Actes du colloque Vive la Loi


La loi plébiscitée

Séance présidée par M. Theodore ZELDIN, professeur à l'Université d'Oxford

Introduction de la séance

M. Theodore ZELDIN, Président de séance, Professeur, Université d'Oxford

Il s'agit maintenant d'envisager le regard que les étrangers portent sur la loi française.

Si la loi est une exception française, elle ne consiste certainement pas à se retrancher dans une position défensive pour préserver ses acquis, ni à se résigner face à l'invasion inévitable du droit étranger, mais à se montrer offensive. En effet, la France a toujours destiné ses lois non pas au seul peuple français, mais au monde entier, à l'égard duquel elle a toujours souhaité montrer l'exemple d'un certain « art de vivre ensemble ».

Il lui revient donc aujourd'hui de repenser ses modes de gestion des rapports sociaux, afin de répondre aux aspirations des nouvelles générations (en termes de relations du pouvoir avec la société civile, d'égalité homme-femme, de gestion de la nouvelle prééminence de la vie privée sur la vie publique, etc.). C'est en offrant un modèle alternatif et original face à ceux proposés par les Etats-Unis ou d'autres pays européens, que la France parviendra à rester un modèle à suivre dans le monde - comme elle l'avait été au moment de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen.

Trouver une solution suppose ainsi d'abord de reconnaître la crise, qui touche l'ensemble de la société, puis nécessite d'accepter la participation de tous à la redéfinition des règles du « vivre ensemble ».

La loi comme passion et symbole de l'exception française

M. Olivier IHL, Professeur de science politique, IEP de Grenoble

D'où vient la majuscule dont est affublé le terme de Loi en France ? Pour y répondre, il est utile de se pencher sur l'histoire de la sacralisation de la loi en France, qui a charrié tant de passions collectives. C'est l'histoire d'une intimité collective qui prend corps avec la Révolution française et pose d'emblée une question : la loi est-elle une simple procédure démocratique ou est-elle l'article de foi de la République ?

Il s'agit ainsi de s'interroger sur la solennité qui entoure encore la loi et sur le destin qui peut être le sien, sous le coup des transformations accélérées que connaît aujourd'hui la démocratie représentative, avec la montée en puissance de la juridicisation de la politique, les attentes manifestées à l'égard d'une politique instantanée, le contournement de la figure même de la représentation politique par le biais de nouvelles techniques de participation, la dynamique de l'Union européenne, etc.

I. La grandeur de la Loi

Le rêve de la politique, fait d'aspirations collectives, parfois irrationnelles, saisit des hommes à la fin du XVIII e siècle, aux Etats-Unis et en France, et leur fait prononcer des attentes insoupçonnées.

Plutôt que d'évoquer, comme le font les juristes, l'article 6 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen ou, comme le font les historiens des idées, la belle figure de l'abbé Sieyès et son fameux texte Qu'est-ce que le tiers-état ? , rédigé à l'aube même de la tourmente, en janvier 1789, déplaçons notre regard vers une petite cérémonie, passée presque inaperçue, dont l'imagination dit bien ce que devait être la Loi pour les révolutionnaires.

En juillet 1790, les constituants imaginent un projet consistant à promulguer la loi par le biais de l'érection d'une colonne triangulaire dans chaque chef-lieu de département, de district et de canton, colonne qui devait traduire la majesté de cette notion. Le terme de majesté, qui dérive de majestas , définissait, en droit romain, l'éclat spécifique qui assure la prééminence d'un pouvoir aux yeux de tous. Cette colonne qui surgit dans chaque commune est celle de la Loi, qui prétend s'inscrire dans l'âme des citoyens. Par cette cérémonie, ce n'est plus l'esprit des lois qui est invoqué, mais le coeur de la loi, c'est-à-dire en fait un attachement nouveau à ces décisions communes qui n'ont plus pour elles l'autorité du roi, et donc, la lieutenance de Dieu. La devise le dit à l'époque : « la nation, la loi, le roi ». On voit par la place qui est donnée à la loi qu'elle occupe déjà le sommet de l'Etat, l'Olympe de la politique.

