M. Edmond HERVE, rapporteur spécial

INTRODUCTION

Le principe de justice, dans un Etat comme le nôtre, inspire des politiques définies en fonction des sensibilités qui s'expriment, des choix faits, des normes arrêtées, de l'organisation définie et des ressources allouées. C'est alors que l'on peut rencontrer différentes approches.

Chaque période de notre Histoire a sa part dans notre sédimentation juridique et institutionnelle.

Quelles sont, de ce point de vue, les caractéristiques de l'actualité ?

Pour répondre à cette question, nous nous référons à deux interventions qui apportent leur propre éclairage :

- celle de M. Christophe Regnard, Président de l'Union Syndicale des Magistrats (USM), lors de son Congrès des 14 et 15 octobre 2011 ;

- celle du Bâtonnier M. Thierry Wickers, Président du Conseil National des Barreaux (CNB), devant l'Assemblée plénière de celui-ci le 21 octobre 2011.

Le Président Regnard, tout en portant une appréciation diplomatique positive sur l'action du ministère de la justice - « des efforts encourageants qui mériteraient d'être amplifiés » -, lui adresse de sévères critiques. Il ressent de « l'agacement à voir sans cesse présenter le budget du ministère de la justice en hausse alors qu'il stagne ou même diminue ».

A l'appui de ses dires, le Président Regnard évoque un effet de ciseaux. De 2002 à 2010, le nombre d'affaires pénales croit de 46 %, le taux de réponse pénale de 30 %, celui des délits jugés de 55 %, au civil le nombre d'affaires nouvelles augmente de 23 % dans les Cours d'appel, de 37 % dans les tribunaux d'instance et de 58 % dans les TGI. Au cours de cette même période, le nombre de magistrats n'augmente que de 17,8 %, celui des fonctionnaires de greffe de 3,83 %.

Le Président de l'USM livre son interprétation budgétaire pour 2012 : « les budgets de fonctionnement des services civils seront amputés de 20 %, ceux des services pénaux de 23 %, ceux de l'enregistrement des décisions de justice de 16 %. Parallèlement, le budget de l'investissement est en baisse de 41 %... Le budget de développement de l'accès au droit est en baisse de 6 %... L'aide aux victimes est en baisse de 2,74 % ».

Selon lui, il y a atteinte au principe essentiel de la gratuité d'accès au service public de la justice et « tout miser sur la prison », « sur l'enfermement », constitue une impasse car « à de très rares exceptions, tous les détenus finissent un jour par être libérés ».

Après avoir regretté les conditions dans lesquelles les lois sont adoptées, critiqué la loi sur les jurés populaires, évoqué les « affaires sensibles », le Président de l'USM plaide pour... « un vrai pouvoir judiciaire » !

Le Bâtonnier Wickers, président du CNB, demande le respect du droit de choisir son défenseur, principe inscrit dans la Convention européenne des droits de l'Homme. Les avocats ne sauraient se « satisfaire d'un dispositif dans lequel le soin d'expliquer au gardé à vue, les avantages et les inconvénients de la présence d'un avocat reste confié aux policiers ». Après avoir sollicité le regroupement des lieux de garde à vue, il demande la réforme « toujours promise et toujours retardée » de l'aide juridictionnelle afin d'assurer « l'effectivité d'un droit fondamental au profit de nos concitoyens ».

Le CNB a suggéré « la mise à contribution des assureurs de protection juridique mais il a suffi que ces derniers promettent de participer, un jour, au financement de la dépendance pour que cette piste soit abandonnée. Et on a finalement choisi de taxer les justiciables, parce qu'il est toujours plus facile de s'en prendre à un groupe nombreux mais inorganisé, qu'à un lobby peu nombreux mais puissamment structuré ».

En réalité, ce qui inquiète les avocats c'est que l'on puisse imaginer « des futurs sans avocats, dans lesquels, dans un monde globalisé, ils seraient remplacés par des marchands, des systèmes experts ou des réseaux sociaux ».

