaie de mettre en place un Sénat sur le modèle français. J'ai éliminé ceux qui ne sont pas membres de l'Union européenne, et j'en viens à l'Union européenne. Dans le cadre de l'Union européenne, sur les vingt-sept États-membres, treize ont des parlements bicaméraux. Il faut d'abord s'interroger sur le cas de ceux qui n'ont pas de deuxième chambre, parce qu'il y a des explications qu'il convient de donner.

Tout d'abord, on constate que les petits pays n'ont pas de deuxième chambre. D'abord, parce que ce serait sans doute un luxe. Prenons le cas des trois États baltes, dont le plus peuplé à 3,5 millions d'habitants, c'est-à-dire la taille d'une région française, d'une petite région française. Le moins peuplé, l'Estonie a 1,5 million d'habitants, par conséquent c'est la taille d'un département français. On imagine mal, effectivement, des parlements bicaméraux en Lituanie, en Lettonie et en Estonie. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas une réflexion engagée sur ce point, car, avant 1940, l'un d'entre eux, au moins, avait un parlement bicaméral, sur le modèle de la IIIe République française.

De même, on constate que les petits pays, comme Chypre, comme Malte, n'ont pas de Parlement bicaméral, mais, dans ces cas-là, on va constater qu'il y a des substituts au bicamérisme qui apparaissent. C'est en particulier le cas des États scandinaves, qui ont supprimé, pratiquement tous en même temps, leur seconde chambre, qui ont tous, dans le passé, connu une seconde chambre : c'est le cas de la Finlande, c'est le cas de la Suède, c'est le cas du Danemark, qui ont eu des secondes chambres et qui ne les ont plus. Ils ne les ont plus pour des raisons d'économie, en disant que ce n'est pas tout à fait utile, mais en réalité, ils ont remplacé leur Sénat disparu par un Sénat occulte, et sur lequel il convient de s'arrêter quelque peu. Quel est ce Sénat occulte ?

C'est une assemblée désignée par le gouvernement, en règle générale, comprenant des anciens ministres, des anciens syndicalistes, des universitaires éminents que l'on consulte sur chaque loi. Naturellement, ce groupe d'experts n'a pas une compétence législative, en tant que tel, mais, avant la deuxième lecture par l'Assemblée Nationale, ce groupe d'experts est saisi et pourra proposer des amendements, ce qui fait, qu'en réalité, il y a une seconde chambre qui fonctionne.

L'exemple le plus remarquable est peut-être l'exemple grec. En Grèce, on a mis en place un groupe d'experts de treize professeurs d'université, dont un seul, d'ailleurs, travaille beaucoup, que vous connaissez pour certains d'entre vous : c'est le Professeur Mavrias. Le Professeur Mavrias examine toutes les lois, avant qu'elles ne soient adoptées par le Parlement grec. Il les examine sous quatre visions différentes. D'abord, il examine la compatibilité de la loi avec la Constitution grecque ; ensuite la compatibilité de la loi avec les traités internationaux ; la compatibilité de la loi avec la construction européenne ; enfin la compatibilité de la loi avec les autres lois existantes. Il a un travail dément, considérable, mais il est écouté, je dirais, non pas comme le prophète, mais comme Dieu, en ce qui concerne le droit grec, et il fait un travail tout à fait considérable.

Il faut entendre le Professeur Mavrias qui, à lui seul, est en réalité une seconde chambre. (Sourires) Donc, des groupes d'experts, souvent composés d'universitaires, d'ailleurs, qui suppléent l'absence d'une seconde chambre, mais il faut noter que, la plupart du temps, l'absence de seconde chambre apparaît dans les pays qui ont moins de 10 millions d'habitants. Dans les pays qui ont plus de 10 millions d'habitants, on constate l'existence d'une seconde chambre.

Là, il faut d'ailleurs faire la différence entre deux sortes de secondes chambres, celles qui représentent autre chose que la chambre élue au suffrage universel direct, et celles qui sont comme la chambre élue au suffrage universel direct, parce qu'elle est, elle-même, élue au suffrage universel direct. Je me suis toujours d'ailleurs posé la question de savoir pourquoi nous élisons une seconde chambre au suffrage universel direct. D'ailleurs, on fait des clones. C'est le cas bien connu de l'Italie, du Japon, où nous avons un clone à côté de l'autre, qui sont généralement pareils et qui, en réalité, n'apportent pas grand-chose de plus.

On doit constater que nous avons, en réalité, deux grandes sortes de seconde chambre. La première sorte, ce sont celles qui représentent soit les collectivités territoriales, soit les collectivités locales ; c'est en particulier le cas de tous les États fédéraux. Nous avons, à l'heure actuelle, dans l'Union européenne, trois États fédéraux : la Belgique, l'Allemagne et l'Autriche.

Tous les trois ont une seconde chambre un peu différente les unes des autres, c'est-à-dire que le Bundesrat autrichien ou allemand est profondément différent du Sénat belge, mais il n'empêche que nous avons là une technique du fédéralisme. Il n'y a pas, à l'heure actuelle, d'exemple où un État fédéral n'aurait pas une seconde chambre. Il y a eu le cas, à une époque, mais c'était des pseudo-fédéralismes. Ce n'était pas en Europe, mais en Afrique. Le Cameroun, à une certaine époque, avait supprimé son Sénat ; il l'a rétabli, mais il n'a pas rétabli le fédéralisme.

On se trouve pratiquement toujours, quand on a un État fédéral, avec l'existence d'une seconde chambre pour permettre, à la fois, la représentation de la population dans la première, et la représentation des collectivités fédérées dans la seconde. Quand on examine les autres États fédéraux, non membres de l'Union européenne, comme la Suisse ou comme la Russie, on constate la même chose. Nous avons donc cet exemple.

Un autre exemple découle un peu du fédéralisme, mais est un peu différent - la Belgique est passée par cette étape - : c'est le cas des États qui pratiquent le régionalisme constitutionnalisé. Nous avons l'exemple bien connu de l'Italie, d'abord, bien que le Sénat italien ne correspondait pas tout à fait à la représentation des collectivités territoriales, et surtout de l'Espagne, où nous avons une représentation des provinces autonomes et des autres provinces. Elle n'est pas la seule représentation : il y a deux sortes de représentation dans le Sénat espagnol.

Nous avons d'autres cas car, en dehors des trois États fédéraux que j'ai cités. Je vous ai dit que treize États sur vingt-sept sont des États bicaméraux. Nous avons, en effet, outre la France, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, l'Irlande, la Pologne, la Tchéquie, la Roumanie, qui sont aussi des États avec des chambres bicamérales, l'Espagne, bien évidemment, l'Italie et la Slovénie.

Petites interrogations sur deux chambres bicamérales intéressantes : c'est la Slovénie et l'Irlande. La Slovénie, parce qu'elle est directement inspirée de certaines idées gaulliennes des discours de Bayeux, c'est-à-dire que nous avons une chambre qui représente deux choses : qui représente, à la fois, les collectivités territoriales et les intérêts socio-économiques. C'est ainsi que, par exemple, l'Université de Lubiana est toujours représentée par son doyen ou son ancien doyen qui siège, et donc, cela a été l'un des nôtres qui a été, pendant au moins dix ans, le président de cette seconde chambre.

En Irlande, cas tout à fait intéressant, nous avons les quatre universités irlandaises qui sont représentées au sein du Sénat irlandais. Nous avons là un exemple de représentation tout à fait intéressante et un peu différente, de ce qu'on rencontre d'habitude.

Ailleurs, nous avons une représentation généralement des collectivités territoriales, sauf en ce qui concerne les Sénats élus au suffrage universel direct. Là, je m'interroge, et je ne suis pas très content de l'ingénierie juridique et constitutionnelle qui avait eu lieu, à l'époque. Je voudrais parler du Sénat polonais et du Sénat tchèque, par exemple, qui présentent un intérêt tout à fait mineur. Pourquoi ? Parce que le Sénat polonais et le Sénat tchèque sont élus au suffrage universel direct, avec un mode de scrutin différent de celui de la Diète polonaise ou de la Chambre des Députés tchèque, mais il n'empêche que nous avons une élection au suffrage universel direct. Bizarrement, bien qu'élue au suffrage universel direct, cette seconde chambre n'a pas du tout les mêmes pouvoirs que la première. Elle a donc nettement moins de pouvoirs que la première. Il y a là une aberration juridique. Élue au suffrage universel direct, pourquoi moins donner de pouvoirs à cette seconde chambre ?

