L'avenir de la codification en France et en Amérique latine



Palais du Luxembourg, 2 et 3 avril 2004

Yves Lequette

Professeur à l'Université Paris II Panthéon-Assas

1.

C

odification et intégration : il est difficile d'imaginer un thème qui, mieux que celui-ci, mette plus étroitement en correspondance l'événement qui nous réunit, le bicentenaire du Code civil, et l'actualité immédiate. On sait, en effet, que le Code civil des Français constitue l'aboutissement du processus d'intégration de la nation française. Animés d'un ardent désir d'unité nationale, les hommes de 1804 voulaient conforter l'unité politique par l'unité civile. Comme l'écrivait Portalis : « l'ordre civil vient cimenter l'ordre politique 1 ( * ) ». Or, à en croire certains, on assisterait aujourd'hui, dans le cadre européen, aux premières étapes d'un processus analogue. L'élaboration d'un Code européen des contrats, voire celle d'un Code civil européen, seraient en marche et il faudrait voir dans ces instruments le noyau autour duquel serait appelé à s'agréger un futur peuple européen. On voudrait ici examiner ces premières tentatives de codification européenne à travers la grille de lecture que nous offre le précédent de la codification de 1804. Cette grille de lecture peut être résumée en une formule : les rédacteurs du Code civil poursuivaient une fin précise et ont utilisé pour l'atteindre des moyens appropriés. Qu'en est-il, sur ces deux points, de leurs successeurs ?

I. 2 . Les fins tout d'abord. L'objectif poursuivi par les rédacteurs du Code civil était clair : conforter la nation en unifiant la législation civile. Les objectifs poursuivis par les codificateurs européens le sont beaucoup moins : aux visées économiques de la Commission, oeuvrant pour l'élaboration d'un Code européen des obligations, répondent les visées plus mystérieuses du groupe de droit civil européen présidé par M. von Bar, oeuvrant pour l'élaboration d'un Code civil européen.

A. 3 . À marché unique, droit unique, tel est le nouveau credo de la Commission européenne. Mais un slogan ne remplace pas une démonstration. Or, à bien y réfléchir, l'affirmation que l'intégration économique passe par l'unification de la législation civile ne va pas de soi, surtout si on la confronte à la réalité nord-américaine. Celle-ci nous apprend, en effet, que le marché intérieur le plus dynamique et le plus performant du monde a pu se constituer et fonctionne fort bien sans unification du droit civil, ni même du droit des obligations 2 ( * ) . Cette situation procède, semble-t-il, plus d'un choix délibéré et raisonné que du poids de la tradition. L'analyse économique du droit a, en effet, conduit les responsables américains à la conclusion que, bien loin de constituer un handicap, la diversité du droit des obligations est un facteur de dynamisme et de perfectionnement des systèmes juridiques, dès lors qu'elle s'accompagne d'une concurrence entre les droits 3 ( * ) . Notamment, cette diversité permettrait aux intéressés, en matière contractuelle, de choisir la loi la plus adaptée à leur opération, grâce à la loi d'autonomie. Et, plus généralement, si à l'usage une règle ou une institution apparaît plus performante, les systèmes qui ne la connaissent pas auront tendance à l'adopter. On reproduit chez soi, ce qui « marche » chez les autres.

4. Partageant très largement les analyses américaines et conscients du coût juridique, économique et humain très élevé de l'entreprise d'unification du droit des obligations, ainsi que des rigidités qui risquent d'en résulter, les milieux professionnels européens se sont montrés très réservés à l'égard des initiatives de la Com mission. C'est ainsi que, récemment encore, l'UNICE (union des confédérations de l'industrie et des employeurs d'Europe) 4 ( * ) comme la Fédération bancaire française 5 ( * ) ont souligné qu'il n'était nul besoin d'une telle unification et qu'elles entendaient s'en remettre à la concurrence entre les droits. À l'évidence, cette position de la pratique est extrêmement gênante pour la Commission car elle est de nature à la priver de tout pouvoir. On sait, en effet, que les compétences d'attribution des autorités communautaires sont limitées et qu'elles ne peuvent prétendre traiter de la question du Code européen que dans la mesure où la réalisation de celui-ci serait une condition de l'achèvement du marché intérieur 6 ( * ) . Aussi bien choisissant d'ignorer superbement les réactions réservées ou hostiles que son initiative a soulevées chez ceux qui étaient pourtant les mieux à même d'en apprécier l'utilité, la commission a décidé de persévérer 7 ( * ) . Elle a, en effet, lancé un Plan d'action ayant pour objet l'élaboration d'un cadre commun de référence, qui devrait déboucher sur un code des obligations qui régirait les seuls rapports transfrontières, et dont l'application serait facultative 8 ( * ) . En persistant dans la voie qu'elle s'était fixée, malgré l'opposition des milieux économiques, la Commission montre qu'elle poursuit sans doute d'autres desseins que l'intégration économique. Reste à savoir lesquels.

