Lundi 18 mai 2020

- Présidence de M. Jean Bizet, président -

La réunion est ouverte à 14 heures 40.

Justice et affaires intérieures - Audition de M. Frédéric Billet, ambassadeur de France en Pologne (en téléconférence)

M. Jean Bizet, président. - Nous accueillons aujourd'hui M. Frédéric Billet, notre ambassadeur en Pologne. Comme tous les États membres de l'Union européenne, la Pologne n'est pas épargnée par l'épidémie de Covid-19. Près de 18 000 cas y ont été identifiés et près de 900 personnes sont mortes du coronavirus. La Pologne est également au coeur de la solidarité qui se joue entre États membres pour répondre à la crise, solidarité à laquelle vous avez appelé avec votre homologue allemand dans une tribune conjointe, fin avril, alors que certaines critiques se faisaient entendre. Des médecins polonais ont ainsi apporté leur soutien à leurs collègues en Italie. Par ailleurs, même si elle n'est pas dans la zone euro, la Pologne bénéficiera du programme de solidarité SURE pour les salariés au chômage technique et de l'élargissement des fonds de garantie de la Banque européenne d'investissement. Plus largement, tous les instruments mis en oeuvre pour tenter de stabiliser l'économie du continent favoriseront aussi la stabilité de la Pologne.

Par ailleurs, comme tous les États membres, la Pologne a pris des mesures d'exception afin d'enrayer l'épidémie, même si, depuis deux semaines, le confinement commence à y être levé.

Notre commission s'est rapidement préoccupée de la compatibilité entre ces diverses mesures prises à travers l'Union et l'État de droit. Elle a confié le soin d'en assurer le suivi à l'un de ses membres, Philippe Bonnecarrère. Elle a ainsi adopté, voilà dix jours, un avis politique adressé aux autorités européennes pour les appeler à la vigilance. Les considérations d'ordre sanitaire et le respect des droits et libertés doivent aller de pair, d'autant que la tentation autoritaire est évidemment renforcée par les circonstances.

Le cas de la Pologne nous préoccupe particulièrement, et c'est pourquoi nous vous avons sollicité aujourd'hui. Comme dans d'autres États membres, l'épidémie de coronavirus a coïncidé avec des échéances électorales, sauf qu'il s'agissait en Pologne de l'élection présidentielle et que le pouvoir en place a tenu à la maintenir coûte que coûte, au prix d'une modification in extremis du code électoral, et malgré toutes les difficultés que pouvaient poser un scrutin par voie postale et une campagne présidentielle tronquée.

Dans son récent avis politique, notre commission indique précisément que les autorités nationales devraient s'abstenir de procéder à des modifications de la législation électorale pendant la pandémie et insiste sur la nécessaire conformité des scrutins électoraux aux standards définis en la matière. Sur l'insistance de plusieurs de ses membres, elle y salue également explicitement l'engagement de son homologue polonais à cet égard.

Finalement forcé de reculer, le Gouvernement a décidé au dernier moment le report de ce scrutin prévu le 10 mai. La principale candidate d'opposition, centriste, vient d'abandonner. Où en sommes-nous concernant cette élection présidentielle ? Plus largement, et avec le regard que vous donne votre expérience à l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), quelle est votre analyse de la situation polonaise au regard de l'État de droit et des libertés ? Enfin, percevez-vous un sentiment anti-européen croissant en Pologne ?

M. Frédéric Billet, ambassadeur de France en Pologne. - Je commencerai par exposer la situation sanitaire. La Pologne recense 18 746 cas, le premier cas ayant été enregistré le 4 mars, et 929 décès. Le système de santé polonais n'a pas été submergé ; il a réussi à faire face. Les Polonais ont mis en place assez rapidement des campagnes de tests. Aujourd'hui, 16 000 tests PCR sont réalisés chaque jour, soit 13,9 tests pour 1 000 personnes. Environ 2 500 personnes sont hospitalisées, contre 3 500 au moment du pic de l'épidémie, autour du 20 avril. Le nombre quotidien moyen d'admissions demeure très inférieur au nombre de sorties et de décès. Le R0 est inférieur à 1, mais il reste toutefois de 1,9 en Haute-Silésie et de 1,3 en Basse-Silésie.

