L'avenir de la codification en France et en Amérique latine



Palais du Luxembourg, 2 et 3 avril 2004

VI - COMMENT CODIFIER ? LA MÉTHODE

« ...Refondre cette masse confuse d'éléments divers, incohérents et contradictoires, en leur donnant consistance et harmonie, et en les mettant en relation avec les formes vivantes de l'ordre social » (Andrés Bello, Message pour le Code civil chilien).

Président de séance
Mauricio Tapia

Mauricio Tapia a assuré l'édition de ce chapitre.

Présentation

Mauricio Tapia

Vice-président de l'Association Andrés Bello des juristes franco-latino-américains, coordinateur académique du congrès et de cet ouvrage, professeur à l'Université du Chili

E

n sa 200 e année, le cher Code civil des Français a reçu de la Banque mondiale un étrange cadeau. Dans un long rapport intitulé Doing business in 2004, cette Banque nous explique que les pays de tradition juridique française - par opposition à la common law- souffrent d'une réglementation étouffante, qui serait un handicap pour les pays en voie de développement et une source de formalisme néfaste pour les entrepreneurs. L'ambition sous-entendue, apparemment, c'est la recherche d'un modèle universel inspiré du droit anglo-saxon 1 ( * ) .

Bien évidemment, on ne peut que s'étonner face aux conclusions de cette étude, dont la méthodologie et les propos ont déjà fait l'objet de fortes critiques 2 ( * ) . Nul ne peut méconnaître la souplesse et les avantages de la common law - et notamment ceux qui ont pratiqué le droit dans le domaine des affaires. Mais insister sur ce modèle réputé « supérieur » c'est faire peu de cas de nos diversités culturelles ; d'autant plus qu'une uniformisation imposée semble être de plus en plus inutile, alors que les deux systèmes conduisent progressivement à des solutions analogues.

C'est ainsi que, moins pessimistes que la Banque mondiale, nous discutons sur l'avenir de la codification, car nous croyons, comme l'a observé M. BUSNELLI lors du congrès, que nous ne pouvons pas nous passer d'un code 3 ( * ) . Dès lors, il s'agit de repérer les moyens de moderniser et de perfectionner la codification, d'explorer ses anciennes et ses nouvelles méthodes.

En effet, on ne peut guère se passer de la codification, mais il faut bien reconnaître qu'elle souffre de graves problèmes. On stigmatise volontiers la dénommée inflation législative 4 ( * ) - « on fait trop de droit », se plaignait le doyen Jean Carbonnier 5 ( * ) - qui viderait les codes de leurs dispositions (le phénomène de décodification que nous avons eu l'occasion d'aborder 6 ( * ) ) et qui ferait naître des dispositions très spécifiques et des régulations sectorielles souvent trop techniques. Le diagnostic est fort inquiétant, puisque cette inflation rendrait utopiques les objectifs d'intelligibilité et d'accessibilité qui ont justifié techniquement la codification au XIX e siècle - et qui ont d'ailleurs été érigés en exigence constitutionnelle 7 ( * ) .

Les remèdes envisageables sont nombreux, mais les conférenciers se sont concentrés sur deux d'entre eux.

La première voie, c'est conserver l'essence des codes, dont les règles les plus fondamentales - les principes et les catégories de droit commun - sont toujours une source riche pour interpréter et combler les lacunes des lois sectorielles (M. BUSNELLI nous donne l'exemple de l'article 1382 du Code civil français). Cette méthode demanderait notamment, d'une part, la mise en valeur de la jurisprudence qui au fil du temps a contribué à la formation de ce droit commun 8 ( * ) et, d'autre part, de retirer ou d'empêcher l'insertion dans le code de dispositions spécifiques et de régulations sectorielles (M. Chabas nous parle des articles 1386-1 et suivants sur la responsabilité du fait des produits défectueux, qu'« il fallait mettre ailleurs ») 9 ( * ) . Ces dernières dispositions ne feraient pas stricto sensu partie du droit commun, bien qu'elles puissent être complétées et interprétées à la lumière de celui-ci.

