Travaux de la commission des finances



- Présidence de M. Jean Arthuis, président.

Délocalisations - Audition de M. Hervé Couturier, vice-président de Business Objects

Au cours d'une première séance tenue dans la matinée, la commission a entendu M. Hervé Couturier, vice-président de Business Objects.

M. Jean Arthuis, président, a tout d'abord rappelé que cette audition intervenait dans un cycle consacré aux délocalisations, et que M. Hervé Couturier, ayant eu connaissance du prochain déplacement de la commission des finances en Inde, avait contacté la commission des finances pour évoquer le développement récent des activités de la société Business Objects dans ce pays.

La commission a également salué l'arrivée d'une délégation de la commission des finances du Sénat de Mauritanie, venue assister à l'audition, dans le cadre d'un programme d'échange entre les deux assemblées.

Procédant à l'aide d'une vidéo-projection, M. Hervé Couturier, vice-président de Business Objects, a indiqué, en premier lieu, que sa société avait été fondée en 1990 par trois Français, dont l'actuel président, M. Bernard Liautaud, en partant du constat que l'accroissement continu de la taille et de la complexité des bases de données d'entreprises requérait des solutions informatiques pour en améliorer l'accès et l'exploitation. Il a précisé que la société avait appliqué un modèle de développement analogue à celui des jeunes entreprises de la Silicone Valley, se caractérisant en particulier par une internationalisation rapide aux Etat-Unis et au Royaume-Uni, la mise en place de plans de stock-options, et l'entrée de fonds d'investissement au capital. Business Objects était ainsi devenu, en un peu plus d'une décennie, le leader mondial de son activité et disposait en 2004 d'un chiffre d'affaires de 925 millions de dollars, d'une activité profitable depuis 1992 - ce dont ne pouvaient se prévaloir, dans le secteur de l'informatique et des logiciels, que quatre sociétés dans le monde -, de revenus de licences s'élevant à 473 millions de dollars, de plus de 31.000 clients dans 80 pays et de 3.900 salariés. Il a illustré son propos en présentant un exemple de « tableau de bord » significatif des produits de la société.

Il a souligné la forte internationalisation de l'activité de Business Objects, l'Europe ne représentant ainsi, fin 2004, que 42 % des effectifs et moins de 40 % du chiffre d'affaires, dont environ 20 % en France, la recherche et le développement mobilisant 23 % des effectifs, les ventes et le marketing 49 %, et les fonctions support 13 %. Evoquant les principaux concurrents traditionnels de sa société, tels que les sociétés Cognos, canadienne, et Hyperion, américaine, il a précisé que le champ concurrentiel tendait depuis un an à s'étendre à des entreprises de très grande taille, telles que Microsoft, Oracle et SAP, qui disposaient de moyens financiers très largement supérieurs à ceux de sa société et avaient récemment annoncé leur prochaine entrée dans le secteur de la « business intelligence ».

M. Hervé Couturier a ensuite développé le contexte et les raisons de l'installation d'un centre de recherche et développement à Bangalore, en Inde, qui répondait à un objectif de gain en compétitivité. Il a préalablement indiqué que, en 2001, 85 % des effectifs de recherche et développement étaient localisés à Paris, le solde étant réparti sur trois centres de petite taille, aux Etats-Unis, à San José, au Royaume-Uni, à Ealing, et en Inde, à Pune. Quatre principales raisons avaient alors expliqué la volonté de la direction d'établir un centre « offshore » de recherche et développement à l'étranger :

- la nécessité de répondre à la pression sur les coûts. Les activités de recherche et développement représentaient, en effet, 19 % du chiffre d'affaires en 2001, soit plus que la moyenne du secteur, qui se situait à 15 %. De même, le coût moyen d'un salarié français s'établissait à 120.000 dollars par an, contre 40.000 dollars en Inde ;

- un recentrage des sites de recherche en France sur le « coeur de métier » et les activités à forte valeur ajoutée de Business Objects, telles que l'architecture des systèmes d'information et l'innovation ;

- le recrutement de talents internationaux, susceptibles de comprendre, tant sur le plan linguistique que comptable, des problématiques internationales. M. Hervé Couturier a ainsi relevé que la sélectivité des ingénieurs de haut niveau était plus élevée en Inde qu'en France et leur donnait ainsi très aisément accès à des formations réputées aux Etats-Unis ;

- la volonté d'accroître la flexibilité des missions et des ressources et d'établir une organisation par projet permettant la mise en place de cycles de recherche plus courts.