La Pologne est l'un des pays de l'OCDE où les dépenses de santé sont les plus faibles, autour de 4,5 % du PIB, et la couverture sanitaire y est assez fragile. La population, consciente de ces limites, a montré beaucoup de civisme, ce qui explique sans doute les chiffres plutôt satisfaisants, avec également des mesures restrictives prises dès le 13 mars - fermeture complète des frontières, port obligatoire du masque, strict respect des mesures de distanciation sociale.

Globalement, les hôpitaux ne sont pas submergés et la situation est plutôt sous contrôle, même s'il est possible d'émettre deux réserves. Premièrement, les statistiques de mortalité ne recensent que les décès constatés à l'hôpital et excluent les cas de comorbidité. Par ailleurs, les tests n'ont pas été systématisés dès le début de l'épidémie en raison du manque d'équipements. Le nombre de cas recensés est donc sans doute inférieur à la réalité.

J'en viens maintenant à la situation politique. Début février, la maréchale de la Diète, conformément à l'article 128 de la Constitution, a fixé aux 10 et 24 mai 2020 les dates de l'élection présidentielle polonaise.

Autour du 20 mars, l'état d'épidémie a été décrété et la campagne électorale s'est interrompue. L'opposition a demandé, en application d'une loi sur les catastrophes naturelles, un report de trois mois des élections. Considérant que ce report minimiserait les chances du président Duda pour sa réélection, le gouvernement a refusé et a commencé à réfléchir à l'organisation d'un vote par correspondance, malgré l'interdiction de principe de modifier la loi électorale moins de six mois avant la date d'un scrutin. À travers une loi d'urgence sur la crise, le Gouvernement a toutefois décidé de confier à la Poste l'organisation logistique du scrutin, en lieu et place de la commission électorale centrale.

Toutefois, la Poste fait alors rapidement état de difficultés, notamment logistiques, et certains syndicalistes menacent de faire valoir leur droit de retrait. Des rapports critiques sur l'organisation de cette élection par correspondance sont par ailleurs produits par le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l'Homme (BIDDH) de l'OSCE, le Parlement européen et la Commission.

La plupart des candidats se retirent, sauf le président sortant Duda. Fin avril, une fracture apparaît au sein de la coalition gouvernementale, entre le parti Droit et Justice (PiS), dirigé par Jaroslaw Kaczynski, et son allié, le Porozumienie, emmené par le vice-premier ministre Jaroslaw Gowin qui s'oppose à l'organisation de l'élection le 10 mai. Plus de 70 % des Polonais souhaitaient également le report de l'élection.

Le 7 mai intervient finalement « l'accord des deux Jaroslaw » : les deux dirigeants constatent que le scrutin ne pourra pas se tenir le 10 mai et les Polonais l'apprennent par un communiqué trois jours avant la date fixée.

L'accord prévoyait qu'il revenait à la Cour suprême de constater l'impossibilité de tenir l'élection. Mais, devant le refus de la Cour, le président de la commission électorale annonce finalement, le 10 mai au soir, que les élections n'ont pu se tenir en raison de la crise sanitaire et de difficultés logistiques.

Le 12 mai, une nouvelle loi électorale est adoptée par la Diète. Elle prévoit un vote hybride, à la fois traditionnel et par correspondance pour les personnes âgées et celles atteintes du Covid-19. La commission électorale retrouve par ailleurs toutes ses prérogatives. Le Sénat a un mois pour examiner le texte, et le Gouvernement aura ensuite un mois pour organiser le scrutin. On parle du 28 juin ou du 5 juillet.

On peut tirer certains enseignements de cet imbroglio politique et juridique, à commencer par l'entêtement du pouvoir à maintenir les élections. Le vice-premier ministre Gowin a toutefois réussi à faire plier Jaroslaw Kaczynski, ce qui constitue un camouflet pour le PiS et affaiblit la coalition gouvernementale.

