Actes du colloque Vive la Loi


La loi contrariée

Séance présidée par M. Jean-Claude BECANE, Secrétaire général du Sénat

Introduction de la séance

M. Jean-Claude BECANE, Président de séance, Secrétaire général du Sénat

Lorsqu'il m'a été demandé de présider cette première partie du colloque, j'ai d'abord été surpris par son titre : la loi contrariée. J'ai en effet été étonné que la loi puisse être ainsi assimilée à une personne dépitée ou fâchée. Les prochains exposés nous permettrons de vérifier si les différents intervenants acquiescent à cette formulation.

En outre, lorsque les organisateurs m'ont proposé d'animer une partie de ce colloque, je me suis interrogé sur les motivations de cette proposition, c'est-à-dire sur la validité de mon passeport de président de séance, en particulier sur cette partie consacrée à « la loi contrariée ». Certes, je suis un observateur privilégié de l'élaboration de la loi et de la vie parlementaire. Au risque de les décevoir, toutefois, l'auxiliaire averti du législateur que je suis aujourd'hui n'éprouve aucun sentiment masochiste à l'égard de la loi. Si, par tempérament, je ne suis pas complaisant, je ne suis pas davantage blasé.

Certes, les mises en cause de la loi sont fréquentes, mais la loi n'est pas une structure immobile. C'est une mécanique vivante, qui rencontre parfois des obstacles - d'où sans doute le terme utilisé de « contrariée ». J'écouterai donc avec intérêt les propos des différents intervenants de cette première partie sur les aléas de la loi face aux défis qu'elle rencontre, mais également avec grande attention les interventions des deuxième, troisième et quatrième parties, car j'espère quitter ce colloque quelque peu ragaillardi.

La loi concurrencée

M. Christian PHILIP, Professeur de droit, Université Lyon III, député

De longue date, la loi subit la concurrence d'autres normes. La coutume, l'interprétation du juge, si la loi se révèle imprécise ou si le contexte social a changé, constituent une forme de concurrence de la loi. La loi est aussi concurrencée par les conventions internationales - qui sont toutefois librement acceptées par la France. En revanche, même si ce phénomène n'est pas davantage récent, la loi est surtout concurrencée, dit-on, par la loi européenne. Une majorité de notre droit interne est en effet aujourd'hui directement ou indirectement régie par les règlements et les directives. Le citoyen prend seulement maintenant conscience de cette concurrence, que parfois il ne comprend pas.

Cette concurrence n'est cependant pas synonyme de guerre ouverte, puisqu'elle résulte des traités constitutifs de l'Union européenne que la France a ratifiés. Il s'agit d'une concurrence acceptée. Par essence, l'Union européenne vise en effet à l'exercice en commun de certaines compétences. Dans cette perspective, il convient d'admettre que puissent s'appliquer, sur l'ensemble du territoire de l'Union, des règlements et des directives, désormais le plus souvent arrêtés en codécision par le Conseil des Ministres et le Parlement européen.

Cette concurrence de la loi est inhérente au droit communautaire. Elle pourrait cependant être mieux régulée par certains mécanismes, que la future Constitution européenne permettra peut-être de mettre en place.

I. Une concurrence inhérente à la construction européenne

La loi française est concurrencée par la construction européenne, du fait des deux principes essentiels sur lesquels le droit communautaire est bâti : la primauté et l'applicabilité directe.

Le principe de la primauté sera consacré par la future Constitution, dans son article 10, paragraphe 1 : « La Constitution et le droit adopté par les institutions de l'Union dans l'exercice des compétences qui leur sont attribuées ont la primauté sur le droit des Etats membres ». Ce principe résulte de surcroît d'une jurisprudence bien établie (cf. arrêt Costa, 1964). La primauté est une condition existentielle du droit communautaire, car celui-ci n'existerait pas en tant que droit s'il pouvait être mis en échec par une simple loi édictée par un pays membre. Elle signifie ainsi que l'ordre juridique communautaire l'emporte sur les ordres juridiques nationaux. L'arrêt Simmenthal en a tiré, en 1978, les conséquences, qui sont aujourd'hui reconnues par les juridictions françaises.