M. Hervé Couturier a détaillé les principales étapes qui avaient précédé cette implantation en Inde. Les décisions avaient d'abord porté sur le choix d'un pays incluant des lieux potentiels d'implantation, tels que l'Inde, la Chine, l'Asie du sud-est, l'Europe de l'Est ou le Mexique. Il a ainsi exposé les différents critères qui avaient été étudiés, parmi lesquels le coût pondéré mensuel d'un ingénieur, le niveau d'imposition des sociétés, la qualification de la main-d'oeuvre, les mesures de soutien public, la maturité des industries avals, les infrastructures de télécommunication ou le décalage horaire avec la France, dont il ressortait clairement que l'Inde figurait en première position. La société Business Objects avait ensuite envisagé le choix du modèle de développement et de l'appel d'offres auprès d'un partenaire, selon une séquence intitulée « Construire, gérer, transmettre », incluant in fine une option de rachat du partenaire local. La dernière étape avait donné lieu à des visites sur place et des négociations en vue de la sélection du partenaire, qui devait être de taille moyenne et détenir une spécialisation dans le développement de logiciels. Il a indiqué que le choix final s'était porté sur une société établie à Bangalore, principal site de développement de logiciels en Inde.

Après avoir exposé les missions qui incombaient aux centres de développement implantés à l'étranger et qui relevaient essentiellement de la définition et de l'exécution des tests, du développement de fonctionnalités générales et spécifiques, de la maintenance et du support aux ventes, il a précisé l'impact que cette délocalisation avait exercé sur la structure des effectifs de recherche et développement, qui étaient désormais, approximativement, répartis en trois tiers, respectivement sur les continents américain, asiatique et européen. Il a relevé que cette transition s'était déroulée, de surcroît, sans difficultés sociales majeures, en dépit du faible nombre d'emplois créés en France par la société, à la différence des embauches réalisées en Inde et en Chine.

M. Hervé Couturier a exposé les conclusions du cabinet de conseil McKinsey, pour qui le coût de la recherche et développement de Business Objects se révélait désormais compétitif par rapport à ses principaux concurrents et inférieur à la moyenne du secteur. Il a indiqué que le budget consacré à la recherche et au développement atteignait, en 2004, 174 millions de dollars, dont 55 millions de dollars en France et que ce niveau était désormais cohérent avec la norme prévalant dans le secteur, soit 15 % du chiffre d'affaires, au lieu de 19 % en 2001.

Il a relevé, ensuite, certaines évolutions positives par rapport à la situation qui prévalait en 2002 et qui, selon lui, pouvaient constituer des « bénéfices induits » liés à la délocalisation réalisée en Inde. Il a constaté, ainsi, une forte accélération du rythme de sortie des produits, sans dépassements budgétaires et avec une qualité accrue, une reprise récente de l'embauche sur l'ensemble des sites, et en particulier de 20 personnes à Levallois, soit 6 % de l'effectif, un faible taux de rotation du personnel de recherche, aux alentours de 5 %, un renforcement de l'innovation avec la sortie de cinq nouveaux produits en 2005 et une motivation des salariés retrouvée.

Il a conclu par un bilan qualitatif de l'implantation en Inde, relevant, parmi les aspects positifs, la création et le développement mêmes de l'activité, la performance et la motivation des ingénieurs indiens, la gestion sociale réalisée auprès des salariés français et la prise en compte de la différence culturelle. Les points qui auraient toutefois pu être améliorés résidaient, selon lui, dans l'utilité de la création d'un centre propriétaire dès le départ, plutôt que par l'intermédiaire d'un partenaire local, l'augmentation des missions intégrées, une croissance plus rapide de la valeur ajoutée et de la productivité des ingénieurs indiens et une meilleure sensibilisation des cadres français à la charge de travail induite par la délocalisation.

Cet exposé a été suivi d'un large débat.

M. Jean Arthuis, président, a remercié l'intervenant pour sa présentation et constaté que la proportion des emplois présents aux Etats-Unis et en Europe était inférieure à celle du chiffre d'affaires réalisé sur ces zones géographiques.

Mme Nicole Bricq s'est demandé si les autres fonctions de l'entreprise, telles que la vente ou le marketing, avaient été soumises à des exigences identiques de délocalisation.

En réponse, M. Hervé Couturier a indiqué que la nature même des fonctions commerciales et de marketing requérait une proximité géographique des clients. Il a néanmoins relevé que les fonctions de support téléphonique pouvaient être assurées, en partie, en Inde, dans la mesure où les compétences linguistiques des employés s'y révélaient étendues.

Il a considéré qu'un des atouts principaux de la France demeurait la qualité de la formation de ses ingénieurs, mais que l'Inde permettait d'accéder à un niveau équivalent, pour un coût deux à trois fois moindre. Il a également constaté que l'intérêt fiscal que présentait le dispositif français du crédit impôt-recherche était bien moindre qu'au Canada, dans la mesure où l'économie ainsi réalisée par Business Objects s'élevait, dans l'un et l'autre cas, respectivement à 400.000 dollars et 5 millions de dollars.