Les bases légales et constitutionnelles d'organisation de ce scrutin par correspondance étaient très fragiles, mais le gouvernement a préféré ignorer toutes les mises en garde de l'Union européenne et de l'OSCE, le pôle radical du gouvernement y voyant une ingérence de l'étranger dans les affaires intérieures de la Pologne. L'argument de la dangerosité sanitaire du scrutin a été balayé en faisant référence aux municipales en France, aux élections partielles en Bavière ou aux législatives en Corée du Sud.

On voit aussi que le Sénat et son président, Tomasz Grodzki, ont joué un rôle important en bloquant pendant un mois le projet de loi.

La Pologne revient de loin ! Si le scrutin s'était déroulé dans les conditions que j'ai décrites, son image aurait été encore plus écornée. L'opposition a finalement eu raison de l'entêtement du PiS et une nouvelle chance est offerte au pays d'organiser le scrutin présidentiel selon des standards plus conformes à ceux de l'OSCE.

Mme Kidawa-Blonska ne se présentera finalement pas pour le parti d'opposition Plateforme civique (PO). C'est le maire de Varsovie, M. Rafal Trzaskowski, qui la remplacera. C'est un francophone, spécialiste des questions européennes, formé au collège de Natolin. La télévision publique a toutefois passé son week-end à tirer à boulets rouges sur lui. Il y aurait beaucoup à dire sur le rôle des médias publics et l'équité des temps de parole... Nous restons très vigilants sur ces questions.

M. Jean Bizet, président. - La prééminence du PiS dans la vie politique pourrait-elle être remise en question ? Le maire de Varsovie a-t-il une chance de l'emporter ?

M. Frédéric Billet. - L'élection est un peu relancée. Le candidat du PiS reste M. Duda, le président sortant, qui poursuit sa campagne ; dès ce week-end, M. Rafal Trzaskowski a fait ses premières annonces concernant le système de santé, pour lequel il propose de porter les dépenses à 6 % du PIB, et il a présenté sa conception d'une administration d'État efficace. À mon sens, il faut attendre quelques jours de plus pour évaluer la situation car sa candidature est très récente. C'est un nouveau départ, mais deux autres candidats restent sérieux et représentent chacun 15 à 20 % des intentions de vote : le candidat du parti paysan (PSL), M. Wladyslaw Kosiniak-Kamysz, de centre droit, et M. Szymon Holownia, un ancien présentateur de télévision qui se situe en dehors du système politique, mais qui est très connu et qui mène également une campagne de centre droit, appuyée sur sa foi catholique.

M. Jean Bizet, président. - S'agissant de l'État de droit, le climat se tend-il ? L'opinion publique reste-t-elle pro-européenne, malgré les relations tendues avec MM. Timmermans et Tusk ?

M. Frédéric Billet. - Au sujet de l'Europe, on assiste à une sorte de guerre des narratifs. Le discours officiel du gouvernement minimise le rôle des institutions européennes dans la gestion de cette crise, en insistant sur leur manque de réactivité initial, et met en avant le rôle des États souverains en sous-communiquant sur ce que fait l'Union. Une des directions générales de la Commission s'en est d'ailleurs émue officiellement. La Pologne est, par exemple, le premier pays bénéficiaire - à hauteur de 13 milliards d'euros - des 55 milliards d'euros débloqués par la Commission européenne face à la crise, mais le gouvernement polonais n'en a pratiquement pas parlé. Paradoxalement, les collectivités locales ont été très proactives à propos des aides et des fonds issus des institutions européennes et ont contribué à faire connaître leur importance. En parallèle, l'opposition, la société civile et les experts ont relevé le rôle important de l'Union. Dans les sondages, la population polonaise conserve une image positive de l'Europe, ce qui nous a conduits, avec mon collègue allemand, à publier notre tribune. L'opposition est allée jusqu'à comparer l'attitude du gouvernement à ce sujet à la propagande russe !