Plusieurs raisons de fond viennent à l'appui de cette démarche dans la mesure où il s'agit d'un droit commun dont tes racines se trouvent dans le droit romain, et qui a subi de fortes épreuves 1 ( * )0 . Après tout, ce Code civil vieux de 200 ans a assimilé - assisté bien sûr par la jurisprudence - des bouleversements issus de la découverte de la machine à vapeur, du moteur à explosion, de la navigation aérienne, de l'énergie nucléaire, du développement des télécommunications, de la floraison des marchés financiers, de la libéralisation des échanges internationaux, de la naissance de la médecine moderne, de l'apparition de l'Internet, sans parler des trois guerres civiles, deux conflits mondiaux et dix constitutions politiques 1 ( * )1 .

Toutefois, on peut reprocher à cette méthode de codification de ne pas répondre complètement aux problèmes d'accessibilité et d'intelligibilité des lois annexes ou sectorielles, souvent difficiles à identifier et à décrypter, même pour tes experts.

La seconde voie, c'est de transformer le droit foisonnant issu de l'inflation normative en droit codifié, en rassemblant et en classant « dans des codes thématiques l'ensemble des lois en vigueur à la date d'adoption de ces codes 1 ( * )2 ». C'est la dénommée codification à droit constant ; « codifier sans modifier » nous dit M. BRAIBANT 1 ( * )3 . Cette méthode exige, d'une part la mise en place d'un organe chargé de la compilation des lois en vigueur (souvent, une autorité administrative) et, d'autre part, l'intervention du Parlement tenu d'en assurer la validité. Cette démarche a l'avantage de contribuer à la connaissance de la loi et donc de redonner un sens à la formule nul n'est censé ignorer la loi - ce qui explique le soutien qu'elle a reçu du Gouvernement français pendant ces dernières décennies 1 ( * )4 . En même temps, ces compilations permettent de découvrir les anomalies, les contradictions, les maladresses et les imperfections auxquelles il convient de remédier 1 ( * )5 .

Mais cette codification à droit constant a été aussi fortement critiquée. D'abord, parce qu'elle rejette hors de son domaine tout effort de réflexion sur les fins de la codification, sacrifiant la simplicité et la rationalité des codes à l'accumulation des nombreuses lois en vigueur 1 ( * )6 . Derrière cette critique se cache, il faut bien le reconnaître, le regret de la disparition d'un repère, à savoir la valeur symbolique du code qui s'envole avec ces adjonctions (Jean Carbonnier parlait, dans ses admirables études consacrées au Code, de « masse de granit », « monument du droit », « temps arrêté » 1 ( * )7 ). Ensuite, cette codification ne constituerait pas un reflet fidèle du droit en vigueur, puisqu'elle laisserait en dehors de son champ notamment les apports jurisprudentiels 1 ( * )8 . Finalement, la codification à droit constant, observe M. MOLFESSIS, dépasserait souvent les limites de la compilation pour transformer le droit en vigueur et, en plus, la maladresse dans le travail de rassemblement donnerait lieu à des textes confus qui ne favoriseraient guère la compréhension du droit 1 ( * )9 .

Comme l'a souligné M. BARROS 2 ( * )0 , ces méthodes mettent en cause implicitement la notion même de codification. « Qu'est-ce en effet que la codification, si ce n'est l'esprit de méthode appliquée à la législation 2 ( * )1 ? » Soit nous considérons que le code constitue un regroupement de textes à des fins de commodités pratiques et de diffusion, soit nous estimons que seul mérite de porter ce nom un texte structuré rationnellement sur la base de principes et de catégories générales, qui consolide souvent tes apports jurisprudentiels.