Récusant l'approche économique « qui semble souvent inspirer les pouvoirs publics » qui ne voient dans les ordres professionnels que des « associations d'entreprises » dont le but premier ne pourrait être que de veiller aux intérêts économiques de leurs membres, le Bâtonnier Wickers s'en réfère à l'éthique professionnelle des barreaux et aux différents contrôles existants.

Voyant l'impérium idéologique du marché, il entend assurer la place du droit, s'opposer au « spectre d'une totale déréglementation, voulue par beaucoup et dont les avocats auraient été les premières victimes ».

Les deux interventions que nous venons de résumer partiellement opèrent sur deux registres différents : l'un porte sur l'aspect budgétaire, l'autre, au travers de la défense d'une profession, sur une philosophie du droit. Deux registres différents, complémentaires et très éclairants pour le citoyen qui a besoin de comprendre pour se prononcer.

Lors de son audition devant la commission des Lois du Sénat, le garde des Sceaux, ministre de la justice et des libertés, s'est limité à la présentation de son projet de budget. Il marque selon lui « un effort de rattrapage [...] nécessaire pour donner au ministère de la justice et des libertés les moyens de répondre aux attentes croissantes des français en matière de justice ».

Effort de rattrapage certes, mais n'est-ce pas également un effort de recentrage pénal ?

Dans un souci d'objectivité, nous exposerons le contenu de ce projet de budget affecté à la mission « Justice », puis nous présenterons nos principales observations.

Au 10 octobre 2011, date limite, en application de l'article 49 de la LOLF, pour le retour des réponses du Gouvernement aux questionnaires budgétaires concernant le présent projet de loi de finances, 100 % des réponses portant sur la mission « Justice » étaient parvenues à votre rapporteur spécial.

I. PRÉSENTATION GÉNÉRALE DE LA MISSION

A. UNE MISSION DÉSORMAIS À SIX PROGRAMMES

En application de l'article 9 de la loi organique n° 2010-830 du 22 juillet 2010 relative à l'application de l'article 65  de la Constitution, un nouveau programme dédié au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) se substitue à l'action qui lui était jusqu'à présent dédiée au sein du programme « Justice judiciaire ». La création de ce nouveau programme vise à mettre en oeuvre la disposition votée par le législateur organique pour assurer l'autonomie budgétaire de cette institution.

Votre rapporteur spécial se félicite de cette création et rappelle qu'elle correspondait à un voeu exprimé depuis 2010 par votre commission .

Il convient, par ailleurs, de rappeler que la mission « Justice » ne comprend pas les juridictions administratives , qui figurent au sein du programme 165 « Conseil d'Etat et autres juridictions administratives » de la mission « Conseil et contrôle de l'Etat ». Cette question avait d'ailleurs été largement débattue lors de l'entrée en application de la LOLF et de la définition du périmètre de la présente mission. Si le bon fonctionnement de la mission « Justice » n'est certes pas entravé par la « sortie » des juridictions administratives, la question reste néanmoins posée de la cohérence d'ensemble du traitement « budgétaire » des juridictions.

B. UNE AUGMENTATION DES CRÉDITS DE 3,5 % EN 2012

La mission « Justice » est dotée, dans le projet de loi de finances pour 2012, de 7,42 milliards d'euros de crédits de paiement (hors fonds de concours 1 ( * ) ), soit une progression de 3,5 % . Ses autorisations d'engagement passent de 8,957 milliards d'euros à 9,795 milliards d'euros, soit une hausse de 9,3 %.

Votre rapporteur spécial rappelle cependant que la progression des dotations ne saurait, à elle seule, suffire à porter un jugement positif sur le projet de budget de cette mission .

Au sein de la mission, les dépenses de personnel absorbent 60,6 % de l'ensemble des crédits.

Le tableau ci-après ventile les crédits, ainsi que les plafonds d'emploi en équivalent temps plein travaillé (ETPT).

Les crédits de paiement de la mission « Justice »

Source : d'après le projet annuel de performances annexé au projet de loi de finances pour 2012

C. LE LÉGER DÉPASSEMENT DES PLAFONDS FIXÉS PAR LA PROGRAMMATION TRIENNALE

La loi n° 2010-1645 du 28 décembre 2010 de programmation des finances publiques pour les années 2011 à 2014 a fixé des plafonds d'autorisations d'engagement et de crédits de paiement à la mission « Justice » pour la période 2011-2013. Toutefois, comme le montre le tableau ci-dessous, cette trajectoire budgétaire n'est pas respectée en 2012 pour la présente mission.