M. Gérard Longuet a souhaité connaître le taux de croissance du pouvoir d'achat et des salaires en Inde, relativement à celui de la France et de l'Europe. Puis relevant que les coûts de production de biens de haute technologie dans des pays tels que Taïwan et la Corée se montraient, en réalité, proches de ceux des pays européens les plus compétitifs dans ce domaine, il s'est demandé dans quelle mesure la société Business Objects avait intégré, dans son plan de développement en Inde, la perspective d'un rattrapage des coûts salariaux et de production. Il s'est enfin interrogé sur l'impact qu'exerçaient les analystes financiers sur le niveau du cours de bourse et la stratégie de l'entreprise, considérant que ceux-ci avaient parfois mis en évidence une imparfaite maîtrise des coûts.

Soulignant la pertinence de ces questions, M. Hervé Couturier a indiqué que la croissance annuelle de la masse salariale en Inde était de 10 à 15 %, liée à une demande toujours supérieure à l'offre, et de 4 % en France, et qu'il était dès lors possible d'anticiper des coûts équivalents dans les deux pays d'ici à une vingtaine d'années. Il a néanmoins ajouté qu'une délocalisation exclusivement motivée par les coûts présentait un risque élevé d'échec. Il a également admis que les analystes financiers exerçaient une forte pression à l'accroissement de la profitabilité et de la marge brute de l'entreprise, et que dans un contexte de transparence accrue de l'information sur les marchés financiers, toute annonce d'une diminution de la compétitivité était susceptible d'être immédiatement sanctionnée par les investisseurs. Il a cependant rappelé que le récent audit effectué par le cabinet McKinsey avait abouti à un constat positif sur l'activité de recherche et développement de Business Objects.

Puis en réponse à une question de Mme Nicole Bricq sur la structure de l'actionnariat de Business Objects, il a précisé, à titre indicatif, que la part du capital cotée en bourse était d'environ 95 %, dont 45 % entre les mains de particuliers, le solde se répartissant entre divers investisseurs institutionnels, tels que les entreprises d'assurance et les fonds d'investissement.

M. Jean Arthuis, président, a souligné que le dynamisme démographique de l'Inde offrait un potentiel immense en termes de prestations intellectuelles, et que les marchés, qu'ils soient financiers ou de consommateurs, exerçaient une influence majeure sur le développement des entreprises et déterminaient leur crédit. Il a rappelé que d'aucuns évoquaient, à ce titre, une « tyrannie du court terme ». Il a également relevé que la vive progression des salaires en Inde permettait d'espérer une convergence avec la France, à moyen terme, mais que la transition serait d'ici là difficile à gérer.

M. Hervé Couturier a ajouté que nombre de « start up » de Californie démarraient désormais leur activité en délocalisant l'ensemble de leurs activités de recherche et développement en Inde ou en Chine, ne conservant aux Etats-Unis que la définition et la gestion du produit.

M. Paul Girod s'est demandé, au-delà de la progression quantitative du pouvoir d'achat en Inde, quelle était l'évolution des mentalités et si la nouvelle élite intellectuelle indienne contribuait à favoriser l'ascension de l'ensemble de la population.

M. Hervé Couturier a souligné que cette élite avait bien conscience de travailler pour son pays et était animée d'un réel patriotisme. Il a rappelé que les cultures indienne et chinoise étaient dites à « haut contexte », précisant que ce qui était dit importait moins que le contexte où les relations personnelles s'inséraient.

Puis répondant à une question de M. Jean Arthuis, président, sur le niveau de mobilisation des équipes françaises au regard de la forte motivation des ingénieurs indiens, il a indiqué que la législation française sur les 35 heures suscitait « l'étonnement » des partenaires étrangers, mais que les ingénieurs du secteur privé français n'en manifestaient pas moins une réelle disponibilité et une forte capacité de mobilisation autour des projets sur lesquels ils travaillaient.

En réponse à une question de Mme Nicole Bricq, il a précisé que les salariés du site de Ealing, au Royaume-Uni, étaient chargés de la conception d'applications analytiques et de tableaux de bord.

M. Paul Girod s'est demandé si, dans l'hypothèse où les entreprises du secteur informatique et des hautes technologies n'avaient pu disposer d'un « vivier » de chercheurs hautement qualifiés en Inde et en Chine, le développement de ces entreprises aurait pu se réaliser à la même cadence, avec des ressources équivalentes en Europe.

M. Hervé Couturier a indiqué qu'il éprouvait certaines difficultés à recruter en France des ingénieurs répondant exactement au profil et aux talents requis. Il a cependant souligné qu'il n'était pas en mesure d'établir un lien direct entre les délocalisations et l'accélération de la croissance des entreprises du secteur informatique.