Les normes européennes étant en outre d'applicabilité directe, chaque ressortissant de l'Union peut demander à son juge de lui appliquer un acte de droit communautaire.

Au fil des années, cette concurrence du droit communautaire s'est accrue, le domaine d'exercice en commun des compétences s'étant lui-même élargi, à la suite de l'Acte unique de 1986, puis des Traités de Maastricht, Amsterdam et Nice. Cette évolution a néanmoins été souhaitée par les Etats qui ont négocié et ratifié les traités. Le nombre des lois européennes a ainsi mécaniquement augmenté. La politique européenne des transports, par exemple, a été fondée par le Traité de Rome, mais est restée longtemps une coquille vide avant de donner lieu, aujourd'hui, à de très nombreux règlements et directives.

Il convient en outre de noter qu'une fois la Constitution européenne adoptée, la concurrence se fera au plan de la dénomination, puisqu'il ne sera plus alors question de règlements et de directives, mais bien de « lois » européennes.

II. Une concurrence à mieux réguler

La concurrence communautaire faite à la loi française pourrait - devrait - être mieux régulée, non pas pour être atténuée, puisqu'elle relève de la volonté des Etats, mais afin d'éviter certains effets, pouvant conduire à des conflits.

1. Une meilleure association des parlements nationaux

La régulation passe tout d'abord par une meilleure association des parlements nationaux à l'élaboration de la loi européenne. Celle-ci apparaît nécessaire, ne serait-ce que pour éviter toute crispation contre la construction européenne.

Les parlements nationaux tentent eux-mêmes de concevoir une méthode de travail commune. Ils ont ainsi adopté un code de conduite en janvier 2003, dans le cadre de la COSAC (organe qui réunit les commissions spécialisées dans le domaine des affaires européennes). Surtout, un protocole - annexé à la future Constitution -, prévoit un certain nombre de dispositions relatives au rôle des parlements nationaux.

Ainsi, la Commission devra transmettre chacune de ses propositions directement aux parlements nationaux, en même temps qu'au Parlement européen et au Conseil. Un délai minimum de six semaines devra s'écouler entre cette transmission et l'inscription de la question à l'ordre du jour du Conseil. La Commission communiquera également aux parlements nationaux son programme annuel. En amont de la décision communautaire, les parlements nationaux pourront surtout contrôler la bonne application du principe de subsidiarité, en adoptant éventuellement un avis motivé si une chambre d'un parlement estime qu'une proposition de la commission ne respecte pas la subsidiarité.

D'ores et déjà, les parlements nationaux établissent des contacts entre eux, pour établir le mécanisme par lequel ce contrôle de la subsidiarité pourrait s'opérer.

2. Le cadre protecteur de la charte des droits fondamentaux

La concurrence pourra également être mieux régulée grâce à l'inscription dans la Constitution de la charte des droits fondamentaux. La loi européenne s'inscrira ainsi dans le cadre protecteur des droits de l'homme et des libertés fondamentales, comme c'est actuellement le cas de la loi française.

3. Un contrôle juridictionnel plus étendu

Les recours en annulation ou en carence devant la juridiction européenne sont aujourd'hui particulièrement restrictifs pour les individus. Quant au renvoi préjudiciel, il ne permet pas non plus un accès direct du citoyen européen au prétoire du juge communautaire. Il serait donc nécessaire d'instaurer un meilleur accès des citoyens au juge communautaire.

La Constitution européenne a sans doute manqué ici l'occasion d'un progrès important. L'argument invoqué pour rejeter cet accès élargi, reposant sur le risque d'engorgement déjà important des juridictions communautaires, est contestable. Il suffit en effet de s'appuyer sur l'exemple réussi de la Cour européenne des Droits de l'Homme, qui a su combiner efficacité et accès large, en instituant la condition préalable de l'épuisement de toutes les voies de recours nationales.

La loi française est donc concurrencée, certes, mais de longue date et de façon plus apparente que réelle. En effet, il y a surtout complémentarité entre les droits français et communautaire, dont l'objectif commun est de mieux mettre la loi au service des intérêts des Européens - ce qui est, au demeurant, l'objectif de toute loi, quelle que soit son origine.

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