Mercredi 7 décembre 2016

- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères et de la défense, et de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes -

La réunion est ouverte à 8 h 35.

Audition de Mme Sylvie Bermann, ambassadeur de France auprès du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord

Audition conjointe avec le groupe de suivi sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l'Union européenne.

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères et de la défense. - Nous sommes très heureux d'accueillir Mme Sylvie Bermann, ambassadeur de France auprès du Royaume-Uni. Nous lui souhaitons la bienvenue et allons lui laisser rapidement la parole au sujet des procédures relatives au Brexit, du calendrier, mais aussi des changements qui s'opèrent.

Quelques-uns d'entre nous se trouvaient à l'ONU cette semaine : d'un entretien avec le représentant du Royaume-Uni au Conseil de sécurité on retire la proximité de son pays avec les États-Unis. Il existe donc déjà un changement, à l'intérieur du P5, où déjà le Brexit se ressent dans les faits.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Je joins mes propos de bienvenue à l'adresse de Mme Bermann à ceux du président Raffarin.

Merci d'avoir bien voulu venir à notre rencontre, madame l'ambassadeur, pour nous entretenir du Brexit et de la refondation de l'Union européenne.

Mme Teresa May a indiqué que la notification prévue par l'article 50 du traité serait opérée d'ici fin mars, mais des incertitudes demeurent sur la position du Royaume-Uni, notamment à la suite de la récente décision de la Haute Cour de justice, qui demande que le Parlement soit associé à la procédure. Tout cela donne l'impression d'une certaine confusion. Quelle est votre appréciation sur la situation actuelle ?

Nous avons des interrogations sur la façon dont l'Union européenne s'organise pour aborder la négociation, qui promet d'être difficile - en dépit du début de clarification dans Les Échos de ce matin au sujet des propos de Michel Barnier. Chaque institution a déjà désigné ses négociateurs, mais nous sommes aussi intéressés par le fait de savoir quelle organisation se met en place au Royaume-Uni. Que pouvez-vous nous dire sur ce point ?

Nos préoccupations portent aussi sur l'impact de la décision britannique sur plusieurs secteurs économiques qui ont de nombreux échanges avec le Royaume-Uni. Quelle est votre analyse ?

La question des places financières est également centrale, avec en particulier de grands enjeux pour la place de Paris. Nous en avons débattu avec Gérard Mestrallet. On ne peut accepter que les activités de chambre de compensation soient situées en dehors de l'Union européenne. Après le Brexit, il ne devra plus être possible de vendre des services financiers dans toute l'Union européenne à partir d'une base extérieure à celle-ci. Quelle est votre appréciation ?

Nous sommes aussi fréquemment interrogés sur les perspectives des ressortissants européens résidant au Royaume-Uni. Réciproquement, les Britanniques installés sur le continent s'inquiètent. Quel est l'état d'esprit des Français établis au Royaume-Uni ? Comment cette question peut-elle évoluer ?

Mme Sylvie Bermann, ambassadeur de France auprès du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord. - Messieurs les présidents, Mesdames et Messieurs les sénateurs, merci pour cette invitation.

Je ne sais si je pourrai être plus précise que la fois précédente. En effet, les mots les plus courants de ceux qui ne souhaitaient pas le Brexit sont : « What a mess ! -Quelle confusion !- ». Personne n'ayant anticipé le Brexit, ni les partisans ni les opposants, les Britanniques se trouvent à présent dans une situation extrêmement difficile, et Theresa May obéit à des injonctions contradictoires.

Il n'existe plus, en théorie, ni « Remainers » ni « Brexiters », mais la division du pays est en fait très forte. Les anciens « Remainers » sont surnommés « Remoaners » - ceux qui geignent ou qui se plaignent - et les Brexiters se divisent aujourd'hui entre « soft », « hard », « black », « white », « grey ». Cependant, comme le dit Theresa May, tout le monde est désormais « Brexiter ».

Pour autant, personne ne sait quelle forme prendra le Brexit. Le débat porte largement sur l'accès au marché intérieur - et le maintien ou non dans l'union douanière -, en contrepartie de limitations à l'immigration.

Selon l'analyse de Theresa May et de la majorité des observateurs du Royaume-Uni, le référendum n'a pas porté sur l'Union européenne mais sur l'immigration.

La préoccupation du Royaume-Uni visait essentiellement les migrants en provenance des pays de l'Union européenne, dont le nombre est inférieur à celui des autres pays. J'explique très souvent aux Britanniques que nous ne parlons pas de migrants de l'Union européenne mais de citoyens de l'Union européenne et que l'on fait la différence avec l'immigration qui vient de l'extérieur. Ils ont du mal à le comprendre, qu'il s'agisse des partisans du maintien dans l'Union européenne ou du Brexit. Tous estiment que l'Union européenne devra changer du fait de l'immigration. C'est un des éléments très important de leur approche du Brexit et des négociations.

Il est certain qu'ils veulent obtenir des assurances concernant la limitation de l'immigration, que ce soit en termes de contrat de travail ou de frein d'urgence. Ils ne se sont pas encore prononcés sur ce point. Cela étant, ils vont rencontrer certaines difficultés, car ils ont besoin d'une immigration de talent. Même si les partisans du Brexit disent qu'ils sont prêts à accueillir celle-ci, un autre type d'immigration pose problème, celle de l'immigration de travailleurs non-qualifiés dans l'agriculture et le bâtiment notamment. Une centaine de nouvelles tours sont en construction à Londres : ils ne pourront pas les réaliser sans les travailleurs polonais en particulier.

Concernant l'accès au marché intérieur, les Britanniques envisagent d'engager la négociation secteur par secteur, ce qui constitue une difficulté. En effet, ils estiment que l'Union européenne est excédentaire et qu'elle a besoin d'exporter ses produits. C'est, selon eux, le cas de la France en matière de produits agricoles. Ils estiment que notre pays a donc intérêt à trouver un accord.

C'est la raison pour laquelle ils espèrent « saucissonner » la négociation secteur par secteur.

Cela étant, ils n'ont pas encore tranché. Quelques indications ont été données par le ministre du Brexit, David Davis, sur une possibilité de contribuer au budget de l'Union européenne en contrepartie d'un accès, même limité, au marché. Quand on évoque les quatre libertés, les Britanniques nous répondent qu'elles sont incomplètes, en particulier en ce qui concerne le marché, puisqu'il n'existe pas de libre circulation des services.

Ils espèrent donc que les choses se passeront bien et que l'on trouvera un accord fondé sur une transaction, ce qui constitue l'approche britannique courante. Cela ne l'a pas été le cas durant le référendum sur le Brexit dominé par les émotions, mais c'est ce qu'ils espèrent de la part des Européens.

Ce sont là les points centraux et visibles de la négociation. Ceux qui ont voté se sont plus ou moins prononcés sur ces sujets ou ont une idée à ce propos. Il reste néanmoins d'autres points concernant les questions de sécurité, l'accès à tous les instruments - Europol, PNR, ou système d'information de Schengen. Il est dans l'intérêt de chacun d'obtenir des informations. C'est une question de sécurité des ressortissants.

J'ai été l'invitée d'honneur du ministère de l'intérieur à l'occasion de sa réunion annuelle. Quand j'ai évoqué la question, ils m'ont assurée qu'ils resteraient dans ce cadre. Theresa May y est d'ailleurs favorable.

S'agissant de la défense européenne, nous aurions selon les Britanniques plus besoin d'eux qu'ils n'ont besoin de nous, parce qu'ils disposent d'avions, d'hélicoptères, de capacités de commandement. Ils souhaitent continuer à agir comme par le passé dans ce domaine.

Beaucoup de Britanniques ont estimé avoir adhéré à un marché commun qui est devenu aujourd'hui une union politique dont ils ne voulaient pas. Le paradoxe est qu'ils risquent donc de quitter le marché intérieur s'ils n'obtiennent pas d'accord, mais de rester dans la partie politique concernant la sécurité et la défense.

Tout cela ne passe toutefois pas dans l'opinion publique, qui ne sait absolument pas de quoi il retourne ni quel est le rôle le Royaume-Uni dans le monde en termes de sécurité et de défense.

Mme May a arrêté le calendrier de déclenchement de l'article 50 au 31 mars. Le gouvernement a précisé qu'il ne le ferait pas au moment de la célébration du traité de Rome, pour ne pas être provocateur. Ils visent donc théoriquement cette date.

Est-ce réalisable, compte tenu de la procédure engagée devant la Haute cour et l'appel devant la Cour suprême ? En théorie, oui. David Davis affirme que ceci a été anticipé. Le jugement de la Haute cour a constitué un choc pour le gouvernement, qui était convaincu que la thèse de la prérogative royale et d'une décision reposant uniquement sur le Premier ministre était parfaitement recevable.

Cela n'a pas été le jugement qu'a porté la Haute cour, qui a estimé que cette prérogative royale, qui remontait au Moyen Âge, n'était pas adaptée au traité avec l'Union européenne.

Curieusement, Mme May a fait appel devant la Cour suprême. Cela a étonné beaucoup de gens. Ce matin, des échos dans la presse britannique laissaient entendre qu'elle allait saisir le Parlement.

Une caricature très amusante, parue dans le Times au moment où la Haute cour rendait son jugement, représentait Mme May disant au juge que le peuple britannique avait voté pour la prééminence du Parlement britannique, pour que les lois soient des lois britanniques, rendues par des juges britanniques, dans des tribunaux britanniques. Elle ajoutait : « Mais pas maintenant ! ». Ceci montre assez bien la contradiction qui existe entre le souhait de souveraineté incarné par Westminster et le fait de lui dénier le pouvoir de se prononcer sur l'invocation de l'article 50.

Cela étant, d'après mes contacts avec les parlementaires, ceux-ci ne peuvent s'opposer à la volonté du peuple. Au moment du jugement de la Haute cour, on a vu des articles extrêmement choquants, en particulier dans le Daily Mail, désignant les juges comme ennemis du peuple, ce qui est extrêmement déplaisant dans ce monde britannique généralement assez feutré.

Un débat et un vote vont avoir lieu au Parlement en mars. Le gouvernement espère limiter le texte à une ligne et demie en évitant les amendements, mais le speaker de la Chambre des communes a dit un jour qu'il ne connaissait pas de loi qui ne soit pas amendable. Les parlementaires pourront difficilement s'opposer à la volonté du peuple. Le débat va durer quelques jours, avant de passer devant la Chambre des Lords.

Les parlementaires sont en majorité pro-européens, même ceux du parti tory. Les Lords essaieront de faire passer des amendements, mais beaucoup pensent que ce serait pour eux suicidaire de s'opposer à l'invocation de l'article 50.

On verra si le calendrier est tenable ou non. S'il ne l'est pas, les choses seront repoussées de très peu.

