Sénats d'Europe - Les Sénats et la représentation des collectivités locales



Palais du Luxembourg, 6 juin 2001

M. Armand De Decker, Président du Sénat belge :

Les travaux que nous avons eus aujourd'hui montrent combien cet échange d'expériences entre nos différents Sénats est d'une grande importance et pourra être porteur de collaborations plus intenses qui doivent évidemment mener à ce que le Président du Bundesrat allemand vient de dire, c'est-à-dire à une réflexion sur l'avenir de l'Europe et sur le rôle notamment que les Sénats peuvent y jouer, voire l'apport que le cas échéant, le moment venu, un bicaméralisme européen pourrait avoir.

Je constate que de nombreuses personnalités politiques, par exemple, le Président Jacques Chirac, MM. Joschka Fischer, Gerhard Schröder, Tony Blair ou Guy Verhofstadt, ont fait allusion à l'instauration, à un certain moment, d'un bicaméralisme européen. A ce moment-là, se posera évidemment la question de savoir quelle forme ce bicaméralisme devra prendre. Sera-ce un bicaméralisme axé sur le modèle germanique, c'est-à-dire où des représentants des gouvernements des États membres de l'Union siégeraient dans ce Sénat européen, ou un bicaméralisme à la française, à l'italienne, à l'espagnole ou à la belge, avec des parlementaires.

Mais je voudrais, à ce stade, apporter la modeste expérience de la Belgique par rapport à la question du rôle des Sénats et de la représentation des collectivités locales.

Dans la genèse de la démocratie locale et de l'État de droit, les collectivités locales ont longtemps joué un rôle de tout premier plan. Les libertés fondamentales, la participation à l'administration, l'interdiction de l'arbitraire judiciaire sont autant de piliers de notre conception du droit qui se sont développées dans les villes d'Europe au cours du Moyen-âge.

Dans la conception moderne de l'État, les collectivités locales ont un rôle clé à jouer. Cet intérêt durable pour l'administration locale reçoit actuellement une nouvelle bouffée d'oxygène grâce à l'impact croissant du principe de subsidiarité, mais aussi grâce aux tentatives de comblement du fossé qui sépare le citoyen de la politique. En effet, la subsidiarité est une expression récente mais peut-être aussi un principe vieux comme le monde. La subsidiarité veut que l'échelon le plus bas n'abandonne à l'échelon supérieur que ce qui est strictement nécessaire. Et a contrario que la compétence de la collectivité supérieure s'étende aux fonctions qu'elle peut remplir de manière plus efficace que les communautés de base. S'y ajoutent les rôles sociaux des collectivités locales. A une époque où l'on évoque sans cesse le fossé qui sépare les structures officielles des citoyens, les collectivités locales sont les leviers appropriés pour rapprocher le monde politique et la société civile.

En Belgique, ces pensées sont venues se greffer sur un processus de fédéralisation déjà amorcé dans les années soixante. L'ordre institutionnel belge qui ne comprenait jadis que l'État, les provinces et les communes a été enrichi de nouvelles collectivités décentralisées, à savoir les communautés et les régions disposant de très larges autonomies. Il s'ensuit que la Belgique, bien que de taille modeste, héberge actuellement un État, trois régions, trois communautés, dix provinces et près de six cents communes.

La Belgique est marquée par une structure étatique que les auteurs qualifient d'hybride, composite, certains disent baroque, mais de laquelle ils nous disent aussi qu'elle est à l'image d'un pays se trouvant dans la zone frontalière des cultures romane et germanique.

La transformation de l'État belge en un État fédéral a entraîné une profonde redistribution des attributions du Parlement. Depuis sa création, la Belgique a connu un système bicaméral. La Chambre des représentants et le Sénat se trouvent sur un pied d'égalité. Mais lors de la réforme de l'État de 1993, ce système a été remanié de façon radicale. Les deux lignes directrices de cette réforme sont, d'une part, la transformation du Sénat en une Chambre de réflexion pour la procédure législative et, d'autre part, la représentation des entités fédérées dans ce même Sénat. Parmi les 71 sénateurs actuels, 21 sont des sénateurs dits de communautés. Ils sont élus par les trois assemblées des communautés en leur sein. Dix sénateurs sont élus par le conseil de la communauté francophone, dix autres par le Conseil de la Communauté flamande et un seul par le conseil par la petite communauté germanophone qui compte 70 000 habitants.