Sur l'État de droit, les inquiétudes qui ont présidé au déclenchement de l'article 7 du traité sur l'Union européenne, aux déclarations de la Commission ou aux procédures devant la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), demeurent. Le dernier exemple en date a été la création de la chambre disciplinaire au sein de la Cour suprême. La Commission a demandé à la Pologne d'en suspendre le fonctionnement à titre conservatoire en attendant le jugement de la CJUE sur le fond, ce que Varsovie a accepté.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je souhaite aborder la coopération européenne sous l'angle de la défense. Nous le savons, la Pologne est très favorable à l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN), mais un peu moins à l'Union européenne de la défense, même si vos propos sont plutôt rassurants. La Pologne achète en outre beaucoup d'équipements militaires américains. On comprend son inquiétude envers la Russie, dont l'influence est croissante, et qui diffuse beaucoup de fausses informations. Comment renforcer les liens franco-polonais ? Comment convaincre la Pologne de nous aider à développer une stratégie de défense européenne, dans son propre intérêt ? Comment aider à développer le triangle de Weimar ?

M. Jean-Yves Leconte. - Une remarque incidente : nous n'avons pas la même perception du risque que la Pologne et nous devons trouver le moyen de conjuguer ces perceptions afin que nous puissions répondre ensemble aux risques communs.

Sur la question sanitaire, je peux témoigner que les Polonais ont réagi dès la mi-février, avec des prises de température et la diffusion de formulaires de contact à l'arrivée à l'aéroport, ce que la France n'a jamais fait jusqu'à aujourd'hui. Je suis rentré en Pologne avec mon fils le 20 mars et j'ai reçu la visite de l'armée ou de la police tous les jours afin de vérifier que ce dernier se soumettait aux obligations de la quarantaine. C'était beaucoup plus intrusif qu'en France, mais les choses se sont passées de manière progressive, sans grand débat théorique. Il subsiste toutefois une grande inquiétude sur la situation sanitaire en Silésie.

Je partage votre point de vue au sujet des élections. Ce scénario est triste pour la Pologne, même au regard de l'histoire du PiS : malgré tout ce que nous avions pu dire jusqu'à présent, nous n'en étions jamais arrivés à cela. Le fait que l'on en sorte progressivement est un soulagement, mais il faut rester vigilant.

Si nous entendons soutenir l'idée européenne partout où elle suscite des tensions en Europe, il faut aider les militants les plus favorables à l'Europe : nous ne pouvons pas décevoir nos partisans quand l'État de droit est en danger. Aujourd'hui, en Pologne, la majorité du Parlement elle-même est convaincue que la justice est aux ordres ; si nous voulons défendre l'Europe, nous ne devons pas fermer les yeux et ne rien dire.

Certes, les élections sont relancées, mais le maire de Varsovie, s'il plaît peut-être dans les villes, n'obtiendra sans doute pas un grand soutien des campagnes. L'économie pèsera lourd dans cette élection. Le gouvernement n'a pas mis en place les mêmes amortisseurs qu'en France et le PiS pourrait perdre, en effet. Pourtant, même si le changement de candidat de la Plateforme citoyenne est favorable, la division entre villes et campagnes fera peut-être monter le candidat du PSL. Aux yeux des ruraux, le maire de Varsovie pourrait apparaître comme trop libéral.

En tout état de cause, ce qu'il faut dire, nous devons le dire clairement ; à défaut, nous décevrons ceux dont nous partageons les idéaux. De ce point de vue, nous avons bien fait d'adopter notre avis politique.

M. Jean-François Rapin. - Je dispose des mêmes chiffres que vous sur la crise du coronavirus. Même si la sagacité des autorités polonaises, qui ont anticipé les mesures, est remarquable, comment ne pas s'étonner que le taux de mortalité en France atteigne 19 %, quand il ne serait en Pologne que de 4,96 % des cas prouvés ? Il y aurait donc quatre fois plus de chances de mourir en France qu'en Pologne. Comment est-ce possible ? Même en corrigeant les statistiques, en prenant en compte les comorbidités et les décès en dehors de l'hôpital, on mourrait encore deux fois et demie plus en France du coronavirus. Ce n'est pas possible, il y a un problème !

M. Jean Bizet, président. - La même question se pose à propos de l'Allemagne : ces chiffres nous laissent très interrogatifs, en particulier eu égard aux dépenses de santé dans nos pays respectifs.

