Travaux de la commission des finances



- Présidence de M. Alain Lambert, président.

Etats-Unis - Information économique - Offices du Congrès - Audition de M. Joël Bourdin, président de la délégation du Sénat pour la planification

La commission a procédé à l'audition de M. Joël Bourdin, président de la délégation du Sénat pour la planification, sur son rapport au nom de la délégation pour la planification relatif à l'information économique aux Etats-Unis.

A titre liminaire, M. Joël Bourdin, président de la délégation du Sénat pour la planification, a souligné que les Etats-Unis étaient souvent cités en exemple en matière d'information économique et que l'on évoquait en France, avec envie, les Think Tanks, ces instituts indépendants qui publient des études sur les politiques publiques, et surtout les « offices » du Congrès, comme le General Accounting Office (GAO), qui réalise des contrôles et des audits d'administrations à la demande des parlementaires, ou le Congressional Budget Office (CBO), qui publie des évaluations du coût des textes législatifs en discussion.

Il a estimé que ces institutions étaient pourtant mal connues en France, notamment faute d'information disponible en français.

Il a indiqué qu'il avait présenté, devant la délégation du Sénat pour la planification, un rapport d'information qui visait à combler cette lacune en proposant une description très détaillée de l'organisation et du fonctionnement des offices du Congrès, mais aussi des Think Tanks et des services d'études économiques de la Réserve fédérale et des administrations fédérales américaines. Il a précisé que ce rapport était réalisé dans une perspective comparatiste.

En introduction, il a rappelé que comparaison n'était pas raison et qu'il était parfois impossible de transposer directement les pratiques et les institutions américaines, les Etats-Unis étant quatre fois plus peuplés et sept fois plus riches que la France, et les moyens du Congrès étant sans commune mesure avec ceux du Parlement français. A titre d'exemple, il a indiqué que les sénateurs américains avaient en moyenne 35 assistants. Il a ajouté que la Constitution américaine se situait, à bien des égards, aux antipodes du parlementarisme rationalisé à la française, puisqu'elle donnait un pouvoir considérable au Parlement, qui disposait notamment du monopole de l'initiative législative.

M. Joël Bourdin a indiqué que l'étude des institutions américaines était néanmoins riche d'enseignements pour les débats sur l'information économique en France et plus particulièrement pour les réflexions du Sénat sur la réforme de l'ordonnance organique du 2 janvier 1959.

S'agissant de l'information économique en général, il a tout d'abord estimé que les Etats-Unis connaissaient une situation enviable, caractérisée par la volonté des administrations de rendre des comptes, par la sincérité des données budgétaires, par le pluralisme des analyses dans tous les domaines et par l'importance de la contre-expertise indépendante, notamment pour l'évaluation des politiques publiques. Il a exposé que les Etats-Unis avaient ainsi connu, comme la France, des surprises budgétaires, mais que l'affaire de la « cagnotte » y serait inconcevable.

Il a indiqué que ces performances s'expliquaient par un ensemble d'institutions et de bonnes pratiques qui se renforçaient mutuellement, parmi lesquelles il a souligné les garanties apportées à l'exercice de la liberté d'accès aux documents administratifs -information du public sur ses droits, locaux adaptés, listes de documents communicables, gratuité de certaines requêtes, sanctions disciplinaires et pénales contre les fonctionnaires récalcitrants ; mais aussi l'accessibilité des économistes et des statisticiens publics, dont les numéros de téléphones et les adresses électroniques étaient largement diffusées et qui répondaient systématiquement aux questions méthodologiques émanant d'experts extérieurs à l'administration ; enfin, les modalités de publication des principales statistiques économiques et sociales, qui étaient toujours diffusées sous la seule autorité des services statistiques compétents et qui ne pouvaient pas être commentés par des responsables politiques durant l'heure suivant leur publication.

Il a ajouté que l'exemple des Etats-Unis suggérait d'ailleurs que la meilleure manière de limiter les controverses n'était pas le secret et l'isolement, mais bien la transparence des méthodes et la publicité des débats.