En conclusion, M. Jean Arthuis, président, a remercié M. Hervé Couturier pour l'éclairage apporté par son intervention et a estimé que la globalisation comportait des aspects très positifs, mais qu'il importait de gérer la période actuelle de « crispation ».

Nomination de rapporteur

La commission a nommé M. Philippe Marini rapporteur sur le projet de loi n° 267 (2004-2005) portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine des marchés financiers.

Présidence conjointe de M. Jean Arthuis, Président de la commission, et de M. Nicolas About, président de la commission des affaires sociales

Au cours d'une seconde séance tenue dans l'après-midi, la commission a entendu, conjointement avec la commission des affaires sociales, Mme Brigitte Girardin, ministre de l'outre mer.

Le compte rendu de cette audition figure à la rubrique « Affaires sociales ».

Jeudi 7 avril 2005

- Présidence de M. Jean Arthuis, président, puis de M. Denis Badré, vice-président.

Délocalisations - Audition de M. Jean-Philippe Dauvin, vice-président de ST MicroElectronics

La commission a tout d'abord procédé à l'audition de M. Jean-Philippe Dauvin, vice-président de ST MicroElectronics.

Au préalable, M. Jean Arthuis, président, a remercié M. Jean-Philippe Dauvin d'avoir accepté son invitation à participer à un cycle d'auditions visant à mieux appréhender le phénomène des délocalisations, ayant rappelé que ST MicroElectronics constituait l'un des groupes les plus importants dans le domaine des technologies de pointe, dont de nombreuses unités de production étaient situées, désormais, en Asie.

M. Jean-Philippe Dauvin a donné, tout d'abord, un certain nombre de précisions concernant son groupe : ST MicroElectronics, né en 1987 de la fusion entre AGS et Thomson, était alors le vingtième fabriquant mondial des micro-processeurs, et il figurait, aujourd'hui, parmi les cinq premiers ; en particulier, ST MicroElectronics était le troisième groupe mondial pour les puces destinées au radio-téléphone, à l'automobile et au numérique « grand public », et le deuxième groupe mondial pour les circuits intégrés. M. Jean-Philippe Dauvin a indiqué que ST MicroElectronics employait 50.000 personnes dans le monde, dont 20.000 en Europe, et que 45 % de son chiffre d'affaires était réalisé en Asie, où il était présent depuis 30 ans. Puis il a souligné le contexte très concurrentiel où se situait l'activité du groupe, puisque le marché, après avoir connu une croissance annuelle de 15 %, allait voir celle-ci réduite à 5 % les années à venir, alors même que le nombre de concurrents avait doublé. Il en a conclu que la situation des entreprises du secteur n'était pas sans rappeler celle des compagnies aériennes au début des années 90.

Enfin, il a estimé que, d'une façon générale, l'électronique était un facteur primordial d'amélioration de la productivité (le secteur de la santé présentant encore, à cet égard, un potentiel particulièrement élevé), et de création de richesses : à titre d'exemple, lorsque le contenu en semi-conducteur d'un radio téléphone augmentait de 5 %, les opérateurs voyaient leur chiffre d'affaires progresser de 3 %.

Abordant la problématique spécifique des délocalisations, M. Jean Philippe Dauvin a distingué la stratégie de conquête commerciale de la stratégie en matière de recherche et de développement. Concernant la conquête commerciale, il a indiqué qu'il s'agissait, pour son groupe, d'être présent là où se situaient les marchés, c'est-à-dire les industries électroniques en phase de développement, dont la Chine constituait l'archétype, puisqu'elle représentait 20 % du marché mondial et devait, désormais, contribuer à 40 % de la croissance du marché des semi-conducteurs. Dans cette perspective commerciale, il a précisé que son groupe avait aujourd'hui des unités au Brésil et en Inde, qui, comme en Chine, faisaient systématiquement appel à des vendeurs et à des personnels techniques.

Concernant la stratégie en matière de recherche et de développement, il a souligné que l'Europe était largement privilégiée, car elle permettait une coopération avec les laboratoires publics et un recrutement d'ingénieurs de haute qualité, citant en exemple le centre de Crolles, près de Grenoble. Toutefois, il a indiqué que les produits de « bas de portefeuille », pour lesquels les coûts et la capacité de recherche et développement devaient être proportionnés à de moindres contraintes concurrentielles et technologiques, avaient donné lieu à une implantation progressive de « centres de design » dans une « zone intermédiaire » constituée, notamment, du bassin méditerranéen avec le Maroc et la Tunisie, de l'Europe de l'Est, et, pour la recherche logicielle, de l'Inde. Répondant à M. Jean Arthuis, président, qui s'inquiétait d'un tel « grignotage », M. Jean-Philippe Dauvin a précisé que cette « aspiration » des unités de production et de recherche trouvait des limites : en effet, les déplacements d'unités présentaient le risque d'être victimes d'espionnage industriel, ce qui expliquait, par exemple, qu'une grande entreprise japonaise du secteur refusait toute délocalisation en Chine, tandis que la diversité croissante des clients allait susciter, probablement, une hausse des dépenses de recherche et développement, qui se prêtaient moins aisément, comme il l'avait montré, aux délocalisations.

