Jeudi 25 juin 2020

- Présidence de M. Jean Bizet, président -

La réunion est ouverte à 8 h 35.

Justice et affaires intérieures - Adhésion de l'Union européenne à la convention européenne des droits de l'Homme (CEDH) - Examen du rapport d'information de MM. Philippe Bonnecarrère et Jean-Yves Leconte

M. Jean Bizet, président. - Je voudrais d'abord saluer mes collègues présents physiquement ici et tout autant ceux en visioconférence.

Nous nous réunissons aujourd'hui pour traiter de trois sujets sur lesquels nous avions jugé nécessaire de nous pencher, avant que la crise sanitaire n'impose son actualité.

Nous allons tout d'abord entendre le rapport de nos collègues Philippe Bonnecarrère et Jean-Yves Leconte, qui traite de l'adhésion de l'Union européenne à la convention européenne des droits de l'Homme. Cette adhésion est prévue dans les traités depuis Lisbonne ; pourtant, elle n'est toujours pas effective. Elle soulève en effet des questions délicates : d'une part, au plan juridique, puisqu'elle oblige à articuler deux cours de justice, celle de l'Union européenne et celle des droits de l'Homme, et donc deux ordres juridiques ; et d'autre part, au plan politique, car elle pourrait modifier les équilibres au sein du Conseil de l'Europe. Je laisse les rapporteurs nous présenter les enjeux de ce dossier au long cours.

M. Jean-Yves Leconte, rapporteur. - L'adhésion de l'Union européenne à la convention européenne des droits de l'Homme (CEDH) est une obligation figurant dans le traité de Lisbonne, mais qui, plus de dix ans après l'entrée en vigueur de celui-ci, n'est effectivement toujours pas réalisée.

Le projet est plus ancien encore. Il date des années 1970 et a deux motivations croisées : d'une part, le respect des droits fondamentaux et, de l'autre, le dialogue entre la Cour de Luxembourg et les juridictions constitutionnelles des États membres.

Ainsi, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) a d'abord reconnu que les droits fondamentaux faisaient partie intégrante des principes généraux du droit des Communautés ; puis elle s'est engagée dans un processus de rapprochement avec les instruments internationaux de protection des droits de l'Homme, dont la CEDH. Parallèlement, les États membres et les institutions des Communautés, dont les fondations étaient d'abord économiques, ont pris position au fil des élargissements des compétences communautaires en faveur d'une meilleure prise en compte de la protection des droits fondamentaux, perçus comme partie intégrante de l'identité européenne.

Un arrêt de la CJCE, Internationale Handelsgesellschaft, en 1970, a confirmé que la primauté du droit communautaire s'exerçait même à l'égard des règles constitutionnelles des États membres. Cet arrêt faisait lui-même suite à l'arrêt Costa-Enel de 1964, par lequel la CJCE avait posé le principe de la primauté absolue du droit communautaire sur le droit national.

En réponse à ces arrêts, les cours constitutionnelles nationales, en particulier allemande et italienne, ont puisé dans leur constitution pour fonder leurs décisions à l'occasion de recours portant sur des textes européens. Le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe, dans l'arrêt dit « Solange I », a considéré que cette primauté était conditionnée par l'article de la Loi fondamentale allemande prévoyant la participation de l'Allemagne à la construction européenne, et que cet article n'autorisait pas les Communautés européennes à porter atteinte aux bases constitutionnelles de la République fédérale d'Allemagne, et notamment à la garantie des droits fondamentaux. Il fallait donc que l'ordre juridique communautaire garantisse une protection des droits fondamentaux équivalente à celle assurée par la Constitution allemande pour que la saisine du tribunal de Karlsruhe n'ait plus lieu d'être. Ainsi, « aussi longtemps que » - d'où le nom de l'arrêt - cette condition ne serait pas remplie, des recours contre une disposition de droit communautaire invoquant la violation d'un droit fondamental reconnu par la Constitution allemande resteraient recevables.

Dans ce contexte, l'idée d'un catalogue des droits fondamentaux et celle de l'adhésion de la Communauté européenne à la CEDH ont été lancées à divers niveaux, notamment par le Parlement européen. Le 2 mai 1979, la Commission européenne adressait au Conseil un mémorandum proposant une telle adhésion.

Toutefois, par un avis du 28 mars 1996, la CJCE a rappelé que l'ordre juridique communautaire reposait sur le principe des compétences d'attribution et elle a constaté qu'aucune disposition du traité ne conférait aux institutions communautaires le pouvoir d'édicter des règles en matière de droits de l'Homme ou de conclure des conventions internationales en ce domaine. Par ailleurs, la Cour a considéré que l'adhésion à la CEDH entraînerait un changement substantiel, d'envergure constitutionnelle, du régime communautaire de protection des droits de l'Homme. Elle en a déduit que seule une modification du traité permettrait une adhésion de la Communauté à la CEDH.

En décembre 2000, la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne était adoptée. Toutefois, elle n'a obtenu une valeur contraignante qu'avec le traité de Lisbonne en 2009, qui inscrivait simultanément dans les textes européens le principe de l'adhésion de l'Union européenne à la CEDH. En effet l'article 6, paragraphe 2, du traité sur l'Union européenne stipule ainsi que « l'Union adhère à la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales », et son protocole n° 8 annexé aux traités en définit les conditions.

Par ce traité, en 2009, les droits fondamentaux se trouvaient ainsi consacrés pour la première fois dans les textes européens tandis que l'Union acceptait la perspective d'un contrôle externe qui constitue l'horizon ultime de l'adhésion à la CEDH. Cette notion de contrôle externe est en effet fondamentale dans le dispositif de la Convention tel qu'il a été conçu dès l'origine : c'est l'idée que le droit de regard des autres États parties sur la façon dont les dispositions de la Convention sont mises en oeuvre est essentiel à la protection effective des droits fondamentaux.

Il mérite aussi d'être indiqué que le traité de Lisbonne, en établissant l'unicité de la personnalité juridique de l'Union, permettait cette adhésion, difficile à envisager auparavant.

Une telle adhésion présente bien sûr une dimension politique, à savoir confirmer l'engagement de l'Union européenne en faveur de la protection des droits fondamentaux, renforcer les liens et la cohérence entre l'Union et le Conseil de l'Europe, et affirmer l'importance pour l'Union européenne de la CEDH auprès de nos partenaires, qui sont parties à cette convention mais non membres de l'Union européenne, en particulier la Russie et la Turquie.

Sur le plan juridique, l'adhésion doit permettre de garantir une plus grande protection juridictionnelle des droits fondamentaux dans l'ordre juridique de l'Union ; elle permettrait aussi l'arrivée à Strasbourg d'un juge au titre de l'Union européenne, jouant pour l'Union le rôle des juges dits « nationaux » pour les affaires où leur pays d'origine est partie prenante.