Il a estimé que la situation de la France, en matière d'information économique, apparaissait par contraste moins satisfaisante. Il a précisé que la France connaissait en effet un manque de contre-expertise indépendante des administrations dans des domaines aussi essentiels que l'éducation, la fiscalité, les politiques sociales ou l'évaluation des politiques publiques.

Il a indiqué que ce manque de contre-expertise indépendante nuisait à la qualité des débats politiques et sociaux, restreignait l'éventail des préoccupations prises en compte et freinait les progrès de l'analyse économique.

En précisant qu'elles n'avaient à ce stade d'autres objectifs que d'ouvrir un débat, il a alors formulé des propositions relevant du même esprit que celles du rapport de la commission des finances du Sénat sur les lacunes de l'information statistique relative aux administrations publiques et que celles qui sont actuellement élaborées au Sénat dans le cadre de la réforme de l'ordonnance organique du 2 janvier 1959 :

- informer les citoyens, et les journalistes, de leurs droits en matière d'accès aux documents administratifs ;

- compléter la loi du 17 juillet 1978 relative à l'accès aux documents administratifs par des dispositions prévoyant, comme aux Etats-Unis, l'accès aux documents administratifs via le réseau Internet ;

- inviter la Banque de France et les principaux ministères à mieux distinguer entre la communication institutionnelle et politique, l'information factuelle du grand public et les études économiques, qui seraient parfois présentées de manière étroitement entremêlée ;

- diffuser plus largement les fichiers de micro-données fiscales et sociales nécessaires à l'évaluation des politiques publiques actuellement monopolisés par Bercy, alors qu'ils seraient accessibles aux chercheurs indépendants aux Etats-Unis ;

- organiser la diffusion des données relatives à la situation financière des administrations publiques selon les mêmes modalités que celle des statistiques de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) relatives à la conjoncture économique ;

- inviter la Banque de France, qui ne diffuserait pour l'essentiel que des études très descriptives et des travaux de recherche théoriques, à accroître sa contribution scientifique aux débats publics, sa prudence n'ayant plus vraiment ses raisons d'être, et l'ouverture de la Réserve fédérale des Etats-Unis (FED) renforçant sa crédibilité et sa légitimité ;

- assigner pour objectif aux corps d'inspection et de contrôle d'être eux-mêmes des administrations exemplaires, cette idée, qui pouvait paraître iconoclaste en France, constituant pour les Américains une mesure de bon sens, car ceux-ci estiment, non sans fondements, que pour accroître la crédibilité de ses admonestations et de ses préconisations, un corps de contrôle « dédié à la bonne administration », comme l'est le General Accounting Office (GAO), devait d'abord rendre lui-même des comptes ;

- renforcer les moyens ou le nombre des organismes indépendants ayant explicitement pour mission d'établir des ponts entre la recherche universitaire et les débats publics, et disposant d'une « force de frappe » suffisante dans un ou plusieurs des principaux domaines où la contre-expertise indépendante fait aujourd'hui défaut ;

- décloisonner la haute fonction publique, notamment en l'ouvrant aux universitaires, aux chercheurs du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et aux experts des institutions indépendantes, à l'instar des Etats-Unis, où le recrutement par les administrations d'universitaires et de chercheurs des Think Tanks irrigue et diversifie l'expertise publique et où, inversement, les débouchés offerts par la haute fonction publique aux économistes des universités et des institutions de recherche indépendantes les incitent à se tourner vers la recherche appliquée.

S'agissant ensuite de l'information du Parlement, M. Joël Bourdin a souligné à titre préalable que la qualité de l'information du Congrès des Etats-Unis ne reposait pas seulement sur ses offices, mais bien davantage sur l'utilisation coordonnée de l'ensemble de ses sources d'information, de ses instruments d'analyse, de ses pouvoirs de contrôle et de ses prérogatives législatives.

Il a indiqué qu'il serait ainsi souhaitable de sanctionner effectivement les attitudes désinvoltes ou l'obstruction de certains ministères à l'encontre des questions ou des demandes de documents émanant du Parlement.