Le Sénat assurait la représentation des collectivités locales supérieures déjà bien avant la fédéralisation de la Belgique. Jusqu'en 1995, plus d'un quart des sénateurs était désigné par les conseils provinciaux. En substituant les sénateurs de communautés aux sénateurs provinciaux, la réforme du Sénat consacre en quelque sorte l'épanouissement des communautés en tant que nouvelles collectivités politiques.

Puisque les membres des conseils de communautés sont toujours membres des conseils de région aussi, toutes les entités fédérées se voient représentées au Sénat par le biais des 21 sénateurs de communautés. Ils permettent aux communautés et aux régions de faire entendre leur voix au sein du Sénat, par exemple lors de la révision de la Constitution ou des lois fédérales concernant le statut des entités fédérées. Les sénateurs de communautés peuvent aussi débattre avec leurs collègues fédéraux qui sont élus directement à l'échelon fédéral, et même avec le Gouvernement fédéral. Le Sénat en tire son appellation de lieu de rencontre des communautés belges.

De par sa composition, le Sénat est aussi le lieu par excellence pour la discussion des matières qui transcendent la répartition rigide des compétences entre les différentes collectivités politiques. Tel est par exemple le cas des problèmes touchant à la mobilité, qui relèvent tant de la compétence des régions que de celles des communautés et de l'État. Il en va de même pour d'autres phénomènes complexes comme la pauvreté ou la société de l'information.

Le Sénat assure également l'association des entités fédérées à l'exercice de quelques compétences fédérales. La justice, par exemple, relève évidemment toujours du seul niveau fédéral. Cela n'empêche pas que les cours et tribunaux doivent appliquer aussi les normes des entités fédérées. Le constituant en a tiré argument pour confier au Sénat la responsabilité de nommer les membres du Conseil supérieur de la justice qui, à son tour, est appelé à présenter les candidats à une nomination dans la magistrature.

En outre, le Sénat est simultanément investi de la mission exclusive d'émettre des avis dans le cadre des conflits d'intérêts intervenant entre les assemblées législatives, qu'elles soient fédérales, communautaires ou régionales. Le Sénat s'en trouve érigé en gardien de la loyauté fédérale, voire en pacificateur. En effet, toute composante de l'État fédéral est tenue au respect de la loyauté fédérale dans l'exercice de sa compétence. Et il appartient alors au Sénat de veiller à ce que les grandes conventions qui règlent la Belgique soient exécutées de bonne foi.

En conclusion, le Sénat de Belgique reflète à la fois la complexe sociologie du pays et son inspiration à chercher un juste équilibre entre la solidarité et la subsidiarité. Dans un État où les collectivités locales ont atteint un haut degré d'autonomie, il importe de prôner la cohabitation harmonieuse des cultures, ainsi qu'une meilleure compréhension des différences. Le Sénat est la traduction institutionnelle de cette volonté de concilier respect de la diversité et recherche d'unité, mais n'est-ce pas là le défi de tout État pluraliste, c'est-à-dire d'un État plus attentif à promouvoir la concorde qu'à légitimer les exclusions ?

En conséquence, le Sénat belge a profondément évolué. Entre un Sénat qui était composé de sénateurs élus directement, de sénateurs envoyés par les neuf provinces, et de sénateurs cooptés, il est aujourd'hui composé de sénateurs élus directement et de sénateurs issus des assemblées régionales et communautaires. Il y a donc eu une adaptation de la structure du Sénat à la structure nouvelle et fédérale de la Belgique.