L'adhésion a également pour objectif de garantir la cohérence des systèmes de protection des droits fondamentaux en Europe et l'évolution harmonieuse de la jurisprudence de la CJCE, devenue Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), et de la Cour européenne des droits de l'Homme (Cour EDH) en matière de droits fondamentaux. Seule l'adhésion de l'Union à la Convention serait de nature à éliminer tout risque de divergence jurisprudentielle entre les deux cours et donc toute insécurité juridique.

Sur le fondement du traité de Lisbonne, le 4 juin 2010, le Conseil a adressé à la Commission des directives de négociation avec le Conseil de l'Europe en vue de la conclusion d'un accord d'adhésion. Le 5 avril 2013, les négociateurs sont parvenus à un projet d'accord d'adhésion à la Convention et aux deux protocoles annexés qu'ont ratifiés l'ensemble des États membres : le protocole n° 1 sur le droit au respect de ses biens, à l'instruction et à des élections libres et le protocole n° 6 relatif à l'abolition de la peine de mort en temps de paix. Le 4 juillet suivant, la Commission a demandé, conformément à l'article 218 du TFUE, l'avis de la CJUE sur la compatibilité du projet d'accord d'adhésion avec les traités.

Or, dans son avis rendu en assemblée plénière, le 18 décembre 2014, la CJUE a jugé, contrairement à la prise de position de l'avocat général, que le projet d'accord d'adhésion n'était pas compatible avec le droit de l'Union européenne. Elle a relevé sept motifs d'incompatibilité. Vous les exposer tous ici serait sans doute fastidieux ; c'est pourquoi je me permets de vous renvoyer à notre rapport écrit sur ce point. J'indique toutefois que cet avis a mis en avant une vingtaine de fois le sujet de l'autonomie du droit de l'Union européenne, qui aurait été mise à mal par le projet d'accord d'adhésion et que la CJUE aurait cherché à préserver.

Cet avis a été abondamment commenté par la doctrine, le plus souvent dans un sens critique : beaucoup d'auteurs ont regretté son caractère défensif. Il s'est traduit de facto par un arrêt du processus d'adhésion, qui a duré cinq ans. Mais il constitue aussi le cadre de référence pour la relance du processus d'adhésion, en mettant en évidence les obstacles à surmonter. Car il s'agit d'objections à l'accord d'adhésion à la CEDH, pas d'une remise en cause de l'adhésion elle-même, puisque celle-ci est inscrite dans les traités dont la CJUE est le gardien. Et l'accord d'adhésion est nécessairement spécifique ; c'est en effet la première fois que ce n'est pas un État qui adhère à la CEDH, mais une entité juridique regroupant plusieurs pays, tous eux-mêmes parties à cette convention.

M. Jean Bizet, président. - Merci Jean-Yves Leconte. Je donne maintenant la parole à Philippe Bonnecarrère.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Merci Monsieur le Président. Jean-Yves Leconte nous a propulsés en décembre 2014, date à laquelle la CJUE a émis sept observations défavorables, non pas au principe de cette adhésion, mais à ses modalités.

En octobre 2015, le Conseil JAI a réaffirmé son attachement à l'adhésion de l'Union européenne à la CEDH et a invité la Commission à travailler sur une analyse des questions juridiques soulevées par la CJUE dans son avis.

La présidence finlandaise du Conseil de l'Union européenne a repris ce dossier et a inscrit l'adhésion parmi ses priorités : elle est parvenue à ce que le Conseil s'accorde sur un mandat de négociation. Le Conseil JAI du 7 octobre 2019 suivant a exprimé son engagement en faveur d'une reprise rapide des négociations avec le Conseil de l'Europe sur l'adhésion et a adopté à l'unanimité des directives de négociation complémentaires. Il a apporté des réponses aux observations de la CJUE, en particulier concernant le mécanisme de codéfendeur et le fait d'exclure le contrôle des actes de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), sachant que la CJUE n'est pas compétente pour contrôler la PESC.

Les négociations devaient reprendre en octobre 2019, mais ont été reportées à septembre prochain du fait de la crise sanitaire.

Que penser de la suite des négociations ? Il n'est pas évident que les demandes présentées par l'Union seront entendues très favorablement par les États non membres de l'Union pour deux raisons principales.

D'une part, sur les 47 États membres du Conseil de l'Europe, 27 sont membres de l'Union, et on rajouterait l'Union elle-même ; donc la crainte d'un déséquilibre en faveur de l'Union est prégnante. On peut d'ailleurs préciser que le Royaume-Uni sera maintenant de l'autre côté de la barre des négociations.

D'autre part, et plus sérieusement, la réserve de la part des États non membres porte sur la perspective que l'Union européenne demande un statut à part. Il n'est pas certain que cette prétention soit acceptée volontiers, notamment par la Russie et la Turquie. Les discussions vont probablement durer longtemps.

Nous partageons, avec M. Leconte, une préoccupation commune : la défense des libertés fondamentales en Europe. Les sujets récents, de la Pologne à la Hongrie, conduisent à convenir spontanément qu'il y a un intérêt à ce que l'Union européenne adhère à la CEDH : tout ce qui vient améliorer le contrôle des valeurs est positif. Nous sommes finalement arrivés, avec M. Leconte, à la conclusion de ne pas vous proposer de résolution européenne. Il serait prétentieux de vouloir donner à la Commission des recommandations sur un sujet objectivement délicat. Si l'on raisonne en termes de bilan « avantages-inconvénients », l'adhésion comporterait bien des avantages : l'exigence du respect des traités - il est normal de respecter les engagements que l'on a pris - et l'appui à la défense des valeurs de l'Union. Il y a une considération technique complémentaire qui peut se présenter aussi comme un avantage : l'organisation de l'architecture juridique en Europe paraît cohérente - nous avons des dispositifs de contrôle interne dans notre pays dont on veille à l'indépendance ; mais il y a une autre tradition à travers le monde où le contrôle est externe et la CEDH permettrait d'assurer un tel contrôle externe.

Toutefois, je ne suis pas sûr, chers collègues, après avoir écouté, lors des questions d'actualité, l'intervention du Président Cambon, que nous soyons forcément très enthousiastes sur ce contrôle externe et sur le fait de donner à certains pays la possibilité de donner un avis sur le fonctionnement de l'Union européenne.