M. Jean Arthuis, président, a alors demandé à M. Jean-Philippe Dauvin d'évoquer la délocalisation de l'unité de Rennes.

M. Jean-Philippe Dauvin a d'abord relevé qu'il s'agissait d'une usine construite il y a trente ans, qui comportait de forts risques de pollution et qui, située en pleine campagne, avait été « rattrapée » par la ville. Par ailleurs, d'après lui, sa capacité était devenue insuffisante, compte tenu de la nécessité de concentrer ses productions. Enfin, il a précisé qu'il n'y avait jamais eu de « licenciements secs » et que l'intégralité du personnel s'était vu proposer un reclassement dans d'autres sites.

M. Jean Arthuis, président, s'est alors préoccupé de l'impact du travail des analystes financiers lorsqu'ils établissaient le coût moyen d'un ingénieur en recherche et développement, afin d'apprécier la rentabilité globale de l'entreprise et des risques potentiels de « surréaction » des marchés qui pourraient en découler.

En réponse, M. Jean-Philippe Dauvin a précisé que, depuis 1993, les marchés boursiers avaient accueilli très favorablement ST MicroElectronics, 12,8 milliards de dollars ayant été ainsi recueillis. Les contraintes de management imposées par les marchés ne portaient guère, selon lui, que sur les règles de gestion industrielle, devenues, il était vrai, très sévères, et qui obligeaient à une plus grande prudence pour décider de la création d'une nouvelle unité de production. En revanche, d'après lui, hormis cette difficulté, ST MicroElectronics se voulait indépendante des marchés financiers pour tous les aspects de sa stratégie de développement et avait pu assurer son essor dans de bonnes conditions.

M. Maurice Blin, après avoir déploré que les entreprises les plus performantes soient souvent méconnues, et douté que le développement exemplaire de ST MicroElectronics puisse constituer un exemple transposable à des industries plus traditionnelles, s'est posé la question de l'importance relative du coût des chercheurs, leur motivation étant probablement l'élément primordial de la qualité des relations entre l'université et la recherche, de la raréfaction des vocations d'ingénieurs chercheurs et du danger que présentait la coopération technologique en termes de concurrence, ainsi que l'exportation du TGV en Corée du Sud l'avait montré, puisque cette dernière s'apprêtait à vendre, à la Chine, un train à grande vitesse.

En réponse, M. Jean-Philippe Dauvin a d'abord indiqué que la masse salariale se situait dans une fourchette habituellement comprise entre 20 % et 25 % du chiffre d'affaires, et que l'incontestable motivation des ingénieurs-chercheurs constituait, assurément, un objectif majeur, pour la réalisation duquel ST MicroElectronics avait développé un type de management particulier. Puis il a observé que les relations entre ses unités industrielles, les laboratoires publics et les universités donnaient toute satisfaction, comme cela pouvait être constaté dans les sites de Crolles, de Tours ou de Rousset. M. Yves Fréville s'étant alors posé la question de la qualité de ces relations en région parisienne, qui hébergeait 50 % de la dépense de la recherche publique, il a estimé que le contact quotidien entre ingénieurs et chercheurs publics ou universitaires était, en effet, un facteur essentiel de réussite, qu'il a qualifié d'« effet cantine ». Concernant les vocations de chercheurs pour les carrières industrielles, il en a, en effet, déploré la raréfaction, relevant que la perception de l'économie offerte par l'enseignement secondaire valorisait, peut-être trop, l'Etat, et insuffisamment, l'entreprise, ce qui aurait pu constituer un élément explicatif. Enfin, il a indiqué que le meilleur rempart contre les appropriations technologiques par la concurrence résidait dans une démarche d'innovation permanente. Elargissant le bilan économique de son groupe, M. Jean-Philippe Dauvin s'est félicité d'une augmentation de l'emploi de 4 % par an au niveau mondial, avec une profitabilité maintenue.

M. Jean-Jacques Jégou, après avoir estimé que l'attachement au travail était vraisemblablement plus important dans les usines que dans les bureaux, s'est interrogé sur le rôle de la recherche et du développement, qui pouvait constituer le premier moteur de l'innovation ou une simple réponse aux sollicitations de clients, sur les voies et moyens d'une amélioration de la productivité du système de santé, et sur les causes de comportements industriels, peut-être trop audacieux, qui avaient pu mener à la fermeture d'unités de production lors de la crise de 2001, marquée par « l'éclatement de la bulle Internet ».