M. Jean-François Rapin. - À nombre de malades égal, il y aurait donc trente fois plus de décès en France qu'en Pologne !

M. Jean-Pierre Leleux. - Les événements des huit derniers mois, l'élection du maréchal Tomasz Grodzki, de la Plateforme civique (PO), à la présidence du Sénat et la démission de Jaroslaw Gowin bouleversent la situation politique globale. La majorité sénatoriale est-elle stable, alors qu'elle ne repose que sur quelques voix ? La démission de M. Gowin fragilise le PiS ; comment cette situation va-t-elle évoluer ?

Le président du Sénat polonais aurait dû se rendre en visite à Paris, le 27 mars dernier, à la tête d'une délégation de sénateurs - la date avait été fixée avec le président Larcher. Comment pourriez-vous manifester l'intérêt du Sénat français pour une nouvelle programmation rapide de cette visite ?

Quel est votre avis sur la reprise en main par le gouvernement de la coordination des Polonais de l'étranger, dite « Polonia », alors que cette organisation était jusqu'à présent du ressort du Sénat ?

Enfin, nous savons que le sort de Notre-Dame de Paris est très suivi en Pologne, et nous prévoyons éventuellement d'organiser une visite de chantier. Avez-vous connaissance de subventions officielles polonaises, en particulier du Sénat, pour la rénovation de la cathédrale ?

M. André Gattolin. - Les chiffres relatifs à l'épidémie sont étonnants, en effet, et il est surprenant que les comorbidités soient écartées des statistiques des décès. Il est surréaliste que nous ne soyons pas d'accord, en Europe, sur ces critères de comptabilisation : certes, la santé n'est pas une compétence de l'Union, mais dans ce cas, cela relève de la propagande nationale.

Nous sommes en pleine discussion du prochain cadre financier pluriannuel (CFP). Le plan de relance pourrait y être intégré, ce qui entraînerait un doublement du budget. Comment réagit la Pologne à ce sujet, et notamment sur le litige concernant la double conditionnalité attachée aux fonds structurels, qui concerne le respect de l'État de droit et des engagements environnementaux inclus dans le plan vert européen ? Cela ne plaît sans doute pas à la majorité, mais comment réagit l'opposition pro-européenne ? Cette question fait-elle l'objet d'un débat, entre l'épidémie et la présidentielle ?

Mme Mireille Jouve. - L'arrêt récent de la cour constitutionnelle allemande sur la politique monétaire et le rôle de la Banque centrale européenne a remis en cause la primauté du droit européen. La Pologne entretient des relations compliquées avec les institutions européennes, s'agissant, notamment, du respect de l'État de droit ; à Varsovie, cet arrêt a presque été perçu comme une victoire. Que peut-on attendre du gouvernement polonais à ce sujet ?

Je m'interroge sur la mutualisation des dettes. L'économie polonaise sera durement impactée par la crise sanitaire. Dès la mi-mars, le gouvernement polonais a débloqué 46,5 milliards d'euros pour soutenir les entreprises, l'emploi et le secteur financier. Quelle sera l'ampleur de la récession en Pologne et quelles seront ses conséquences sur les finances publiques ? Quelle est la position de Varsovie sur la solidarité financière en Europe et particulièrement sur la mutualisation des dettes ?

M. André Reichardt. - Nous devons nous féliciter d'avoir insisté pour rédiger notre avis politique dans les termes que nous avons choisis. Jean-Yves Leconte l'a dit avant moi : nous avons eu raison d'écrire ce que nous avons écrit.

Vous avez indiqué que le président polonais s'était appuyé sur l'exemple des élections municipales françaises pour justifier le maintien de l'élection présidentielle. Cela m'a fait « sourire jaune », tant le maintien de ce premier tour des municipales n'aura pas été un exemple de démocratie à la française. En matière de démocratie, nous devrions faire attention à ce que nous faisons. Une décision doit être prise très rapidement sur le second tour des municipales ; à bon entendeur, salut ! Je souhaite vivement que les considérations sanitaires passent avant les autres.