Si je regarde à présent les éléments négatifs, il y a probablement l'idée que nous sommes allés très loin dans la judiciarisation de la société européenne et il faut veiller à ne pas aller au-delà, au risque de mettre en danger le fonctionnement démocratique. Il y a aussi le fait qu'il ne faut pas toucher de près, ou de loin, à la plénitude juridictionnelle de la CJUE. Nous avons quand même un système, dont on voit bien à travers le Brexit, qu'il repose sur l'articulation d'un marché unique et d'une monnaie unique, pour la plupart d'entre nous, avec une seule juridiction qui arbitre l'ensemble. Si nous commençons à fragiliser ce rôle exclusif de la CJUE dans le traitement du droit de l'Union, je ne suis pas sûr qu'on lui rende un bon service. Nous avons récemment observé une CJUE qui tient le cap par rapport aux décisions du tribunal constitutionnel de Karlsruhe qui conteste la politique monétaire européenne, qui s'est montrée à la hauteur des événements en prenant position sur les dispositions polonaises en matière de révocation de magistrats et qui a pris des décisions récentes sur les ONG confrontées à des discriminations diverses en Hongrie. Tout cela me conduit à penser qu'il ne faut pas affaiblir la CJUE ; et donc être extrêmement prudent sur l'adhésion de l'UE à la CEDH. Encore une fois, il faut tenir ses engagements, mais si les négociations durent longtemps, voire très longtemps, à titre personnel, je vous suggèrerais de ne pas trop vous en formaliser...

M. Jean Bizet, président. - Merci, je retiens deux mots forts de votre intervention : « propulser » - j'ai bien compris que l'horizon est lointain, voire très lointain - et « plénitude » - de l'architecture de la CJUE et de ses décisions récentes. Que ce soit sur la Hongrie ou sur le Royaume-Uni, restons-en aux fondamentaux que vous avez évoqués. Je comprends que vous n'ayez pas voulu vous engager dans une proposition de résolution européenne. La CJUE a un rôle important. J'apprécie beaucoup cette analyse, et c'est un sujet sur lequel je suis prudent. Je tiens à saluer la finesse de votre analyse et de vos conclusions.

M. Jean-Yves Leconte, rapporteur. - Comme vous l'avez peut-être compris, si nous n'avons pas souhaité faire de PPRE, c'est parce que, avec Philippe Bonnecarrère, nous sommes d'accord sur nos désaccords. Il était difficile de proposer une PPRE qui marque une direction très précise car nous avons des sensibilités différentes sur ce point.

Je me permets d'ajouter qu'il y a quand même un sujet sur lequel nous sommes vraiment en désaccord avec Philippe Bonnecarrère : la primauté du droit communautaire est un combat de la CJUE, qui manifeste des résistances et en manifestera toujours. Le Brexit met cette primauté sous tension. Contrairement à la position qui consiste à penser que, c'est en réaffirmant la primauté du droit communautaire que l'on donne de la robustesse à l'Union européenne, je pense que c'est en affrontant toutes les contradictions que l'on a entre nous et avec l'extérieur, et en affrontant le contrôle externe que l'on consolidera l'UE. La perception d'une Union européenne nous obligeant à aller à l'encontre de notre Constitution est un sujet sensible ; par conséquent, il ne faut pas considérer que la CJUE se trouve au sommet d'une pyramide et que tout ce qui la remettrait en cause est un danger pour l'Union. Je ne conteste pas son rôle essentiel. Encore la semaine dernière, sur le fait d'affirmer la liberté académique en Hongrie, la CJUE a joué son rôle. Mais je pense que le dialogue doit être favorisé, et non la préservation à tout prix d'une hiérarchie. Aussi, si nous voulons faire en sorte que les droits de l'Homme soient défendus en Turquie et en Russie, l'Union européenne ne peut pas être sur la réserve face à la Cour de Strasbourg, qui n'est pas un groupe de juges qui ne feraient que condamner les États par rapport à des requêtes de leurs citoyens. Bien au contraire, les juges nationaux ont un rôle particulier et il serait utile que l'Union européenne dispose d'un juge siégeant à la Cour de Strasbourg.

M. André Gattolin. - Je veux féliciter les deux rapporteurs pour leur travail, mais j'ai un double regret : nous sommes législateurs, et nous sommes dans un conflit de doctrine sur la hiérarchie des normes en Europe, entre la CJUE et la Cour européenne des droits de l'Homme. C'est un des principaux problèmes. Nous sommes aussi des responsables politiques et à travers nos actes, nous faisons passer un message au niveau européen, de nature géopolitique. Je suis assez désappointé par le choix des rapporteurs, dont je salue la qualité bien sûr, mais je rappelle que nous avons une délégation française à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE), que plusieurs membres de la commission des affaires européennes en font partie et nous aurions pu envisager un binôme membre - non membre. D'ailleurs, plusieurs collègues de l'APCE s'étonnent que la délégation, sur un sujet si important et concernant le Conseil de l'Europe, ne soit pas représentée dans ce rapport. La délégation française à l'APCE comprend deux tiers de députés et un tiers de sénateurs, et nous avons pourtant des difficultés à être reconnus dans notre pays. Donc je trouve vraiment dommage que nous envoyions ce signal, en dépit de la qualité du rapport et du fait que j'approuve l'essentiel des conclusions, y compris des non-conclusions de nos rapporteurs.

Par ailleurs, j'ai un second regret. Nous avons un éminent ancien membre de cette commission, Denis Badré, qui avait fait un travail considérable lorsqu'il avait été nommé parlementaire en mission par le Premier ministre François Fillon et avait remis un rapport sur la relation entre l'Union européenne et le Conseil de l'Europe, dans lequel il abordait cette question de l'adhésion. Il avait proposé des avancées en vue d'une adhésion finale. Je regrette que son nom et ses travaux ne soient pas évoqués.

Ce débat entre la CJUE et la Cour européenne des droits de l'Homme pose des questions de nature juridique, de hiérarchie des normes, voire de conflits entre des juges à la complémentarité évidente parce que la CJUE dispose d'une arme forte - les pénalités économiques - que la Cour EDH n'a pas, mais qui a la capacité géopolitique du « name and shame » qui fait qu'un État condamné par la Cour EDH est pointé du doigt. On l'a vu récemment sur la polémique au sujet de la libération anticipée d'un certain nombre de détenus pendant la crise du Covid-19 ou résultant des condamnations multiples de la Cour à l'égard de la France concernant sa surpopulation carcérale. La Cour repose sur un système de représentation spécifique - un juge par État partie - soulevant des questions géopolitiques. Pour être membre de la commission des questions juridiques et des droits de l'Homme de l'APCE, je peux vous dire qu'avec la montée des États illibéraux, par exemple avec le retour actif de la Russie, nous nous battons à chaque réunion lorsque nous avons des résolutions sensibles à adopter sur des rapports, pour avoir une majorité de deux voix dans cette commission, pour ne pas avoir une majorité russe, turque, azérie ou ukrainienne qui nous conduirait à des résolutions parfois illibérales. Nous sommes sur une question de périmètre de compétence juridique et nous sommes aussi sur des questions géopolitiques. Si nous avons des États illibéraux au sein de l'Union européenne, nous en avons davantage au sein du Conseil de l'Europe. Je rappelle aussi qu'on nous regarde et que si nous voulons avoir une délégation française qui pèse, c'est dans la manière de la traiter et de la représenter au sein de nos parlements nationaux que cela se joue aussi.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - J'entends très bien toutes les observations géopolitiques formulées par André Gattolin avec sa fougue et sa passion habituelles. Vous dites regretter que nous n'ayons pas de position politique. Elle l'est fortement : en vous faisant part de mon approche personnelle sur le marché unique, la monnaie unique et la juridiction unique, je plaide pour favoriser les conditions d'une intégration européenne plus importante. Je récuse l'idée que notre approche serait purement technique, mais la balance avantages-inconvénients que je vous ai dessinée penche en faveur de la CJUE, et se trouve plus défavorable à la Cour EDH : l'orientation très claire est de continuer à travailler à une plus forte intégration européenne.