L'évolution triennale des crédits de la mission « Justice »

(hors compte d'affectation spéciale « Pensions »)

(en millions d'euros)

Loi de finances pour 2011

Loi de programmation des finances publiques (LPFP)

Exercice 2012

PLF 2012

au format LPFP

PLF 2012*

Autorisations d'engagement (AE)

7 661

8 375

8 414

9 795

Crédits de paiement (CP)

5 842

5 998

6 039

7 421

* Ce montant tient compte des modifications de périmètre et de transferts impactant la mission

Source : d'après le projet annuel de performances annexé au projet de loi de finances pour 2012

Concernant les autorisations d'engagement, le dépassement s'élève 39 millions d'euros à périmètre constant, soit 0,5 % du montant prévu par la programmation triennale. L'écart est comparable s'agissant des crédits de paiement (à périmètre constant) dans la mesure où il correspond à 41 millions d'euros , soit 0,7 % de l'autorisation accordée dans le cadre de la programmation triennale.

D. LA POURSUITE DE LA RGPP EN 2012

L'année 2012 verra se poursuivre la mise en oeuvre de la RGPP au sein de la présente mission. Le Conseil de modernisation des politiques publiques (CMPP) du 30 juin 2010, confirmé par le CMPP du 9 mars 2011, a plus particulièrement retenu, pour la période allant de 2011 à 2013, des mesures portant sur « la modernisation de l'organisation et du fonctionnement des juridictions et du système pénitentiaire », sur « la rationalisation des fonctions support » et « la simplification des démarches pour les citoyens ».

Selon les informations recueillies par votre rapporteur spécial auprès du ministère de la justice et des libertés, « près de 400 emplois équivalent temps plein travaillé (ETPT) » devraient être supprimés du fait des mesures suivantes (dont certaines ont déjà débuté) :

- la réorganisation des implantations immobilières parisiennes du ministère, à travers notamment un site unique pour l'administration centrale (hors place Vendôme) et la libération des locaux de l'école nationale de la magistrature (ENM) sur l'île de la Cité ;

- la professionnalisation de la fonction achats, à travers une politique d'achats optimisée ;

- la redéfinition du traitement des frais de justice, en lien avec une meilleure politique d'achats et un meilleur suivi des prescriptions ;

- la suppression de la présence humaine dans la majorité des miradors des maisons d'arrêt, un audit ayant permis d'identifier les miradors qui pourront être remplacés par un système de vidéosurveillance et des équipements adaptés ;

- la poursuite du recentrage de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ) sur le pénal ;

- la poursuite de la réduction du nombre de transferts de détenus (- 5 %) du fait d'un recours accru à la visioconférence ;

- la mutualisation des fonctions support des services déconcentrés.

Au total, sur la période allant de 2011 à 2013, le ministère annonce la suppression de 1 726 ETPT et une réduction de plus de cent millions d'euros des crédits de fonctionnement.

E. LES IMPASSES DE LA MISSION « JUSTICE »

1. Des avancées...

Au sein de la mission « Justice », des progrès ont été enregistrés au cours des dernières années.

Tout d'abord, comme l'a souligné votre rapporteur spécial, alors notre collègue Roland du Luart, dans son rapport d'information sur la formation des magistrats et des greffiers en chef à la gestion 2 ( * ) , il faut saluer le développement d'une culture de gestion conforme à l'esprit de la LOLF au sein de l'institution judiciaire dans son ensemble.

En outre, les efforts de la loi n° 2002-1138 du 29 septembre 2002 d'orientation et de programmation pour la justice (LOPJ) en faveur des effectifs ont porté leur fruit s'agissant des emplois de magistrat dans le cadre du programme « Justice judiciaire ». Le nombre de magistrats en juridiction répond désormais de façon plutôt satisfaisante aux besoins .