Il a ajouté qu'il pourrait être également opportun que les personnes nommées en conseil des ministres soient auditionnées sur leur projet quelque temps après leur prise de fonction et prennent ainsi l'habitude de rendre des comptes devant les commissions parlementaires de leur utilisation des deniers publics. Il a estimé que l'expérience des Etats-Unis suggérait ainsi que la définition d'objectifs et d'indicateurs de performance pour les administrations publiques ne sera pleinement efficace que si les gestionnaires publics sont régulièrement auditionnés pour évaluer la performance de leurs services et si le Parlement est prêt à sanctionner les administrations inefficientes.

Enfin, il a estimé que le développement du rôle institutionnel des auditions pourrait s'accompagner du renforcement des droits des minorités de chaque commission.

S'agissant plus précisément des offices du Congrès, M. Joël Bourdin a considéré que leur réussite reposait sur leur caractère bicaméral, qui leur permettait de concentrer des moyens importants ; sur leur indépendance vis-à-vis des organes politiques du Congrès, qui garantissait leur crédibilité scientifique ; sur un accès quasiment illimité à l'information détenue par les administrations publiques ; sur leur transparence méthodologique et la volonté de constituer eux-mêmes des administrations exemplaires ; sur le formalisme des protocoles de saisine et de diffusion, qui préservait notamment les droits de la minorité ; sur le temps indispensable à l'accumulation d'expérience et de crédibilité ; sur la capacité des parlementaires à poser les bonnes questions ; enfin, sur la volonté politique des parlementaires de mettre en oeuvre leurs préconisations.

Il a estimé que l'existence des offices du Congrès était toutefois étroitement liée à ses pouvoirs étendus et que même s'ils disposaient de moyens considérables, d'experts de haut niveau et de procédures internes rigoureuses, ces offices ne constituaient pas une panacée. Il a précisé qu'ils s'étaient ainsi souvent trompés de concert avec les autres instituts de prévision.

Il a exposé que l'étude des offices du Congrès permettait néanmoins d'identifier les difficultés auxquelles seraient confrontées les assemblées parlementaires françaises si elles souhaitaient disposer d'une réelle contre-expertise économique. Il a exposé que des experts au service du Parlement devaient faire face à un dilemme entre l'objectivité scientifique et l'utilité politique de leurs travaux, les parlementaires ayant besoin d'arguments, donc de travaux conclusifs, alors que l'analyse économique objective était souvent bien en peine de fournir des conclusions normatives tranchées. Il a ajouté que la crédibilité des offices du Congrès reposait par ailleurs pour une large part sur leur indépendance vis-à-vis des organes politiques du Congrès, mais que cette indépendance était à double tranchant pour les parlementaires, leurs positions pouvant parfois être prises à contre-pied par les rapports des offices. Enfin, il a indiqué que l'exemple des Etats-Unis suggérait que les débats budgétaires ne gagnaient pas toujours en clarté si les pouvoirs exécutif et législatif s'appuyaient sur des prévisions économiques différentes.

En conclusion de son exposé, M. Joël Bourdin a estimé que le bon fonctionnement des offices du Congrès reposait en tout état de cause sur des moyens humains considérables, qui paraissaient à ce jour hors de portée des assemblées parlementaires françaises, mais que l'exemple des Etats-Unis suggérait quatre propositions alternatives :

- consacrer l'accès du Parlement aux rapports des corps de contrôle de l'État, aux seules exceptions des rapports disciplinaires et des rapports directement préparatoires à la décision gouvernementale, à l'instar des Etats-Unis, où les programmes de travail et les rapports des corps d'inspection interne des agences fédérales sont transmis au Congrès ;

- développer un droit de tirage du Parlement sur les travaux des corps de contrôle et des services d'études du Gouvernement, ainsi que sur les études réalisées par les centres de recherche publics ;

- inviter les corps de contrôle de l'État à renforcer les capacités de contrôle parlementaire via des transferts de technologie, par exemple en diffusant aux services des assemblées leurs guides méthodologiques internes ;

- poursuivre le rapprochement entre le Parlement et la Cour des comptes, l'expérience du GAO suggérant que le renforcement des relations entre le Parlement et la Cour des comptes pourrait être « gagnant-gagnant ».