C'est un vrai problème que les Italiens essaient de résoudre en modifiant assez considérablement le mode de représentation du Sénat. Vous avez peut-être entendu parler M. Berlusconi qui voulait aller beaucoup plus loin, en ramenant le nombre de députés italiens à trois cents et le nombre des sénateurs à cent. Vous fermez les oreilles pour cette idée mauvaise et qui ne doit pas être divulguée en France, naturellement. Il n'empêche qu'on en revient à une idée qui est que la seconde chambre ne doit pas être élue comme la première et doit, au contraire, essayer d'être différente, de représenter autre chose. Tout naturellement, à ce moment-là, il est normal qu'elle ait moins de pouvoirs que la première chambre. Je pense que l'exemple français, sur ce point, n'est pas du tout négligeable. Il est normal, qu'en France, l'Assemblée Nationale ait le dernier mot, parce qu'elle est élue au suffrage universel direct, alors que le Sénat, lui, est élu au suffrage universel indirect, mais représente des choses différentes.

L'Assemblée Nationale représente la population, le Sénat représente les collectivités territoriales, ce qui nous a, d'ailleurs, posé des problèmes, lorsque nous avons eu à créer deux nouvelles collectivités territoriales, comme Saint-Barthélemy et Saint-Martin qui ont, chacune, un sénateur. Par contre, il n'y aura pas deux députés pour Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Il y aura sans doute un député unique pour les deux, ce qui, naturellement, a posé quelques problèmes, au moment du redécoupage des circonscriptions électorales.

Ce tableau, que je viens de vous présenter, m'amène à m'interroger sur le rôle d'une seconde chambre. A quoi peut-elle servir, si elle n'est pas élue au suffrage universel direct ? Tout d'abord à représenter autre chose que celle de la première chambre. On en revient un peu aux discours de Bayeux. Le Général de Gaulle avait bien précisé dans son intervention qu'il fallait une seconde chambre, mais que cette seconde chambre devait être profondément différente de la première et représenter d'autres intérêts. Il voulait fusionner, à l'époque, ce qui est devenu le Conseil Économique, Social et Environnemental, avec le Sénat. Je vous ai dit que cet exemple a été suivi en Slovénie, mais c'est le seul cas que je connaisse, où il a été suivi. Il avait été un peu suivi en Croatie mais, en Croatie, la deuxième chambre a disparu.

À quoi cela sert-il ? L'exemple des États scandinaves ou de la Grèce, par exemple, démontre qu'on ne peut pas voter une loi sans un minimum de réflexion. On ne peut pas voter une loi en une seule fois. C'est pour cela que les parlements, qui ont généralement une seule chambre, vont avoir deux, voire trois lectures de la loi, pour éviter que l'on s'emballe, qu'on adopte une loi sous la pression de l'opinion publique. La seconde chambre évite cela et permet d'avoir un moment de réflexion, après la passion de la première lecture dans la première chambre. C'est donc l'un des avantages.

Le deuxième avantage est que, si la seconde chambre est un peu différente de la première dans sa composition, on aboutit à un résultat qui est tout à fait passionnant et intéressant : la seconde chambre, à ce moment-là, va pouvoir, du fait de son expertise, améliorer le contenu de la loi. C'est la raison pour laquelle, souvent, en France, les députés, même quand ils sont un peu remontés contre nous, reconnaissent que le Sénat a pris une bonne habitude en améliorant, assez considérablement, le contenu des lois qui nous viennent de l'Assemblée Nationale. Ils sont toujours très ennuyés, quand c'est nous qui examinons une loi en première lecture, parce que la loi est bien meilleure que ce qu'elle aurait été s'ils l'avaient, eux, examinée en première lecture. Ils ont impression qu'ils sont un peu dessaisis, dans ce cas-là. Donc, ce travail d'amélioration, d'expertise.

Pour tenir dans le quart d'heure qui m'a été imparti, je dirai, d'abord, que les secondes chambres ont le vent en poupe. Bien sûr, à l'initiative du président Poncelet, il a été créé une association des secondes chambres dans le monde et une association européenne, qui se réunit régulièrement, mais on constate que chaque année, pratiquement, c'est un ou deux Sénats supplémentaires qui sont en cours de création. Dans la liste des pays membres de l'Union européenne, un certain nombre de Sénats est en gestation. Il y a celui dont on parle toujours, mais qui ne vient jamais, un peu comme l'Arlésienne, c'est le Sénat hongrois. Avant la guerre, il existait un Sénat en Hongrie. On ne l'a pas fait car, dans la Constitution hongroise, il faut recourir à un référendum, et on craint toujours le référendum en Hongrie, parce que les Hongrois ont une spécialité, le pourcentage considérable d'abstentions - ils ne sont pas les seuls. Ils ont une disposition constitutionnelle, qui veut qu'un référendum ne soit pas valable, lorsque moins de 50 % des électeurs ont participé au vote. Par conséquent, c'est toujours retardé, et il n'y a toujours pas cette seconde chambre en Hongrie.

La Bulgarie, également, envisage, sur le modèle de son voisin roumain, une seconde chambre. J'attire votre attention sur le fait que la seconde chambre, bizarrement, ne représente pas les minorités nationales, que ce soit en Slovénie ou que ce soit en Roumanie. En Roumanie et en Slovénie, les minorités, qu'elles soient allemande ou hongroise, sont représentées dans la première chambre, pas dans la deuxième. C'est un élément tout à fait intéressant, sur lequel il convient de s'interroger : pourquoi avoir fait cela, alors qu'on aurait pu penser que, logiquement, ils auraient pu être représentés dans la seconde chambre.

Cet engouement pour les secondes chambres, on peut mieux l'expliquer, parce que la Chambre des Lords nous avait dit, lors de la mission sénatoriale, quand nous nous étions rendus au Royaume-Uni... Vous savez que la réforme de la Chambre des Lords est en panne, et que personne ne veut y toucher. C'est là où le Lord Chancelier nous avait dit que si la Chambre des Lords n'existait pas, il faudrait l'inventer, et il ne faut surtout pas la faire élire au suffrage universel, parce que la Chambre des Lords rend des services considérables à la Couronne ; la Couronne, c'est le gouvernement, en l'occurrence. Tout ce que la Chambre des Communes n'a pas le temps d'examiner, la Chambre des Lords le fait, et le Lord Chancelier nous rappelait tout ce qu'avait fait la Chambre des Lords dans le passé, c'est-à-dire les propositions multiples qu'elle a déposées sur le redécoupage électoral, sur le droit des femmes, sur le droit des homosexuels, sur la libération des moeurs, sur la protection de l'environnement. Tout cela, c'était l'oeuvre de la Chambre des Lords. Pourquoi ? Parce que les Lords ont le temps, parce que les Lords ne sont pas soumis à la pression de la rue, parce que les Lords ne sont pas soumis, sauf en ce moment, à la pression des médias. Par conséquent, s'il n'y avait pas une seconde chambre pour assurer le fonctionnement de la démocratie, il faudrait, comme le disait le Lord Chancelier, l'inventer.

(Applaudissements)

Mme Catherine TASCA, ancienne ministre, vice-présidente du Sénat, sénatrice des Yvelines - Je remercie beaucoup le doyen Gélard de cette introduction à notre après-midi. Au fond, il me semble très juste d'avoir commencé par ce panorama européen. D'abord, parce que nous sommes à quelques jours d'un scrutin parlementaire européen et que la mise en commun de nos réflexions, à l'échelle des vingt-sept États-membres, sur le fonctionnement de nos institutions, est un enjeu tout à fait important. Et aussi, parce que je pense que, en particulier dans notre pays, nous avons toujours une difficulté à penser que l'Europe se bâtit à vingt-sept et non pas uniquement à partir de notre modèle national. Je remercie vraiment très vivement le doyen Gélard de nous avoir présenté la situation du bicamérisme en Europe.