Quoi qu'il en soit, on pourrait se demander si ces méthodes de codification ne peuvent pas cohabiter au sein d'un même système juridique. Il faudrait alors conserver le droit commun contenu dans les codes civils - auquel on devrait ajouter les contributions de la jurisprudence - et compiler en codes thématiques les régulations sectorielles relatives à des activités économiques déterminées ou à certaines professions. Bien entendu, ces codes thématiques devraient être complétés et interprétés à la lumière du droit commun.

En réalité, l'examen approfondi des méthodes de codification est plus complexe que la teneur de ces modestes propos et, donc, sans plus tarder, présentons tes interventions des participants de cette table ronde, qui se penchent de façon remarquable sur ces questions.

M. Francesco Donato BUSNELU examine en détail les arguments économiques, politiques, idéologiques et systématiques, qui ont été couramment employés pour soutenir ta thèse de la décadence des modèles traditionnels des codes civils, dont le Code Napoléon est le principal représentant. M. Busnelli défend l'idée du rôle central retrouvé par le Code civil dont il convient de conserver la généralité, tout en rationalisant les lois de secteur, lesquelles doivent intégrer un système de droit privé fondé sur l'interaction avec le code.

M. Guy BRAJBANT nous explique les principales modalités de la codification à droit constant, pratique relancée en 1989 avec la création d'une nouvelle Commission supérieure de codification qui poursuit toujours tes mêmes objectifs : rationalisation du droit, plus grande accessibilité, sécurité juridique, lutte contre l'inflation normative. Il évoque l'évolution de cette méthode et ses difficultés, notamment les modalités de réalisation d'un code, son volume et sa structure. M. Braibant souligne la volonté du Gouvernement de maintenir cette politique qui selon lui est à la fois une caractéristique du système juridique français et un élément de son rayonnement à l'étranger.

M. Fernando HINESTROSA revient sur la pérennité des codes, sur les maux liés à la prolifération du phénomène de décodification, ainsi que sur le refus de consolider dans les textes les apports jurisprudentiels. Dans le même temps, il nous met en garde contre la mainmise de l'administration sur la codification, qui a été sans doute motivée par la nécessité de mettre en oeuvre l'exigence constitutionnelle d'accès à la règle de droit. M. Hinestrosa conclut que la codification à droit constant requiert le concours des organes de l'État compétents et des personnes les plus avisées.

M. Nicolas MOLFESSIS souligne combien la codification à droit constant a évolué en une quinzaine d'années, réduisant l'intervention du Parlement et devenant un véritable instrument de modification du droit en vigueur. Il évoque ensuite les résultats de cette méthode de codification, qui ne manquent pas d'aspects négatifs : erreurs nombreuses et importantes qui exigent une réaction des sources du droit, M. Molfessis se demande si les nouveaux codes facilitent véritablement l'accès au droit dans la mesure où ils n'intègrent pas les contributions de la jurisprudence et les nombreuses règles provenant des règlements ou des dispositions communautaires. Finalement, il s'interroge sur le point de savoir si ces textes constituent une réelle thérapie contre l'inflation législative et si les compilations privées ne seraient pas suffisantes pour remplir leur fonction.

M. Enrique BARROS nous rappelle qu'au sens formel un code est un ensemble de normes de généralité variée, relatives à diverses matières (ce serait le concept utilisé par la codification à droit constant). Bien que très utile, cette codification à droit constant ne serait pas, selon lui, une véritable codification au sens matériel, puisqu'elle ne répond pas à une certaine logique interne, articulée autour de principes normatifs et de catégories conceptuelles générales. Ainsi, M. Barros loue la capacité d'adaptation que cette logique donne au droit civil et accentue la nécessité de conserver la généralité des codes, qui serait mise en péril par une sorte d' « administrativización ».

Enfin, M. François CHABAS regrette le sort de ce Code bicentenaire, qui a été rabaissé (lorsque certaines normes ont été érigées en exigence constitutionnelle, hommage éphémère comme tes constitutions) ; abîmé (par des adjonctions médiocres qui en rompent l'harmonie) et pollué (à cause de nouvelles dispositions douteuses). Pourtant, selon M. Chabas, le Code civil n'est pas mort et le respect dont tes jeunes générations l'entourent en est un témoignage éloquent.