Vous avez posé la question de la relation avec les États-Unis. On se réfère très souvent à la phrase de Churchill disant qu'entre le continent et le grand lange, il choisirait toujours le grand large. Le problème vient aujourd'hui du fait que le grand large ne s'intéresse que très peu à l'Europe. C'est un voeu pieux des Britanniques d'entretenir des relations spéciales avec les États-Unis. Le Royaume-Uni est très affaibli. Il n'aura plus aucune influence au sein de l'Europe. Pour les États-Unis, ce sera un partenaire moins important, et je ne pense pas qu'ils fassent beaucoup de cadeaux au Royaume-Uni, même si Boris Johnson tient des propos en ce sens, tout comme le représentant britannique à New York.

Ils sont très inquiets de l'élection de Donald Trump et ne savent dans quel sens vont les choses. Il n'est pas évident que ce soit dans le leur. Ils répètent qu'ils quittent l'Union européenne mais non l'Europe. Je ne sais comment ils pourraient quitter l'Europe. Où seraient-ils alors, à moins de constituer un nouveau continent ? Ils affirment pouvoir développer une politique globale, mais rien ne les en empêchait auparavant.

Lorsque j'étais en Chine, les Allemands faisaient quatre fois mieux que les Britanniques en termes d'exportations. Rien ne les empêchait de les surpasser. En Inde, les Allemands font deux fois et demie mieux que les Britanniques. Les visites que Theresa May a effectuées ont dû l'échauder un peu. Elle n'a pas été accueillie avec chaleur au G20, en Chine, et les Japonais, qui ne sont généralement pas très catégoriques, l'ont été particulièrement au sujet des conséquences négatives du Brexit. Quant aux Indiens, qui sont de très difficiles négociateurs, ils ont expliqué à Theresa May qu'ils avaient besoin de visas pour leurs étudiants. Elle a répondu que ce n'était pas possible, qu'ils pouvaient faire des efforts en ce qui concerne les hommes d'affaires, mais non pour les étudiants.

Je ne pense donc pas que leur discours sur une politique globale après leur sortie de l'Union européenne puisse avoir beaucoup de succès. Le Royaume-Uni met avant ses relations avec l'Australie. Ce pays représente moins de 1 % de leurs échanges, alors que ceux qu'ils réalisent avec l'Union européenne s'élèvent à 44 %. Je pense qu'il y a une volonté de la part des dirigeants britanniques et de leurs représentants de présenter une situation bien plus rose qu'elle ne l'est.

Quant à l'organisation du gouvernement et de l'administration, on a vu que Theresa May avait nommé les « trois mousquetaires », dont la mésentente est de notoriété publique. Boris Johnson n'aura pas de rôle dans la négociation, et la presse le dit marginalisé par Theresa May. Liam Fox, ministre du commerce extérieur, ne peut négocier un accord tant que le Royaume-Uni est dans l'Union européenne et dans l'union douanière. Certains pensent qu'il pourra même démissionner, faute de véritable emploi. C'est donc David Davis qui mènera la négociation. Il est censé le faire avec Michel Barnier, sous l'autorité du Conseil européen.

Je pense que Theresa May désirera rencontrer les chefs d'État un par un, comme David Cameron l'avait fait durant la négociation, et comme elle avait commencé à le faire aussitôt après le Brexit, à Paris, lors de sa rencontre avec le Président Hollande.

Le plus important est l'unité des Européens. La presse répète régulièrement que la France est la plus dure et veut punir le Royaume-Uni, alors que l'Allemagne est beaucoup plus pragmatique et qu'elle est prête à un accord. Pour le moment, il n'y a pas d'indication en ce sens, mais les choses peuvent évoluer, et les Britanniques entendent trouver des soutiens, en particulier dans les pays scandinaves. L'union qui a été constatée au sommet de Bratislava risque de se distendre. C'est là-dessus qu'ils misent.

S'agissant de la place financière, les banquiers et la City sont effectivement très inquiets. Leurs représentants également. Je suis très souvent invitée par l'association des banquiers, par City UK, par le représentant de la City. Ils sont paralysés face au sentiment que le vote en faveur du Brexit les visait également. Ils n'osent donc pas s'exprimer à voix haute. Ils savent qu'ils vont perdre de l'ordre de 10 % en emplois et en activités. La City demeurera évidemment. Beaucoup disent que c'est New York, plus que l'Europe, qui va profiter des mouvements de retour car certaines activités sont jugées non-rentables sur le continent.

Certaines banques pourront néanmoins y installer certaines de leurs activités. M. Noyer a été nommé pour attirer des banquiers en France. Selon mes contacts dans ce milieu, la perception, pour être franche, est que la France n'est pas la mieux placée, du fait de la rigidité du marché du travail et des lois fiscales, considérées comme imprévisibles. Je répète ce qu'ils m'ont dit : selon eux, la France n'est pas « business friendly » - même s'ils ne sont pas enchantés d'aller à Francfort ou Dublin pour d'autres raisons.

Enfin, la mobilisation est double en ce qui concerne les ressortissants européens.

D'une part, les parlementaires ont honte de ce qui s'est passé dans le pays - meurtre de deux ressortissants polonais, violences, utilisation de termes comme : « Vermines de Polonais, quittez ce pays ! ». Cela s'étend d'ailleurs au-delà. Pour certains, le Brexit signifie : « Tous dehors ! ».

Les parlementaires, très embarrassés, ont créé, avec le soutien du gouvernement, un programme de lutte contre les crimes raciaux pour dénoncer les insultes et les violences.

D'autre part, les « Brexiters », qui savent bien que tout ceci est embarrassant, voudraient régler le problème avant les négociations. Ils souhaiteraient que Theresa May assure aux ressortissants européens qu'ils pourront rester et régler ainsi la question.

Ce n'est pas ainsi que la négociation se passera. Je ne suis pas sûre que ce soit le sujet le plus inquiétant. Il y a à peu près autant de ressortissants britanniques en Europe que de ressortissants européens au Royaume-Uni. Je ne pense pas qu'il devrait y avoir de problèmes pour ceux qui y sont déjà installés.

Il règne cependant une certaine inquiétude. Des démarches ont déjà été engagées pour obtenir des autorisations de résidence permanente. Certains demandent également la nationalité britannique. Ils seront pragmatiques et voudront pouvoir travailler au mieux.

L'inquiétude plane également sur les frais de scolarité, car le régime commun coûte très cher. C'est une préoccupation pour les universités et pour les Britanniques, qui touche les échanges en matière de sciences et le budget des universités, auquel participent les étudiants étrangers.

La confusion demeure, même si les Britanniques travaillent à l'élaboration de propositions. Les injonctions étant contradictoires, les choses sont très difficiles.

Pour le moment, les Britanniques veulent le meilleur accord possible. Du côté européen, on leur explique que les quatre libertés sont indivisibles. La négociation n'a pas commencé et le climat ne s'est pas encore détérioré. On est dans une « drôle de guerre ». Quand la négociation débutera, les choses se durciront, et la France, ainsi que je le disais, sera sans doute dénoncée comme étant le pays le plus dur.

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères et de la défense. - La parole est aux commissaires.

M. Christian Cambon. - Que se passera-t-il si la négociation échoue et qu'il y a pas d'accord ?

M. Jacques Gautier. - Madame l'ambassadeur, vous avez évoqué le volet relatif à la défense et insisté sur l'importance du Royaume-Uni en la matière.

Pensez-vous qu'il soit possible, dans le cadre du Brexit, d'officialiser des liens entre Européens et Britanniques en matière de défense, sous forme d'un élargissement à tous les partenaires de Lancaster House ?

M. Richard Yung. - Vous avez évoqué l'idée qu'une partie de la finance pourrait retourner aux États-Unis. C'est une idée que l'on entend, mais qui me paraît totalement irréaliste.

C'est une menace des Britanniques qui n'a pas de sens, dans la mesure où le seul intérêt pour ces banques d'être à Londres vient précisément du fait qu'elles peuvent avoir accès au marché européen. Si elles sont établies à New York, ce ne sera plus le cas - sauf accord global entre les États-Unis et l'Europe, ce que personne ici n'envisage ni ne souhaite.

C'est là un argument de pression quelque peu pervers, sur lequel on doit cependant rester ferme, de même qu'on ne doit pas accepter que les banques anglaises et américaines puissent travailler librement sur le marché européen.

M. Alain Gournac. - Madame l'ambassadeur, existe-t-il une date à laquelle les Britanniques sont tenus de prendre une position ? Que peuvent-ils faire pour contourner celle-ci ?

Par ailleurs, ressentez-vous une envie des banquiers londoniens de venir en France ? J'ai lu quelque part qu'une banque spécialisée s'était déjà installée à Paris...

M. Jacques Legendre. - Madame l'ambassadeur, la situation à Calais a changé, mais existe-t-il un rapport entre le Brexit et la position que les Britanniques pourront prendre vis-à-vis des enfants immigrés bloqués en France, et qu'ils ne veulent pas accepter ?

Vous avez par ailleurs affirmé que les Britanniques étaient braqués à l'égard des Européens qui travaillent chez eux, en particulier les Polonais. Ceux que nous avons retenus à leur demande à Calais n'étaient pas des Européens. Quelle est leur position vis-à-vis des étrangers non-Européens désirant entrer au Royaume-Uni actuellement ?

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères et de la défense. - J'aimerais prolonger ce que disait Jean Bizet en matière de politique étrangère. Que fait la France et que peut-elle faire pour resserrer les liens européens face à cette nouvelle donne ? Il est préoccupant de considérer que les États-Unis sont tentés de définir leur propre Europe, tout en condamnant l'Union européenne.

Le Brexit a d'une certaine manière ouvert la géographie européenne. Il existe une vision américaine de l'Europe. La Chine, avec la « Route de la soie », a choisi une Europe à seize plus un. Elle dessine aussi son Europe, tout comme la Russie, avec l'OTAN.

Tout le monde semble avoir une vision géopolitique de l'Europe - sauf peut-être les Européens - ce qui est très préoccupant pour sa propre dynamique.

Mme Sylvie Bermann. - Tout d'abord, il existe une possibilité d'étendre la négociation en cas d'accord unanime des autres pays.

Par ailleurs, les Britanniques estiment qu'il est impossible de régler toutes les questions en deux ans. On peut régler le problème du divorce, mais non celui des relations avec l'Union européenne.

Pour « ne pas tomber de la falaise » - pour reprendre leur expression - les Britanniques réfléchissent à un accord de transition, même si cela n'a pas encore été formulé. Cela peut prendre un certain nombre d'années.

En ce qui concerne la date butoir, il en existe en fait deux différentes. Pour les Européens, la date est celle de 2019 et des élections au Parlement européen. Pour les Britanniques, la date est davantage celle des élections britanniques, c'est-à-dire 2020. Cela étant, ils espèrent aller le plus vite possible.

Michel Barnier a parlé d'une durée de dix-huit mois pour recueillir l'accord des États membres et du Parlement. Je ne sais pas si c'est tenable ou non. Theresa May avait dit au Président de République, en juillet, qu'il leur fallait du temps pour se préparer et élaborer des options, mais que la négociation serait ensuite plus rapide. Je pense encore une fois que celle-ci sera bien plus difficile qu'ils ne l'imaginent.