B. 5. Dès 1989, et à plusieurs reprises depuis, le Parlement européen a adopté des résolutions recommandant l'élaboration d'un Code commun de droit privé. C'est à la rédaction d'un tel code que se consacre le groupe de droit civil européen présidé par M. von Bar. Mais, si l'objet immédiat de ce groupe est parfaitement identifié, il n'en va pas de même de ses objectifs politiques plus lointains. Il s'agit, nous dit-on, de construire l'Europe, mais on se garde bien de nous dire laquelle. Or une codification est toujours dans la dépendance directe de la construction politique qu'on veut réaliser. D'où une question cruciale, à propos de laquelle les partisans d'un code civil européen observent le silence le plus épais : quelle intégration l'Europe poursuit-elle aujourd'hui ? Veut-on pousser le processus d'intégration jusqu'à la disparition de l'identité des peuples ou entend-on respecter cette identité ? Veut-on construire une Europe uniforme ou une Europe riche de ses diversités ?

6 . Selon la voie choisie, le modèle institutionnel est différent.

Si on choisit la voie d'une Europe uniforme, le modèle institutionnel est celui d'un État fédéral, c'est-à-dire d'un super-État qui domine de sa puissance les États subordonnés et aspire à gouverner l'ensemble de la société en s'aidant d'une décentralisation assez poussée. C'est, en d'autres termes, concevoir l'Europe sur le modèle d'une Allemagne fédérale étendue aux dimensions du continent. Le Code civil européen y a naturellement sa place. Le super-État a, en effet, une compétence illimitée et son intervention dans le domaine du droit civil présente le mérite d'entraîner la disparition des codes civils nationaux qui assuraient la cohésion des sociétés étatiques qui sont promises à la disparition.

Si on se prononce, au contraire, pour une Europe riche de ses différences, une Europe qui respecte l'identité des peuples qui la composent, la voie choisie est celle d'une fédération d'États, à ne pas confondre avec la notion d'État fédéral. Afin de bien différencier ces deux notions, sans pour autant se lancer dans des développements de nature constitutionnelle qui excéderaient les limites d'une telle étude, on voudrait ici renvoyer aux travaux de M me Elizabeth Zoller, et plus particulièrement au cours qu'elle a professé à l'Académie internationale de droit de La Haye en 2002 9 ( * ) . L'auteur y montre qu'il existe à mi-chemin des notions d'État fédéral et de confédération d'États, une notion de fédération d'États qui a été insuffisamment conceptualisée par la science juridique, car elle occupe une sorte de no man's land, situé aux frontières du droit constitutionnel et du droit international public. Les constitutionnalistes traitant de l'État fédéral et les internationalistes de la confédération d'États, la notion de fédération d'États est restée en friche. À essayer de synthétiser la notion de fédération d'États, il apparaît que le gouvernement de la Fédération est conçu non « pour gouverner l'ensemble de la société » mais « pour réguler la partie des relations intersociales qui intéresse l'union 1 ( * )0 ». Celle-ci se veut respectueuse de l'identité des États qui la composent, lesquels restent dépositaires de compétences importantes. Alors que dans l'État fédéral, la souveraineté appartient uniquement au super-État, dans la fédération d'États, la souveraineté est « une lorsqu'elle regarde vers l'extérieur » et « plurielle lorsqu'elle est tournée vers l'intérieur ». Les conséquences pour la législation civile sont extrêmement différentes. Alors que dans l'État fédéral, le super-État entend tout régenter, y compris la législation civile, dans la Fédération d'États, l'Union a des compétences limitées et se garde d'empiéter sur celles des États fédérés. Les pouvoirs de la Fédération portent essentiellement sur des objets externes comme la guerre, la paix, les négociations diplomatiques et le commerce avec l'étranger. Quant aux pouvoirs des États fédérés, ils concernent essentiellement le cours ordinaire des affaires et ont trait à la vie, à la liberté, aux propriétés des citoyens 1 ( * )1 . En d'autres termes, le droit civil reste de la compétence de chaque État fédéré.