Cette colonne triangulaire accueille, trois jours durant, de curieux spectacles. Voici un procureur syndic qui s'avance, suivi de deux administrateurs publics, d'une petite garde nationale, qui veillera sur le précieux monument, et d'un héraut public, avançant au son du tambour. Le placard ainsi imprimé doit rester trois jours, exposé à tous et protégé par tous. Ensuite, le texte de la loi est censé « être jeté dans un brasier ardent », la loi étant désormais réputée marquée dans l'âme des citoyens. Le monument, pour provisoire qu'il était, remplissait donc une fonction symbolique.

Comme cette cérémonie le montre, la loi a d'abord été pensée comme un culte public. Pour s'en convaincre, il suffit de se référer à un autre témoignage de l'époque. La Feuille villageoise , journal très lu dans les campagnes, reçoit, le 21 juillet 1792, un texte du futur conventionnel Romme, s'exclamant : « La loi est la religion de l'Etat. Il ne faut pas seulement l'observer, il faut l'adorer ». La loi devient ainsi en France un véritable culte, voire même une religion civile.

On a précédemment évoqué les frustrations que suscite cette conception de la loi. On voit que les attentes qui sont au fondement de ces frustrations sont au moins aussi emphatiques, gonflées de certitudes.

Les Américains ne procèdent pas autrement, comme ils le montrent tout au long du XIX e siècle. Aux Etats-Unis, la loi empruntera, certes, des références spécifiques - voie qui ne sera pas suivie par les Français. Ainsi, la loi française ne se revendiquera pas directement de Dieu. De même, la formule adoptée en 1892, celle du serment de naturalisation des immigrés qui aspirent à devenir Américains, placée sous le regard de Dieu (« Under the God ») sera même rejetée explicitement en 1792, mais aussi en 1905, par les Français. Le peuple français ne placera pas sa confiance en Dieu, contrairement à la formule « In God we trust », adoptée sur les billets de banque américains dès 1854. La voie d'une religion civile fut ainsi écartée. Ce n'est donc pas sous le regard de Dieu que sera placée la loi en France, mais sous le regard du peuple, figure auguste, mais toute profane, si l'on poursuit la comparaison. La grandeur de la loi est ainsi celle d'une formidable aspiration collective.

Les Anciens nous enseignent, enfin, que la loi est aussi lien et lieu du politique. Elle est procédure de mise en commun, de mise en accord - religare - de là vient toute l'ambiguïté, d'où naissent ensuite toutes les attentes des citoyens et leurs frustrations.

II. La mort annoncée de la Loi

La mort de la Loi a été dénoncée par les juristes, sous la triple action de l'extension du domaine réglementaire, de l'irruption des pratiques référendaires et du contrôle de constitutionnalité - qui est également une manière de diminuer l'éclat de la majesté de la loi. Les politistes ajoutent qu'elle l'est également par le fait que le peuple est désormais pressé de trouver des figures salvatrices pour régler ses problèmes sociaux et politiques et refuse de se plier au temps long de la délibération publique, qui doit nécessairement préparer l'action politique.

III. Une résurrection possible de la Loi

Il n'est cependant peut-être pas temps encore de signer l'acte de décès de la loi. Quelques éléments peuvent être versés au dossier de cette formidable interrogation. Paradoxalement, la dynamique européenne, après avoir contourné la loi par ses directives et ses règlements, voit aujourd'hui les débats sur la Convention de l'avenir de l'Europe s'attacher à la modernité de la loi, en prétendant instaurer pour demain une loi européenne.

De même, on observe un retour en grâce de la politique de la loi et de l'ordre, qui préfigure peut-être également une résurrection de la loi.

C'est donc une véritable résurrection, qui est attendue ici, crainte là, qui se produit sous nos yeux. L'idée, en tout cas, est avancée. Ce colloque permettra d'en débattre et de vérifier finalement si grandeur, mort et résurrection constituent bel et bien la forme éclatante de la Loi en France, l'assimilant ainsi à une forme de « phénix » politique.

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