Je donne maintenant la parole au professeur Jean-Pierre Duprat qui va nous parler du Sénat et des collectivités territoriales, ce qui est la marque de fabrique, je dirais, de notre assemblée, sa spécificité. Vous avez la parole, Monsieur le professeur, pour quinze minutes.

Le Sénat et les collectivités territoriales - M. Jean-Pierre DUPRAT, professeur de droit à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

Merci Madame la présidente. J'ai une tâche dont j'ai ressenti le caractère délicat, puisque je suis, en quelque sorte, confronté au socle de la légitimité sénatoriale, c'est-à-dire les relations qu'il y a avec les collectivités territoriales. Vu la difficulté de cette approche, je me permettrai de commencer, comme le signalait le Professeur Paul Smith, ce matin, par évoquer d'abord les pères fondateurs, du moins un des pères fondateurs. Je voulais parler ici d'Ernest Duvergier de Hauranne, dans son ouvrage sur La République conservatrice. Ne croyez pas que ce soit un jugement porté a priori sur la nature de la République, à laquelle correspondrait le Sénat. En réalité, nous sommes dans un contexte politique, qui est celui de la recherche d'un compromis, qui met en présence, à l'époque, c'est-à-dire en 1873, les monarchistes et les républicains.

Il s'agit, pour les républicains, de proposer un modèle démocratique et pour les monarchistes, qu'il y ait un élément qui donne des garanties de conservation du système. Dans cet ouvrage, il dit ceci : « La seconde chambre ne doit pas et ne veut pas être une oeuvre arbitraire, elle doit sortir du sein même de la société française, elle doit en être la représentation fidèle ». Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que, pour bâtir un Sénat, il n'est pas question de recourir à des éléments de caractère aristocratique évidemment, mais ni même de caractère élitiste. Il s'agit simplement de regarder ce qui va constituer la donnée fondamentale, du point de vue sociologique, dans notre pays.

Ce point de vue va nous conduire à retenir l'idée que la commune doit être ou peut être cette réalité sociologique, sur laquelle asseoir une représentation spécifique, qui sera celle du Sénat, que l'on va bâtir dans cette époque de 1873-1875. Inutile de dire, d'ailleurs, que ce n'est pas la seule réalité qui est visée. D'autres entités sont considérées : le canton, mais qui est dévalorisé par Duvergier de Hauranne, il considère qu'il n'est pas approprié tout à fait, au regard de la multiplicité des élections et, surtout, du fait que ceci va converger vers le conseil général. Il regarde également les conseils d'arrondissement, à l'époque, et donc aussi le conseil général.

Cette idée que ce sont des réalités sociologiques qui ont fondé la représentation sénatoriale, me paraît être une idée extrêmement moderne, qui ne peut manquer de nous inspirer, dans l'effort de réflexion qui est entrepris pour essayer d'adapter l'institution sénatoriale à notre contexte contemporain. Je dirais d'ailleurs que, derrière cette image, il y a l'idée dominante, je vais y revenir, qui sera reprise par Gambetta, d'une forme de fédéralisme municipal ou communal qui doit permettre d'organiser le mode d'élection pour procéder à la désignation des sénateurs.

Cette idée fédérative se retrouve aussi, quelque peu, dans les réflexions constitutionnelles de 1946 et, surtout, dans les réflexions qui sont menées au sein du Comité consultatif constitutionnel de 1958, par le rapprochement qui est fait avec l'outre-mer. Très rapidement, la scission s'opérera entre la représentation strictement métropolitaine et la représentation des territoires d'outre-mer. Ce modèle va se consolider, acquérir une légitimité, admise par l'ensemble des forces politiques. Je crois que ce matin, d'ailleurs, nous avons vu que, même des forces politiques qui semblaient être hostiles à ce mode de représentation, notamment parmi les partis de gauche, en réalité, agréaient un certain nombre d'éléments centraux de cette représentation sénatoriale.

Je voudrais d'ailleurs reprendre ici une explication qui a été donnée par un conseiller d'État, à l'heure actuelle, qui a été homme politique en son temps, M. Belorgey. M. Belorgey, dans son ouvrage sur le Parlement, dénonçant le cumul des mandats à l'Assemblée Nationale, réservait la situation du Sénat en disant ceci : « Il suffit d'une chambre des collectivités locales, le Sénat. » C'était, en quelque sorte, prendre acte de cette existence particulière, quant au mode de représentation et, par là même, dénoncer le cumul des mandats pour l'autre assemblée.

Cette donnée se retrouve à l'heure actuelle. Elle a été précisée, quelque peu, par les nouvelles rédactions du texte issu de la loi du 23 juillet 2008, notamment quant aux fonctions qui sont reconnues au Parlement, en général, et au Sénat, en particulier. A ce propos, d'ailleurs, je voudrais attirer votre attention sur le fait qu'il est nécessaire de lier plusieurs articles de la Constitution, pour se faire une représentation relativement exacte de ce qu'est la représentation sénatoriale. Il y a, bien sûr, l'article 24, où les choses sont explicitées, quant au rattachement avec les collectivités territoriales, mais il y a également l'article 3 de la Constitution. A cet égard, je rappelle que le peuple est représenté, aussi bien par l'Assemblée Nationale que par le Sénat. Je prendrai ici, d'ailleurs, le contre-pied de ce que disait un de nos collègues, que je ne citerai pas, disant qu'il y avait une différence : l'Assemblée Nationale représentant le peuple, le Sénat représentant la Nation. Mais pas du tout, parce que c'est même commettre, quelque part, une erreur d'interprétation, quand on regarde les débats constituants, cette fois-ci de 1789, et notamment une célèbre intervention de Mirabeau, qui est tout à fait explicite sur la notion de peuple.

Il me semble que le Sénat, comme l'Assemblée Nationale, représente le peuple, mais un peuple appréhendé différemment, selon sa localisation dans des territoires. Je dirais que, quelque part, cette représentation est celle du peuple territorialisé. A côté de cela, évidemment, vont répondre des fonctions qui vont s'adapter à ce type de représentation. Nous en avons d'ailleurs des développements récents, avec une modification des structures internes du Sénat, par la création, dans son instruction générale du Bureau, de nouvelles instances, des délégations, dont l'une d'entre elles prend spécifiquement en compte les données relatives aux collectivités territoriales.

Donc, tout d'abord, quelles voies retenir pour engager une représentation d'un peuple territorialisé ? Dans le débat actuel, nous avons deux séries de questions qui sont soulevées : l'une s'intéresse d'abord à la représentation des catégories de collectivités territoriales, au regard de la place qui leur est faite, respectivement, dans le collège sénatorial. De l'autre, il y a le débat autour de la prise en compte d'éléments démographiques, pour rééquilibrer la représentation, cette fois-ci, plutôt du côté des communes elles-mêmes, pour tenir compte, justement, du phénomène d'urbanisation accru qui s'est produit. C'est cet équilibre interne du collège sénatorial qui se trouve en cause, sans oublier que, naturellement, les deux éléments convergent, puisqu'il n'y a pas d'élection directe des représentants ni des départements ni des régions. Par conséquent, ils vont être représentés, au travers du collège électoral.

D'abord, cette idée d'une meilleure prise en compte des différentes catégories de collectivités territoriales : nous le savons, dans le collège tel qu'il est constitué à l'heure actuelle, les départements et les régions sont réduits à la portion congrue. Le département, c'est 2,66 % des délégués, les régions, c'est encore moins, c'est 1,18 %. Il y a, évidemment, un déséquilibre très important entre l'héritage historique, qui a valorisé la représentation des communes dans le collège sénatorial, et la représentation des départements, et encore plus des régions, dernières nées sur la scène politico-administrative.