Les États-Unis d'Amérique offrent l'exemple d'une fédération d'États, certes très intégrée, mais qui ne constitue pas un État fédéral. Selon la formule d'un arrêt rendu par la Cour suprême, elle est une « Union indestructible composée d'États indestructibles 1 ( * )2 ». Et il est significatif de constater que le droit civil y relève de la compétence des États fédérés. Mieux, si, à trois reprises au cours de leur histoire - après la guerre de Sécession, à l'occasion du New Deal et à l'époque de la bataille pour les droits civiques -, la Fédération a pris des initiatives pour tenter de faire glisser dans son giron la sphère de la vie civile, la Cour suprême s'y est à chaque fois opposée, car cela aurait privé les États membres d'une compétence essentielle, et donc remis en cause le caractère indestructible des États fédérés 1 ( * )3 . En faisant passer le droit commun privé de la compétence des États fédérés dans la sphère de compétence de la Fédération, c'est à l'essence même de celle-ci qu'on aurait attenté. A fortiori devrait-il en aller ainsi pour le modèle de fédération d'États que les hommes politiques français ne cessent d'invoquer, la Fédération d'États-Nations.

7 . Au regard de ces modèles, quel est le choix de l'Europe ?

Il faut d'abord constater que les institutions communautaires, bien loin de pouvoir se saisir de n'importe quelle question, n'ont qu'une compétence d'attribution limitée, dans laquelle ne rentre manifestement pas l'élaboration d'un droit commun privé. Autrement dit, le schéma de compétence n'est pour l'instant en aucun cas, celui d'un État fédéral à l'allemande.

Il faut ensuite souligner que dans plusieurs instruments récents, l'Union européenne a pris l'engagement de respecter la diversité des peuples et l'identité des États qui la composent. C'est ainsi que la Charte des droits fondamentaux insiste, dans son article 22, sur le fait que l'Union respecte la diversité culturelle, linguistique. Mais surtout le Traité sur l'Union européenne énonce dans son article 6 § 3 que l'Union respecte l'identité nationale des États membres. L'affirmation est reprise dans l'article 5 du projet de Constitution européenne, laquelle a retenu au surplus pour devise « unie dans sa diversité ». Or qu'est-ce que respecter l'identité nationale des États et la diversité des peuples, sinon respecter leur charte de vie fondamentale, c'est-à-dire leur législation civile. La cause paraît donc entendue.

C'est là, au reste, une décision sage que confortent aussi bien les leçons du droit comparé que l'expérience de l'histoire. Comment imaginer d'unifier le droit civil de peuples qui appartiennent à des familles de droit très différentes et dont les traditions juridiques ont des racines parfois millénaires, alors que les États-Unis d'Amérique qui n'avaient pas à vaincre pareille pesanteur ont fort sagement choisi de maintenir la diversité de leur législation civile afin de respecter l'identité de chaque État fédéré ? Il serait pour le moins paradoxal que la Louisiane ou la Californie aient leur droit civil et que cette possibilité soit refusée à la Grande-Bretagne, à l'Allemagne, à l'Espagne, à l'Italie, à la France, alors que ces pays sont, d'une certaine façon, à l'origine des grands systèmes juridiques qui se partagent le monde.

Bien sûr, certains invoqueront l'expérience française de 1804, qui nous réunit aujourd'hui, pour en tirer argument et se prononcer pour une unification européenne de la législation civile. Ils feront valoir qu'à la veille de la Révolution, beaucoup et notamment Montesquieu doutaient qu'une codification fut opportune 1 ( * )4 . L'opération ayant pleinement réussi, n'y aurait-il pas là matière à relativiser le scepticisme que nourrissent certains à l'égard d'une codification européenne 1 ( * )5 ? Mais, apparemment séduisant, un tel rapprochement procède d'une vision un peu courte de l'histoire. Il ne faudrait pas oublier, en effet, que d'une situation à l'autre il existe une différence de profondeur historique considérable. Alors que le Code civil des Français couronne une unité nationale qui s'est forgée tout au long de dix siècles d'histoire, il s'agit d'élaborer une législation civile pour des peuples dont même les plus ardents défenseurs de l'idée européenne reconnaissent qu'ils ne constituent pas pour l'heure une nation et pour une entité dont on ignore les contours au point qu'il serait, sans doute, plus approprié au regard des perspectives qui se dessinent de parler d'un Code civil eurasien plutôt que d'un Code civil européen ! Comme on l'a justement souligné « la codification ne précède pas mais suit ou accompagne les dernières étapes de l'unification des populations dans une structure étatique : la nation doit précéder le Code et non l'inverse 1 ( * )6 . » En bref, prétendre élaborer un Code civil européen aujourd'hui, c'est vouloir faire une cause de ce qui jusqu'alors n'a jamais été qu'une conséquence !