M. Jean Bizet, président. - Venant d'un sénateur du Grand Est, on peut comprendre le poids de cette remarque !

M. René Danesi. - Quel est, selon vous, l'impact de la crise sanitaire sur l'économie polonaise et, par conséquent, sur le niveau de vie des Polonais ? En d'autres termes, les Polonais qui travaillent à l'étranger pourront-ils continuer à rentrer dans leur pays comme c'était les cas ces trois dernières années ? Ou bien, le nombre de travailleurs détachés polonais va-t-il repartir à la hausse ?

M. Frédéric Billet. - En matière de sécurité, les Polonais sont un peu désorientés après le Brexit, parce que les Britanniques étaient leurs alliés, y compris en matière militaire. Leur logiciel est également perturbé par les incertitudes américaines, qu'il s'agisse de la crise syrienne ou de la crise existentielle de l'OTAN. Comme l'a dit M. Leconte, pour les Polonais, la menace principale est à l'Est.

J'observe un incontestable regain d'intérêt en Pologne pour l'Europe de la défense. Alors que l'Initiative européenne d'intervention (IEI) ne les intéressait pas officiellement jusqu'à présent, les Polonais ont déclaré, lors de la visite du Président de la République, en février dernier, qu'ils souhaitaient la rejoindre. Ils ont également demandé à bénéficier du statut de nation cadre au sein du Corps européen et devraient l'obtenir très rapidement - ce corps exerce une double mission, dans le cadre de l'OTAN mais aussi de l'Union européenne. Pas à pas, la Pologne essaie donc de se rapprocher des structures européennes.

Enfin, les Polonais s'intéressent par exemple au projet franco-allemand de char de combat. Même s'il convient de rester prudent, on observe un infléchissement de l'attitude polonaise à l'égard de structures européennes moins « otanisées ». Cela dit, l'OTAN reste la référence face à ce que la Pologne considère comme une menace existentielle, à savoir la Russie.

S'agissant de la politique intérieure, M.  Leleux évoquait une fracture de la coalition : indéniablement, celle-ci a beaucoup souffert des derniers développements de la crise autour de l'élection présidentielle. En ce qui concerne le président Grodzki, nous allons essayer de trouver une nouvelle date pour sa visite à Paris, sachant qu'il est très demandeur. Nous sommes en contact très régulier, et il m'a envoyé un message de soutien après la publication dans la presse de la tribune commune que mon collègue allemand et moi-même avions signée.

La question de la contribution polonaise à la restauration de Notre-Dame de Paris a été abordée lorsque j'ai rencontré les membres du groupe d'amitié du Sénat polonais. Cette question intéresse nos interlocuteurs, mais je ne dispose pas d'éléments concrets concernant un engagement officiel polonais.

En ce qui concerne la Polonia, le gouvernement polonais a nommé une personne chargée de suivre les questions relatives aux Polonais à l'étranger. De nombreux membres de la Polonia, présents en France, mais aussi dans d'autres pays, étaient également extrêmement inquiets de ne pas pouvoir participer à l'élection présidentielle selon les modalités initialement prévues par le gouvernement.

Le gouvernement polonais a mis en place un programme d'ampleur pour répondre à la crise économique - de l'ordre de 14 % du PIB, soit 72 milliards d'euros. Un premier plan a été annoncé le 18 mars, comprenant essentiellement une aide au maintien de 40 % du salaire et divers prêts en faveur des PME-TPE, suivi d'un deuxième au début du mois d'avril, visant à renforcer la trésorerie des grandes entreprises. Ces mesures ont été gérées par un fonds polonais de développement qui a émis des obligations, lesquelles ont été rachetées par la banque centrale. Une partie des aides de ce plan sont non remboursables.

S'agissant de la contraction du PIB, selon la Commission européenne et les principaux experts économiques, la Pologne se différencie de ses voisins d'Europe centrale et orientale en subissant le choc récessif le moins important (- 4 % à - 5 %), grâce à ses bons fondamentaux avant la crise. La Pologne a aussi une meilleure capacité de rebond grâce à la dimension de son marché et à la qualification de sa main-d'oeuvre. Les pronostics sont donc plutôt favorables pour l'an prochain, qu'il s'agisse de l'évolution du PIB, du chômage ou de l'inflation - ainsi, les prévisions concernant le taux de chômage sont de 7 % à la fin de 2020 et de 5 % en 2021, soit un retour à la situation d'avant la crise.