Avant d'envisager, brièvement, des pistes de réflexion, je voudrais attirer votre attention sur le fait que, longtemps, a prévalu l'idée que le Sénat représentait les territoires, mais appréhendés, en quelque sorte, de manière physique, comme si c'était plutôt la géographie physique qui se trouvait en cause. En réalité, il s'agit de communautés humaines, comme je le disais tout à l'heure à propos du peuple, donc d'une dimension relevant de la géographie humaine, s'agissant des communautés juridiquement organisées, aussi bien au niveau communal, qu'au niveau départemental et régional.

C'est cela qu'il faut prendre en considération et, en quelque sorte, assurer le passage de ce qui a été l'inspiration initiale, c'est-à-dire le fédéralisme municipal ou communal, vers la prise en compte de cette nouvelle entité constitutionnalisée récemment, puisque la région, c'est ce qui s'est produit, elle a été reconnue de manière tout à fait récente par la Constitution, même si son statut de collectivité territoriale était acquis, déjà, depuis de nombreuses années. C'est cette question-là qu'il faut essayer de résoudre.

En écartant l'hypothèse de l'élection au suffrage universel direct, afin de maintenir une distinction nette entre les deux assemblées, il subsiste des possibilités, acceptables par le Conseil constitutionnel, en l'état actuel du texte suprême, autorisant une élection des sénateurs par des collèges distincts. Donc, dans le cadre du suffrage indirect, il reste possible de prévoir des solutions différenciées par type de collectivités. Toutefois, il ne me semble pas que ce soit une modalité politiquement réalisable, comportant en outre des difficultés techniques, au regard des équilibres à maintenir. C'est vraiment vers le collège sénatorial, comme collège électoral unique, que ceci va nous ramener. Il faut bien dire que nous allons retrouver, ici, à la fois le problème de la représentation à accorder aux régions et aux départements dans le collège électoral, ainsi que la question du rapprochement avec le critère démographique, pour essayer d'améliorer la représentation au niveau des communes.

Il y a eu déjà des réflexions qui ont été entreprises. Puisque le sénateur Bernard Frimat est juste en face de moi, je ne peux manquer d'évoquer la proposition de loi socialiste qu'il a déposée en compagnie du sénateur Bel, dont nous avions parlé. C'est également le sénateur Lecerf qui a été le rapporteur sur cette proposition de loi. Je crois qu'un travail en amont avait été réalisé de manière très approfondie, autant qu'il me souvienne, dans le cadre de l'Institut de Décentralisation, qui avait abordé ces problématiques et qui ont été reprises ici.

La difficulté est de pondérer le nombre de délégués qui pourraient être élus par ces entités. Où trouver les délégués nécessaires, pris plutôt parmi des élus locaux, pour atteindre le seuil satisfaisant pour former cette partie du collège électoral, concernant les départements et les régions ? Premier problème qui n'est, probablement pas insoluble, mais sur lequel il faudra réfléchir d'une manière approfondie, au-delà du temps qui nous est imparti et qui nécessitera beaucoup de travail. Se pose également la question de la place faite aux délégués des communes choisis en dehors des conseils municipaux.

Le second aspect - je vais abréger beaucoup mon propos - concerne l'adaptation des fonctions parlementaires. Nous avons vu que la révision constitutionnelle a introduit des innovations intéressantes qui, d'ailleurs, vont entrer dans le champ de l'intervention de mon collègue Ghévontian, mais je vais simplement l'indiquer rapidement : c'est l'article 39, alinéa 1 er de la Constitution qui consacre le rôle privilégié du Sénat, pour être la première chambre saisie par le gouvernement des projets de loi ayant pour principal objet l'organisation des collectivités territoriales.

Ceci va de pair, également, avec le renforcement de l'expertise sénatoriale en direction des collectivités territoriales qui va se manifester ; à la fois, sur le terrain de l'information et de l'évaluation, et d'autre part en direction d'une forme d'assistance technique ou juridique en direction de ces mêmes collectivités territoriales.

Parmi ces éléments, je voudrais signaler simplement le rôle que tient la récente délégation sénatoriale qui vient d'être créée, qui est dite aux collectivités territoriales et à la décentralisation, qui va devoir prendre en charge les aspects particuliers relatifs, notamment, à l'information et à l'évaluation dans les différents aspects, juridiques, financiers, concernant les collectivités territoriales. Il y a là un chantier certainement très intéressant, qui pourrait prendre la relève de l'ancien Observatoire de la Décentralisation.

Sur le terrain strictement juridique et technique, c'est le Service des collectivités territoriales qui joue son rôle. Il y a donc une structure administrative dévolue particulièrement à l'assistance technique qui peut être apportée à certaines collectivités territoriales, mais au travers de la médiation, chaque fois, du sénateur. C'est toujours lui qui va porter la demande et, en même, qui transmettra aussi la réponse.

En conclusion, je voudrais indiquer, Madame la présidente, que nous sommes en plein chantier, si j'ose dire. Nous le voyons bien sur ce terrain de la représentation, puisqu'il y a véritablement un problème. Cependant, il existe une volonté d'apporter des solutions positives. Mais, techniquement et politiquement, évidemment aussi, il subsiste beaucoup de difficultés pour consacrer ces solutions, ce qu'il ne faut pas se dissimuler. Il faut ajouter à cela, l'incidence que va avoir également la réforme des collectivités territoriales qui se profile avec, notamment, le travail qui est fait ici, en interne, par la mission qui a été constituée sur la réorganisation territoriale.

Si vous le permettez, puisqu'il y a un rapport d'étape qui vient d'être remis - le rapport définitif ne l'est pas encore -, je crois que, puisqu'il reste un peu de temps, il serait certainement très positif que soit développé l'aspect relatif au mode de scrutins locaux, de manière à établir un lien entre l'évolution des scrutins locaux et l'adaptation du collège électoral propre au Sénat. On le voit, c'est un chantier important et difficile sur tous les plans que j'ai évoqué. Voici, Madame la présidente, les réflexions que je voulais vous présenter, même brièvement.

(Applaudissements)

Mme Catherine TASCA, ancienne ministre, vice-présidente du Sénat, sénatrice des Yvelines - Merci beaucoup, Monsieur le professeur, vous avez employé le mot juste : c'est un chantier, c'est-à-dire que c'est vraiment un travail qui est largement devant nous. On voit bien la difficulté de cette grande réforme, à la fois de capitaliser l'histoire spécifique de cette institution, qui est déjà une longue histoire et, en même temps, de l'adapter dans une perspective réellement démocratique à l'évolution de notre pays, de notre société et des collectivités territoriales. Ce n'est pas un mince problème, mais je crois que les réponses qui doivent être apportées à toutes les questions que vous avez soulevées, d'elles dépendent largement la reconnaissance de la légitimité et de la représentativité de cette deuxième assemblée, car s'il n'y a aucun doute, le doyen Gélard l'a bien exprimé, sur la qualité, l'efficacité du travail législatif de cette assemblée, les interrogations sur sa représentativité demeurent encore très profondes.

J'évoque le sérieux du travail législatif, comme l'avait fait le doyen Gélard. Je donne la parole au professeur Richard Ghévontian qui va nous parler de l'activité législative et de l'activité de contrôle du Sénat.

L'activité législative et de contrôle du Sénat - M. Richard GHÉVONTIAN, professeur de la Faculté de Droit et de Science politique, vice-président de l'Université Paul Cézanne (Aix-Marseille III), directeur de l'Institut d'Études Françaises pour Étudiants Étrangers

Merci Madame la présidente, je vais essayer d'évoquer, dans le temps qui m'est imparti, en quinze minutes de balayer un champ assez vaste. Simplement, un petit détail de procédure : je n'évoquerai que très légèrement la modification de 2008. Je pense que la table ronde, avec les élus et les sénateurs, permettra beaucoup mieux d'évoquer cela qu'un universitaire, qui n'a pas la pratique d'un parlementaire.