8 . Ainsi, inutile à l'intégration économique, l'unification de la législation civile est directement contraire à l'intégration politique à laquelle ceux qui ont en charge la construction de l'Europe affirment vouloir parvenir. Mais cela c'est le discours.

En pratique, les institutions bruxelloises oeuvrent, plus ou moins insidieusement, à l'élaboration d'un Code civil européen. On comprendra mieux cette démarche en analysant les moyens employés.

II. 9. Les moyens utilisés : On a pu dire que le Code civil est le produit d'une lente sédimentation - le minutieux travail de préparation réalisé sur plusieurs siècles - et d'une brutale cristallisation - la volonté politique de Napoléon. Qu'en est-il sur ces deux points de la codification européenne ?

A. 10 . Le Code civil a été rédigé en cinq mois. Deux siècles plus tard, il reste la clef de voûte de notre ordre juridique. Ce prodigieux tour de force n'est pas un hasard. Il s'explique par le remarquable travail de préparation réalisé par des générations de juristes, qu'il s'agisse du travail de rationalisation effectué par la doctrine des XVII e et XVIII e siècles 1 ( * )7 ou des multiples projets établis à la fin du XVIII e et au début du XIX e siècles dans lesquels les rédacteurs n'ont eu qu'à puiser 1 ( * )8 . Comme on a pu l'écrire, les pères du Code civil sont, non seulement Tronchet, Portalis, Maleville et Bigot de Préameneu, mais aussi Domat, Loysel, Daguesseau, Bourjon, Pothier, Cambacérès, Jacqueminot, pour ne citer que les plus notoires, auxquels il convient d'ajouter la longue cohorte des professeurs royaux de droit français qui de 1679, date de leur création, à la Révolution française, ont oeuvré dans chaque université, génération après génération, à mettre en relief les principes du droit français à partir du droit de chaque province 1 ( * )9 .

11 . La diversité à surmonter au niveau européen étant encore plus grande, puisque le morcellement des droits positifs se double d'une diversité des cultures et des langues, on aurait pu penser que, à l'image de ce que fit en France le pouvoir royal, les institutions bruxelloises, dès lors qu'elles veulent favoriser un rapprochement voire une unification des législations civiles, encourageraient le foisonnement des études, des travaux, des réflexions destinées à permettre l'éclosion progressive d'une sorte de fonds commun, d'un terreau dans lequel pourraient ultérieurement puiser aussi bien les artisans d'une recodification nationale que ceux d'une éventuelle entreprise de rapprochement de la législation civile. Les dernières initiatives de la Commission montrent que tel n'est manifestement pas son dessein. Par son Plan d'action, elle a marqué son intention d'enclencher d'ores et déjà le processus de codification. Mieux, la Commission a indiqué que l'enveloppe de plusieurs millions d'euros affectée au plan d'action devrait bénéficier à un seul réseau Autrement dit, au lieu de subventionner à égalité plusieurs groupes concurrents et de confronter les résultats de leurs travaux en empruntant à chacun ce qu'il a de meilleur, la Commission estime pouvoir identifier d'emblée celui qui élaborera le projet le plus satisfaisant. Curieuse conception de la concurrence ! Elle ne fait ainsi, au demeurant, que se conformer aux recommandations de MM. Ole Lando et Christian von Bar qui, dans leurs réponses jointes à la communication de la Commission, estimaient que seul le choix d'un groupe unique était de nature à garantir le succès de l'opération 2 ( * )0 . En d'autres termes et à dire les choses crûment, la manne européenne doit être placée entre de bonnes mains, (les leurs), et il ne convient pas que d'autres en bénéficient. Le processus de sélection s'est déroulé conformément à leur souhait. Dès la publication de l'appel d'offres, des rumeurs concordantes, persistantes et récurrentes ont circulé indiquant que le consortium présidé par M. von Bar était le mieux placé et avait toutes les chances de l'emporter. La lourdeur de la procédure et du dossier à construire faisant le reste, beaucoup de ceux qui avaient prévu de se présenter y ont renoncé et certains de ceux qui avaient présenté leur candidature l'ont retirée, en sorte qu'autant qu'on puisse en être informé, le processus manquant singulièrement de transparence, le réseau dirigé par M. von Bar serait aujourd'hui seul candidat et donc assuré de l'emporter. Sans gloire, mais non sans profit.