Comment codifier ? La méthode* ( * )

* 1 V. le commentaire d'Edouard DE LAMAZE, « Bon anniversaire, cher Code civil », Gazette du Palais, 28-29 mai 2004, p. 2.

* 2 V. par exemple, la position du Conseil national des Barreaux (communiqué de presse, www.cnb.avocat.fr/journalistes/banquemondiale.php) .

* 3 V. son intervention, ci-dessous.

* 4 L'expression appartient à René SAVATIER (« L'inflation législative et l'indigestion du corps social », Dalloz 1977, chr. p. 43), mais elle a été développée par Jean CARBONNIER (V. notamment Essais sur les lois, Paris, Répertoire du notariat Defrénois, 1995, 2 e éd. et Flexible droit Pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, LGDJ, 2001,10 e éd).

* 5 V. notamment, ce qui semble être l'une des dernières entrevues du doyen CARBONNIER : « Entretiens avec le doyen Jean Carbonnier », in Le Bien commun, Radio France, le 7 décembre 2002.

* 6 V. la deuxième table ronde de ce congrès « Évolution de la codification depuis le XIX e siècle », supra.

* 7 V. à ce sujet tes interventions de la troisième table ronde « Codification et connaissance du droit » ( supra) et l'intervention de M. Hinestrosa (ci-dessous).

* 8 M. HINESTROSA nous donne l'exemple de la jurisprudence en matière de responsabilité du fait des choses en France et M. BARROS celui du contrôle des clauses abusives en Allemagne (interventions, ci-dessous).

* 9 Un autre exemple : l'ordonnance n° 2002-1476 du 19 décembre 2002 qui ajoute dix-neuf articles au Code civil afin d'adapter le droit civil à Mayotte. V. CABRILLAC, R. et SEUBE, J.- B., « Pitié pour le Code civil ! (à propos de l'ordonnance n° 2002 - 1476 du 19 décembre 2002) », Dalloz 2003, chr. p. 1058.

* 10 V. sur tes origines des codes, les interventions de la première table ronde « Origine des codes », supra.

* 11 V. à cet égard TERRÉ, F. et OUTIN-ADAM, A., « L'année d'un bicentenaire », Dalloz 2004, p. 12.

* 12 Art. 3 de la loi n° 2000 - 321 du 12 avril 2000, relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations.

* 13 V. son intervention, ci-dessous.

* 14 V. à cet égard, l'allocution de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, dans le colloque organisé à la Sorbonne pour le bicentenaire du Code civil.

* 15 V. BRAIBANT, G., Codification, in Encyclopdia Universalis, Paris, Encyclopædia Universalis, 1993.

* 16 V. par exemple, OPPETIT, B., Essai sur la codification, Paris, PUF, 1998, p. 20.

* 17 V. « Le Code civil », in les lieux de mémoire, t. Il, 2, Paris, Gallimard, 1986, p. 293. V. aussi sur le sujet : CABRILLAC, R., « Le symbolisme des codes », in Mélanges en hommage à François Terré, L'avenir du droit, Paris, Dalloz-PUF- JCP , 1999, p. 211.

* 18 V. OPPETIT, B., op.dt., p. 20.

* 19 V. son intervention, ci-dessous.

* 20 V. son intervention, ci-dessous.

* 21 La conclusion appartient au fils de Portalis : PORTALIS, F., in Essai sur l'utilité de la codification, Paris, 1844, p. IV.

* * Este texto ha sido traducido al español por Mauricio Tapia, vicepresidente de la Association Andrés Bello des juristes franco-latino-américains, coordinador académico del congreso y de esta obra, profesor de la Universidad de Chile. La traducción se encuentra disponible en el sitio: www.andresbello.org

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