Lorsqu'on regarde l'histoire du Sénat, depuis la Révolution, on s'aperçoit que cette assemblée a vu son poids politique, sa place institutionnelle, son rôle considérablement évoluer, que l'on parle du Conseil des Anciens, le Sénat conservateur du Consulat et des Empires, la Chambre des Pairs, on l'a vue ce matin, le Sénat de la République, etc. : chaque fois, on a eu une deuxième chambre avec un rôle, un poids différent.

Si on veut situer le Sénat de la Ve République, pour aller vite, c'est le cas de le dire, je le placerai à mi-chemin, naturellement, entre le Sénat tout de même très puissant, on l'a même voulu tout puissant à l'origine de la IIIe République - une loi constitutionnelle lui est entièrement consacrée, un tiers de la Constitution, à la base - et le Sénat que je qualifierai, de manière caricaturale, d'impuissant de la IVe République, Sénat qui avait même, dans cette aventure, perdu son nom ou son titre, même si les sénateurs avaient gardé fort opportunément le leur.

Dans l'esprit même des initiateurs de la Ve République, le Sénat est une chambre indispensable. Le Général de Gaulle, on l'a vu ce matin, l'a même indiqué à deux reprises, de manière très nette, dans le discours d'Épinal, comme dans le discours de Bayeux. Il faut inverser chronologiquement, naturellement, dans le discours de Bayeux, comme dans celui d'Épinal. De Gaulle explique bien que la deuxième chambre doit venir équilibrer le système parlementaire, avec un éclairage différent de celui de la première chambre.

Du coup, je ne suis pas étonné que le Sénat de la Ve République va représenter ce qu'on appelle, un petit peu à tort, le bicamérisme égalitaire, je dirai le bicamérisme égalitaire relatif avant d'utiliser une troisième expression, mais comme je l'emprunte à Madame la présidente Papon, je la réserve pour la fin. Au départ, c'est un bicamérisme égalitaire de principe, mais qui, en réalité, peut connaître beaucoup d'exceptions, on y reviendra dans un instant, très rapidement. Ce bicamérisme égalitaire relatif va se manifester en ce qui concerne le vote de la loi, l'activité législative, mais il va aussi apparaître, de manière beaucoup plus relative, aussi bien dans les textes que dans la pratique sénatoriale, en ce qui concerne le contrôle de l'action du gouvernement. On n'en est pas revenu à la IIIe République où le Sénat pouvait renverser le gouvernement. Il l'a fait, le cas le plus célèbre est, évidemment, le cas du gouvernement de Léon Blum renversé par le Sénat. Tout de même, il existe dans la Constitution, nous y reviendrons, des dispositions qui permettent au Sénat d'exercer un contrôle qui peut aller loin. Il existe aussi, dans les règlements du Sénat, des procédures qui permettent cela.

Le Sénat législateur, pour l'appeler ainsi, je vais très rapidement rappeler ses pouvoirs. La loi est votée par le Parlement, dit l'article 34. Il ne faut pas l'oublier : la loi est votée par le Parlement. C'est bien le principe du bicamérisme égalitaire. Cette égalité qui est posée comme principe, selon lequel la loi est votée par l'Assemblée Nationale et le Sénat, cette égalité peut être différenciée : parfois, elle est absolue pour la loi constitutionnelle, pour la révision de la Constitution, l'égalité parfaite. Nous verrons que cela a entraîné quelques difficultés lorsqu'on l'a mise en oeuvre, et cela pourrait en entraîner encore. Elle est absolue pour les lois organiques relatives au Sénat, même si la notion de loi organique relative au Sénat est un peu imprécise, même si on la précise de plus en plus. Là, c'est également incontournable. Mais elle est relative pour toutes les autres lois. Elle est relative pour les lois organiques, elle est relative pour les lois ordinaires avec, évidement le système de la CMP, ce que l'on appelle le « système du dernier mot » à l'Assemblée Nationale, même si, on le verra, le dernier mot n'est pas quelque chose de très fréquemment utilisé.

Après cette présentation au pas de charge, quel bilan peut-on tirer de ces cinquante ans de pratique d'activités ? Sur ce que j'appelle l'égalité absolue, sur l'article 89, il faut bien reconnaître que cela a suscité des difficultés politiques majeures. On dit toujours : « Le Sénat peut bloquer la révision de la Constitution. » L'Assemblée Nationale, aussi, naturellement. Les deux assemblées peuvent bloquer, mais il est évident que, politiquement, le cas du Sénat est plus complexe.

C'est évidemment en 1962 : comment priver les sénateurs même de l'élection du président République dont on nous a dit, ce matin, à juste titre, que beaucoup d'entre eux, notamment sous la IIIe République étaient issus de la Haute assemblée, même sous la IVe République, Coty était issu du Sénat. C'est le cas en 1969 : difficile de demander à l'Assemblée parlementaire de, quasiment, se saborder, en acceptant la révision de son oeuvre. Je sais bien que M. Jeanneney ne serait peut-être pas d'accord sur l'analyse que je fais, mais c'était bien le cas, au moins à l'époque, dans la perception. Cela a été le cas pour des raisons vraiment strictement politiques, sans doute, et beaucoup plus politiques encore en 1984 avec l'affaire du référendum sur le référendum qu'avait proposé le président François Mitterrand. Lorsque François Mitterrand veut élargir le champ du référendum, le Sénat n'est pas visé directement. On peut dire que le référendum porte atteinte au monopole parlementaire, mais il n'existe pas. C'est une position politique d'opposition, le Sénat va enterrer vivant, quasiment, le projet de révision de la Constitution.

Reconnaissons que, depuis, les choses se sont beaucoup apaisées, à tel point d'ailleurs qu'on n'a pas senti le besoin, en 2008, malgré différentes propositions, de modifier le texte sur ce point : l'article 89 est demeuré totalement inchangé.

Égalité relative : c'est cette fameuse affaire du dernier mot. Voici une assemblée qui peut voter la loi, mais à qui on peut « clouer le bec », pardonnez-moi, en laissant à l'Assemblée Nationale le dernier mot. Soyons modestes. J'ai ici des statistiques du Sénat sur 1959-2008. Sur le dernier mot : 3 103 lois adoptées, 2 748 l'ont été par l'Assemblée Nationale et le Sénat. Le dernier mot n'a concerné que 355 lois, ce qui fait, à peu près, 1 loi sur 8. Bien entendu, il faut affiner, mais je n'ai pas le temps, malheureusement, Madame la présidente m'en voudrait beaucoup, mais si on affine, on s'aperçoit que ce chiffre global doit être regardé en fonction de la situation politique.

Il y a les situations où la majorité sénatoriale et la majorité parlementaire à l'Assemblée Nationale ne sont pas les mêmes, il est évident que là, le taux n'est pas du tout le même, mais je dois dire que, globalement, et je crois que c'est une excellente chose, c'est extrêmement positif. Globalement, la loi est votée par l'Assemblée Nationale et par le Sénat, parce que le combat politique, au niveau parlementaire, n'est pas permanent. Donc, on peut le dépasser et le Sénat peut permettre, par une prise de distance vis-à-vis de l'événement politique chaud, si je puis dire, d'arriver à des sortes de compromis.

Le Sénat contrôleur : le gouvernement est responsable devant le Parlement. Là encore, la Constitution est claire, dans les conditions prévues par les articles 49 et 50, là, c'est autre chose, mais le gouvernement est bien responsable devant le Parlement. Ce n'est pas neutre, on a bien voulu marquer ici une réhabilitation du Sénat dans une fonction qu'il semblait avoir perdue de manière quasiment définitive. Il est vrai que la Constitution prévoit même une procédure. C'est l'article 49 alinéa 4, puisque le gouvernement, le Premier ministre peut présenter une déclaration de politique générale, pas un programme, mais le Conseil constitutionnel ayant dit que programme et déclaration veulent dire la même chose, cela n'a pas beaucoup d'importance. Peut-être que, lorsqu'on a écrit cela, on avait pensé à cela, je n'en sais rien. Je ne vais pas entrer dans cette affaire qui m'intéresse beaucoup, mais que j'évite aujourd'hui.