12. Se dessine ainsi un tout autre processus que celui qui a jadis conduit au Code civil des Français. À la lente maturation et au foisonnement des initiatives succède une codification à marche forcée qui obéit à la règle des trois unités. Ce n'est pas la règle des trois unités de la tragédie classique (action, temps, lieu), mais celle de la tragédie de l'unification européenne du droit : un seul chef, un seul organe, une seule langue. Un seul chef: Christian von Bar. Un seul organe : le réseau qu'il a mis en place. Une seule langue, l'anglais, en sorte que si ce projet aboutit, chacun des peuples de l'Europe n'aura droit qu'à une traduction dans sa langue maternelle, la langue de l'hyper-puissance faisant seule foi. On s'oriente ainsi vers un droit civil européen coupé de ses racines historiques, un droit du plus petit commun dénominateur.

Qu'en est-il de la volonté politique?

B. La volonté politique.

13. C'est devenu un lieu commun de souligner le rôle joué par Napoléon dans l'élaboration du Code civil. Sans lui, le Code civil des Français n'aurait probablement pas vu le jour. Certes, Napoléon « n'a pas fait le Code mais il l'a fait faire ». Il a été un « médiateur charismatique 2 ( * )1 ».

Qu'en est-il en matière européenne?

Au premier abord, la volonté politique semble devoir y être plus modeste puis qu'elle s'incarne dans la personne de M. Staudenmayer, directeur adjoint du bureau santé et consommation, dont ce n'est pas lui faire injure que de constater que son charisme est probablement moindre que celui de Napoléon. Mais il faut ici éviter de s'arrêter aux apparences. En effet, dépourvues comme on l'a vu de compétence en matière civile, les autorités communautaires ne peuvent afficher une volonté politique claire. Cela ne les empêche pas de poursuivre avec détermination un objectif qui, lui, l'est parfaitement et dont on perçoit les linéaments dans la présentation que le Président Giscard d'Estaing a faite du projet de Constitution. Après avoir souligné que les auteurs du projet de Constitution ont entrepris d'organiser l'Europe à partir de sa diversité, celui-ci relève que les institutions bruxelloises sont portées à sous-estimer cette diversité et à chercher à procéder à une homogénéisation forcée : « elles imaginent pouvoir réduire cette diversité par le haut en imposant des normes et en exerçant des pressions sur les mécanismes identitaires 2 ( * )2 ». À la lumière de ce propos, on comprend mieux le très curieux processus qui a été décrit dans le développement précédent. En se proposant de rédiger un Code civil européen, M. von Bar répond pleinement au projet d'une Europe fusionnelle qui, à en croire M. Giscard d'Estaing, anime les institutions bruxelloises. Mais sa légitimité était jusqu'alors modeste puisque, s'étant auto-désigné, il ne tirait celle-ci que de lui-même. En le choisissant pour élaborer le cadre commun de référence, la Commission le purifie de l'espèce de vice originel qui entachait son action. À la question « qui t'a fait roi ? », M. von Bar pourra désormais répondre: « la Commission ». Cette onction communautaire bénéficie, en outre, aux groupes de travail qui se sont réunis sous son égide ces dernières années. Or ceux-ci ont, pour plusieurs d'entre eux, déjà élaboré des centaines d'articles, en sorte que le projet de Code civil européen est d'ores et déjà, en grande partie, établi. Sous couvert d'élaboration d'un cadre commun de référence, ces projets vont pouvoir être débattus au sein d'une structure officiellement habilitée et financée par la Commission, bénéficiant ainsi d'un embryon de légitimité. C'est dire que les autorités communautaires ont trouvé le moyen de tourner très habilement leur absence de pouvoir et de mettre en place un organisme financé par le budget communautaire qui va oeuvrer directement à l'élaboration d'un Code civil européen. Beaucoup, sans doute, applaudiront à cette manipulation. Elle ne laisse pas pourtant d'inquiéter. Elle montre, en effet, que les autorités communautaires n'hésitent pas à se comporter, envers les traités dont elles sont les gardiennes et par lesquels elles se sont engagées à respecter l'identité nationale des États, comme si ceux-ci étaient de simples « chiffons de papier », ce qui nous ramène aux périodes les plus sombres et les plus noires de l'histoire européenne, celles où l'on considérait que la fin justifie les moyens.