En réponse, M. Jean-Philippe Dauvin a relevé que la recherche et le développement se situaient, incontestablement, à l'origine de l'innovation, conformément aux principes de l'économie de l'offre, et à rebours d'une vision keynésienne devenue obsolète. Concernant la productivité des systèmes de santé, il a évoqué l'existence de procédés technologiques de surveillance médicale reposant sur le principe d'un émetteur mobile accompagnant le malade, dont l'utilisation serait susceptible d'engendrer des économies en traitant certains symptômes le plus en amont possible. Enfin, il était exact que les marchés financiers exigeaient une rentabilité de l'ensemble des sites de production, et que les actionnaires se montraient désormais vigilants concernant la création de nouveaux sites. En tout état de cause, il a précisé que si la part des coûts attribués aux usines était tombée de 25 % à 17 %, celle de la recherche et du développement s'était hissée de 15 % à 22 %.

Après avoir remercié M. Jean-Philippe Dauvin pour la clarté et l'intérêt de son propos, M. Jean Arthuis, président, a concluque l'industrie méritait que l'on s'y intéresse, que les délocalisations n'étaient pas une fatalité, mais que la mobilité constituait désormais une exigence.

Délocalisations - Audition de M. Pascal Salin, directeur de centre de recherche à Paris-Dauphine

La commission a procédé, ensuite, à l'audition de M. Pascal Salin, directeur de centre de recherche à Paris-Dauphine.

M. Jean Arthuis, président, a tout d'abord rappelé le contexte où intervenait cette audition, précisant que la commission des finances poursuivait ses travaux sur la globalisation économique et les phénomènes de délocalisation d'activités et d'emplois, cherchant, en particulier, à savoir si le tissu économique national était condamné à s'étioler, en entendant, outre des chefs d'entreprise ou des syndicalistes, des économistes. Il a souligné le rôle éminent que les universitaires assuraient dans la fécondation du débat public et a rappelé que M. Pascal Salin avait activement pris part à celui qui concernait les délocalisations, notamment par ses travaux relatifs aux prélèvements obligatoires, à leur structure ainsi qu'à leur niveau.

A titre liminaire, M. Pascal Salin a souhaité indiquer qu'il entendait exposer sur le sujet des éléments de réflexion plus que des données factuelles. S'attachant, toutefois, un instant à ces dernières, il a fait valoir que, si l'importance des questions relatives aux délocalisations n'était pas douteuse, la réalité de ces phénomènes demeurait limitée. Il a ainsi fait remarquer que le flux d'investissement français à l'étranger excédait à peine 1 % du PNB français.

M. Jean Arthuis, président, a signalé que la notion de délocalisation ne désignait pas seulement, en l'occurrence, les investissements français à l'étranger, mais visait également les cas d'externalisation d'activités à l'étranger et, partant, la non-création d'activité en France.

M. Pascal Salin ayant convenu de cette acception, il s'est attaché à analyser la relation unissant les délocalisations et le niveau du chômage. Il a soutenu, d'abord, le paradoxe que l'une des visées essentielles de tout entrepreneur consistait à « détruire des emplois », la destruction d'emplois s'avérant inhérente au développement pérenne des entreprises. A cette fin, il a rappelé que le cycle de vie d'une entreprise commençait par une innovation, laquelle permettait le lancement sur le marché d'un nouveau produit, puis, après une phase de croissance et de maturité, tandis que se développait la concurrence d'entreprises imitatrices, soit s'achevait faute d'une nouvelle innovation ou de la réorganisation de l'appareil de production, (ce qui entraînait des pertes d'emplois), soit se poursuivait grâce à la réalisation des ajustements nécessaires, qui passaient généralement par des gains de productivité impliquant également des licenciements. Il en a déduit, d'une part, que la création d'emplois était le propre des PME, tandis que les grandes entreprises étaient, davantage, portées à licencier. Il a souligné, au demeurant, que les premières représentaient effectivement aujourd'hui, parmi l'ensemble des entreprises, celles qui innovaient le plus, alors que les secondes se contentaient souvent d'acheter des brevets existants. D'autre part, il a relevé que, dans les conditions du cycle micro-économique qu'il venait de décrire, la délocalisation, qu'il s'agisse d'investissement ou d'externalisation à l'étranger, constituait pour les entreprises l'un des moyens d'assurer leur survie. Reprenant cette analyse au niveau macro-économique, et citant les travaux de Schumpeter sur la « destruction créatrice d'emplois » en insistant sur le caractère économiquement sain de la réduction du nombre d'emplois nécessaires à la production d'un bien, il a conclu que les délocalisations traduisaient, fondamentalement, une vitalité économique certaine, et a regretté qu'on ne perçoive, d'ordinaire, que leurs aspects négatifs.