En matière de défense, Français et Britanniques partagent une relation de défense exceptionnelle, que ce soit en termes capacitaires ou en termes d'échanges d'officiers - quarante-six de chaque côté dont certains qui participent directement au combat. On a créé une force conjointe qui peut monter jusqu'à dix mille hommes. On intervient conjointement au Conseil de sécurité. Je pense que la dimension bilatérale demeurera.

La dimension européenne intéresse aussi les Britanniques. Ce sont eux qui commandent la force Atalante, à Northwood. Ils sont également intéressés par l'Agence de défense européenne, ainsi que par des opérations comme Sophia, en Méditerranée. Ils y participent et l'ont présentée avec nous au Royaume-Uni. Le problème est de savoir comment faire.

Il y a quatorze ans de cela, j'étais ambassadeur au Comité politique et de sécurité de l'Union européenne (CoPS), qui monte les opérations de sécurité de l'Union européenne. Qu'il s'agisse du plan de commandement ou du plan d'opération, tout est fait au COPS. Ils n'y seront plus.

Ils imaginent des statuts d'observateurs, qui leur permettraient d'y être ou d'être associés. Pour le moment, on n'en sait rien. Très peu ont travaillé là-dessus. Les Britanniques se sentent plus libres dans ce domaine, l'électorat britannique ne s'étant jamais prononcé sur ces questions. Ils pensent donc disposer d'une marge de manoeuvre plus importante.

Pour ce qui est de la question des banques, on peut effectivement s'interroger sur le retour à New York. C'est en tous cas ce que nous disent des banquiers, y compris ceux qui sont favorables au maintien dans l'Union européenne ou qui souhaitent obtenir un accord aussi proche que possible des conditions initiales. Ils affirment que le fait d'ouvrir des sièges ou des succursales sur le continent leur reviendrait plus cher, pour des activités qui ne sont pas indispensables.

Ils font valoir qu'il existe un système d'équivalence avec New York. Tout cela n'est pas clair. Nous avons intérêt à maintenir nos démarches. Démarches qu'ils nous reprochent d'ailleurs, mais je leur réponds que nous sommes dans un système de libre concurrence. Ce sont eux qui nous l'ont appris : ils peuvent donc difficilement le contester.

Les banquiers nous disent qu'ils espèrent le meilleur et se préparent au pire. Ils sont en train de mettre en place un dispositif qui sera activé si l'accès au marché unique est impossible et s'ils perdent le passeport européen, tout en espérant que des accords interviendront d'ici là. Il faut compter environ deux ans pour que les transferts s'opèrent.

Les retours sont peu nombreux, si ce n'est ceux d'HSBC, qui possède déjà une implantation en France, et qui n'a donc rien à créer. C'est plus facile.

Calais constitue une épine qu'on a retirée du pied de la Grande-Bretagne. Ils sont conscients des voix qui appellent en France à dénoncer les accords du Touquet. Les Britanniques se sont félicités de l'accord intervenu. Ils ont accepté jusqu'à présent trois cent soixante-dix mineurs et examinent le cas d'un certain nombre d'autres. Des polémiques sont en train de naître au Royaume-du fait de l'âge de certains d'entre eux, qui sont majeurs. Cela a fait la première page des journaux. Nous maintenons la pression.

Pour ce qui est de la perception des étrangers, certains estiment que les Britanniques font preuve d'hypocrisie. On parle essentiellement de ressortissants européens. En réalité, l'hostilité aux étrangers est bien plus large - encore que d'autres disent qu'ils ont tellement l'habitude de voir des gens du Commonwealth que cela choque moins que des Polonais !

Le problème vient du solde migratoire net de trois cent trente mille. Dans certaines villes, les étrangers sont devenus majoritaires.. Les Britanniques ont le sentiment que les étrangers prennent la place de leurs enfants. En outre, les enfants issus de l'immigration sont meilleurs que les enfants des classes défavorisées britanniques. C'est un vrai problème social, qui doit être réglé. C'est pourquoi Theresa May essaye de définir une politique industrielle, afin de régler la situation des personnes sans qualification. Au Royaume-Uni, le taux de chômage est seulement de 4,8 %, mais il est plus fort dans les populations blanches déclassées. C'est une autre difficulté, à laquelle il faudra remédier, mais cela n'a rien à voir avec l'Union européenne.

Quant à l'Europe elle-même, c'est à elle de se construire, de se définir et d'avoir des projets. C'est ce qui a été fait à Bratislava.

Le risque est que les autres pays souhaitent diviser Union européenne et jouer sur ses faiblesses. Vous avez évoqué la Chine. Le concept de seize plus un est antérieur au Brexit. Il remonte à 2012. Les Chinois ont toujours eu tendance à travailler de façon bilatérale, tout en sachant que le poids de l'Union européenne porte sur les questions commerciales, le statut d'économie de marché, et qu'ils ne peuvent y échapper.

Ils espèrent trouver dans le Royaume-Uni un partenaire favorable au libre-échange. C'est pour le moment le seul entièrement acquis au statut de marché, mais il sera cependant affaibli. Soixante-cinq millions d'habitants, c'est environ la moitié d'une province chinoise.

C'est à nous qu'il appartient de défendre l'Union européenne et d'en faire une entité de poids face à des puissances-continents comme les États-Unis ou la Chine.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Merci, Madame l'ambassadeur, d'avoir répondu à toutes les questions.

Le dernier sujet abordé par le président Raffarin est fondamental. Il ne faut pas se laisser « embarquer » par la vision de l'Europe que souhaitent nos partenaires, qu'ils soient d'outre-Atlantique, de Russie ou de Turquie.

On voit bien que ces pays ne comprennent pas l'Europe. C'est le cas de la Russie - à moins qu'elle feigne de ne pas la comprendre. La Turquie voudrait nous imposer certaines choses, d'où la pertinence de la refondation de l'Union européenne, qui constitue le sujet du rapport sur lequel nous travaillons.

L'Europe est en quelque sorte fatiguée d'elle-même, mais ce fut une formidable architecture. À nous de la restructurer. Je pense que cela passe par la notion d'État-continent. On ne peut plus raisonner au niveau des États. On doit le faire au niveau des continents. Si on veut redonner une place et de la force au continent européen, cela passe par les négociations commerciales.

La puissance de l'Europe viendra de notre capacité à nous affirmer sur le TTIP, comme nous l'avons fait hier sur le CETA, en affichant les mêmes armes que nos voisins d'outre-Atlantique, qui sont particulièrement habiles dans ce domaine.

C'est pourquoi je suis un fervent adepte du « Buy European Act » et des instruments de défense contre l'extraterritorialité des lois américaines. Tant qu'on ne les mettra pas en place, nous ne serons pas respectés.

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères et de la défense. - On voit bien que la fin de cette négociation est sans doute assez lointaine, même si les échéances électorales vont déterminer notre calendrier, notamment l'élection au Parlement européen.

Il y a là un rendez-vous important et assez proche. Pour ce qui est des autres sujets, notamment en matière de défense, il s'agit de calendriers bien plus longs et complexes. Le temps est donc une des équations incertaines de cette affaire.

Rien n'est aujourd'hui prévisible, et c'est ce qui est très dangereux. L'élection non anticipée de M. Trump vient rajouter de l'incertitude. Un proverbe chinois dit que quelqu'un d'imprévisible est un ennemi. Aujourd'hui, l'Europe et les États-Unis ont des politiques imprévisibles.

C'est là toute la difficulté, ce qui sert énormément les intérêts des régimes autoritaires, qui disposent du système le plus prévisible.

Le Brexit, qui concerne le coeur de l'Europe, finit par constituer un élément majeur de l'incertitude mondiale.

Mme Sylvie Bermann. - J'ai compris que le Sénat envisageait une visite à Londres au mois de février. Vous y serez les bienvenus. Il est très important que vous ayez un contact avec vos homologues et que vous puissiez rencontrer différentes personnalités.

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères et de la défense. - Nous nous y rendrons en effet dans le cadre de ce groupe de suivi.

Merci beaucoup.

La réunion est close à 9 heures 20.

- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le France et la République du Tadjikistan relatif à la construction d'une tour de contrôle sur l'aéroport de Douchanbé - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de M. Jacques Gautier et le texte proposé par la commission sur le projet de loi n° 136 (2016-2017) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Tadjikistan relatif à la construction d'une tour de contrôle sur l'aéroport de Douchanbé.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - La séance est ouverte. J'invite Jacques Gautier à présenter son rapport sur l'accord entre la France et la République du Tadjikistan.

M. Jacques Gautier, rapporteur. - Nous examinons aujourd'hui le projet de loi autorisant l'approbation d'un accord avec le Tadjikistan relatif à la construction d'une tour de contrôle sur l'aéroport de sa capitale, Douchanbé.

Notre pays entretient des relations diplomatiques avec le Tadjikistan depuis 1992, alors même qu'au lendemain de la dislocation de l'empire soviétique, ce pays était secoué par une guerre civile qui a duré cinq ans. C'est le pays le plus pauvre de la Communauté des États indépendants puisque 40 % de la population vit avec moins de 2 dollars par jour et un million de Tadjiks sur 8,5 millions travaillent en Russie et au Kazakhstan.

Les échanges économiques comme les échanges culturels et techniques sont limités, même si la présence des entreprises françaises progresse. Les relations bilatérales se déploient essentiellement dans le domaine de la coopération militaire. Dans le cadre du soutien apporté par le Tadjikistan à la coalition internationale anti-terroriste après les attentats du 11 septembre 2011, l'aéroport de Douchanbé a accueilli, quasiment gratuitement et sans condition contraignante, entre janvier 2002 et octobre 2014, un détachement aérien français (DETAIR) en appui aux opérations de l'armée française en Afghanistan, lors de l'opération extérieure PAMIR. Un accord relatif aux conditions de déploiement et de stationnement temporaire des forces armées françaises a été ainsi signé, en décembre 2001, dans le cadre de deux résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU et des opérations de lutte contre le terrorisme international. Le DETAIR a assuré le transit de 89 000 militaires et a effectué 11 000 missions d'aérotransport et d'appui. Il a également accueilli, entre 2005 et 2007, 3 Mirage 2000 et 3 Mirage F1 CR remplacés par 3 Rafale à partir de mars 2007, ainsi qu'un avion ravitailleur d'octobre 2009 à juillet 2010. Je rappelle que, à l'époque, tous les déplacements des militaires et officiels français passaient par Douchanbé afin de rejoindre Kaboul ou Kandahar.

En contrepartie de cet accueil, la France s'est engagée à prendre en charge la construction d'une nouvelle tour de contrôle au profit des autorités tadjikes. Le ministère de la défense avait déjà financé, à titre de compensation et pour ses propres nécessités opérationnelles, d'importants travaux de rénovation de l'aéroport. Ils ont été effectués par le 25e régiment du Génie de l'Air, pour un montant total de 7,1 millions d'euros afin d'allonger la piste et réhabiliter les parkings de stationnement pour nos avions. En outre, la société Vinci Airports a construit un terminal pour passagers pour un montant total de 49 millions d'euros, la France ayant accordé un prêt gouvernemental de 20 millions d'euros au Tadjikistan. La construction de cette tour de contrôle constitue donc la dernière campagne de travaux de cette coopération dite « de compensation ». Elle est d'autant plus importante que le Tadjikistan est un pays très montagneux, enclavé, sans accès maritime, qui a besoin d'un aéroport international moderne pour favoriser son développement. Les entreprises françaises en tireront également bénéfice, d'autant que le prolongement de la liaison Douchanbé-Francfort jusqu'à Paris, exploitée actuellement par une compagnie privée tadjike, est envisagé. Il serait donc possible d'obtenir une ligne Paris-Francfort-Douchanbé qui pourrait faciliter le déploiement de nos entreprises.