Le gouvernement, le Premier ministre peut présenter une déclaration de politique générale et demander un vote au Sénat. Bien sûr, ce n'est pas une question de confiance, parce qu'il n'y a pas d'effet induit. Si le Sénat ne vote pas, n'approuve pas la déclaration, il n'y a pas d'obligation au gouvernement de démissionner, mais quelle honte. Peut-on imaginer un gouvernement qui vient présenter une déclaration de politique générale, qui n'obtient pas un vote positif ? Pourrait-il se regarder dans un miroir encore longtemps en se disant « Je reste, puisque la Constitution m'autorise de rester » ? Non, je crois qu'évidemment il faut relativiser.

Cette déclaration de politique générale a longtemps été écartée. On ne l'a pas utilisée pour des raisons qu'on peut comprendre. On a commencé en 1975, et on l'a fait une douzaine de fois, à peu près. Ce qui est intéressant d'ailleurs, c'est qu'on pourrait dire que, dans le fond, cette déclaration ne concerne que les hypothèses où le gouvernement, la majorité parlementaire, la majorité sénatoriale est la même que la majorité gouvernementale. Non. Michel Rocard, à deux reprises, a fait des déclarations de politique générale devant le Sénat. Il a obtenu d'ailleurs l'approbation sur, il est vrai, des sujets plus consensuels, des sujets de politique étrangère, le Proche-Orient notamment.

Cet article 49, alinéa 4 est tout de même intéressant parce qu'il va permettre au Sénat, non seulement de s'exprimer de manière générale sur la politique générale du gouvernement ou sur un aspect de sa politique, mais aussi de l'exprimer par un vote. Même si cela n'a pas de portée juridique précise, je crois que c'est important politiquement. Il y a évidemment tout le système des questions écrites, orales, d'actualité, celles qu'on appelle d'actualité sont moins nombreuses, mais elles existent, les commissions d'enquête et de contrôle, les missions. Enfin, toute la panoplie des procédures permettant de contrôler l'action du gouvernement existe bien au Sénat.

Dans la pratique, qu'est-ce qui se passe ? Je ne reviens pas sur le 49-4, je l'ai dit. Honnêtement, on peut regretter peut-être que le Sénat n'utilise pas plus ces commissions d'enquête et de contrôle. Il l'a fait à quarante-quatre reprises sur cinquante ans. Ce n'est pas exceptionnel, c'est comme cela, c'est peut-être une question aussi d'habitude et, peut-être, parce que les méthodes de contrôle de l'action gouvernementale du Sénat sont plus discrètes qu'à travers des procédures qui sont un peu plus exposées.

Il me reste Madame la présidente trois minutes. J'admire votre générosité. Je vais essayer de conclure. Le nouveau Sénat, on l'a qualifié comme cela ce matin, le nouveau Sénat a-t-il trouvé sa place sous la Ve République ? Je vais répondre oui, non pas parce que je suis au Sénat, mais parce que je le crois sincèrement. Oui, parce que le Sénat est toujours présent dans notre débat politique, c'est extraordinaire. Si c'était une assemblée qui n'avait pas sa place, qui n'avait pas d'intérêt, on n'en parlerait pas, me semble-t-il. On en parle tout le temps. Vous allez me dire, vous allez me demander si on doit le conserver ou non. Peu importe, on en parle tout le temps. On a dépassé cela. On va plus fondamentalement se demander si la double mission a bien été remplie.

Premièrement, la mission législative : oui, cette mission est remplie. Contrairement à la III e République, le Sénat de la Ve République n'a pas été un frein, n'a pas été un obstacle à l'activité législative. N'oublions pas le Sénat de la III e a littéralement bloqué le vote des femmes qui devra attendre la Libération, parce que le Sénat n'était pas un aiguillon législatif...C'était le contraire, c'était un peu la tortue de « Le lièvre et la tortue ».

(Interventions diverses)

Peu importe. Aujourd'hui, on s'aperçoit que cela ne rallonge pas le travail parlementaire, cela le complique de plus en plus, sans doute, mais je laisse le soin aux sénateurs d'en parler. En tout cas, ce qui est sûr, c'est que le passage par le Sénat permet d'améliorer la qualité de la loi : c'est certain, c'est sûr. On a le temps de réfléchir, de discuter, de voir ce que l'Assemblée peut faire parfois avec précipitation. C'est une amélioration qualitative, et ce n'est pas un ralentissement. En ce qui concerne le contrôle, je dois dire que l'activité est moins visible, moins nette, vue de l'extérieur. Le sénateur n'a pas le temps, le Sénat a fait beaucoup de choses.

Il est vrai aussi que la Constitution ne confère pas au Sénat tout l'arsenal des armes qui sont indispensables, et surtout pas l'arme de destruction massive, si je puis dire, qui est la motion de censure ou la question de confiance. Il est évident que, dans ces conditions, les armes mises à disposition sont moins visibles, et surtout le Sénat n'aime pas trop la lumière des spots ou le tumulte médiatique, ce ne sont pas les valeurs les plus prisées dans cette maison. Ce matin d'ailleurs, on citait un grand sénateur de la IIIe République qui disait que le Sénat ne devait pas se transformer en « beuglant ».

Au total, on peut dire que le Sénat a bien rempli sa mission. Il a bien mérité de la République. Ce n'est pas un hommage posthume, évidemment. Il a bien mérité de la République. Le plus grand de ses succès est sans aucun doute, à mon sens, d'avoir transformé le bicamérisme égalitaire du début, pour reprendre l'expression de Mme Papon, ce matin, en bicamérisme d'équilibre. Je vous remercie.

Mme Catherine TASCA, ancienne ministre, vice-présidente du Sénat, sénatrice des Yvelines - Je regrette de devoir vous concéder à chacun si peu de temps. En tout cas, je remercie beaucoup, Monsieur le professeur Ghévontian, parce que vous avez abordé ce qui est le coeur du travail du Sénat. Je dirais néanmoins, et le temps qui nous est imparti l'explique sans doute, qu'il y a tout de même, dans notre réflexion, une Arlésienne qui est l'exécutif. Je pense que lorsqu'on s'efforce de décrire le travail de notre assemblée, nous avons aussi à nous interroger sur sa relation avec l'exécutif, et sur la pratique de l'exécutif par rapport au travail parlementaire.

Je pense au 49-3, je pense à la navette, qui se fait rare du fait de la fréquence de la déclaration d'urgence. C'est vrai qu'en si peu de temps, on ne peut pas tout traiter. Ces sujets viendront, sans doute, dans la dernière table ronde de notre après-midi. En tout cas, merci beaucoup M. le professeur. Je donne la parole à M. le professeur Xavier Philippe qui, lui, va nous parler de notre contrôleur suprême, notre censeur, qui est le Conseil constitutionnel et la relation entre le Sénat et le Conseil constitutionnel. Vous avez la parole, Monsieur le professeur.

Le Sénat et le Conseil constitutionnel - M. Xavier PHILIPPE, professeur à la faculté de Droit et de Science politique (Aix-Marseille III), directeur de l'Institut Louis Favoreu-GERJC (Groupe d'Études et de Recherches sur la Justice Constitutionnelle)

Merci Madame la présidente, je voudrais d'abord remercier les organisateurs de ce colloque de m'avoir invité à participer à cette manifestation. Sans plus attendre, concernant les relations entre le Sénat et le Conseil constitutionnel, je commencerai par une formule que vous connaissez toutes et tous : « Je t'aime, moi non plus ! » Cela peut être le sentiment général que l'on retire de l'analyse des relations qu'ont entretenues le Conseil constitutionnel et le Sénat, depuis le début de la Ve République, tant ces relations ont été ambiguës, mélangées de respect et de compréhension, mais aussi, il faut bien le dire, d'une certaine défiance.

De nombreux ouvrages et de nombreuses thèses ont été consacrés au sujet, et je ne suis là que le porte-parole de ce qui a déjà été écrit, même si j'ai tenté d'y apporter ma contribution. Je crois que cette « confusion des sentiments » entre le Sénat et le Conseil constitutionnel a, toutefois, au fil du temps, laissé place à une relation plus pacifiée, plus technique, mais également plus raisonnée. Cette histoire mouvementée entre les deux institutions peut parfaitement se comprendre avec le recul, compte tenu de l'évolution qu'a connue, en plus d'un demi-siècle, la Constitution de 1958.