Enfin, la mise en oeuvre de la LOPJ a également permis de dégager des moyens substantiels pour la rénovation et la construction d'établissements pénitentiaires et les conditions de détention s'améliorent 3 ( * ) .

2. ... qui ne doivent cependant pas occulter de lourds problèmes

Malgré ces avancées, la mission « Justice » se caractérise aussi par un certain nombre de problèmes lourds, qui n'ont toujours pas été résolus .

Le principal point « noir » réside encore dans la vétusté de certains établissements pénitentiaires et la surpopulation carcérale, qui reste hélas toujours d'actualité . Ce constat renvoie à des dizaines d'années d'insuffisance. Mais force est de constater que ces lacunes, trop bien connues et depuis trop longtemps, se conjuguent pour créer une situation tout à la fois attentatoire à la dignité humaine et source de promiscuité , donc facteur de « contagion » de la délinquance .

Il est de l'honneur de la République de poursuivre son effort, notamment budgétaire, en vue de parvenir à surmonter cette terrible impasse .

Par ailleurs, depuis 2009, l'institution judiciaire renoue avec la difficulté de maîtriser la dynamique à la hausse des frais de justice . Il nous faut en connaître les causes. Au début des années 2000, ces frais avait connu une progression exponentielle, analysée par votre rapporteur spécial, alors notre collègue Roland du Luart, dans son rapport d'information sur « La LOLF dans la justice : indépendance de l'autorité judiciaire et culture de gestion » 4 ( * ) et dans celui consécutif à l'enquête demandée à la Cour des comptes en application de l'article 58-2° de la LOLF 5 ( * ) . Ils avaient ensuite été contenus, entre 2006 et 2008, sous le double effet bénéfique de mesures volontaristes décidées par la Chancellerie et d'une prise de conscience salutaire de la part des magistrats prescripteurs. Cette maîtrise avait été obtenue sans remise en cause de la liberté de prescription du magistrat.

Cependant, depuis trois ans maintenant, les fins d'exercice budgétaire se caractérisent à nouveau par des problèmes récurrents de paiement dans les juridictions .

L'évolution des effectifs en juridiction et, plus particulièrement, celle du nombre de greffiers représentent également un sujet de préoccupation de votre rapporteur spécial. Si la LOPJ a débouché sur un niveau de créations d'emplois de magistrat satisfaisant, le rythme de sortie et le volume des promotions de l'école nationale des greffes (ENG) ne permet, en revanche, toujours pas de compenser le manque actuel de greffiers au regard du nombre de magistrats. L'allongement de la durée de scolarité à l'ENG (passée de 12 à 18 mois en 2003) ainsi que la pyramide des âges des greffiers (avec de nombreux départs à la retraite dans les années à venir) constituent autant de circonstances aggravantes au regard de ce déséquilibre relatif des effectifs.

Dans le même temps, la réorganisation de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) s'accompagne, sous l'empire de la RGPP, de réductions d'emplois importantes. Soumettant les services de cette direction à rude épreuve, cette logique de suppression des postes remet en cause le potentiel opérationnel des équipes sur le terrain .

Enfin, le coût de l'accès à la justice n'a cessé de s'alourdir au cours de la période récente . La multiplication des taxes à la charge du justiciable (droits de plaidoirie, contribution pour l'aide juridique, droit devant être acquitté lors de l'introduction d'une instance en appel) porte atteinte au principe d'égalité devant la justice, en élevant une barrière invisible, mais bien réelle, à l'entrée des prétoires.


* 1 Les fonds de concours et les attributions de produit s'élèvent pour la mission « Justice » à 6,3 millions d'euros en 2012.

* 2 Sénat, rapport d'information n° 4 (2006-2007) : « La justice, de la gestion au management ? Former les magistrats et les greffiers en chef à la gestion ».

* 3 Cf . par exemple, Sénat, rapport d'information n° 549 (2010-2011), « La justice entre deux eaux dans l'Océan indien », Roland du Luart.

* 4 Sénat, rapport d'information n° 478 (2004-2005).

* 5 Sénat, rapport d'information n° 216 (2005-2006) « Frais de justice : l'impératif d'une meilleure maîtrise ».