Le présent accord a donc pour objet de régir les conditions de mise en oeuvre de la construction de cette tour de contrôle, ainsi que le statut du personnel des forces armées françaises et du personnel civil français au Tadjikistan pendant la durée de l'opération. Les travaux de construction devraient durer 15 mois et débuteraient courant 2016 pour s'achever en principe en 2018. Le montant total des dépenses engagées pour la phase de conception s'élève déjà à 259 000 euros. Le montant total prévisionnel des travaux et prestations s'élève à 5,7 millions d'euros, auquel s'ajoutent marginalement 42 400 euros pour la phase « Garantie de parfait achèvement ».

Les agents publics civils et militaires de la partie française ne travailleront sur ce projet qu'au titre de la maîtrise d'oeuvre et de la conduite d'opération. Un officier et un sous-officier du Service d'infrastructure de l'armée seront sur place pour suivre les travaux, et des missions ponctuelles de la Direction générale de l'Aviation civile et du Service national des infrastructures portuaires s'y rendront pour des visites de contrôle ou en cas de difficulté. Cet accord offre des facilités, des exonérations ainsi que des garanties procédurales et juridictionnelles aux personnels des forces armées françaises et aux personnels civils, par un renvoi au statut des personnels administratif et technique des missions diplomatiques de la convention de Vienne du 18 avril 1961.

Les appels d'offres n'ont pas encore été lancés. Les entreprises françaises, dont certaines sont bien placées, peuvent espérer décrocher des marchés intéressants. Je pense ici à Thalès qui pourrait éventuellement fournir des équipements pour cette tour de contrôle et pour d'autres aéroports du pays, tandis que l'École nationale de l'aviation civile pourrait, elle, participer à la formation des contrôleurs aériens. L'agence japonaise de coopération internationale (JICA) est également très bien positionnée avec une proposition de financement de plusieurs millions de dollars pour l'achat d'équipements et des formations de personnel.

À Dakar jusqu'à cette nuit dans le cadre du sommet de la Paix et de la Sécurité, j'ai pu constater que les Japonais sont devenus des partenaires essentiels dans le cadre de l'aide au développement, aussi bien sur le G5 du Sahel que sur cette partie de l'Afrique.

Sur le plan commercial, plusieurs marchés sont en cours avec des entreprises françaises comme Airbus et ATR (Avions de transport régional). Cet accord conclu pour la durée de l'opération prendra fin au terme de la garantie de parfait achèvement, soit vers décembre 2019.

En conclusion, je recommande l'adoption de ce projet de loi pour permettre une ratification rapide de cet accord. En effet, si la relation avec le Tadjikistan est excellente, le mécontentement croît quant à la lenteur de notre procédure car ce pays a ratifié cet accord seulement trois mois après sa signature en juillet 2015. La construction rapide de cette tour de contrôle sur l'aéroport de Douchanbé est donc essentielle pour la crédibilité de la parole de la France et la bonne poursuite de nos relations bilatérales.

L'examen en séance publique devrait avoir lieu le mercredi 21 décembre 2016, selon la procédure simplifiée, ce à quoi je souscris.

M. Yves Pozzo di Borgo. - Le Sénat m'ayant demandé d'assurer la présidence du groupe France-Asie centrale, je rappelle, à ce titre, que ces pays sont d'islam modéré et que les réseaux de Daesh leur posent des difficultés certaines puisqu'ils sont alimentés par beaucoup d'Ouzbeks ou de Tadjiks. Il faut aussi noter que les sanctions ont déstabilisé le Tadjikistan qui est un pays particulièrement pauvre, qui a dû faire face au retour dans leur pays des Tadjiks implantés en Russie et notamment à Moscou, alors que 45 % du produit intérieur brut (PIB) du Tadjikistan provenait des revenus de ces expatriés.

Cet accord est, en ce sens, important. S'il ne s'agit pas d'un accord « gagnant-gagnant », il est intéressant car les réserves naturelles de ce pays en font un terrain privilégié d'investissement dans plusieurs secteurs. Cet accord présente également un avantage du point de vue de notre sécurité car il est dans notre intérêt de soutenir les pays déstabilisés par la menace islamiste.

M. Alain Néri. - Le Tadjikistan était la base de départ des troupes françaises qui sont intervenues en Afghanistan. Il n'est donc que le fruit d'un engagement préexistant. Il conviendrait, en ce sens, que la France tienne ses engagements.

M. Robert del Picchia. - La date du 21 décembre est-elle définitivement arrêtée ?

M. Jacques Gautier, rapporteur. - L'examen du texte aura, a priori, lieu sous forme simplifiée le 21 décembre prochain.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Y a-t-il des oppositions à ce texte, ou des abstentions ?

Suivant l'avis du rapporteur, la commission adopte le rapport ainsi que le projet de loi précité à l'unanimité.

Projet de loi autorisant l'approbation de la convention d'extradition entre la France et l'État des Émirats arabes unis - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de Mme Nathalie Goulet et le texte proposé par la commission sur le projet de loi n° 448 (2014-2015) autorisant l'approbation de la convention d'extradition signée le 2 mai 2007 entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de l'État des Émirats arabes unis.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Madame Goulet nous présente maintenant son rapport sur la convention d'extradition entre le gouvernement français et les Émirats Arabes Unis.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Cette convention d'extradition est classique. Je tiens cependant à en rappeler le contexte car elle devait être examinée en même temps que celles passées avec d'autres pays comme le Costa Rica. J'ai cependant souhaité qu'elle en soit dissociée du fait d'une difficulté notable persistant au sein d'une convention antérieure nous liant aux Émirats Arabes Unis dans le domaine de la coopération de défense. Restait, en effet, en suspens le problème de la peine de mort potentiellement applicable à nos soldats des forces françaises aux Emirats Arabes Unis. La procédure pour fixer des peines de substitution était, en effet, loin d'être claire. Certains média avaient même, en ce sens, prétendu que nous avions cédé aux sirènes de la peine de mort pour vendre quelques Rafale !

J'ai donc profité de cette convention d'extradition assez classique pour mener des auditions et permettre ainsi d'éclaircir ce point important. Car plus de 650 militaires français sont présents sur les bases autour d'Abou Dhabi et il n'est pas possible d'exclure que l'un d'entre eux soit un jour déféré devant un tribunal local dont la compétence est prévue par la convention de 2009 et que la peine de mort ne soit requise à son encontre.

Les explications fournies par les services de l'État et l'ambassade permettent de préciser que la peine de mort ne peut, en aucun cas, être appliquée à nos ressortissants stationnés sur cette base militaire et qu'une peine de substitution fixée par le haut comité militaire mixte (prévu par l'accord de 2009) serait, le cas échéant, prévue. Ce point a été explicité dans le rapport sur la présente convention, car il n'était pas forcément clair jusque-là.

La présente convention d'extradition ne concerne pas les militaires présents sur cette base. Les Etats s'engagent à se livrer réciproquement des personnes dans les conditions habituelles. Cette convention bénéficiera plus spécialement à la France qui a formulé jusqu'à présent onze demandes d'extradition aux Émirats Arabes Unis depuis 2001, contre une seule de la part des Émirats vers la France, sur cette même période. Il n'est pas à exclure que les problématiques liées au terrorisme fassent accroitre ce nombre à l'avenir.

L'extradition est refusée lorsque les faits visés dans la demande sont sanctionnés de la peine de mort, sauf si l'État requérant s'engage à ce que cette peine ne soit pas exécutée, comme il est souvent stipulé dans de telles conventions passées avec des pays pratiquant la peine capitale.

L'échange de lettres annexées est venu préciser que la convention d'extradition ne saurait porter atteinte aux droits et obligations qui découlent pour la France de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales. La France pourra ainsi refuser une extradition au motif que la personne réclamée serait susceptible d'être soumise à la torture, à des peines ou des traitements inhumains ou dégradants. Pour le reste, on retrouve des stipulations habituelles qui n'appellent pas de remarques particulières.

Il s'agit toutefois d'une convention nécessaire et attendue car la France compte environ 30 000 ressortissants aux Emirats Arabes Unis d'après certaines estimations. Je rappelle, à ce titre, qu'il est conseillé à nos ressortissants de s'inscrire auprès des consulats et des ambassades. Les 22 000 personnes enregistrées dans ce pays auprès du consulat représentent une grande partie de nos ressortissants, mais certainement pas la totalité.

Un examen en séance publique, là encore selon la forme simplifiée est prévu le 21 décembre prochain. Les Émirats ont, eux, achevé leur procédure de ratification en 2007. Il est donc temps que nous fassions de même.

M. Jean-Pierre Cantegrit. - En tant que représentant des Français de l'étranger, je reçois des lettres très poignantes de compatriotes emprisonnés depuis parfois de nombreuses années dans des émirats, et plus particulièrement à Doha, pour lesquels les demandes répétitives et les interventions diverses sont, pour l'heure, sans effet. Ces emprisonnements sont le plus souvent consécutifs à des différends d'affaires avec des partenaires locaux. Je souhaiterais avoir votre avis sur la manière dont nous pourrions faire libérer ces compatriotes.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Ce sujet n'a pas de lien direct avec l'extradition mais soulève néanmoins certains problèmes, notamment au Qatar ou aux Émirats Arabes Unis puisque les difficultés économiques rencontrées par certaines sociétés y entraînent ipso facto des sanctions pénales. Celles-ci consistent le plus souvent en un retrait du passeport ou en une interdiction de sortie du territoire pour les personnes concernées. Un cas identique s'était présenté à Abou Dhabi il y a quelques années.

Je pense donc que ces sujets nécessitent de nouvelles conventions ou accords bilatéraux. Les auditions menées pour la présente convention ont permis de faire le point sur les conventions et accords signés avec les Émirats Arabes Unis, notamment en ce qui concerne la formation des magistrats et des avocats et, plus généralement, la coopération des systèmes judiciaires. Beaucoup d'annonces ont été faites sur ces sujets pour peu de résultats concrets. Un large champ reste donc ouvert à des conventions bilatérales futures.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission adopte le rapport ainsi que le projet de loi précité à l'unanimité.

Questions diverses - Communication sur la mission de la commission à la 71e assemblée générale de l'ONU et à Washington

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je tiens à faire un point rapide sur les différents déplacements des membres de cette commission, dont celui qui s'est récemment déroulé aux États-Unis, avant qu'ils ne soient plus profondément abordés le 11 janvier prochain.