M. Jean Bizet, président. - Merci Philippe Bonnecarrère. Je remercie les rapporteurs, et je rappelle à André Gattolin que la désignation des rapporteurs n'a fait l'objet d'aucune contestation en commission. Nos collègues membres de l'APCE ne sont pas intervenus sur ce point, mais ils seront les bienvenus à s'y pencher car le sujet va durer un certain temps... André Gattolin a fait référence au rapport de Denis Badré qui fut un grand européen au sein de cette commission. Son rapport n'était pas un rapport du Sénat, mais celui d'un parlementaire en mission, riche d'informations. Je rappelle à l'intention de nos collègues membres de l'APCE que nous rendons désormais régulièrement compte, au sein de cette commission, des travaux de cette Assemblée. Enfin, je considère que c'est important de mettre en lumière le travail du Conseil de l'Europe. Pour ce qui est de la conclusion politique de nos rapporteurs, j'estime qu'elle ne réside pas dans votre souci de ne pas fragiliser une architecture déjà affectée aujourd'hui. Essayons de prendre un peu de hauteur, c'est un sujet extrêmement important, propulsons nous dans un certain temps.

À l'issue du débat, la commission autorise, à l'unanimité, la publication du rapport d'information, disponible en ligne sur le site du Sénat.

Questions sociales, travail et santé - Évaluation des technologies de santé - Proposition de résolution européenne et avis politique de Mmes Pascale Gruny et Laurence Harribey

M. Jean Bizet, président. - Nous examinons à présent une proposition de résolution européenne que nous soumettent nos collègues Pascale Gruny et Laurence Harribey sur l'évaluation des technologies de santé. Ce sujet fait l'objet d'une proposition de règlement présentée par la Commission européenne il y a plus de deux ans. Le Sénat, à l'initiative de notre commission, avait adopté en avril 2018 un avis motivé sur ce texte qui ne nous semblait pas respecter le principe de subsidiarité. Notamment, il tend à communautariser l'évaluation des technologies de santé alors que cette évaluation a des incidences sur leur remboursement, qui relève pourtant des États membres. La nouvelle Commission semble cependant vouloir faire aboutir ce règlement, aussi les rapporteures vont-elles nous soumettre une proposition de résolution européenne et d'avis politique, afin de faire valoir nos positions avant la conclusion des négociations. J'ajoute que le contexte de la crise épidémique de la Covid-19 donne à ce sujet une nouvelle acuité.

Mme Pascale Gruny, rapporteure. - Laurence Harribey et moi avons souhaité, avec l'accord de notre président Jean Bizet, revenir sur la proposition de règlement relative à l'évaluation des technologies de santé présentée par la Commission européenne en février 2018.

Pour rappel, les technologies de santé regroupent les médicaments, le matériel médical et les modes opératoires. L'évaluation d'une technologie de santé comprend deux volets : d'une part, une évaluation clinique comparative destinée à déterminer l'efficacité relative d'une technologie déjà autorisée sur le marché de l'Union, d'autre part, une évaluation non clinique relative à des questions éthiques ou économiques. Ces évaluations sont réalisées par les États membres pour déterminer notamment la politique de remboursement de ces technologies par leur système de sécurité sociale.

Cette proposition de règlement visait principalement à coordonner l'action des États membres dans le domaine de l'évaluation clinique des technologies de santé.

Avec ce texte, la Commission entend instituer un groupe de coordination composé de représentants des États membres qu'elle co-présidera et auquel elle apportera un soutien logistique et financier. Ce groupe devra décider des évaluations cliniques qui seront réalisées en commun. Les résultats de celles-ci devront être repris par les États membres qui ne pourront plus réaliser leurs propres évaluations cliniques. C'est là, le vrai sujet de cette proposition.

Outre la réalisation d'évaluations cliniques communes, le groupe de coordination pourra aussi travailler à identifier les technologies de santé émergentes, organiser des consultations scientifiques communes pour les technologies en développement et approfondir la coopération volontaire dans le domaine de l'évaluation globale des technologies de santé.

Le Sénat, à l'initiative de notre commission, avait adopté en avril 2018 un avis motivé sur ce texte qui ne nous semblait pas respecter le principe de subsidiarité.

En effet, la santé demeure une compétence des États membres. L'article 168 paragraphe 7 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne prévoit que « l'action de l'Union doit être menée dans le respect des compétences des États membres en ce qui concerne la définition de leur politique de santé, ainsi que l'organisation et la fourniture de services de santé et de soins médicaux. Ces compétences incluent l'allocation des ressources notamment financières affectées aux soins ».

Cette position était également celle des gouvernements allemand et français. Les deux chambres des parlements tchèque et allemand ont également adopté un avis motivé sur le sujet ; l'Assemblée nationale française et les deux chambres du parlement polonais ont elles aussi considéré cette proposition contraire au principe de subsidiarité, sans pour autant adopter d'avis motivé.

La Commission européenne, quant à elle, justifie sa proposition en s'appuyant, d'une part, sur l'article 114 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne qui lui octroie une compétence d'harmonisation des réglementations pour assurer un meilleur fonctionnement du marché intérieur, et, d'autre part, sur le fait que seule la partie clinique de l'évaluation sera faite en commun.

Compte tenu de l'opposition d'un certain nombre d'États membres à ce texte, je dois vous avouer que nous ne pensions pas que la nouvelle Commission européenne reprendrait ce texte à son compte. C'est pourtant ce qu'a annoncé Mme Stella Kyriakides, commissaire européen à la santé dans son programme de travail.