M. Pascal Salin a ensuite mis en évidence qu'il était pertinent que les pays économiquement avancés conservent sur leur territoire les activités qui mobilisent un important capital et une main-d'oeuvre très qualifiée et que les activités requérant un capital plus modeste et une main-d'oeuvre moins qualifiée fassent l'objet de délocalisations. Il a souligné, en effet, la nécessité, pour les entrepreneurs, de tenir compte des avantages comparatifs existant en la matière et d'engager les modifications de spécialisation que commandait la rationalité économique. Il a concédé que ces modifications s'accompagnaient, naturellement, de coûts d'ajustement sensibles, mais a insisté sur le lien entre le progrès économique et le changement. Il a précisé que ce dernier pouvait, en l'espèce, revêtir l'aspect des délocalisations. Il a cité, en exemple, le secteur du textile, relevant le faussement de perspective auquel conduisait fréquemment sur le sujet, selon lui, un regard trop global, mentionnant pour cela la vitalité de l'industrie française du textile haut de gamme. Ajoutant que les processus de production étaient, aujourd'hui, de plus en plus dématérialisés dans la mesure où ils faisaient appel, comme par exemple le secteur de l'automobile, à d'importantes opérations de financement, de marketing ou de design, et soulignant que la spécialisation relative de la France concernait des activités intellectuelles, il a appelé à une vision positive des délocalisations. Il a récusé, d'ailleurs, l'idée que celles-ci puissent être analysées en une technique de dumping social, faisant valoir que le coût de production par travailleur se trouvait étroitement corrélé à la valeur ajoutée par travailleur, et qu'il ne s'agissait en somme, en délocalisant, que d'établir des activités sur le site le plus approprié du point de vue économique. A cet égard, il s'est étonné des nombreux jugements favorables que rencontrait l'aide publique au développement, dont il a relevé qu'elle s'égarait souvent dans des circuits économiquement stériles, en comparaison de l'indifférence que rencontrait l'idée de favoriser l'installation, dans les pays concernés, d'activités qui y trouveraient un terrain approprié au vu de leur plus grand avantage relatif de spécialisation.

Ayant noté que l'explication du niveau du taux de chômage français, de la sorte, ne résidait pas tant dans une destruction excessive d'emplois, qu'on pourrait imputer aux délocalisations, que dans une insuffisante création d'emplois, M. Pascal Salin s'est ensuite attaché à détailler les deux grands obstacles qui, selon lui, empêchaient la rencontre fructueuse de l'offre et de la demande de travail dans notre pays. Il a relevé, en premier lieu, l'importance des prélèvements fiscaux et sociaux, qui dissuadait non seulement l'embauche, eu égard au coût du travail induit, mais aussi les candidatures, compte tenu du faible gain marginal qu'en retirait le chômeur lorsqu'il retrouvait un emploi. Il a pointé, en second lieu, les excès d'une réglementation qui renchérissait le coût du travail et rendait les licenciements particulièrement difficiles. Il a ajouté que ces obstacles créaient, en revanche, une incitation à la recherche d'une moindre contrainte fiscale et réglementaire, c'est-à-dire à la délocalisation. Il a précisé, cependant, que la seule délocalisation dont il convenait de s'inquiéter véritablement consistait dans « l'exil » des cerveaux, de nombreux étudiants de valeur préférant quitter la France au terme de leur formation pour s'installer à l'étranger et y développer une activité qui ne serait pas profitable à leur pays d'origine. Aussi, déconseillant de céder à une quelconque tentation protectionniste, il a prôné, au contraire, la suppression des pénalisations à caractère fiscal ou réglementaire, qui décourageaient les détenteurs de capitaux financiers, (alors que l'accumulation d'une épargne constituait la condition même de l'investissement), aussi bien que les jeunes entrepreneurs potentiels.

M. Jean Arthuis, président, ayant remercié l'orateur pour la clarté de son exposé, a fait valoir que l'intérêt porté par la commission des finances aux délocalisations n'était nullement sous-tendu par le souci de mettre en oeuvre des dispositifs de type protectionniste, mais qu'il se trouvait animé par la recherche des faiblesses de notre système économique, que les phénomènes de délocalisation pouvaient contribuer à mettre en lumière. Il a déclaré partager de nombreux aspects de l'analyse développée par M. Pascal Salin, particulièrement en ce qui concernait le secteur textile et la difficulté de recourir au licenciement, précisant que cette dernière était, sans doute, en partie liée à la tradition sociale française, dans laquelle les grandes entreprises avaient longtemps agi dans le périmètre de l'Etat.

