Les Parlements dans la société de l'information



Palais du Luxembourg, 18 et 19 novembre 1999

VI. DÉBAT AVEC LA SALLE

Roland CAYROL, CEVIPOF

« Marina Villa nous disait tout à l'heure que les hommes politiques italiens ont créé des sites avant tout pour envoyer des signes de modernité plus que par souci d'utiliser réellement les nouveaux moyens de communication. Dans notre pays, il en est encore largement de même : le fait d'avoir son site sert avant tout à se parer des attributs de la modernité. Les professionnels de la communication eux-mêmes ne se préoccupent pratiquement plus que d'Internet, notamment dans le domaine public, alors que les Français sont, dans leur immense majorité, bien éloignés de ces questions. Dans un sondage récent, 9 % des Français disaient avoir eu l'occasion d'utiliser cet outil, contre 57 % des Suédois, par exemple... Attention donc à ne pas nous couper de la population, sous prétexte de rechercher la modernité. Vous connaissez par ailleurs les problèmes de représentativité des échantillons pour les sondages réalisés sur Internet.

Cela dit, la volonté des citoyens de mieux comprendre les processus politiques et d'influer davantage sur ces processus est bien réelle, et il est évident qu'Internet est l'un des moyens qui pourraient contribuer à leur donner satisfaction. Il y a là un champ de réflexion très vaste pour les chercheurs.

Quel effet l'insertion d'Internet a-t-elle sur nos campagnes électorales et sur nos systèmes politiques ? Je serai pour ma part assez pessimiste. La société américaine préfigure ce que sera notre propre société dans quelques années, y compris sur le plan politique. De ce point de vue, nous constatons une implication croissante du citoyen dans la démocratie locale, qui s'accompagne paradoxalement d'un désintérêt pour les enjeux d'ordre national et international. Néanmoins, Bill Dutton, avec sa présentation du Democracy Network, nous a fourni une hypothèse beaucoup plus optimiste, selon laquelle Internet renforcerait au contraire les contenus politiques que la télévision est forcée de simplifier à outrance.

Marina Villa disait tout à l'heure qu'Emma Bonino et Fausto Bertinotti avaient malheureusement utilisé Internet comme un média traditionnel. Quelles sont donc les nouvelles pratiques que nous pouvons envisager ?

Ma cinquième remarque concerne le problème de l'identification des électeurs. Dans l'exemple du DNet, chaque équipe de campagne officielle choisit le matériau qu'elle souhaite mettre en ligne. Mais on peut très bien imaginer que d'autres acteurs, par exemple un centre d'études comme le CEVIPOF, présente d'autres types de contenus. Dès lors, qu'est-ce qui garantit au citoyen internaute l'identité de l'émetteur de l'information ?

Enfin, je souhaitais évoquer la difficulté d'assurer une fiabilité et une sécurité réelles sur Internet. Là encore, il existe un champ de recherche très intéressant : comment assurer l'inviolabilité des systèmes de vote électronique ? »

François PLATONE, CEVIPOF

« Je ne partage pas l'enthousiasme de M. Otten pour l'utilisation d'Internet dans les procédures de vote. Il prétend que ces procédures sont parfaitement sécurisées. Mais il m'a semblé qu'il manquait une chose : l'isoloir. Dans un bureau de vote, on peut s'assurer qu'un électeur vote seul dans l'isoloir. Dès lors que le vote a lieu dans un espace privé, comment s'assurer que le vote n'est entaché d'aucune contrainte de corps ou d'esprit ? De surcroît, je suis persuadé que les fraudeurs trouveront tôt ou tard des failles dans les dispositifs de sécurité, aussi complexes soient-ils...

Par ailleurs, on nous dit que le vote électronique va permettre de faire diminuer l'abstention. Mais les citoyens qui s'abstiennent le plus sont aussi ceux qui n'ont pas accès, le plus souvent, aux nouvelles technologies. Le vote électronique va donc aboutir à rendre les votants encore moins représentatifs de l'ensemble du corps électoral. »

Françoise MASSIT-FOLLEA, École Normale Supérieure de Fontenay Saint-Cloud

« Sur les autoroutes de l'information, c'est moins le revêtement routier qui importe que les péages et les bretelles d'accès. Or, comme l'a rappelé Monsieur de Mazières, le vote lui-même n'est qu'un moment - certes important - du processus démocratique, mais il n'est pas le seul où les nouvelles technologies peuvent être utilisées. Lorsque des possibilités d'intervention directe ou d'échange sont offertes, au plan local ou au plan national, il est impératif de s'intéresser à l'identité des contrôleurs des points d'accès. Je pense aux portails d'accès, qui ne sont plus aujourd'hui contrôlés par les groupes de presse mais par des industriels de l'information, comme RealNetwork. »

Johnny GYLLING, député suédois

« M. Dutton, croyez-vous qu'il existe un risque que les hommes politiques, sous la pression des internautes, soient amenés à prendre de mauvaises décisions ? »

Jouni BACKMAN, député finlandais

« Lors des élections générales de Finlande cette année, un site web national présentait l'ensemble des candidats. Tous les candidats ont été invités à répondre à une cinquantaine de questions. Les électeurs pouvaient même recevoir une liste des candidats dont les thèses étaient proches des leurs. J'ai moi-même eu affaire à des gens qui m'ont déclaré que leurs idées étaient proches des miennes puisque je figurais en tête de leur liste. Est-ce vraiment une bonne chose ? Cela ne va-t-il pas inciter les électeurs à faire confiance à la machine et à ne plus réfléchir par eux-mêmes ? Toutefois, ce système a eu aussi des conséquences positives : certains de mes propres collaborateurs m'ont avoué que je ne figurais pas en tête de leur propre short list. »

Ian BRUCE, député du Dorset

« L'abstention en Grande-Bretagne est un problème récurrent : 30 à 40 % des électeurs ne votent jamais. Je suis donc intéressé par les propositions de vote électronique.