Dès lors, il nous est apparu nécessaire de revenir également sur ce texte pour rappeler que la construction du marché intérieur ne peut se faire au détriment de l'obligation d'assurer un niveau élevé de protection de la santé humaine, d'une part, et de respecter les compétences des États membres, d'autre part.

La crise que nous venons de vivre nous conforte dans cette position. S'il faut réfléchir à une plus grande coordination entre États membres, ce n'est pas dans un objectif économique mais bien dans un objectif sanitaire.

Mme Laurence Harribey, rapporteure. - Je commencerai par mentionner les propositions intéressantes de ce texte. Il vise notamment à encourager la coopération volontaire entre États membres pour l'évaluation non clinique des technologies de santé. Cette coopération volontaire entre États membres doit être encouragée car elle permet un partage d'expérience et la mise en commun de moyens. On ne peut pas être trop rétif sur la question de la coopération. En outre, et c'est le deuxième aspect positif pour nous, ce texte propose que le groupe de coordination identifie en amont les technologies de santé émergentes à un stade peu avancé de leur développement et pouvant avoir une incidence majeure sur la santé des patients. Ceci peut être utile, notamment en prévision de nouvelles menaces sanitaires.

En revanche, et ce sera l'essentiel de mon propos, il subsiste des aspects problématiques. Le texte propose d'instituer des consultations scientifiques communes permettant aux développeurs des technologies de santé de solliciter le groupe de coordination afin d'obtenir des conseils scientifiques sur les données susceptibles d'être requises dans le cadre d'une évaluation clinique commune. Cela peut certes permettre la mise à disposition plus rapide de certaines technologies au profit des patients, mais ces consultations doivent se faire dans des conditions de transparence et d'indépendance - et nous avions déjà insisté là-dessus - permettant de garantir leur objectivité et leur intérêt pour une plus grande sécurité sanitaire. Il est nécessaire que ces conditions soient précisées dans le texte, ce qui n'était pas le cas en 2018.

Enfin, le texte propose la réalisation d'évaluations cliniques communes sur lesquels les États membres seraient contraints de s'appuyer. À ce sujet, trois points nous semblent particulièrement importants pour garantir la sécurité sanitaire et les compétences des États membres.

Tout d'abord, les États membres ne doivent pas être contraints de s'appuyer uniquement sur l'évaluation clinique commune pour évaluer une technologie de santé. En effet, il est nécessaire qu'en cas de doutes sur une étude ou en cas de besoin d'éléments complémentaires, les États membres puissent prendre en compte d'autres études ou les réaliser eux-mêmes si besoin - ce qui n'était pas inscrit dans le texte de 2018.

Le Parlement européen, dans une résolution législative adoptée en février 2019, proposait d'assouplir les contraintes des États membres en prévoyant qu'ils « utilisent », et non plus « appliquent », le rapport de l'évaluation clinique commune dans leur évaluation d'une technologie de santé. En outre, chaque État membre pourrait effectuer des évaluations complémentaires destinées à prendre en compte des données et des critères cliniques qui lui sont spécifiques et qui n'auraient pas été pris en compte dans le cadre de l'évaluation clinique commune. Cette solution nous semble satisfaisante et nous souhaitons qu'elle soit soutenue au Conseil.

Ensuite, la proposition de règlement ne peut avoir pour seule base juridique l'article 114 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne qui vise à une harmonisation des règles au sein du marché intérieur. En effet, en cas de litige, les États membres qui auront réalisé des évaluations cliniques complémentaires devront pouvoir le justifier en invoquant la base légale du texte. Il est donc nécessaire d'ajouter à cette base légale l'article 168 qui fait référence à l'impératif d'assurer un niveau élevé de protection de la santé humaine. À la construction du marché unique doit s'ajouter l'enjeu de la sécurité sanitaire. Le Parlement européen et la Commission soutiennent aujourd'hui cette proposition qui devra figurer dans la version définitive du texte.

Un troisième point important à souligner est que le texte présenté par la Commission en 2018 prévoyait que certaines dispositions seraient adoptées par le biais d'actes délégués ou en comitologie. Il y a une tendance à la comitologie qui pose un problème de transparence. Ainsi, les mesures destinées à garantir la qualité des évaluations n'ont pas été prévues par le texte, de même que les conditions de recrutement des experts chargés de mener les évaluations. Or il nous semble qu'il s'agit de mesures essentielles et qu'à ce titre, elles ne sauraient être prises par la Commission seule, via des actes délégués.

Je rappelle que la confiance dans une évaluation scientifique passe par la transparence des conditions de sa réalisation et l'impartialité de ses auteurs. Il est donc nécessaire de prévoir des mesures pour éviter les conflits d'intérêts et mettre à disposition du public certaines données ou études. Le Parlement européen a commencé ce travail qui devra être complété lors des débats au Conseil. Par ailleurs, il faudra également prévoir les règles en matière de conflits d'intérêts s'appliquant aux membres du groupe de coordination, un groupe qui aura un poids déterminant, ainsi que les règles relatives à la publicité de ses travaux.

La proposition initiale de la Commission a donc été amendée pour tenir compte d'un certain nombre de critiques que nous avions formulées, au regard de la subsidiarité. Il convient aujourd'hui de s'assurer que la mise en oeuvre de ce texte permettra de garantir la qualité des soins au sein de l'Union européenne. C'est le sens de cette proposition de résolution européenne que nous vous présentons aujourd'hui.

M. Jean Bizet, président. - Personnellement, votre proposition de résolution me convient. Rappeler la double base juridique sur laquelle ces évaluations de technologies de santé doivent s'appuyer, c'est-à-dire l'article 114 et l'article 168, permet selon moi, un bon équilibre. On ressent une demande d'une « Europe de la santé », que cette proposition de résolution permet de cadrer sur un volet particulier. Et si demain il y a une nouvelle pandémie, nous devons organiser davantage de coordination, d'harmonisation, de coopération et de prospective à l'échelle européenne.

Mme Laurence Harribey, rapporteure. - À la lumière de l'audition de Madame Vestager, je crois que c'est très important d'affirmer ce que vous venez de dire. Cette Europe de la santé, sur une base de coopération approfondie, ce n'est pas un marché unique de la santé.

À l'issue du débat, la commission adopte la proposition de résolution européenne disponible en ligne sur le site du Sénat ainsi que l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.