La Pologne a soutenu dès le départ le fonds de relance de l'Union européenne. Le ministre des affaires européennes polonais nous a expliqué, la semaine dernière, que son gouvernement souhaitait qu'il y ait un équilibre entre les prêts et les aides non remboursables, et espérait un fonds de relance ambitieux qui permette de couvrir le tourisme, les infrastructures, la santé, les transports... Sur ce point, la Pologne est en phase avec nous ; en revanche, nous aurons plus de difficultés en ce qui concerne le budget. Elle est également favorable à la taxe sur le numérique, à une taxe carbone aux frontières de l'Union, ainsi qu'à une taxe sur les transactions financières pour alimenter ce budget.

Le gouvernement polonais ne parle pas de la double conditionnalité et, lorsque la question est abordée, fait valoir qu'elle n'est pas prévue par les textes. En revanche, l'opposition, la société civile, les experts en parlent beaucoup, de même que la presse.

Concernant les élections municipales en France, c'est le ministre de la justice, et non le président Duda, qui a cité cet exemple pour rejeter les critiques concernant le maintien de l'élection présidentielle.

Enfin, le gouvernement polonais s'est félicité de la décision du Tribunal constitutionnel fédéral de Karlsruhe, estimant intéressant qu'une juridiction constitutionnelle puisse formuler ce type d'observations. En revanche, on peut noter qu'il a effectivement « gelé » l'activité de la chambre disciplinaire qu'il a créée au sein de la Cour suprême jusqu'à ce que la CJUE rende sa décision sur le fond de ce sujet.

Concernant les écarts sur les chiffres des cas déclarés et des décès, j'ai rappelé au début de notre entretien, que les règles variaient entre les pays européens. Les écarts entre pays sont très importants, mais des études semblent indiquer que les chiffres réels, en Pologne, seraient supérieurs aux chiffres officiels. Il convient d'attendre quelques semaines avant de constater si ces écarts sont vérifiés. Je peux toutefois vous indiquer que la Pologne dispose de 1 500 lits de réanimation et de 10 000 respirateurs et que ses capacités n'ont pas été saturées.

M. Jean Bizet, président. - Il vous est peut-être difficile de nous donner votre sentiment sur la prochaine élection présidentielle, compte tenu de la fragilité de la coalition au pouvoir.

M. Frédéric Billet. - Si l'on s'en tient aux sondages, le nouveau candidat de la PO, le maire de Varsovie, est plutôt le candidat des villes, et le président Duda a encore de sérieuses chances d'être réélu, d'autant plus qu'il dispose de l'appui des médias publics. N'oublions pas non plus le programme de redistribution sociale mis en place par le PiS depuis 2015 - les « 500+ », le treizième mois, l'exonération d'impôts pour les jeunes de moins de 26 ans. Tout ce volet social, qui répond aux préoccupations de nombreux Polonais, continue à s'appliquer malgré la crise et le président Duda en fait sa carte maîtresse.

M. Jean Bizet, président. - Merci beaucoup, Monsieur l'Ambassadeur, de nous avoir répondu malgré votre emploi du temps contraint. En conclusion, trois points méritent, me semble-t-il, d'être soulignés.

Le regain d'intérêt en Pologne pour l'Europe de la défense est réconfortant. Cette évolution n'est pas évidente car, comme le dit souvent Arnaud Danjean, l'Europe de la défense existe surtout sur le papier pour l'instant.

Vous avez souligné l'effort considérable consenti par le gouvernement polonais pour accompagner l'économie dans la crise actuelle, à hauteur de 14 % du PIB. Les bons fondamentaux expliqueraient une contraction moindre du PIB : en manière de clin d'oeil, permettez-moi d'observer que ceux de notre pays ne sont pas tout à fait les mêmes...

Enfin, concernant la décision de la Cour de Karlsruhe, je m'attendais à pire. On peut remercier la Chancelière d'avoir calmé le jeu au Bundestag, mais il faut être extrêmement attentif aux crispations nationalistes que l'on perçoit dans un certain nombre de pays européens.

La réunion est close à 16 heures.