14 . En conclusion, on rappellera que l'existence potentielle de ce groupe a suscité en France un vif débat : fallait-il ou non y participer ? L'opinion majoritaire s'est prononcée, lors des assemblées générales de la Société de législation comparée et de l'association Henri Capitant, pour l'affirmative aux motifs qu'il n'est pas pire politique que celle de la chaise vide 2 ( * )3 . On voudrait faire valoir ici le point de vue opposé. La plupart des participants n'ont, semble-t-il, pas pris la véritable mesure du problème. L'enjeu n'est, en effet, nullement de savoir s'il est opportun de participer à des échanges qui nous permettraient de mieux nous connaître et de nous enrichir mutuellement. En ce cas, la réponse serait évidemment positive. L'enjeu est de savoir si nous acceptons de nous rendre complice de la violation que les institutions bruxelloises font des textes fondateurs de l'Union européenne et de la manipulation qu'elles orchestrent afin de promouvoir un Code civil d'ores et déjà établi, pour l'essentiel, par des juristes venus du froid, d'un Code civil entièrement subordonné aux valeurs du marché, d'un Code civil exclusivement rédigé dans la langue de l'hyper-puissance, c'est-à-dire d'un Code civil totalement étranger au génie européen, d'un Code civil qui nie la réalité des « peuples de l'Europe », réalité pourtant affirmée dès la première phrase du préambule de la charte européenne des droits fondamentaux. Ma réponse est non. À travers la question du Code civil, la question posée n'est pas, comme certains cherchent à le faire croire, êtes-vous pour ou contre l'Europe, mais quelle Europe voulez-vous ? Voulez-vous une Europe qui respecte l'identité des peuples qui la composent ou une Europe qui piétine cette identité ? Voulez-vous une Europe formée de peuples libres qui conservent la maîtrise de leur charte de vie fondamentale ou une Europe formée d'un peuple de consommateurs sans racine ni attache, qui constituent les simples rouages d'un Empire marchand? Voulez-vous l'Europe de Portalis, de Savigny, de Ihering, de Mancini, de Huber, de Lord Denning, du doyen Carbonnier et pourquoi pas d'Andrés Bello, car cette Europe-là aspire à l'universel, ou voulez-vous l'Europe de Christian von Bar et de sa « garde prétorienne 2 ( * )4 », c'est-à-dire l'Europe du volapük juridique et du plus petit commun dénominateur? À mon sens, face à l'entreprise de négation des peuples de l'Europe que conduisent aujourd'hui les institutions bruxelloises en violation des engagements qu'elles ont souscrits de la manière la plus solennelle, la réponse doit être recherchée non dans la collaboration avec les organes qui sont le produit de leur manipulation, mais dans la résistance à leur action.

