Les Parlements dans la société de l'information



Palais du Luxembourg, 18 et 19 novembre 1999

IV. DÉBAT AVEC LA SALLE

Thierry BREHIER

« En théorie, les travaux de cette première session auraient dû se limiter à l'impact des technologies de l'information sur la transparence du processus législatif. Comme vous avez pu le constater, dès ce matin, les intervenants ont mené une réflexion beaucoup plus large. Nous essaierons de la recentrer au cours de ce débat. Par ailleurs, en tant que Français, je dois vous faire part de mon soulagement. On entend partout dans la presse que la France et ses institutions sont très en retard en matière de nouvelles technologies. Et qu'apprend-on aujourd'hui ? Que le Parlement français est au contraire à la pointe de l'innovation, que les comptes rendus des débats, le Journal officiel et tous les rapports parlementaires sont depuis longtemps consultables en ligne, alors que d'autres en Europe en sont encore aux balbutiements. Nous n'avons donc pas à rougir de notre situation, et je m'en félicite. Les nouvelles technologies font rêver, incontestablement. Il me semble même que certains rêvent d'une démocratie électronique qui serait une sorte de démocratie « audimat », dans laquelle les citoyens seraient invités, toutes les dix secondes, à appuyer sur un bouton pour donner leur avis sur les sujets abordés par les parlements... Peut-être devrions-nous revenir à des projets un peu plus réalistes. »

Xavier MAURY, Club de l'Arche

« Ce que vous venez d'évoquer, la démocratie « audimat », est comparable aux autres fantasmes que répand la presse sur Internet, par exemple que l'Internet est un repaire de pédophiles... Plus généralement, Internet est par essence un outil de rapidité, alors que la démocratie, c'est au contraire la lenteur et la réflexion. »

Michael CONNAUTRY, député écossais

« Il ne faut pas être obnubilé par la technologie. Tous ceux qui ne la maîtrisent pas ne sont pas pour autant des idiots. Les amendements sont aujourd'hui tout simplement inaccessibles au public. Mais il n'en reste pas moins que le Parlement doit être à l'écoute du public, et que de ce point de vue, les technologies de l'information doivent être prises en compte. »

Andrew MILLER, député britannique

« Au cours de l'histoire, la technologie a toujours eu un impact sur le système politique, qu'il s'agisse des technologies d'armement ou de communication. Les parlementaires sont, de ce point de vue, un peu à la traîne par rapport aux citoyens. Lorsque notre site web a été mis en place, en 1996, nous avons reçu un e-mail d'une citoyenne qui nous félicitait pour cette initiative, en estimant qu'il s'agissait de l'action la plus importante pour la démocratie depuis l'octroi du droit de vote aux femmes ! Il ne faut donc pas négliger l'impact du web sur le sentiment démocratique. Le Falun Gong a orchestré en Chine, par le biais du web, une campagne de remise en cause très réussie. Il ne faut donc pas négliger l'impact des technologies sur les processus de Gouvernement et les pratiques démocratiques. »

De la salle

« Pour que les technologies aient un impact favorable sur le développement de la démocratie, il faut que certaines conditions soient réunies : que les parlementaires apprennent à utiliser les nouvelles technologies, d'abord, et que l'on ne cherche pas à transposer sur ces nouvelles technologies les modes opératoires traditionnels. »

De la salle

« Le Sénat de Belgique est également préoccupé par les nouvelles technologies. Avant de parler de transparence des moyens de communication et de diffusion de l'information, il faut au préalable s'interroger sur le vocabulaire utilisé durant le travail parlementaire. En effet, il est souvent très difficile de suivre les travaux parlementaires, du fait de la complexité des termes utilisés. »

Thierry BREH1ER

« D'où le rôle essentiel des médiateurs, c'est-à-dire des journalistes ! »

David FLACHET, École nationale supérieure des télécommunications

« Un parti politique vient d'être créé sur Internet, le e-parti. Qu'en pensez-vous ? »

Thierry BREHIER

« L'histoire vous répondra. Sachez simplement que de nouveaux partis se créent presque tous les jours, mais que très peu survivent. »

Jouni BACKMAN

« Il n'y a pas que les partis électroniques qui peuvent utiliser les nouvelles technologies, mais aussi les partis traditionnels, comme le montre l'exemple des partis finlandais. »

Charles RAAB

« Je veux revenir sur l'importance du rôle des journalistes, qui est absolument essentiel. L'exemple de Falun Gong, qui démontre l'intérêt de l'utilisation de l'Internet dans un univers où la liberté d'expression n'est pas garantie, doit nous pousser à nous interroger sur la question de la possibilité d'exercer une censure sur Internet, ou de la possibilité de conserver l'anonymat, c'est-à-dire de donner son opinion sans risquer d'être poursuivi par la police. »