Par ailleurs, j'aimerais savoir si, dans l'expérience américaine, on a étudié le profil des personnes qui viennent consulter les sites. L'essentiel des visiteurs ne sont-ils pas des gens déjà convaincus ? Qu'en est-il des indécis ? »

Charles RAAB, Université d'Edinburgh

« En Italie, les sites des partis politiques sont-ils équipés pour recueillir des informations sur l'identité des internautes qui visitent leurs pages ? Je pense en particulier aux partis extrémistes, où cela doit être particulièrement intéressant. Quelles sont les mesures de protection qui ont été prises ? »

Andrew MILLER, député britannique

« Sur le vote électronique, entre le pessimisme des uns et l'optimisme des autres, nous constatons surtout un écart d'équipement en nouvelles technologies et en investissements consentis. En matière de sécurité, je crains que certaines clés ne soient fournies par inadvertance aux pirates. Néanmoins, la banque Barclays travaille actuellement avec le fisc sur une procédure permettant aux entreprises de déposer leurs comptes par électronique. Si le fisc considère cette procédure comme sûre, je crois que l'on pourra lui faire confiance ! »

José DUBIER, Sénateur belge

« Les expériences d'utilisation des machines à voter en Belgique ont été très décevantes : les files d'attente devant les bureaux de vote ont été très longues et les dépouillements plus longs encore qu'avec l'ancien système. »

Axel LEFEBVRE, Faculté de Droit de Namur

« Je souhaite insister sur la fonction symbolique du bureau de vote, vers lequel converge toute une communauté, ce qui nous rappelle que nous exerçons par notre vote une responsabilité collective. »

Michel MENOU, City University of London

« Connaissez-vous des exemples de votes instantanés ? Monsieur Dutton, les sites que vous avez évoqués fournissent-ils aux électeurs les éléments permettant de comprendre le contexte dans lequel s'insèrent les informations qu'ils donnent ? »

William DUTTON

« Je pense que les informations fournies permettent aux électeurs de comprendre et de voter en toute connaissance de cause.

D'une manière générale, les communautés électroniques ne sont pas représentatives : là comme ailleurs, ce sont des minorités agissantes qui s'expriment le plus, et la majorité ne s'exprime pas.

Sur la fiabilité des informations, DNet fait appel aux débats entre candidats pour valider les thèses avancées par les uns et les autres. Qui consulte DNet ? L'essentiel des connexions a lieu dans les heures qui précèdent immédiatement le scrutin, et les électeurs ne prennent que quelques minutes pour se décider. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le Net va ressembler de plus en plus à la télévision : les éditeurs de site sont tentés de privilégier le sensationnel, ce qui aura l'impact le plus immédiat, au détriment de la réflexion de fond.

DNet est certes accessible via AOL, mais il est ouvert à tous les internautes. L'influence des portails ne doit pas être sous-estimée. Ainsi, 80 % des abonnés à AOL n'en sortent jamais : le fait de figurer sur ce portail est donc un avantage considérable pour un site comme DNet. »

Dieter OTTEN

« Je ne sous-estime pas l'intelligence des pirates, bien au contraire : je suis moi-même un ancien pirate ! Mais la question n'est pas là. Pour pirater un code crypté par une clé à 1 024 bits, il faudrait faire tourner tous les ordinateurs de la NSA pendant 500 ans ! La sécurité totale n'existe pas, mais nous pouvons affirmer qu'il faudra être particulièrement déterminé pour violer un code. Et si un code était quand même violé, il suffirait de le remplacer par un autre, encore plus complexe si nécessaire.

L'objection sur l'isoloir est tout à fait recevable. Mais nous devrons choisir entre la mobilité et l'isoloir. Avec un tel système, tout électeur peut vérifier que son vote a bien été enregistré et comptabilisé, ce que les systèmes traditionnels ne permettent pas. Quant à la valeur symbolique du bureau de vote, ne la surestime-t-on pas ? Je ne suis pas sociologue, mais lorsque je vais voter tous les quatre ans, je me rends dans une salle de classe, ce qui me permet de connaître un peu mieux l'environnement de mes enfants, mais cela ne va guère plus loin... Les nouvelles technologies engendrent des habitudes nouvelles. On dit que les abstentionnistes sont déjà en majorité des laissés pour compte. Mais que faites-vous des jeunes, qui s'abstiennent à 60 %, et qui ne sont pas tous des exclus, loin s'en faut ? »

Olivier de MAZIERES

« Je ne suis pas satisfait de la réponse de Dieter Otten sur la question de l'isoloir : si l'on ne résout pas cette question, on ne peut pas affirmer que les problèmes soulevés par le vote électronique sont tous résolus. »

Page mise à jour le

Partager cette page