Je ne vous cache pas que la rencontre avec des personnalités pressenties par le président élu Donald Trump la semaine dernière nous a inquiétés. La situation internationale est particulièrement tendue ; l'imprévisibilité de l'équipe du futur président américain accentue l'incertitude. Les descriptions qui sont faites de son mode de fonctionnement sont parfois préoccupantes. Alors que le processus de transition semble être bien organisé par le président Obama ainsi que par les équipes démocrate et républicaine, la transition demeure lourde d'incertitudes.

Dans un monde de plus en plus dangereux et instable, seules trois bonnes nouvelles se dégageaient du paysage international. Je pense ici à l'accord de Paris sur le climat, à l'accord nucléaire avec Téhéran, ainsi qu'à la nomination d'Antonio Guterres - que nous avons rencontré - comme Secrétaire général de l'ONU. Or, Donald Trump souhaite remettre en cause ces deux accords et a sans doute pour projet de court-circuiter l'ONU ! Nous nous inquiétons que le rôle de ce lieu de paix et de dialogue puisse être remis en cause.

M. Daniel Reiner. - Notre commission a également participé au Forum transatlantique de l'AP-OTAN : j'étais présent à Washington avec Jean-Marie Bockel, Michelle Demessine et Joëlle Garriaud-Maylam. Nous y avons rencontré des sénateurs républicains conduits par Michaël Turner, ancien président de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN.

Il ressort de cet entretien beaucoup de confusion sur ce que pourrait être la future politique étrangère américaine. Le plus certain est que l'avenir est incertain. Les parlementaires rencontrés sont, eux aussi, plongés dans l'incertitude. L'un d'entre eux affirme, au moins, que Monsieur Trump étant un homme intelligent, il s'adaptera et il ne fera donc peut-être pas tout ce qu'il a annoncé lors de sa campagne.

Il est clair que Donald Trump rompt avec les modalités traditionnelles de transition à la Maison-Blanche où les équipes, le cas échéant, de bords opposés travaillent ensemble sur les dossiers en cours. À l'inverse, Donald Trump prend des initiatives seul, comme le montrent celles qu'il a prises vers Taipei ou le Pakistan, sans prévenir le département d'État en charge. Ce comportement est déroutant.

Du point de vue de ces parlementaires, il n'existe pas « d'accord » avec l'Iran sur le nucléaire, mais un « marché ». Ce marché est, pour eux, inégal et laisse les mains trop libres à l'Iran. Ils souhaitent donc le remettre en cause. La chose ne semble toutefois pas si simple puisque cet accord prend bien de notre point de vue la forme d'un engagement international. La volonté de défaire cet accord est néanmoins présente.

En ce qui concerne l'accord de Paris, nos interlocuteurs mettaient l'énergie au centre du débat. Ils voient dans les ressources en pétrole du Texas un moyen de se substituer à l'approvisionnement russe ou iranien. Ils souhaitent également remettre en cause certains traités dont les traités transatlantiques et transpacifiques, l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) en premier et les autres par la suite. Des échanges bilatéraux sont censés les remplacer, qui devront être de nature « gagnant-gagnant », afin que les États-Unis ne soient plus « lésés » comme Trump pense qu'ils l'ont été sous la présidence de Barack Obama.

Les think tanks démocrates sont très inquiets car ils ont l'impression que l'action du futur président sera dramatique à la fois pour les États-Unis comme pour l'équilibre du monde. Ils ne partagent pas, par exemple, l'optimisme des républicains qui pensent que Donald Trump changera de position vis-à-vis de l'OTAN si les autres membres de l'Alliance augmentent leurs contributions financières. Deux professeurs démocrates ont affirmé penser qu'il allait, au contraire, remettre en cause la présence américaine dans le monde, y compris par rapport aux décisions du conseil de l'OTAN à Varsovie.

Certains membres de l'OTAN nourrissent des inquiétudes : en cas d'attaque, les États-Unis les soutiendraient-ils, comme le stipule notamment l'article 5 du traité de l'OTAN ? Il ne s'agit plus là d'une certitude pour eux.

Nous convenons, comme Donald Trump, qu'il faut dialoguer avec la Russie. Mais les termes de la rhétorique de Donald Trump sont moins que clairs. Une position de force ne semble plus, de son point de vue, nécessaire ? et le cercle d'influence que met en place la Russie semble lui paraître tolérable.

Il ne faut, pour l'heure, pas tirer de conclusions trop hâtives de ces premières impressions, recueillies dans la phase de transition, mais il faut aussi rappeler que l'Occident a des valeurs, d'ailleurs présentes dans la Charte de l'OTAN de 1947 et qu'il n'est pas question que quiconque s'en éloigne. Or ces valeurs ne sont pas celles que Donald Trump a le plus mises en avant jusqu'alors. Même les républicains paraissent, à ce titre, inquiets.

M. Jean-Marie Bockel. - Ayant pris part à des réunions dans ce format transatlantique depuis plusieurs années, j'ai également été surpris. En ce qui concerne l'énergie, les propos des congressmen que nous avons rencontrés étaient, il est vrai, proches de la caricature puisque certains se cachaient à peine d'être partie prenante des lobbies de ce secteur. Aucune parole n'a, en outre, été formulée au sujet de la transition énergétique. Le nouveau climat instauré par l'élection de Donald Trump m'a, pour le moins, sidéré.

Je reconnais également que des discours rassurants ont été tenus quant à la position que prendra Donald Trump suite à ses propos de campagne sur l'OTAN. Je souligne néanmoins la pression mise pour obtenir un engagement financier plus important de la part des autres pays membres. Une certaine méfiance envers la Russie s'est aussi exprimée.

L'impression globale que j'en tire est que l'on ne sait vraiment pas où l'on va.

M. Daniel Reiner. - Il nous a souvent été dit que, en tant qu'homme d'affaires, Donald Trump est plus un négociateur qu'un diplomate. Il est donc plus favorable aux accords bilatéraux de type « gagnant-gagnant ».

M. Gaëtan Gorce. - Le constat dressé est préoccupant, mais est aussi une invitation à définir nos positions sur la défense comme sur d'autres questions. Il n'a jamais été aussi important que la France, en premier lieu, et l'Europe, en second, s'émancipent pour définir ce qu'elles doivent faire. Je pense que c'est à la France que revient la nécessité de réagir en premier pour s'adresser ensuite à ses partenaires afin de ne pas demeurer dans l'incertitude, comme nous l'avons déjà vu dans une série de dossiers. La négociation transatlantique en est un exemple.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je comprends la forme de « sidération » que vous exprimez. Nous n'avons jamais été confrontés à cela. Je pense que le dossier syrien va connaître une accélération : les discours croisés des Américains et des Russes montrent que les Russes souhaitent « régler » - à leur façon - cette question avant l'installation de Donald Trump. Du point de vue russe, il faut que Bachar el-Assad et la Russie soient vainqueurs au 20 janvier prochain, pour pouvoir bâtir une nouvelle stratégie russo-américaine avec le nouveau Président. Si ce sentiment devait se confirmer, la situation d'Alep déjà extraordinairement tragique deviendrait encore plus préoccupante sur le plan humanitaire avec l'hypothèse d'importants massacres.

Pour rejoindre les propos de Monsieur Gorce, je constate que Donald Trump parle positivement de l'« Europe », mais négativement de l'« Union européenne », que les Chinois définissent une « route de la soie » impliquant « 16+1 » pays d'Europe continentale et que les Russes considèrent l'Europe sous le prisme de l'OTAN. Nos grands partenaires ont donc chacun une vision différente de l'Europe et l'on peut se demander si, finalement, l'Europe elle-même n'est pas la seule à ne pas posséder de vision quant à son propre avenir ! L'incertitude, notamment créée par le Brexit, semble donner l'opportunité à nos partenaires de choisir le modèle européen qui leur convient le mieux, nous reléguant au rôle de spectateur de notre propre destin !

Les réflexions des missions de la commission à l'ONU et à l'AP-OTAN seront consolidées en vue d'un débat plus approfondi et structuré qui aura lieu en commission le 11 janvier prochain.

M. Jacques Gautier. - Un mot sur le Forum « Paix et sécurité » de Dakar où Jeanny Lorgeoux, Cédric Perrin et moi étions avec quatre députés aux côtés du ministre de la défense, pour le troisième sommet de ce type sur la paix et la sécurité en Afrique. Si les deux premiers sommets avaient été organisés par la France, celui-ci a été mis en place à l'initiative du président sénégalais, avec le soutien du ministère de la défense français.

Un panel de haut niveau était réuni puisque le président nigérian, le président du Cap-Vert, le premier ministre du Mali, le premier ministre du Togo, le vice-président du gouvernement libyen, le haut représentant des Nations unies et la haute représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Federica Mogherini accompagnaient, entre autres, le président sénégalais. Cette dernière a fait une déclaration sur le financement par l'Europe des équipements non-létaux pour la formation des troupes maliennes. La représentante chinoise a élégamment fait - en français - une intervention très remarquée. Le vice-ministre des affaires étrangères japonais est, lui aussi, intervenu. Cela illustre bien que les Chinois et les Japonais sont devenus des acteurs incontournables de l'aide au développement en Afrique.

Parmi les tables rondes organisées, une sur l'approche globale, par les pays musulmans africains, de la radicalisation et la montée du salafisme a été particulièrement intéressante. Son objet était de réfléchir sur la manière dont ces pays pouvaient construire une réponse collective. Il en ressort que cette réponse devra être apportée par les pays africains eux-mêmes, avec le soutien de la France, de l'Europe, mais également des Nations unies. La France a, à ce titre, rappelé le fondement en droit international de ses interventions militaires, basées soit sur un mandat des Nations unies, soit sur une demande des pays concernés eux-mêmes. Le ministre de la défense a rappelé que le but de la France n'était pas de rester durablement à la suite des opérations militaires destinées à résoudre la phase aiguë des crises.

Aux deux piliers préexistants que sont la paix et la sécurité, la démocratie est apparue pour un certain nombre d'acteurs présents comme en étant un troisième. Certains autres sont, cependant, restés en retrait sur ce thème. Le développement durable et la piraterie maritime, thème déjà abordé à la Conférence de l'UA à Lomé, ont également été mis en avant. Madame Mogherini a affirmé être prête à ce que soit mise en place une action de marine européenne dans le golfe de Guinée pour endiguer ce phénomène, à la manière des opérations EUNAVFOR Atalanta (European union naval force Atalanta) et Sofia.

Notre délégation a également pu s'entretenir, en marge de ce Forum, avec le ministre de la défense français - et avec le vice-président de l'Assemblée sénégalaise. Cette assemblée siège en ce moment pour l'adoption de son budget 2017. Nous avons également eu l'opportunité d'échanger avec les parlementaires sénégalais membres du groupe d'amitié France-Sénégal ainsi qu'avec les présidents de leurs commissions des affaires étrangères et de la défense. Il existe donc une volonté de leur part de travailler et d'avancer avec nous sur ces sujets.