15 . Dans l'immédiat, il est probable que telle ne sera pas la voie suivie par la plu part. Si on laisse de côté, ceux qui rêvent de l'élaboration d'un nouveau jus commune ainsi que ceux qui, plus prosaïquement, attendent de leur appartenance à la « garde prétorienne » de M. von Bar une notoriété que leur oeuvre n'eût sans doute pas suffi à leur assurer ou encore une retombée de la manne européenne, la plu part des juristes français sont tentés de se joindre à l'actuel mouvement favorable à la codification européenne, parce qu'ils craignent de rester sur le « bas coté de la route 2 ( * )5 », alors que soufflerait le vent de l'histoire qui conduirait nécessairement vers un Code civil européen. Comme on ne cesse de le lire ou de l'entendre, le mouvement serait « irréversible 2 ( * )6 », ce serait « le sens de l'histoire 2 ( * )7 », s'y opposer ce serait comme vouloir « se battre contre des moulins 2 ( * )8 ». À ceux-là, on rappellera que la détermination du sens de l'histoire ne va pas sans beaucoup d'aléas. Celui-ci a été abondamment évoqué au cours du siècle écoulé au service de causes qui paraissaient pour beaucoup relever de l'évidence et qui ont connu un dénouement très différent de celui qui était annoncé. Tout le monde a en mémoire que la quasi-totalité de l'intelligentsia française professa dans les années cinquante et soixante que le succès du communisme était inéluctable ; on connaît la suite ! Mais on voudrait ici évoquer un autre épisode moins connu 2 ( * )9 mais plus en rapport avec la construction européenne: nombre d'esprits distingués, de gauche comme de droite, militants de l'idée européenne dans l'entre-deux-guerres, se rallièrent au début des années quarante à l'Europe nouvelle de Hitler. Certes, ils auraient préféré une autre Europe, plus en accord avec leurs convictions démocratiques. Mais les succès allemands étant perçus comme inéluctables, il n'y avait qu'à s'incliner. Là encore, on connaît la suite. Dans un contexte, bien sûr très différent, la situation présente n'est pas sans présenter une certaine parenté avec celle dont il vient d'être fait état : nombre de militants de l'idée européenne préféreraient, aujourd'hui, une Europe qui n'ait pas pour principal horizon le marché et qui revête un caractère plus démocratique, une Europe dans laquelle les individus seraient perçus comme des « citoyens acteurs de leur devenir » et non comme des « consommateurs passifs prestataires de services 3 ( * )0 ». Mais, comme leurs prédécesseurs, ils font d'autant plus volontiers violence à leurs convictions qu'ils estiment que c'est le prix à payer pour que ce qu'il croit être l'idée d'Europe l'emporte. Il se pourrait qu'il y ait là un mauvais calcul. Comme on l'a justement rappelé, « pour que la démocratie existe (...), il faut (...) avant tout qu'il y ait un peuple, c'est-à-dire une communauté d'hommes et de femmes adhérant suffisamment aux mêmes valeurs et au même projet politique pour constituer une nation 3 ( * )1 . » Or, faut-il le rappeler, la charte européenne des droits fondamentaux reconnaît, dès la première phrase de son Préambule qu'il existe non un peuple européen mais des « Peuples de l'Europe ». En niant cette réalité, l'entreprise d'unification de la législation civile européenne sape les fondements mêmes de nos démocraties et il se pourrait que les peuples de l'Europe rejettent un jour une construction qui, tout en affirmant les respecter, poursuit en fait très activement leur dissolution. Aussi bien, plutôt que de se lancer dans l'entreprise totalitaire qui vise à forger un homme nouveau, les architectes de la construction européenne seraient, sans doute, bien inspirés de respecter les « peuples de l'Europe » et de prendre appui sur les démocraties que constituent chacune des nations qui composent l'Europe.

CÓDIGOS NACIONALES Y CODIFICACIÓN DEL DERECHO PRIVADO EUROPEO : UN VIAJE A NINGUNA PARTE ?* ( * )

* 1 PORTALIS, Exposé des motifs du projet de loi relatif à la réunion des lois civiles en un seul corps de lois sous le titre du Code civil des Français, présenté le 26 ventôse an XII.

* 2 V. HEUZÉ, « À propos d'une initiative européenne en matière de droit des contrats », JCP 2002.I.152.

* 3 HERMAN, S., « L'expérience des États-Unis d'Amérique (...) : la gestion des transactions pluri-étatiques aux États-Unis », Le droit privé européen, 1998, p. 150 et s.

* 4 UNICE (Union of lndustrial and Employer's Confédérations of Europe) Lettre du 19 février 2004 adressée à M. Robert Madelin, Direction consommation et santé : « Although the objective of increasing coherence of existing legislation is laudable and welcome, we currently see no need for adopting any rules in a European Contract Law initiative, a fortiori not for any additional mandatory rules in this area. We believe that the impetus for convergence of national contracts proceeds from the market itself ».

* 5 Observations de la Fédération bancaire française en date du 13 mai 2003, au Plan d'action de la Commission européenne sur le droit européen des contrats : « Les actions à mener prioritairement doivent être concentrées sur l'existant, autrement dit sur l'acquis communautaire. La FBF ne peut souscrire au cadre commun de référence que la Commission propose de créer, Elle reste opposée à l'élaboration d'un droit commun des contrats, ainsi qu'à celle de règles spécifiques pour les contrats transfrontières car leur juxtaposition avec les règles qui régissent les contrats purement nationaux va venir compliquer les relations commerciales des professionnels. La FBF est d'avis que la création d'un code civil européen applicable sur tout le territoire de la Communauté n'est pas réalisable, même à long terme, du fait des traditions juridiques fondamentalement différentes entre les pays de common law et les pays civilistes ». Voir aussi Les échos 18 mars 2004

* 6 Sur cette question, voir BANGEMANN, « Privatrechtsangleichung in der europäischen Union », ZEuP 1994, p. 377-378, qui constate que les traités européens ne contiennent pas une seule disposition qui autorise l'Union européenne à l'unification du droit privé, autorisation qui serait pourtant indispensable, au regard du principe des compétences spécifiques d'attribution, pour que l'Union européenne puisse procéder à une initiative en la matière ; SCHWARTZ, I., « Perspektiven der Angleichung des Privatrechts in der Europäischen Gemeninschaft », ZEuP 1994, p. 559 et 570 qui souligne que tes traités européens n'ont pas pour objet l'harmonisation du droit privé en tant que tel et ne confèrent des compétences d'harmonisation à la Communauté qu'en vue de l'intégration des marchés; FAUVARQUE-COSSON, B., art. préc., RTDciv. 2002, p. 463, n°7 et s.