Un large débat s'est ensuite instauré.

M. Jacques Oudin a tout d'abord rappelé que la France et les Etats-Unis s'inscrivaient dans des positions politiques divergentes caractérisées, d'un côté par une démocratie ouverte, de l'autre, par la tradition de secret de l'Etat et par l'incapacité des administrations publiques de changer leur état d'esprit et leurs habitudes. Il a estimé que la réforme de l'ordonnance organique du 2 janvier 1959 constituait sans doute le meilleur cadre pour bousculer ces habitudes, mais que le rapport de la délégation pour la planification proposait trois pistes importantes : l'accès du Parlement à tous les documents dont dispose le Gouvernement, à l'exception des dossiers individuels et des dossiers en main de justice ; l'audition libre de tout fonctionnaire par le Parlement avec ou sans l'accord de sa hiérarchie ; enfin, la sanction immédiate de tout manquement à une convocation en audition et de tout mensonge au Parlement.

En réponse à une question de M. Michel Moreigne, M. Joël Bourdin a ensuite estimé que parmi les facteurs séparant l'information du renseignement figuraient notamment le secret des affaires, le secret défense et le secret diplomatique. S'agissant toutefois du secret fiscal, M. Joël Bourdin a rappelé qu'un organe spécialisé du Congrès portait une appréciation sur les transactions fiscales consenties par l'administration des impôts.

Après avoir remercié le rapporteur pour la qualité de sa contribution, M. Maurice Blin a alors souligné que l'une des différences majeures entre la France et les Etats-Unis était que l'Etat américain se percevait comme au service du public et de l'électeur, alors que l'Etat français se considérait comme le garant et l'armature de la société. Puis il a demandé quelles étaient les évaluations dont disposaient les parlementaires américains pour l'examen des textes législatifs.

En réponse, M. Joël Bourdin a indiqué que, pour toutes les dispositions législatives en discussion, le bureau du budget du Congrès réalisait un chiffrage de leur impact financier direct, tant pour l'Etat que pour les collectivités locales.

Après avoir souligné l'excellence des parlementaires américains, M. Roland du Luart a observé deux autres différences entre la France et les Etats-Unis : le système des dépouilles d'une part, le non-cumul des mandats d'autre part. Puis il a interrogé le rapporteur sur l'organisation administrative du Congrès.

En réponse, M. Joël Bourdin a indiqué que la majorité et la minorité des commissions du Congrès disposaient de leurs propres collaborateurs politiques, mais que les offices du Congrès employaient des fonctionnaires de carrière qui n'étaient pas concernés par le système de dépouilles.

En réponse à M. Claude Belot, M. Joël Bourdin a ensuite confirmé que les Etats-Unis se caractérisaient effectivement par une méfiance atavique envers l'Etat.

M. Philippe Marini, rapporteur général, a souligné les relations évidentes entre ces analyses et les réflexions de la commission des finances en vue de la rénovation de la procédure budgétaire, en précisant que deux éléments lui paraissaient essentiels : la liberté d'accès pour les citoyens aux documents administratifs et aux jugements formés par les experts publics, d'une part, la mise en concurrence des évaluations et la responsabilité individuelle des experts, d'autre part. Il a ainsi souhaité la création de lieux d'expertise à mi-chemin entre les pouvoirs législatifs et les pouvoirs exécutifs.

Enfin, en réponse à M. Alain Lambert, président, M. Joël Bourdin a confirmé que le Parlement pourrait améliorer la qualité de son travail législatif s'il disposait d'un accès effectif à l'information existante, et il a ajouté qu'il fallait se garder de l'idée selon laquelle l'information économique était toujours une information sophistiquée.