Je crois tout d'abord que les relations entre le Sénat et le Conseil constitutionnel ne pouvaient pas être des relations simples. Le Sénat est une institution « trans-républicaine », « multi-siècles », si j'ose dire, alors que le Conseil constitutionnel est un nouveau venu dans le paysage constitutionnel français. Cette difficulté à se faire accepter, lorsqu'on est une nouvelle institution, est parfaitement compréhensible, d'autant plus que le Conseil constitutionnel s'est vu octroyer un certain nombre de pouvoirs par la Constitution de 1958, et que ces pouvoirs étaient assez diversifiés, ce qui, en soi, a pu légitimement, au départ, susciter la méfiance, voire la résistance du Sénat.

Pour caractériser les relations entre le Conseil constitutionnel et le Sénat, j'emprunterai une formule à Jean Rivero qu'il a citée à propos des articles 34 et 37 de la Constitution : « La révolution était possible, la révolution n'a pas eu lieu ! ». Pourquoi ? Tout simplement, parce que le Sénat ne s'est pas trouvé menacé par le Conseil constitutionnel, pas plus que le Conseil constitutionnel n'a vu dans le Sénat un « empêcheur de contrôler la constitutionnalité en rond ». L'aspect peut-être le plus remarquable de cette relation entre les deux institutions tient au fait que, malgré certaines réticences sénatoriales, qui ont été parfois franches et directes, Madame la présidente, le Conseil constitutionnel s'est trouvé renforcé, épaulé par les interventions du Sénat, que ce soit dans son évolution, sa saisine ou son fonctionnement.

Pour rester dans le temps qui m'est imparti, je voudrais développer deux grandes idées : tout d'abord, d'une part, examiner en quoi le Sénat, par les pouvoirs que lui confère la Constitution, participe à la vie et au développement, en amont, du Conseil constitutionnel ; d'autre part, je suis juriste -et personne ne se refait- à l'inverse, le Sénat est également soumis au contrôle du Conseil constitutionnel par le jeu des règles constitutionnelles.

Tout d'abord, le Conseil constitutionnel devant le Sénat. En quoi le Sénat s'est vu conférer par la Constitution un certain nombre d'attributions qui influent directement sur certains aspects relatifs au rôle et au fonctionnement du Conseil constitutionnel ? Trois idées relativement simples. La première est que le président du Sénat est une autorité de nomination des membres du Conseil. La deuxième est que le Sénat, que ce soit par le biais de son président ou par celui de soixante sénateurs, est une autorité de saisine du Conseil constitutionnel. Troisièmement, le Sénat a également exercé une influence déterminante en ce qui concerne les révisions constitutionnelles touchant au Conseil constitutionnel.

Le pouvoir de nomination des membres du Conseil constitutionnel par le président du Sénat est assez intéressant à examiner dans le demi-siècle que nous venons de vivre, tout simplement parce que le président du Sénat, dans les choix qu'il a effectués, a cherché à maintenir certains équilibres, que ce soit politiques ou juridiques. Il a cherché à nommer des personnes qui connaissaient évidemment bien l'institution sénatoriale, mais qui n'étaient pas nécessairement issues de l'institution. Un rapide survol des nominations faites par le président du Sénat, dans le détail desquelles je n'entrerai pas, montre très clairement que le président du Sénat a cherché à nommer des personnes dont la compétence juridique et la diversité ne pouvaient pas être mises en doute. Je n'en cite que quelques-unes bien connues, comme René Cassin, François Luchaire, Gaston Monnerville, Robert Lecourt ou Yves Guéna.

Ce pouvoir de nomination, vous le savez, est aujourd'hui un pouvoir qui appartient toujours au président du Sénat, mais, depuis la réforme du 23 juillet 2008, il est également encadré, si j'ose dire, puisque le choix, qui est effectué par le président du Sénat, doit être soumis à une commission permanente, compétente du Sénat. Je n'entre pas dans le détail de la réforme, mais je remarque simplement que l'autorité du président du Sénat n'est plus entièrement discrétionnaire.

Très rapidement maintenant, le Sénat, en tant qu'autorité de saisine du Conseil constitutionnel. Le président du Sénat est connu pour ses saisines historiques mais, depuis la réforme de 1974, ce sont aussi soixante sénateurs qui, par le biais de la saisine parlementaire, ont pu, à de nombreuses reprises, faire contrôler la constitutionnalité des lois dans le mécanisme de contrôle a priori.

Quelques mots rapides sur les saisines du président du Sénat. Elles ont donné naissance, nous le savons en tant que constitutionnalistes, à de grandes décisions et à de grandes délibérations. Qui ne se souvient, par exemple, de la saisine opérée par le président Monnerville en 1962 pour tenter de faire censurer la loi référendaire ! Je rappelle ce mot, lorsque la décision a été rendue. Il a dit, alors qu'il ne savait probablement pas qu'il serait un jour membre de ce conseil pendant neuf ans, que « le Conseil constitutionnel venait de se suicider ». Le président du Sénat a également été à l'origine de la décision fondatrice du 16 juillet 1971 relative à la liberté d'association, où le président du Sénat, Alain Poher avait saisi le Conseil constitutionnel.

Je me permets de vous citer un petit extrait des mémoires du président Poher, lorsqu'il a saisi le Conseil constitutionnel. Je cite M. Poher, qui avait déféré le projet au Conseil constitutionnel : « Je songeai alors à saisir le Conseil constitutionnel. Auparavant, je pris la précaution de téléphoner à Gaston Palewski, président de ce conseil, pour lui demander ce qu'il pensait de ma démarche. Il n'hésita pas. Si le Général, père de la Constitution était encore au pouvoir, jamais il n'aurait accepté un tel texte. Il faut faire comprendre à Pompidou qu'il n'est pas de Gaulle, lui donner une leçon, le rappeler à l'ordre. » Cela relativise quelque peu la nature de la saisine du président du Sénat, mais montre très bien que, quels que soient l'origine et les éléments qui aient poussé à cette saisine, ils ont fait avancer la saisine du Conseil constitutionnel.

La réforme de 1974, elle, a permis également de considérablement modifier le contentieux de la constitutionnalité des lois. Le Sénat a tout d'abord été, il faut bien le dire, entre 1974 et 1981, relativement modéré et frileux dans les saisines. A partir de 1981, il a considérablement développé le nombre de saisines. Si on cherche à établir un ratio entre le nombre de saisines sénatoriales et le nombre d'invalidations ou d'interprétations directives, on se rend compte que les saisines sénatoriales ont été assez souvent couronnées de succès, et cela mérite d'être cité. Je crois également que, progressivement, les saisines qui ont été au départ motivées par, il faut bien le dire, une certaine volonté politique, se sont techniquement approfondies et ont porté sur des éléments beaucoup plus substantiels.

J'en viens au troisième élément qui caractérise la relation entre le Conseil constitutionnel et le Sénat. Le Sénat est également une autorité qui prend part à la révision constitutionnelle. À plusieurs reprises, le Sénat a été amené à se prononcer sur des révisions constitutionnelles touchant directement le Conseil constitutionnel. Si la réforme de 1974 n'a guère posé de problème, il faut bien reconnaître que la fameuse question préjudicielle de constitutionnalité, qui a fini par voir le jour en 2008, est une vieille affaire, qui fût bloquée par deux fois par cette assemblée en 1990 et en 1993.

Lorsqu'on examine la réforme de 1990, qui avait d'ailleurs été voulue par M. Badinter qui était, à l'époque, président du Conseil constitutionnel, et qui est aujourd'hui membre de cette assemblée, on se rend compte que la réforme qu'il proposait était relativement limitée. Le Sénat ne l'a pas rejetée, mais a tout fait pour que cette réforme soit enterrée. On perçoit entre le rejet qui a été formulé par le projet de révision de 1990 et de 1993, et celui de 2008, qui est à peu près, mot pour mot, ce qu'il était en 1990, à quel changement de mentalité on a assisté entre ces différents types de révision.