* 7 Relevons au passage combien une telle démarche s'inscrit à la perfection dans la démonstration conduite par Bruno Oppetit dans sa belle chronique intitulée « l'eurocratie ou le mythe du législateur suprême » (D. 1990, p. 73, reproduit in Droit et modernité, 1998).

* 8 STAUDENMAYER, D., « Le plan d'action de la Commission européenne concernant le droit européen des contrats »JCP 2003.1.127 ; du même auteur, « Un instrument optionnel en droit des contrats ? », RTDciv. 2003, p. 629.

* 9 ZOLLER, E., « Aspects internationaux du droit constitutionnel, Contribution à la théorie de la fédération d'État », Rec. Cours La Haye, 2002, t. 294, p. 49 et s.

* 10 ZOLLER, E., ibid., p. 65.

* 11 ZOLLER, E., ibid., p. 121.

* 12 ZOLLER, E., ibid., p. 67.

* 13 ZOLLER, E., ibid., p. 130.

* 14 MONTESQUIEU, Esprit des Lois, Livre XXIX, chapitre XVIII.

* 15 TALLON, D., « Droit uniforme américain, code civil européen : quels rapports ? », Mélanges von Mehren.

* 16 CABRILLAC, R., « L'avenir du Code civil », JCP 2004.I.121.

* 17 ARNAUD, A.-J. Les origines doctrinales du Code civil français, 1969, préface M. Villey.

* 18 GAUDEMET, J., « Pothier et jacqueminot, à propos des sources du Code civil de 1804 », Mélanges A. Rieg, p. 369 et s.

* 19 OLIVIER-MARTIN, F., « Les professeurs royaux de droit français et l'unification du droit civil français », Mélanges Sugiyama, 1940, p. 263 ; C. Chêne, L'enseignement du droit français en pays de droit écrit, Genève, 1982.

* 20 Joint Response ofthe Commission on European Contract Law and the Study Group on a European Civil Code, n°78.

* 21 CARBONNIER, J., « Le Code Napoléon comme phénomène sociologique », Revue de la recherche juridique, Droit prospectif, 1982, p. 327 et 333; du même auteur, « Le Code civil des Français dans la mémoire collective », in Le Code civil, un passé, un présent, un avenir, 2004, p. 1045 : « Le Code Napoléon doit être historiquement jugé comme action plutôt que comme écriture ».

* 22 GISCARD D'ESTAING, V., La constitution pour l'Europe, Albin Michel, 2003

* 23 L'argument a emporté l'adhésion lors de l'assemblée générale de la Société de législation corn parée tenue le 21 octobre 2003, puis lors de celle de l'Association Henri Capitant tenue en novembre 2003.

* 24 MARKESINIS, B., « Deux cents ans dans ta vie d'un Code célèbre, réflexions historiques et comparatives à propos des projets européens », RTDciv. 2004, p. 45.

* 25 MARKESINIS, B., ibid., p. 45.

* 26 TALION, D., « Grandeur et décadence du Code civil français », in Mélanges Marcel Fontaine, 2003, p. 294.

* 27 FAUVARQUE-COSSON, B., « Faut-il un Code civil européen ? », RTDciv. 2002, p. 475.

* 28 ALPA, G., « Les nouvelles frontières du droit des contrats », Mélanges Jacques Ghestin, 2001, p. 1, sp. p. 6.

* 29 La « légende rose » de l'Europe s'est, en effet, ensuite employée à gommer ces épisodes peu glorieux et à faire croire que la construction européenne avait ses racines dans la pensée de la Résistance. La réalité est tout autre. Voir sur ce point l'ouvrage très documenté de BRUNETEAU, B., « L'Europe nouvelle de Hitler », une illusion des intellectuels de Vichy, 2003, éditions du Rocher, p. 332 ; voir aussi LAUGHLAND, J., La liberté des nations, 2001, p. 42.

* 30 LEBRETON, G., « Critique de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne », D. 2003, p. 2321.

* 31 LEBRETON, G., ibid.

* * Ce texte a été traduit en français par Rafael Encinas de Munagorri, professeur à l'Université de Nantes. La traduction est disponible sur le site : www.andresbello.org

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