Questions sociales, travail et santé - Mobilité des professionnels de santé - Rapport d'information, proposition de résolution européenne et avis politique de M. Pierre Médevielle

M. Jean Bizet, président. - Nous abordons maintenant le troisième point de notre ordre du jour : il s'agit de la mobilité des professionnels de santé. Le marché intérieur implique la mobilité des travailleurs, y compris dans le secteur de la santé. Nos campagnes, qui sont souvent en manque de praticiens, bénéficient de plus en plus fréquemment de l'arrivée de professionnels étrangers, ce qui peut résoudre la question des déserts médicaux mais soulève aussi des inquiétudes : la sécurité des patients est-elle assurée ? Et ce d'autant plus que la relation au patient repose largement sur le dialogue mutuel et donc la maîtrise d'une même langue... Je laisse notre collègue Pierre Médevielle nous exposer le sujet auquel il consacre un rapport d'information. Il nous soumettra ensuite une proposition de résolution européenne et un avis politique. Je souligne aussi l'émergence de la télémédecine dans certains territoires. C'est aussi un moyen de pallier la carence des professionnels de santé. Je suis admiratif des maires qui osent y recourir dans mon territoire, d'autant que ça marche bien !

M. Pierre Médevielle, rapporteur. - Nous n'avons pas abordé dans le rapport le sujet de la télémédecine, mais c'est un sujet d'actualité, notamment dans les régions touchées par ce phénomène de désertification médicale, et même certaines grandes villes qui n'échappent pas à ce phénomène. La télémédecine représente une solution pour de nombreux examens mais encore faut-il qu'il y ait quelqu'un derrière l'appareil. Le numérique permet de développer la télémédecine à l'échelle européenne, mais il reste d'importantes réticences françaises concernant la protection des données de santé. Nos compatriotes sont souvent méfiants quand il s'agit de numérique, d'applications et de smartphone, et nous patinons sur le dossier médical personnalisé depuis 2000, époque où j'étais pharmacien pilote. C'est pourtant indispensable. Le Français confortablement installé chez lui ne voit pas pourquoi il irait partager ses données de santé. Mais le jour où il fera trois tonneaux à l'autre bout du pays, il sera peut-être content que les services de secours puissent avoir accès à son dossier médical.

M. Jean Bizet, président. - Vos propos sont très imagés mais en phase avec la réalité. Cela pourra peut-être faire l'objet d'un prochain rapport à vous confier. Derrière tout cela se profile l'intelligence artificielle, dont on ne pourra pas faire abstraction.

M. Pierre Médevielle, rapporteur. - J'ai participé à Tel-Aviv à un colloque sur la cybercriminalité, et j'ai constaté, en discutant avec des représentants d'autres pays, que nous avons un fort retard. Je serai en tout cas ravi de faire un rapport sur le sujet, si les électeurs le permettent !

Nous avons travaillé sur la question de la mobilité des professionnels de santé au sein de l'Union européenne. Celle-ci découle de la libre circulation des personnes qui est l'un des principes fondateurs de la construction du marché intérieur. Depuis les années 70, la Commission européenne a cherché à favoriser cette mobilité. La directive 2005-36-CE modifiée en 2013 définit les conditions de reconnaissance des qualifications d'un État membre à l'autre pour permettre cette mobilité. Il existe deux régimes de reconnaissance mutuelle des qualifications : un régime de reconnaissance mutuelle automatique et un régime général.

Le premier, la reconnaissance mutuelle automatique, concerne les professions dites sectorielles que la directive énumère. Il s'agit des médecins généralistes ou spécialistes, des dentistes, des infirmiers de soins généraux, des pharmaciens et des sages-femmes. Pour ces professions, la directive 2005-36-CE fixe le niveau des diplômes requis pour suivre les formations permettant l'exercice de ces professions. De plus, elle détermine la durée minimale de ces formations, ainsi que les connaissances et compétences qu'elles doivent permettre d'acquérir. Enfin, l'annexe V de la directive détermine, pour chaque État membre, la liste des établissements autorisés à délivrer un diplôme pour exercer ces professions sectorielles. Les professionnels qui souhaitent faire jouer la reconnaissance de leurs qualifications n'ont pas de stage à accomplir ou d'examens à passer.

Le régime général, lui, s'applique aux autres professions médicales. Il s'applique également aux professions sectorielles lorsque les conditions de la reconnaissance mutuelle automatique ne sont pas remplies. C'est le cas notamment lorsque le diplôme ne figure pas à l'annexe V de la directive déjà évoquée. Dans le cadre du régime général, les autorités de l'État membre d'accueil examinent l'ensemble des diplômes, certificats et autres titres, ainsi que l'expérience pertinente de l'intéressé, et comparent, d'une part, les compétences attestées par ces titres et cette expérience et, d'autre part, les connaissances et qualifications exigées par la législation nationale. Les autorités peuvent ensuite proposer des mesures compensatoires, qui peuvent être un stage ou une épreuve d'aptitude.

Ce n'est qu'une fois la qualification reconnue que l'État membre d'accueil peut procéder à des tests de langue, afin de vérifier que les professionnels de santé pourront communiquer avec les patients.

La mobilité de ces professionnels est évidemment corrélée à la maîtrise de la langue du pays d'accueil et à sa proximité géographique, mais elle est souvent liée aussi aux conditions socio-économiques : les professionnels migrent généralement vers les États où le budget de la santé est le plus élevé.

Ces mouvements modifient l'offre de soins dans les États membres. Dans les pays de départ comme la Bulgarie ou la Roumanie, l'offre de soins diminue dangereusement. À l'inverse, dans les États membres d'accueil comme le nôtre, l'arrivée de praticiens étrangers a permis de limiter l'impact de la diminution du nombre de professionnels de santé. En effet, ces praticiens venus d'autres États membres et notamment de Roumanie ont contribué à maintenir l'offre de soins dans certaines zones rurales, ce dont on peut se féliciter. Toutefois, on observe que, passé un certain temps, les professionnels venus d'autres États membres ont tendance à s'installer dans les mêmes zones que les professionnels formés en France, et qu'ils préfèrent en outre travailler en libéral plutôt qu'à l'hôpital où les besoins ne sont pas comblés. Dans ma région du Sud-Ouest, de nombreuses agences proposent à des généralistes qui ne trouvent pas de successeurs de faire venir des médecins roumains, et c'est souvent la collectivité qui va payer les frais d'agence, autour de 12 000 euros. Dans ma ville, c'est un chef-lieu de 1500 habitants, on avait six médecins il y a trente ans, aujourd'hui ils sont cinq, dont deux Roumains et un Hollandais.

Bien qu'elle ait facilité la mobilité, l'application de la directive 2005-36-CE pose un certain nombre de difficultés.

Tout d'abord, on note des différences notables dans les formations. En premier, les durées de formation, que ce soit dans le cas du régime général ou de la reconnaissance automatique, ne sont pas harmonisées. Dans le cas de la reconnaissance automatique, la directive ne fixe qu'une durée minimale de formation. Ainsi, pour les sages-femmes, elle est de trois ans. En France comme en Suède, la durée de formation est de 5 ans alors qu'en Espagne, les sages-femmes obtiennent la qualification d'infirmière spécialisée en soins obstétricaux après seulement trois années d'étude validées. De plus, ces différences se retrouvent également dans le contenu des formations et dans les actes autorisés à la pratique à l'issue de la formation. Ainsi, les infirmières peuvent faire des injections intraveineuses en France, alors que cet acte est réservé aux médecins en Allemagne et aux Pays-Bas.