Je crois que si la réforme avait été adoptée en 1990, elle n'aurait probablement pas bouleversé le contrôle de constitutionnalité des lois a priori. C'est mon avis, en tant qu'universitaire et comparatiste. Evidemment, personne n'est obligé de le partager, mais je crois que, là-dessus, le temps a fait son oeuvre et que, au final, on est arrivé à une révision constitutionnelle qui aurait pu avoir lieu un petit peu plus tôt. Quand on remonte aux débats, que j'ai avec moi, dans lesquels on trouve d'ailleurs des arguments tout à fait négatifs à l'égard de cette réforme d'un futur président du Conseil constitutionnel, on s'aperçoit qu'il y avait, en quelque sorte, une crainte et une méconnaissance de ce qu'était cette réforme. Une crainte qui est peut-être une crainte politique, que les membres des chambres peuvent légitimement avoir. Une crainte plus technique, qui était peut-être, à mon avis, infondée, et qu'il aurait fallu peut-être mieux expliquer à l'époque, pour démontrer que nous étions assez loin d'un système de contrôle de constitutionnalité à l'américaine.

Si le Sénat a exercé, tout au long de ce demi-siècle, une influence sur le Conseil constitutionnel, on peut également dire, deuxième point, que le Conseil constitutionnel a eu une influence sur le Sénat. Cette apparition du Conseil constitutionnel dans le régime de la Ve République n'a pas, à mon avis, toujours été mesurée en termes exacts, au regard de la place qu'occupait le Conseil dans le texte constitutionnel. Il n'a jamais été question, tout au moins au début de la Ve République, d'une juridiction constitutionnelle à l'allemande ou à l'italienne. Même si la juridiction constitutionnelle française a profondément évolué et a développé ses particularités propres, on reste encore assez éloigné d'un système de juridiction constitutionnelle à l'allemande ou à l'italienne. Un constat s'impose cependant : le visage qu'elle avait au début de la Ve République n'est plus du tout celui qu'elle a aujourd'hui.

Dans les attributions multiples qui ont été confiées au Conseil constitutionnel, parce qu'il faut bien reconnaître que c'était un peu « l'institution à tout faire » de la Constitution de la Ve République - je passe ici sur le contentieux électoral qui m'amènerait beaucoup trop loin - il y a deux éléments qui me semblent particulièrement importants pour analyser les relations entre le Sénat et le Conseil constitutionnel. D'une part, c'est le contrôle du règlement du Sénat et de ses modifications, d'autre part, le contrôle de constitutionnalité des lois ordinaires.

Sur le Réglement du Sénat et ses modifications successives, vous le savez, ce contrôle est obligatoire. Il faut bien dire que, dès le début, l'affaire s'est très mal engagée, puisque dès que le Sénat a adopté son règlement par résolution, le Conseil constitutionnel, dans la décision 59-3 DC, a invalidé ou a déclaré non conformes certaines dispositions. Il est intéressant de noter que le Sénat ne s'est pas tout de suite soumis à la décision du Conseil constitutionnel. Il faudra seize mois pour modifier le règlement suite à la déclaration de non-conformité à la Constitution opérée par le Conseil constitutionnel. Mais finalement, il finira par accepter d'opérer cette modification.

On constate, en réalité, que ce point de départ houleux des relations entre le Conseil constitutionnel et le Sénat, par le contrôle du Règlement du Sénat, va cristalliser, en quelque sorte, la méfiance entre les deux institutions. Cela se retrouve, par la suite, dans les modifications ultérieures du Règlement du Sénat. On retrouve cette méfiance jusqu'à une époque récente, quand on considère le temps de latence qui existe entre la modification ou l'invalidation d'une disposition et sa correction.

Évidemment, avec la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, ce risque persiste, puisqu'un certain nombre de ces modifications du Règlement du Sénat - il y en a d'ailleurs une aujourd'hui, si mes informations sont exactes, devant le Conseil constitutionnel - seront soumises au Conseil constitutionnel, comme cela est prévu par la Constitution. Ce jeu d'observation entre le Conseil constitutionnel et le Sénat, en matière de contrôle de constitutionnalité du Règlement continue.

Sur le contrôle de constitutionnalité des lois ordinaires, j'en ai déjà parlé tout à l'heure. Ce qui a fondamentalement changé par rapport à ce qui existait au départ, c'est que le Sénat a vu ses textes, pour la première fois sous la Ve République, contrôlés par un juge. Je crois, qu'au départ, le Sénat a eu peur que le Conseil constitutionnel, soit autre chose qu'un juge, qu'il aille plus loin. Je crois qu'il y a eu une sorte d'apprivoisement mutuel des institutions qui est apparue progressivement. On a constaté petit à petit que le Sénat a d'abord effectué un contrôle plus rigoureux de la constitutionnalité de ses textes en amont. Par ailleurs, le Conseil constitutionnel, par le contrôle de la procédure législative, comme par le contrôle des dispositions de fond, a progressivement balisé la route de la constitutionnalité et permis au Sénat, en quelque sorte, de mieux connaître les exigences et le contenu de la Constitution, tel qu'elle était interprété.

Si on regarde d'ailleurs le nombre de décisions du Conseil constitutionnel qui utilisent la technique de l'interprétation directive ou des interprétations neutralisantes, on constate, qu'en aucun cas, le Conseil constitutionnel n'a voulu se comporter en censeur du Sénat, mais qu'il s'agissait bien de baliser et d'organiser la nouvelle vie de la Constitution de la Cinquième République.

Je n'irai pas plus loin, Madame la présidente. Permettez-moi simplement de dire, pour conclure, quelques mots. Les relations entre le Sénat et le Conseil constitutionnel ont été des relations turbulentes. Elles sont aujourd'hui pacifiées, pas toujours me disait mon voisin, il y a quelques instants mais elles ne sont plus ce qu'elles étaient. Je crois quand même qu'il y a eu, après ce round d'observation qui a duré tout de même un certain temps, entre le Conseil constitutionnel et le Sénat, une meilleure connaissance des deux institutions. Je pense personnellement, que le fait que le Conseil constitutionnel se soit transformé en véritable juge fait, paradoxalement moins peur que l'institution politique et un peu protéiforme qu'il avait tendance à avoir dans la physionomie du texte de la Constitution de 1958.

Souvent, ce que l'on croit être une révolution n'en est pas une ! À l'inverse, des modifications mineures peuvent transformer un régime. Gageons que les années à venir sauront tirer profit des enseignements de cette courte histoire de la Ve République. Cinquante ans, ce n'est pas grand-chose. Quant aux relations entre le Sénat et le Conseil constitutionnel, j'ai commencé par le titre d'une chanson, je terminerai par le titre d'une autre chanson. On pourrait reprendre le refrain d'un air bien connu qui place l'avenir des relations entre le Conseil constitutionnel et le Sénat sous le signe de l'espoir : « Il suffirait de presque rien pour que je dise je t'aime ! ».

(Applaudissements)

Mme Catherine TASCA, ancienne ministre, vice-présidente du Sénat, sénatrice des Yvelines - Je remercie vivement chacun des intervenants. Je crois que leurs propos nous ont fait bien saisir à quel point l'institution sénatoriale n'est pas figée, n'est pas arrêtée, qu'elle est plutôt en marche, du moins nous l'espérons, vers des adaptations qui répondent mieux au temps d'aujourd'hui et de demain. C'est donc un grand nombre de chantiers, Messieurs, que vous avez ouverts devant nous. Je vous remercie aussi d'avoir respecté scrupuleusement le temps trop réduit qui vous était attribué. Cela nous permet de passer le relais à la dernière table ronde de notre rencontre. Je demande à Gilles Leclerc, qui est le président-directeur général de Public Sénat, notre chaîne parlementaire, de venir me relayer à la tribune. Encore une fois, merci Messieurs les professeurs, merci Monsieur le doyen.

(Applaudissements)

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