Des échanges plus approfondis ont eu lieu à propos des accords d'Alger relatifs au règlement de la crise au Mali. Le sujet de Boko Haram a également été abordé avec le Nigeria, le Cameroun et avec le Tchad. Ces pays partagent un engagement fort et la volonté de lutter. Je pense notamment ici à l'implication personnelle du président nigérian à ce sujet.

La présence du vice-président du gouvernement de Tripoli maintenant reconnu par la communauté internationale a été l'occasion d'aborder les problématiques libyennes, dont la prise de Syrte. Il n'est pas sûr qu'elle profite véritablement au président intérimaire puisque la victoire sur Daesh n'y a pas été remportée par une armée libyenne, mais par une milice. Les troupes du général Haftar progressent, elles, dans l'Est, avec des succès contestés. Si nous ne savons pas réellement à quoi vont aboutir ces mouvements, la présence de la Libye à ce sommet a tout de même été soulignée.

Mme Nathalie Goulet. - Pour revenir au sujet précédent, du point de vue iranien, l'accord passé avec les Américains au sujet du nucléaire est un véritable enjeu de politique intérieure, notamment pour les conservateurs, qui espèrent que Donald Trump tentera de le remettre en question. Notre rôle doit être d'agir afin que soient confortés cet accord et, donc, les modérés en Iran.

M. Jeanny Lorgeoux. - Il me semble évident que, sans l'expertise et la présence de l'armée française, l'Afrique que nous aimons tant serait aujourd'hui en lambeaux. L'ONU dispose certes de forces d'interposition, mais leur utilité reste limitée. Quant à la constitution de bataillons exclusivement africains, ils n'en sont qu'à leurs linéaments. Les faits le montrent. À chaque fois que les forces françaises se retirent, la dangerosité de la situation augmente. La situation actuelle du Mali en est la preuve puisque la progression de nos ennemis vers le Sud est patente. Ce sentiment est également palpable en République Centrafricaine qui demeure, encore aujourd'hui, une marmite bouillonnante.

Au risque de paraître démodé, je suis de ceux qui considèrent que la présence de l'armée française devra encore durer en Afrique si l'on souhaite que ce continent ait un jour la chance de prendre son envol.

M. Jacques Legendre. - Je partage l'analyse de Jeanny Lorgeoux.

M. Jacques Gautier. - Nous savons que les drones américains sont en Tunisie et qu'ils ont eu, avec l'aviation américaine, un rôle essentiel dans l'élimination quasiment achevée de l'État islamique à Syrte. Le nombre considérable de 450 sorties pour cette seule ville est parfois évoqué. Cet engagement massif explique sans doute le léger retrait de leur action au Sahel afin de se recentrer sur la Libye depuis la Tunisie et le Tchad.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Ce qui n'est d'ailleurs pas sans poser de problèmes à la Tunisie. Le Premier ministre tunisien n'a, en effet, pas trouvé à Paris suffisamment d'écho à l'ensemble de ses demandes, notamment auprès de la communauté internationale. Son plan cherche encore des soutiens afin d'en assurer le financement. Le front méditerranéen est, pour nous, majeur. Il s'agit donc d'un sujet central pour la France.

M. Alain Joyandet. - Je partage le point de vue sur la nécessaire présence de la France en Afrique. La mobilisation des Américains en Afrique est une bonne nouvelle, mais il s'agit d'un changement récent. Car les années 2008-2010 ont été stratégiques dans le développement d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) sans pour autant qu'ils n'interviennent.

Questions diverses - Programme de travail 2017 de la commission

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - J'aborde maintenant le programme de travail pour l'année à venir ; elle va être extraordinairement courte. La moitié d'entre nous est renouvelable au mois de septembre prochain et la tenue de l'élection présidentielle fait que, d'ici là, 2017 se résumera aux seuls mois de janvier et février. Nous avons donc décidé d'alléger notre programme de travail par rapport à ce que nous avions évoqué le 9 novembre dernier. En conséquence, et pour garantir la qualité de nos interventions, notre priorité portera sur la défense, compte tenu des urgences, des difficultés et des enjeux financiers actuels. Nos initiatives en cours, notamment les « dialogues parlementaires stratégiques de haut niveau » avec la Russie ou l'Iran, devraient, tout de même, se poursuivre : la mission en Russie pourrait se dérouler au début du mois de mars 2017, en fonction des possibilités de la partie russe, pour poursuivre ce dialogue bilatéral, de parlement à parlement. L'idée est de débattre avec les Russes du rapport qu'ils ont rédigé en réaction au nôtre. Les membres pressentis pour se rendre en Russie sont Christian Cambon, Robert del Picchia, Josette Durrieu, Gaëtan Gorce et Yves Pozzo di Borgo.

Un travail sur la dissuasion nucléaire serait également coanimé par Xavier Pintat et Jeanny Lorgeoux. Un groupe sur les drones serait, lui, conduit par Cédric Perrin, accompagné de Monsieur Bockel pour le groupe centriste, et d'un co-président du groupe socialiste qu'il reste à nommer.

Un rapport assez léger, proche d'une « lettre », sera élaboré par notre commission sous ma conduite afin de fournir au prochain ministre de la défense un cadrage général sur l'objectif « 2% du PIB » ainsi que sur la ligne directrice à conduire pour la prochaine loi de programmation. La forme de ce message reste encore à déterminer.

Nous verrons si une résolution « Turquie » sera proposée par la commission des affaires européennes afin, le cas échéant, de l'examiner.

Le rapport un premier temps envisagé sur « les forces de souveraineté outre-mer » ne sera finalement pas retenu, car il s'agit d'un sujet trop lourd d'enjeux, pour le temps réduit que nous aurions à lui consacrer.

Quelques visites de terrain auront lieu, dont une à la base sous-marine de l'Île Longue le 19 janvier, ainsi qu'une visite d'Airbus Safran Launchers aux Mureaux en février. Ces visites seront une opportunité de mobiliser, en période de suspension, les membres de notre commission intéressés par ces sujets.

Mme Nathalie Goulet. - En plus de celle prévue au début de la semaine prochaine, il serait peut-être souhaitable d'effectuer une visite à Londres en cette période de Brexit. Une telle visite ne prendrait pas beaucoup de temps et serait utile dans le suivi de ce dossier.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Notre rencontre annuelle avec les parlementaires britanniques dans le cadre du suivi des accords de Lancaster House, ainsi qu'une visite du groupe de suivi sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l'Union européenne sont toutes deux prévues à Londres, au cours du mois de février 2017.

M. Yves Pozzo di Borgo. - Je reprends votre réflexion, monsieur le président, sur le fait que la Russie, la Chine et les États-Unis veulent « leur » Europe. Il serait donc intéressant d'avoir, à l'issue de la réunion du 11 janvier, une vision assez claire sur la façon dont ces grands pays considèrent l'Europe et ce qu'ils ont à lui proposer. Je ne sais pas de la compétence de laquelle de nos commissions un tel travail pourrait relever mais j'ai tout de même tendance à penser que c'est à la commission des affaires étrangères qu'il revient d'apporter son analyse et sa vision.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Le groupe de suivi sur le Brexit a, conformément à son intitulé complet, également pour mission de suivre la « refondation de l'Union européenne ». Un tel travail semble donc entrer dans son champ de compétences. Je pense néanmoins que notre commission doit également veiller aux pressions qui sont exercées sur l'Europe. Je prends en exemple la « Route de la soie » qui est une stratégie beaucoup plus importante qu'on ne le perçoit souvent en Europe, avec des flux financiers majeurs. Les Chinois souhaitent, en effet, distribuer 100 milliards d'euros répartis sur 45 projets d'infrastructure dans 16 pays d'Europe orientale. Il s'agit d'un véritable plan Marshall pour une partie de l'Europe ! Le Brexit ouvre donc la porte à une multitude de destins pour l'Europe, qui ne correspondent pas forcément au destin que l'Europe a pour elle-même.

M. Yves Pozzo di Borgo. - J'organise un colloque le 6 mars prochain sur les échanges économiques, dans le cadre du groupe d'amitié France-Asie centrale, avec des représentants de cinq pays concernés par la Route de la soie. Elle pourra peut-être, à ce titre, intéresser la commission.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - La thématique de la Route de la soie sera au programme de notre commission au cours du second semestre de l'année 2017 car il s'agit d'un point central. Malgré le conseil donné par les États-Unis à ses alliés de ne pas prendre part au projet, la banque d'infrastructure est, forte de 72 pays dont le Canada, en train de devenir une véritable « Banque mondiale bis ».

Les aspirations russes et américaines pour l'Europe risquent de conduire à ce que les forces exogènes y soient plus puissantes que les forces endogènes. C'est un sérieux problème.

M. Antoine Karam. - Je souhaiterais savoir pourquoi le rapport sur les forces de souveraineté outre-mer est reporté ?

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Il s'agit d'un travail important pour lequel le temps dont nous disposons avant la suspension des travaux parlementaires ne sera pas suffisant. Son intérêt n'est toutefois pas remis en cause.

M. Antoine Karam. - Il est important que les pouvoirs publics se penchent sur les outre-mer. Au moment où je vous parle, 10 000 migrants sont entrés en Guyane, dont 96% ne seront pas demandeurs d'asile. Sans compter d'autres questions d'actualité préoccupantes. Une mine d'or a, la semaine dernière, été attaquée à l'arme automatique. Les militaires sont intervenus, mais cette attaque avait déjà fait quatre blessés et un mort. Plus de 150 kilogrammes d'or ont été dérobés. Il est donc souhaitable que notre commission se penche sur une présence militaire renforcée sur nos territoires. Cela relève d'une question de souveraineté.

M. André Trillard. - Le Brexit pose la question du maintien des accords militaires franco-britanniques. Il s'agit d'un sujet majeur. Pensez-vous qu'une place particulière lui sera donnée ? Les accords militaires qui sont annoncés aujourd'hui comme évidents méritent d'être confortés par une meilleure connaissance des projets britanniques en la matière.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Le groupe de travail sur « la modernisation de la dissuasion » va naturellement beaucoup s'intéresser à la coopération franco-britannique ; de même que le groupe de suivi sur le Brexit qui rend ses travaux fin février.

M. Bernard Cazeau. - J'ai, ces jours derniers, eu l'occasion de me rendre, avec Nicole Duranton, durant cinq jours au Kurdistan irakien. J'ai pu y rencontrer la plupart des responsables politiques et assister à des actions, notamment des peshmergas. Je me propose de faire un retour plus détaillé à notre commission si elle le juge nécessaire.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Absolument. En cette période d'incertitude, il est d'autant plus souhaitable de croiser nos propres réflexions pour réussir à clarifier des perspectives qui paraissent, pour l'heure, quelque peu sombres.