Thierry BREHIER

« Un intervenant a dit tout à l'heure que le Royaume-Uni était une « dictature élective ». Pour ma part, je pense que ces deux termes décrivent la démocratie. Pouvez-vous nous expliquer cette expression ? »

Charles RAAB

« C'est un parlementaire conservateur britannique qui a utilisé le premier cette expression dans les années 70, sous un Gouvernement travailliste. Au-delà du contexte particulier de l'époque, on peut s'interroger sur la difficulté réelle pour les parlementaires à exercer une influence déterminante sur les décisions du Gouvernement. Jean-Jacques Rousseau disait déjà que les Anglais étaient libres une fois tous les cinq ans, mais qu'entre chaque élection, ils étaient forcés de s'accommoder du Gouvernement qu'ils avaient élu. »

Thierry BREHIER

« Peut-être avez-vous été frappés par la manière dont M. Raab a décrit les dysfonctionnements de la démocratie britannique, qui ressemblent en tous points à ceux que nous, Français, stigmatisons en France, en croyant que nous sommes exceptionnels ! Par ailleurs, peut-on dire que l'utilisation des nouvelles technologies pourrait remettre en cause le temps, la lenteur qui est l'apanage de la démocratie ? »

Jacques VALADE

« Les Sénateurs français sont élus au second degré, par de grands électeurs qui sont eux-mêmes des élus du peuple (conseillers généraux, municipaux, etc.). Ils sont en outre élus pour une durée de neuf ans. Cela peut sembler trop long à certains. Mais rappelons que le mandat des maires dures quant à lui six années. Et l'expérience montre qu'une fois élus, les édiles locaux restent souvent plusieurs mandats durant à leur poste. Cette stabilité me semble constitutive de notre démocratie. Et si la démocratie directe que certains appellent de leurs voeux aboutissait à remettre en cause cette stabilité, il n'y aurait plus de démocratie. »

De la salle

« M. Backman, pouvez-vous nous donner quelques informations sur des expériences hors du Parlement, au niveau des collectivités locales ? »

Jouni BACKMAN

« Je citerai l'exemple d'une petite commune, qui compte environ 4 000 habitants. Elle a mis en place un Intranet, auquel une grande partie de la population a accès. Même les personnes âgées ont pu bénéficier de cours pour se familiariser avec la manipulation de cet outil. Il est donc profondément implanté dans le tissu local, et permet au citoyen de participer à la décision. »

Xavier CORVAL, CEVIPOF

« La volonté d'une plus grande transparence porte en elle le constat d'une défiance de la population vis-à-vis des institutions et des politiques. Une plus grande transparence doit-elle être un préalable ou une conséquence de l'utilisation des technologies de l'information ? »

Un parlementaire conservateur britannique

« Il est évident que le courrier électronique permet par exemple aux lobbies de réagir beaucoup plus rapidement que par le passé à l'intervention d'un parlementaire. De même, l'Internet est pour nous un outil de documentation formidable. »

Thierry BREHIER

« Les journalistes, en France comme ailleurs, utilisent l'Internet pour s'informer. Mais pour avoir suivi pendant huit ans les travaux du Parlement français en tant que journaliste, je peux vous assurer que la lecture d'un compte rendu des débats, même intégral, ne saurait remplacer le spectacle de ce débat depuis les tribunes de l'hémicycle ! Pendant très longtemps, « Le Monde » a rendu compte de manière presque analytique des travaux des assemblées. Mais le taux de lecture était pratiquement nul, et je crois qu'il en sera de même pour les débats publiés en ligne sur Internet. Ce qui intéresse nos lecteurs, c'est que nous jouions notre rôle de médiateur, c'est-à-dire que nous apportions un commentaire, un éclairage particulier sur la partie des débats qui présente pour lui un intérêt. Le compte rendu intégral peut intéresser un professeur de sciences politiques ou un spécialiste de la question abordée. Mais pour le commun des mortels, le jargon utilisé et la complexité des procédures rendent les choses parfaitement inaccessibles : il faut impérativement décrypter, expliquer. Et ce n'est pas Internet qui permettra de le faire. »

Xavier MAURY

« Je partage votre analyse sur une nécessaire médiation. Mais l'on peut très bien procéder à cette médiatisation tout en citant les sources brutes. Des sites américains le font très bien. »

Jouni BACKMAN

« Lorsque nous disons que nous souhaitons utiliser les nouvelles technologies pour favoriser les contacts entre les élus et les citoyens, nous parlons d'un face-à-face. Par rapport à une retransmission télévisée ou à une vidéoconférence, qui ne peut faire intervenir qu'un nombre limité de personnes, le courrier et les forums électroniques présentent l'avantage de mettre tous les élus sur un pied d'égalité. »