Les tentatives d'harmonisation dans ce domaine se heurtent au fait que l'éducation demeure une compétence nationale et que les organismes de formation et les organisations professionnelles souhaitent garder leurs spécificités.

Par ailleurs, il apparaît difficile de faire respecter les exigences de la directive. Selon l'ordre des chirurgiens-dentistes, certains praticiens diplômés dans d'autres États membres n'ont reçu aucune formation pratique alors que celle-ci est expressément prévue par la directive. Il est donc nécessaire que les États membres assurent dans la durée un contrôle des établissements de formation pour s'assurer qu'ils respectent toujours les exigences de la directive 2005-36-CE. L'ordre plaide pour une révision de la directive 2005-36-CE afin que soit mis en place, dans chaque État membre, un système obligatoire d'évaluation publique, régulière et indépendante de tous les établissements délivrant un diplôme conforme à la directive 2005-36-CE. Il faut bien comprendre que l'État membre d'accueil n'a pas de pouvoir de contrôle sur ce qui se passe dans les établissements des autres États membres. En cas de doute sur la validité d'un diplôme, il doit se référer à l'autorité compétente de l'État membre d'origine. Ainsi, la Cour de justice de l'Union européenne a précisé que l'État membre d'accueil n'a pas à vérifier par lui-même le respect de la condition de durée d'une formation prévue pour l'exercice d'une profession dite sectorielle. Il peut toutefois solliciter l'État membre d'origine, à qui il appartient d'effectuer cette vérification. Dans la réalité, les contrôles effectués par les États membres d'origine sont inégaux.

De même, lorsque l'inscription à un ordre n'est pas obligatoire, il est difficile de vérifier que le professionnel de santé maîtrise bien la langue du pays d'accueil. Lorsqu'ils sont embauchés dans un établissement de santé, cette vérification peut se faire facilement mais lorsqu'ils exercent en libéral, c'est plus compliqué.

Enfin, il faut évoquer les conditions pratiques dans lesquelles se déroule la reconnaissance mutuelle des diplômes au sein des États membres. Les délais sont précisés dans la directive 2005-36-CE et apparaissent particulièrement contraints pour permettre un véritable examen de chaque cas. En outre, il est souvent difficile de vérifier la qualité des stages pratiques prescrits comme mesure compensatoire.

Ces difficultés rencontrées dans le cadre de l'application de la directive 2005-36-CE suscitent des inquiétudes quant à la sécurité des patients. Si la mobilité des professionnels de santé doit être facilitée pour permettre leur libre circulation, cela ne peut se faire au détriment de la sécurité des patients. En effet, délivrer des soins n'est pas assimilable à un commerce.

L'assimilation des professions de santé à n'importe quelle autre activité économique et commerciale inquiète les professionnels de santé : ils la jugent incompatible avec l'exercice de leurs missions d'intérêt général au profit des patients. Ces craintes se sont renforcées lorsqu'en 2017, la Cour de justice de l'Union européenne a jugé que « l'interdiction générale et absolue de toute publicité relative à des prestations de soins buccaux et dentaires est incompatible avec le droit de l'Union européenne », ouvrant la voie à une banalisation commerciale de ces prestations de santé.

De plus, une directive de 28 juin 2018 soumet à un examen de proportionnalité toute disposition nationale qui limite l'accès à des professions réglementées ou leur exercice. Les professions de santé sont soumises à cette directive. Elle illustre la volonté de la Commission européenne de restreindre les entraves à la mobilité et son adoption a renforcé l'inquiétude des professionnels. En effet, les ordres craignent d'être remis en cause et de ne plus pouvoir exercer leur rôle de régulateur face aux évolutions des leurs professions.

Lors de la présentation de la proposition de directive en juin 2017, le Sénat, sur proposition de la commission des affaires européennes, avait adopté un avis motivé dans lequel il indiquait que le projet de directive ne respectait pas le principe de subsidiarité. Il estimait que tel était le cas dans le domaine de la santé où l'article 168 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne dispose que l'action de l'Union est menée dans le respect et la responsabilité des États membres.

Toutefois, cette inquiétude doit être relativisée. En effet, la directive prévoit que toute nouvelle réglementation peut être justifiée par un motif d'intérêt général, notamment garantir un haut degré de protection de la santé humaine. De plus, pour transposer cette directive, les autorités françaises ont prévu de procéder à cet examen de proportionnalité à l'occasion de l'étude d'impact qu'elles doivent joindre à chaque projet de disposition législative ou de la fiche d'impact prévue pour tout projet de décret. C'est donc dans ce cadre que la proportionnalité sera examinée par les services du Gouvernement, préservant ainsi les initiatives du Parlement et des ordres en la matière. Une circulaire précisera les modalités de ce contrôle.

Par ailleurs, la jurisprudence tend également à prendre en considération l'impératif de protéger la santé humaine. Ainsi, en 2008, la Cour de justice de l'Union européenne a estimé qu'exiger qu'une pharmacie soit implantée dans l'État membre pour pouvoir approvisionner un hôpital de cet État est compatible avec le droit européen puisque cette mesure a pour objectif de garantir un approvisionnement optimal, nécessaire pour assurer un niveau élevé de protection de la santé publique.

Un autre phénomène que l'on peut aborder est celui de la grande mobilité des étudiants. 15 % des masseurs-kinésithérapeutes exerçant en France ont fait leurs études à l'étranger et beaucoup d'étudiants français font leurs études de médecine en Roumanie, ou en Espagne - je vois beaucoup de jeunes qui traversent le frontière, ou encore en Belgique pour les formations au métier de vétérinaire. Aujourd'hui beaucoup d'étudiants évitent les concours nationaux. Et les formations n'ont tout de même pas le même contenu, la même durée.

Quoi qu'il en soit, il s'agit de rester vigilant et de s'assurer que la mobilité ne se fasse pas au détriment de l'intérêt des patients. C'est le sens de la proposition de résolution européenne qui vous est soumise aujourd'hui.