Cette expérience est éminemment intéressante. Elle est parfois complexe et fonctionne relativement bien malgré la diversité de nos systèmes institutionnels, de nos histoires et de nos traditions. On voit que ces deuxièmes chambres, dans l'expression de leur représentation locale, arrivent à répondre à chaque fois d'une manière très adaptée à la réalité sociologique de chacun d'entre nous et essaient par cette voie de trouver des équilibres. Je constate en tout cas que le système belge, qui est sans aucun doute complexe, est l'objet de beaucoup d'intérêt de plusieurs régions du monde où des problèmes de communauté existent. Les institutions de la région de Bruxelles, une des trois régions belges, qui a la particularité d'être une région capitale du pays, à 85 % francophone d'un pays à plus de 60 % flamand, est un autre exemple des difficultés que peuvent connaître nos institutions. Pour résoudre cette équation, nous avons inventé une structure régionale avec un Parlement régional qui lui-même, comme une poupée russe, se divise en assemblées communautaires francophone et flamande, ou bicommunautaires pour certaines matières. Dès lors, il est évident qu'à de nombreuses reprises, par exemple les Israéliens et les Palestiniens sont venus voir comment nous avions trouvé une solution au caractère bicommunautaire d'une capitale qui doit, de surcroît, être le siège des principales institutions politiques de l'Europe et faire preuve d'une tolérance spontanée et naturelle. Et nous y sommes arrivés, mais peut-être parce que nous appartenons à un vieux peuple, et un vieux peuple qui, dans ses villes, a probablement inventé la démocratie moderne il y a de nombreux siècles. Cela fait de nombreux siècles que nous avons trouvé la voie pour régler pacifiquement et politiquement nos problèmes. Et je crois que c'est là la particularité et l'expérience que nous pouvons apporter à la réflexion.

Chers collègues, avant de conclure, je voudrais peut-être vous redire un mot de notre prochaine réunion, puisque vous avez eu la gentillesse de charger le Sénat belge de l'abriter. Je pense qu'à ce stade, il est peut-être bon de commencer par des sujets qui font la base du bicaméralisme. M. Poncelet a eu la bonne idée de nous faire parler aujourd'hui de la représentation des collectivités locales dans nos Sénats. Je crois que l'autre pilier du bicaméralisme, c'est notre rôle dans le cadre des secondes lectures et de la qualité de la législation. C'est là la spécificité fondamentale des Sénats, et donc je vous propose qu'à notre réunion de Bruxelles, qui se tiendra le mardi 13 novembre prochain, nous discutions de nos expériences sur le rôle des Sénats en matière de qualité de la législation. Nos amis italiens nous faisaient part de leur souhait de voir des documents s'échanger entre nous avant la réunion ce qui nous permettrait de gagner du temps dans nos échanges et dans nos discussions contradictoires. Chacune des délégations pourrait donc peut-être faire une brève note sur la manière dont le Sénat ou la Haute assemblée de son pays aborde cet aspect qualitatif par rapport à la législation.

Par ailleurs, dans le cadre de la présidence belge de l'Union européenne, le Parlement belge, Chambre des représentants et Sénat, organise les 2 et 3 juillet prochains une conférence sur le contrôle parlementaire de la politique européenne de sécurité et de défense, à laquelle nous avons invité les présidents des assemblées, Chambres et Sénats des pays membres, les présidents des commissions des affaires étrangères et de la défense des pays membres, mais aussi, le deuxième jour, des pays candidats à l'Union pour avoir un débat et une réflexion commune sur la manière dont un contrôle démocratique pourra s'exercer dans le domaine de la sécurité et de la défense européenne. Le Parlement européen voit ses compétences en la matière limitées à l'information et il serait par ailleurs dommage que les seuls parlements nationaux, dans une démarche strictement nationale, contrôlent cette politique. Lors de cette conférence, les 2 et 3 juillet, nous débattrons de cette question et je l'espère, nous pourrons peut-être arriver à un consensus entre les participants, qui permettrait de faire du résultat de cette conférence un élément de la déclaration de Laeken à la fin de la présidence belge.

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