Charles RAAB

« Le problème de la messagerie électronique est qu'il n'est pas toujours facile d'identifier l'auteur du message, qui peut tout aussi bien provenir de Roumanie que de l'un de vos administrés. Faire en sorte de renforcer la responsabilité des politiciens devant le public est une nécessité, comme c'est une nécessité pour les dirigeants d'entreprise de rendre compte de leurs actes devant leurs actionnaires. Il est impératif que le travail politique puisse être contrôlé et interrogé. »

De la salle

« Estimez-vous que les nouvelles technologies puissent mettre en danger la démocratie ? »

Christine BELLAMY

« Les technologies de l'information sont ambiguës, et c'est bien là tout le problème ! Elles permettent d'un côté une plus grande richesse d'information, une plus grande facilité de partage de cette information et de communication, qui est incontestablement favorable à une plus grande qualité de l'activité démocratique. D'un autre côté, comment intégrer cela dans le fonctionnement démocratique du pays ? Si les parlementaires restent les seuls à détenir le pouvoir de contrôle de l'exécutif il ne sert à rien que les citoyens apportent leurs contributions par la voie électronique. »

De la salle

« J'approuve ce qui vient d'être dit. Cette frustration ressentie dans les relations avec l'exécutif est partagée par beaucoup de parlementaires. Mais il faut aussi éviter de juger les avancées technologiques en fonction de pratiques encore très limitées. Par exemple, il y a dix ans que les caméras de la télévision sont entrées à la Chambre des Communes. Aujourd'hui, plus personne ne conteste leur utilité. Pourtant, elles ne remplacent pas le rôle d'explication et de décryptage des médias. L'intervention directe dans un débat, par exemple sous forme d'un talk show radiophonique, est la forme de pratique politique la plus populaire. On peut trouver beaucoup de défauts à ces programmes, mais ils n'en sont pas moins une forme de démocratie directe particulièrement appréciée, qui donne à la télévision ou à la radio un rôle qui va au-delà du seul divertissement. »

De la salle

« La presse reste évidemment un moyen d'information privilégié pour les parlementaires. Nous ne prétendons nullement qu'Internet va faire disparaître les journalistes. Mais il faut trouver un juste équilibre, comme aux États-Unis où la retransmission des travaux parlementaires est accompagnée de commentaires explicatifs qui les mettent à la portée de tous. S'agissant de la protection de l'anonymat sur Internet, dont parlait Charles Raab, je ne crois pas qu'il s'agisse d'un obstacle important. Aujourd'hui, lorsqu'un parlementaire reçoit un courrier traditionnel anonyme, je suis persuadé qu'il le jette immédiatement. »

Charles RAAB

« A propos du rôle de la télévision, j'ai vu hier un sujet de la BBC sur l'ouverture des travaux parlementaires. On y voyait d'augustes personnages en bas de soie et en manteaux de fourrure. Peu importe que ce rituel soit utile ou non. Ce qui importe, c'est que la signification de ce rituel soit expliquée. »

Jacques VALADE

« En France, les travaux parlementaires sont diffusés, depuis quelques années, par le biais d'une chaîne parlementaire, d'abord en interne, ensuite sur les réseaux câblés et satellitaires. À partir de l'an 2000, nous allons nous attacher, avec la nouvelle chaîne parlementaire, à améliorer les retransmissions : les réalisateurs de télévision ont trop souvent tendance à focaliser leur objectif sur un député assoupi sur son banc, alors qu'il ne s'agit que d'un aspect anecdotique de la vie parlementaire. Nous pensons en particulier qu'une telle chaîne parlementaire doit laisser une place au débat, à l'expression pluraliste, de façon à ce que le peuple puisse bénéficier d'une information contrôlée par le Parlement. Il est évident que tout ce qui a été dit ce matin sur Internet est aussi valable pour la diffusion des images. Nous souhaitons donc mettre en place un format qui permette d'assurer le pluralisme et, avec le concours de journalistes et de spécialistes, de mieux faire comprendre le sens du travail parlementaire à nos concitoyens. »

Thierry BREHIER

« En conclusion, il semble bien que les nouvelles technologies de l'information et de la communication permettront de résoudre certains dysfonctionnements de notre démocratie. Mais le risque existe, si nous n'y prenons garde, d'accentuer encore la tendance de notre démocratie représentative à se transformer en démocratie d'opinion. Quoi qu'il en soit, Gutenberg a inventé l'imprimerie pour diffuser la Bible, et au final l'imprimerie a surtout servi à diffuser l'athéisme... Quel sera l'impact réel d'Internet ? Nul ne peut encore le dire. »

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