- Présidence de M. Christian Cambon, vice-président -

Audition de M. Makhtar Diop, vice-président de la Banque mondiale pour l'Afrique

M. Christian Cambon, président- Mes chers collègues, nous sommes heureux d'accueillir à présent Makhtar Diop, ancien ministre de l'économie et des finances du Sénégal, président Afrique de la Banque mondiale depuis 2012, pour discuter de la situation économique du continent et de la stratégie de la Banque mondiale pour en accélérer le développement. La croissance de l'Afrique sub-saharienne était de 4,6 % en 2014 mais de seulement 3,4 % en 2015 et 1,4 % en 2016, en raison notamment de la baisse du prix du pétrole et des matières premières. Les pays fortement dépendants de la manne pétrolière ont ainsi particulièrement souffert, tandis que ceux dont l'économie est plus diversifiée et qui disposent de peu de ressources en minerais, tels que la Côte d'Ivoire, le Sénégal, l'Ouganda, le Rwanda, l'Éthiopie, Madagascar et le Kenya, devraient au contraire connaître une croissance assez dynamique. Cette situation montre une fois de plus la nécessité d'accroître la profondeur et la diversification des économies africaines, ce qui pose notamment deux questions : d'une part, le développement d'une industrie importante, tel que celui que l'Éthiopie est parvenue à mener à bien, constitue-t-il un passage obligé pour tous les pays d'Afrique subsaharienne ? D'autre part, l'un des grands obstacles actuels au développement d'économies plus diversifiées en Afrique est le coût trop élevé de l'énergie. Quelle est la stratégie de la Banque mondiale dans ce domaine ? Enfin, notre commission s'intéresse particulièrement aux pays en crise, qui constituent un terreau favorable pour le développement des mouvements terroristes. Comment analysez-vous les risques que ces crises font peser sur le développement et la Banque mondiale a-t-elle développé une approche spécifique pour y faire face ?

M. Makhtar Diop, vice-président Afrique de la Banque mondiale. - Monsieur le président de la commission, Mesdames et Messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'accueillir aujourd'hui et je débuterai mon propos avec une présentation d'ensemble de l'économie africaine, avant de m'arrêter sur les différents points que vous venez de soulever. Il y a peu, l'Afrique était l'une des régions du monde affichant la croissance économique la plus forte. Et ceci, grâce à de bonnes politiques macroéconomiques, un meilleur climat des affaires facilitant les investissements étrangers, et bien sûr des cours des matières premières toujours plus élevés. Ainsi, les critères de convergence de l'Union économique et monétaire Ouest-africaine (UEMOA) avaient été respectés pour l'essentiel, - les pays d'Afrique de l'Est observant la même discipline budgétaire -, et l'inflation avait été réduite significativement dans la plupart des pays. Des efforts avaient été poursuivis pour améliorer le climat des affaires, que nous mesurons à la Banque mondiale avec l'indicateur « Doing Business ». En outre, le cours élevé des matières premières avait permis aux pays de relancer la croissance par des investissements publics élevés. Un pays comme le Congo avait ainsi consacré près de 40 % de son budget aux investissements publics, deux ans auparavant, lorsque le cours du baril était particulièrement élevé. Malheureusement, les conditions économiques sont aujourd'hui nettement moins favorables. La longue période de croissance économique, à plus de 5 % par an, paraît lointaine et l'Afrique, tout comme le reste du monde, doit faire face à des vents contraires : le super-cycle des matières premières a pris fin, le ralentissement de nombreuses économies émergentes nuit aux échanges et aux investissements et le resserrement des conditions financières représente un frein supplémentaire à la croissance. Le Nigéria, l'Angola et l'Afrique du sud connaissent notamment une croissance très faible. Le Nigéria en particulier est entré en récession au terme de trois trimestres de croissance négative, à la suite des contrecoups de la chute des cours des matières premières. Ces pays doivent de surcroît s'adapter à des conditions de financement moins favorables et faire face aux incertitudes pesant sur leurs politiques économiques, en réduisant de manière significative leurs dépenses publiques. De ce fait, la réduction des investissements publics ne peut qu'induire de sérieuses conséquences sur la croissance à long terme des économies.

Quelles sont les perspectives pour l'Afrique en 2017 ? Le taux de croissance économique pour 2016 devrait atteindre son taux le plus bas depuis plus de vingt ans à 1,6 % ; celui-ci devrait d'ailleurs être révisé à la fin de l'année suite à de nouvelles projections. Etant donné un taux de croissance démographique élevé à 2,7 %, certains pays de la région connaîtront une réduction de leur PIB par habitant. Cette situation n'est nullement uniforme. En effet, certains pays, qui s'appuient sur les recettes pétrolières et gazières, ont connu un taux de croissance plus bas, tandis que d'autres, moins dépendants des fluctuations de ces marchés, comme le Rwanda, le Sénégal ou la Côte d'Ivoire, ont enregistré des taux de croissance d'au moins 5 %.

Il est certain que ces taux de croissance nous imposent des défis importants, parmi lesquels la transformation structurelle des économies. Il faudra veiller à ce que les pays exportateurs de matières premières parviennent à assurer la diversification de leur économie, en misant notamment sur l'agriculture. En effet, la majeure partie du continent africain dispose de terres et d'eau en abondance, qui sont autant de facteurs essentiels à une agriculture prospère. Mais la productivité du secteur qui emploie 60 % de la population active reste très faible. Le coût des produits alimentaires en Afrique est très élevé et la protéine animale reste un luxe pour la plupart des Africains. Les pays africains continuent ainsi à importer des produits de base. Pour vous donner un exemple, la République démocratique du Congo, malgré ses réelles capacités dans le secteur agricole, importe plus de 1,5 milliard de dollars de nourriture par an, ce qui induit un coût de la vie plus important et un déséquilibre de la balance des paiements.

Améliorer la productivité agricole est donc essentiel pour permettre une croissance durable et tournée vers les pauvres. Nos études démontrent que l'élasticité pauvreté-croissance est la plus forte dans le secteur agricole en Afrique : l'augmentation de la croissance du secteur alimentaire induit une réduction plus importante de la pauvreté, en comparaison avec les autres secteurs économiques. C'est pour nous une priorité. Il nous faut cependant choisir le type de croissance agricole à promouvoir : comment concilier la création de grandes fermes agricoles avec le soutien aux petits exploitants ? Cette problématique concerne la gestion de la terre qui renvoie aux systèmes juridiques locaux. Ainsi, dans l'Afrique francophone, subsiste principalement un domaine national, à l'instar de ce qui s'est passé en France, tandis qu'en Afrique de l'Est, la propriété privée, héritage du système colonial britannique, tend à être la règle. Il nous faut aujourd'hui trouver des formes adaptées pour sécuriser l'exploitation agraire et assurer les investissements nécessaires au soutien de la productivité. A cette problématique s'ajoute celle de la culture dans les zones arides et semi-arides, et notamment au Sahel, où il est difficile de sécuriser la production agricole en raison de l'absence d'irrigation. Avec l'Agence française de développement (AFD), qui est un partenaire privilégié de la Banque mondiale en Afrique, nous comptons travailler à des programmes d'irrigation beaucoup plus soutenus. D'ailleurs, les personnes déplacées en raison des conditions climatiques tendent à émigrer vers l'Europe. C'est pourquoi, trouver des réponses aux problèmes de ces pays soumis directement aux chocs exogènes climatiques nous paraît essentiel.

Nous devons faire face également à l'explosion démographique, qui peut représenter un avantage si les jeunes entrants sur le marché du travail - estimés à près de onze millions par an durant la prochaine décennie -sont formés. Si ce n'est pas le cas, ces jeunes actifs deviennent un problème, non seulement pour les pays africains, mais aussi pour l'Europe qui devra absorber cette main-d'oeuvre excédentaire en Afrique. Nous avons certes accompli des progrès dans le secteur éducatif et l'accès à la scolarisation est assuré dans la plupart des pays. Malheureusement, cet accroissement de l'accès s'est accompagné d'une baisse de la qualité de l'éducation. Les formateurs et les enseignants du primaire et du secondaire sont moins bien formés qu'auparavant et l'enseignement n'est plus rejoint par les meilleurs étudiants. La qualité de l'enseignement supérieur s'est également dégradée en Afrique. J'en appelle à vous, Mesdames et Messieurs les sénateurs, pour soutenir le rôle que la France peut jouer dans ce domaine. Votre pays a, aux cours des dernières décennies, formé des générations de cadres professionnels et hommes politiques africains. Si la France doit tirer parti de cet atout dans ce domaine, elle ne peut absorber à elle seule l'ensemble des étudiants qui souhaitent rejoindre ses filières. En soutenant la création d'établissements supérieurs de niveau international sur le continent grâce, entre autres, à des partenariats avec les grandes écoles et universités françaises, nous pourrions aider les jeunes Africains à satisfaire leurs aspirations sans devoir s'expatrier et aider les entreprises à trouver localement des profils de qualité. Les grands campus américains se sont implantés sur le territoire africain, comme Carnegie Mellon qui a ouvert un programme de master en informatique au Rwanda. Sciences Po a également fait des efforts dans ce sens avec son programme Europe-Afrique. L'ESSEC a implanté un campus à Rabat au Maroc, l'Ecole polytechnique devrait accueillir plus d'étudiants sénégalais et initier un programme de coopération avec la Côte d'Ivoire. De tels projets ne sont qu'embryonnaires, mais sachant qu'un quart de la population africaine sera francophone en Afrique d'ici 2100, le potentiel de tels partenariats est énorme et les pouvoirs publics pourraient soutenir des projets analogues que d'autres institutions françaises seraient susceptibles de conduire.

Le changement climatique fournit un deuxième champ d'action. La France est un pays leader dans ce domaine, comme en témoigne le succès de la COP 21, dont la plupart des Etats africains ont ratifié l'accord, et de la COP 22. La Banque mondiale a lancé le programme « Business for Climate change in Africa » qui vise à créer, en collaboration avec les pays africains, les conditions d'une bonne adaptation. Jusqu'à la COP 21, l'essentiel des programmes concernait l'atténuation et ne concernait que partiellement les Etats africains qui sont de faibles émetteurs de carbone, tout en étant victimes du réchauffement climatique. Désormais, l'adaptation est prise en compte et concerne notamment l'érosion côtière, qui menace certaines capitales africaines qui se trouvent sur le littoral, et la promotion de l'énergie propre. A cet égard, l'énergie solaire, qui est devenue extrêmement compétitive, peut permettre une transition énergétique depuis les hydrocarbures vers une énergie propre, durable et peu onéreuse, tout comme l'hydroélectricité. Nous comptons travailler dans ce secteur avec l'AFD et nous comptons beaucoup sur l'appui de la France pour lancer un vaste programme solaire sur le continent africain.

J'en viens à présent à la fragilité des Etats en Afrique, due à de nombreux facteurs, parmi lesquels le changement climatique. Nombre de conflits internes résultent de la raréfaction des sources naturelles sur le continent. Les déséquilibres géographiques sont aussi à l'origine des conflits et l'Europe est, à cet égard, une source d'inspiration. En effet, l'affirmation du projet de l'Union européenne a impliqué de nombreux transferts économiques et financiers vers les pays les plus faibles économiquement, voire certaines régions d'un même pays. Ces disparités territoriales deviennent de plus en plus importantes en Afrique, comme entre le Nord et le Sud du Mali ou du Nigeria et sont autant de sources de fragilité. Remédier à ces disparités territoriales s'avère un objectif essentiel des actions que nous conduisons en partenariat avec l'AFD en Afrique francophone, comme en Centrafrique, où s'est récemment déroulée une conférence des bailleurs et dont le processus démocratique et le retour à la croissance doivent être soutenus, ou autour du Lac Tchad ou encore au Mali. La France est donc un partenaire essentiel de la Banque mondiale dans les Etats fragiles où nous comptons augmenter notre présence physique.