M. Jean-Jacques Jégou s'est, aussi, déclaré en accord avec nombre des propos tenus par M. Pascal Salin, s'agissant notamment des vertus de la délocalisation, même s'il a précisé ne pas souscrire à une vision trop « optimiste » sur le sujet quant aux obstacles fiscaux et réglementaires à la création d'activité et d'emplois en France. Il a interrogé M. Pascal Salin sur les réformes qu'il conviendrait, selon lui, de mettre en place pour remédier aux dysfonctionnements constatés, et lui a soumis, d'autre part, l'hypothèse de l'existence d'une « mauvaise épargne » qui, parce qu'elle restait inactive, ne profitait aucunement au dynamisme économique.

Répondant sur le premier point, M. Pascal Salin, s'agissant d'abord de l'aspect fiscal, a fait valoir qu'il était nécessaire, selon lui, de supprimer la taxation excessive du capital, en particulier celle qui résultait de l'impôt de solidarité sur la fortune, des droits de succession ou du régime d'imposition des plus-values. Il a indiqué, en effet, que, si les taux de ces prélèvements étaient objectivement faibles, il en allait de même du rendement à long terme du capital. Soulignant que l'impôt sur le revenu entravait l'épargne, il a défendu l'idée d'un « impôt sur la dépense globale », qui ne frapperait le revenu, plus-values comprises, qu'après déduction des sommes épargnées, et a souhaité une révision de la progressivité de son barème, mentionnant les bons résultats auxquels avait pu donner lieu ce type de réforme à l'étranger, en Nouvelle-Zélande ou en Estonie notamment. Concernant les obstacles réglementaires, il a principalement mis en avant le besoin de flexibilité du travail, signalant que les mesures destinées à protéger l'emploi comportaient le risque d'effets pervers, dans la mesure où elles pouvaient dissuader les embauches.

Quant à la notion de « mauvaise épargne » évoquée par M. Jean-Jacques Jégou, s'il a admis qu'elle pouvait exister, M. Pascal Salin a néanmoins indiqué qu'il ne pensait pas qu'il y ait trop d'épargne, mais que l'investissement se montrait, lui, insuffisant, alors que l'épargne contribuait à financer, elle, les déficits publics. Aussi a-t-il formé le voeu d'une revitalisation du marché financier, indiquant, d'ailleurs, l'intérêt que revêtirait à cet égard le développement d'un système de retraites par capitalisation.

M. Jean Arthuis, président, a relevé que cette dernière hypothèse pèserait cependant sur la consommation et, partant, entraînerait une baisse du produit de la TVA.

M. Maurice Blin, après avoir remercié M. Pascal Salin pour des propos qu'il a qualifiés de « stimulants », a souligné l'extrême difficulté d'arriver à convaincre l'opinion publique de la nécessité du changement et des réformes, dans un pays fortement attaché, par tradition, à la stabilité.

En réponse, M. Pascal Salin a indiqué qu'il croyait à la possibilité de prouver l'utilité des changements par l'action même, estimant que ce rôle appartenait aux responsables politiques et qu'il ne doutait pas de la capacité des hommes à s'adapter. Relevant que le vrai verrou, en ce domaine, résidait dans les mentalités, il a fait valoir qu'une réforme en profondeur serait vraisemblablement d'autant moins difficilement acceptée par les Français que l'Etat, aujourd'hui, en était venu à incarner, dans de nombreux esprits, la pression fiscale excessive et une réglementation abusivement tatillonne. Il a cependant regretté le conformisme intellectuel qui, d'après lui, sévissait dans notre pays, et a fait observer que le monopole détenu par l'Etat en matière d'enseignement universitaire n'y était, sans doute, pas étranger.

M. Yves Fréville a rejoint cette analyse en mettant l'accent sur l'incompréhension, de la part d'une grande majorité des Français, de la loi économique pourtant cardinale qui était celle de l'avantage comparatif. Il a souligné, d'ailleurs, que les avantages relatifs, aujourd'hui, connaissaient des évolutions considérablement plus rapides que par le passé.

M. Pascal Salin a abondé dans le sens de ces remarques, indiquant en particulier que les changements désormais plus prompts des avantages comparatifs, dans un contexte de mondialisation et de globalisation de l'économie, tenaient principalement à la dématérialisation des processus des productions qu'il avait évoquée. Il a précisé que ces avantages, de fait, se trouvaient à présent établis entre les entreprises elles-mêmes plus fréquemment qu'entre les secteurs où elles intervenaient.

En conclusion, M. Denis Badré, président, a remercié M. Pascal Salin pour la qualité de l'ensemble de ses propos.