La fragilité est aussi due à des déséquilibres géographiques. Ce phénomène d'inégalités territoriales, par lequel on peut identifier « deux pays au sein d'un même pays », est manifeste dans plusieurs pays africains. De meilleurs indicateurs de développement humain dans une région d'un pays particulier sont corrélés à des investissements plus élevés dans l'éducation et la santé dans cette même région. Ces déséquilibres accentuent les inégalités, perpétuent le manque d'opportunités économiques et sont sources de conflits au sein des pays, avec un impact important pour les Etats voisins.

J'aborderai maintenant la question des migrations qui dépasse de loin le Proche-Orient et ses conflits. Lors du dernier sommet d'Istanbul consacré aux migrations, les Etats africains ont déploré la relative indifférence de la communauté internationale aux courants migratoires qu'ils connaissent eux-mêmes. En effet, l'Afrique accueille un quart des déplacés du monde ; il y a en ce moment 18 millions de personnes déplacées en Afrique, parmi lesquels 12,5 millions sont des déplacés internes ! Et certains camps de réfugiés existent depuis 40 ans, avec un coût énorme pour les gouvernements et populations hôtes. Au Kenya par exemple, le coût réel du soutien aux réfugiés a été estimé, par le Haut-commissariat aux réfugiés de l'Organisation des Nations Unies, à 230 millions de dollars en 2016. Il est important de reconnaître que la crise des réfugiés ne va pas se résoudre rapidement. La question du rapatriement de ces populations est difficile et, sans le soutien de la communauté internationale et une approche sous l'angle du développement, il s'avère impossible de solutionner cette question de manière efficace. Je vous remercie de votre attention et me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. Christian Cambon, président- Merci, Monsieur le Président, pour la clarté de votre exposé. Jeune Afrique vous a classé parmi les cinquante décideurs qui comptent le plus sur le continent africain, ce qui confère une dimension accrue à vos propos. Nous vous remercions d'avoir insisté sur le rôle de la France et de l'AFD, qui relève du contrôle de notre commission, ainsi que celui de l'éducation et de la formation. Vous avez évoqué les COP 21 et 22. Je participais d'ailleurs à cette dernière durant laquelle la Banque mondiale a annoncé la constitution d'un fonds pour la région du Proche-Orient et du Maghreb. Est-ce qu'un fonds analogue pourrait-être institué pour l'Afrique sub-saharienne ? Je passe à présent la parole à mes collègues qui souhaitent, à leur tour, vous interroger.

M. Jacques Legendre. - Merci, Monsieur le Président. Je tenais à vous dire que nous partageons votre vision de la migration qui dépasse de beaucoup les pays du Proche-Orient et du Maghreb, comme nous l'avons également indiqué dans un rapport que nous avons présenté sur ce sujet au sein de notre commission. Nous sommes ainsi conscients que l'explosion démographique africaine va devenir la source d'un problème migratoire pour l'Europe sur le long terme. La grande question est de savoir comment concilier ce développement démographique africain, qui résulte de l'amélioration de la santé des populations et du recul de la mortalité infantile, avec ce taux de croissance faible, voire négatif, de certains pays africains. Comment un pays comme le Niger va-t-il pouvoir absorber son surplus de population ? Pensez-vous qu'une régulation des naissances soit une perspective acceptable en Afrique ? Par ailleurs, que pensez-vous du maintien d'une zone CFA ?

M. Joël Guerriau- Je vous remercie de votre exposé très intéressant et fort synthétique. S'agissant de la lutte contre la pauvreté, de nombreuses organisations non gouvernementales, comme celle de M. Bill Gates, interviennent dans les pays en développement, en essayant de favoriser le micro-crédit. Quel est aujourd'hui l'impact de la micro-finance dans un contexte faiblement bancarisé ? En outre, concernant les prêts à taux préférentiels pour les pays membres de la Banque mondiale, qui doivent s'ajuster structurellement, ceux-ci respectent-ils leurs engagements, en matière de lutte contre la corruption ou de renforcement des institutions démocratiques ? Enfin, pourriez-vous également évoquer les évolutions de l'indicateur de développement humain que vous avez créé ?

M. Yves Pozzo di Borgo. - Lors des différentes Conférences des organes spécialisées dans les affaires communautaires (COSAC) auxquelles je participe, un débat se fait jour entre les partisans d'une politique axée vers le Sud, c'est à dire la Méditerranée et incidemment l'Afrique, ou l'Est de l'Europe. Les cinquante-cinq milliards d'euros consacrés au développement de l'Union européenne ne pourraient-ils pas être employés de manière plus globale qu'actuellement ? En outre, si la politique de développement était repensée de façon commune, elle pourrait certainement soutenir l'électrification de l'Afrique, qui représente une priorité, notamment à travers l'action de M. Jean-Louis Borloo.

M. Jeanny Lorgeoux- Bien que l'accent soit mis en matière d'énergie sur le solaire, quelle est la doctrine de la Banque mondiale s'agissant de l'hydroélectricité ? S'agit-il de construire de grands barrages ou aidez-vous plutôt des micro-projets disséminés sur l'ensemble du continent ?

M. Jean-Paul Émorine. - Le Président Juncker souhaite un plan d'investissement pour l'Afrique, abondé à hauteur de 3,3 milliards d'euros, afin de fournir une solution au problème migratoire. Outre l'AFD, connaissez-vous d'éventuels interlocuteurs pour cette initiative ?

M. Alain Gournac. - Existe-t-il des endroits où le contrôle des naissances et l'aide à l'organisation des familles peuvent s'avérer plus aisés ?

M. Makhtar Diop.- Tout d'abord, en tant qu'ancien fonctionnaire du Fonds monétaire international et ministre des finances de mon pays, j'ai été formé à ne pas répondre à la question sur le CFA, dont l'appréciation relève des pays qui en sont membres. Je ne dérogerai pas à cette habitude !

S'agissant de l'énergie, l'Afrique a la possibilité de connaître une révolution énergétique verte. Mon expérience professionnelle au Brésil m'a permis de comprendre le fonctionnement d'une matrice du développement qui soit verte et, en incluant l'hydroélectricité, l'Afrique a la possibilité d'adopter une démarche similaire. Il y a cinq ans de cela, il était admis que l'Etat devait contrôler le secteur énergétique, le transport et la distribution. Depuis, le secteur privé a investi dans la production énergétique en Afrique, notamment dans le solaire et l'hydroélectricité. Nous encourageons cette tendance où le secteur public doit apporter des garanties souveraines et ainsi apporter la confiance. Nous entendons désormais garantir un effet démultiplicateur en utilisant nos financements pour garantir l'investissement privé de manière continue et massive. En revanche, le transport est encore considéré comme relevant du secteur public dans le contexte africain. En outre, il nous faut porter nos efforts sur les sociétés de distribution qui se trouvent, dans le secteur de l'énergie, dans une situation difficile. La plupart de ces sociétés connaissent des pertes à la fois techniques et commerciales conséquentes. Agir sur cela permettra d'assurer la soutenabilité du secteur et de contribuer à son développement.

La gouvernance est aussi l'une de nos priorités. Loin de suivre une approche idéologique qui ne fonctionne pas en Afrique, il nous faut être pragmatique. Chaque secteur dispose de sa propre gouvernance et le reconnaître permet d'atteindre le consensus social pour assurer leur transformation efficace. Il nous faut parvenir à une plus grande transparence de la gestion des entreprises, qu'elles soient publiques ou privées. D'ailleurs, la question de l'éventuelle privatisation des sociétés de distribution, qui faisait débat dans les années 80, n'est plus à l'ordre du jour car l'efficacité se trouve autant dans les acteurs publics que privés, à condition de la mesurer de manière pragmatique. A cet égard, l'accès au marché des capitaux fournit un gage de transparence et d'efficacité. Le public a alors confiance en la gestion de votre entreprise. Si ces critères peuvent être atteints par le secteur public, alors il n'y aucune raison de privatiser. La construction des barrages doit être soutenable pour l'environnement et ne pas induire de conséquences néfastes pour les populations. Nous avons ainsi révisé à la hausse nos clauses de sauvegarde sociale et environnementale afin de bien prendre en compte cet ensemble de facteurs. Ainsi, nous avons discuté avec le Gouvernement nigérien sur la hauteur du barrage de Kandadji pendant près d'un an et demi, puisque le nombre de personnes à déplacer dépendait de ce critère. Or, notre financement dépendait ainsi de la capacité du Niger à assurer la relocalisation des populations déplacées dans des conditions que nous estimions satisfaisantes. Ce type de dialogue est ainsi utile pour les pays concernés et dépasse le projet d'infrastructure pour concerner l'ensemble de son économie et de ses habitants. Nous nous sommes par ailleurs pour le moment retirés du projet Inga 3 qui vise à construire l'un des plus grands réservoirs du monde sur le fleuve Congo, puisqu'il nous faut nous assurer que les conditions de transparence et d'appel d'offres sont bel et bien réunies. Notre appui budgétaire auprès des Etats implique notamment le respect de la transparence dans la gestion des entreprises publiques et parapubliques dans le secteur de l'eau, ainsi que la prévention de l'accumulation de dettes ; cette exigence concernant également les collectivités locales.

Le micro-crédit a beaucoup évolué suite à la diffusion de la technologie cellulaire. Désormais, au Kenya, l'accès au crédit est possible via le téléphone portable, sans même disposer d'un compte physique. Une start-up, que j'ai visitée récemment, a lancé une application permettant d'acheter des chèvres. La créativité dans ce domaine est extraordinaire ! Le paysan, qui se trouve sur le Mont Kenya, peut désormais avoir accès aux cours du thé et décider de vendre sa production. Cependant, un problème demeure pour le financement des Petites et moyennes entreprises (PME) qui n'ont pas accès aux crédits du secteur bancaire traditionnel qui accompagnent en revanche le développement des grandes sociétés. C'est un obstacle essentiel pour l'accroissement de l'offre et de la croissance.

Nous avons lancé une initiative pour la démographie avec le Fonds des Nations Unies pour la population au Niger, dont le taux de fécondité est le plus élevé au monde. Ce projet représente 200 millions de dollars pour l'Afrique de l'Ouest. Dans certains pays comme le Sénégal, le dialogue est plus aisé, mais la croissance démographique reste la plus importante dans les pays du Sahel. Le niveau d'éducation des femmes est la clé du niveau de la fécondité et il nous faut investir massivement dans ce domaine pour réduire la fécondité.

M. Christian Cambon, président- Merci, Monsieur le Président, de ce regard dynamique sur le développement de l'Afrique qui éclaire notre réflexion. Nous vous souhaitons bonne chance dans l'exercice de vos fonctions et vous remercions d'avoir bien voulu honorer de votre présence la réunion de notre commission.

La réunion est close à midi