M. Jean Bizet, président. - Chers collègues, avez des commentaires ?

Mme Pascale Gruny. - J'aimerais remercier notre collègue pour ce rapport, c'est un sujet contemporain et qui dure depuis longtemps déjà. Quand j'étais au Parlement européen, j'étais à la commission des pétitions et je me souviens d'une pétition reçue d'un pharmacien français à qui on refusait de travailler dans une pharmacie en Grande-Bretagne, alors même qu'il n'y avait pas aucun souci de formation. Ce sujet de la reconnaissance de diplôme soulève deux questions principalement : la subsidiarité, mais aussi la résorption des déserts médicaux. Comme vous l'avez rappelé au début de votre propos, nous avons depuis longtemps des médecins qui viennent de l'étranger et qui pallient le manque de professionnels dans certains territoires. À ce sujet, je me souviens d'un médecin qui m'avait donné une ordonnance pour une de mes filles et je n'avais rien compris. J'avais dû retourner voir un médecin généraliste français pour qu'il m'explique. La langue est très importante. Nous ne sommes pas pharmacien, ni médecin. Parfois, même dans notre langue, nous ne comprenons pas toujours tout. La qualité de la formation et celle des stages sont également des points importants. Les étudiants français qui vont se former dans les pays frontaliers après avoir été refusés aux concours sont de plus en plus nombreux. Vous avez parlé de l'Espagne, moi je suis à côté de la Belgique et je constate qu'elle ferme beaucoup de ses universités aux étrangers, car celles-ci forment énormément de Français qui ne restent pas sur son territoire. Soit on s'accorde sur l'établissement d'une formation européenne, soit on régule la mobilité des professionnels. Je connais maintenant beaucoup de jeunes qui vont faire leurs études de médecine en Roumanie, où il n'y a pas de stages pratiques.

M. Pierre Médevielle, rapporteur. - Il faudra aussi revoir le mode de sélection afin d'éviter ces mouvements. Tous les ans, nous rejetons des étudiants qui ont une vocation mais qui ne sont pas très doués pour répondre à des QCM de mathématiques ou de physique. La médecine, ce n'est pas toujours poétique, il faut être capable d'y mettre les mains.

M. Jean-François Rapin. - J'ai écouté avec beaucoup d'attention la présentation de ce rapport, et j'ai bien entendu les suggestions de Pierre Médevielle en matière de formation rapportées par. Je tiens à dire à mes collègues qu'un nouveau dispositif a vu le jour cette année : la mise en place des passerelles, permettant à des étudiants qui n'ont pas la vocation immédiate ou dont l'accès direct via Parcoursup aux facultés de médecine n'était pas évident, de mûrir un projet de santé dans une autre faculté scientifique et de rejoindre les facultés de médecine en cours de route. Je suis persuadé du bien-fondé de ce système.

M. Pierre Médevielle, rapporteur. - Je n'ai pas évoqué les passerelles et je partage cet enthousiasme, c'est un excellent dispositif, qui n'était pas généralisé ! Mais je pense que cela ne nous dispensera pas de revoir le mode de sélection à la base.

M. Jean-François Rapin. - Ceci dit, le nombre de places dans les passerelles reste particulièrement limité.

M. Jean Bizet, président. - Merci au rapporteur, merci à tous ceux qui se prononcent sur cette proposition de résolution. Je n'ai pas d'avis contraire. Je rappelle que la télémédecine doit être un sujet de réflexion pour notre commission.

Aussi, il ne faut surtout pas qu'on prenne du retard, et d'après ce qu'on peut lire, l'intelligence artificielle ne se trompe pas beaucoup par rapport à l'oeil humain - voire un peu moins ! Intelligence artificielle, respect de la propriété des données de santé et carte identité de santé, beaucoup sont des pistes à explorer pour l'avenir.

M. Pierre Médevielle, rapporteur. - Par rapport à cette carte de santé, je ne comprends pas certaines réticences, quand les GAFAM ont déjà accès à notre mode de vie et nos profils de santé. Il ne faut pas avoir peur de ce qui existe déjà. Nos données de santé sont déjà dans la nature.

M. Jean Bizet, président. - Je vous le confirme. Merci mes chers collègues, je vous donne rendez-vous dans une demi-heure avec Michel Barnier. À tout de suite.

À l'issue du débat, la commission adopte la proposition de résolution européenne disponible en ligne sur le site du Sénat ainsi que l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.

La réunion est close à 10 heures.

- Présidence de MM. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes, et Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées -

La réunion est ouverte à 10 h 30.

Politique de coopération - Relation future entre l'Union européenne et le Royaume-Uni - Audition, en commun avec la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, de M. Michel Barnier, chef de la Task Force pour les relations avec le Royaume-Uni

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Monsieur le commissaire, merci beaucoup d'avoir accepté d'être entendu aujourd'hui par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées ainsi que par la commission des affaires européennes du Sénat. Il y a quasiment quatre ans jour pour jour, le Royaume-Uni décidait par référendum de quitter l'Union européenne ; le gouvernement britannique enclenchait ensuite, le 29 mars 2017, la demande officielle de retrait, au titre de l'article 50 du traité sur l'Union européenne. La date de retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne était initialement prévue au 29 mars 2019. Le Conseil européen a accepté de répondre favorablement à la demande britannique de prolonger les négociations jusqu'au 31 janvier 2020.

Parvenant à maintenir l'unité des Vingt-Sept, vous avez admirablement mené ces négociations, qui ont conduit à l'accord de retrait conclu en octobre 2019 et ratifié en janvier dernier. Une période de transition s'est ouverte le 1er février 2020, durant laquelle le Royaume-Uni n'est plus membre de l'Union, ne participe plus aux institutions et n'est plus associé aux processus décisionnels, alors que le droit de l'Union continue à s'y appliquer provisoirement : cette période doit permettre de s'entendre sur la relation future entre les deux entités. C'est encore vous qui menez cette nouvelle négociation, mais les interlocuteurs britanniques ont changé. Ces derniers confirment vouloir mettre un terme à la période de transition au 31 décembre 2020, ce qui implique de conclure le processus fin octobre pour permettre ensuite la ratification de l'accord. Or la négociation semble très laborieuse. Elle a souffert du coronavirus, qui a atteint les deux parties et les a obligées à négocier par visioconférence.

Il apparaît à ce jour qu'aucune des questions essentielles, à savoir l'accès aux eaux territoriales britanniques, les règles de concurrence loyale, la gouvernance de la nouvelle relation commerciale et le rôle de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), n'a pu être réglée. Diriez-vous que ce blocage pourrait être dû à la trop grande précision du mandat impératif reçu par chaque négociateur et que, en conséquence, la perspective d'un compromis restera limitée tant que ces mandats ne seront pas assouplis de part et d'autre ? Existe-t-il une marge pour ce faire ?

Se dirige-t-on, au contraire, vers l'adoption d'une kyrielle de petits accords sectoriels, ce cherry picking que nous avions toujours refusé, plutôt que d'un accord global, au risque de mettre à mal l'équilibre final de la négociation ?

Pensez-vous, par ailleurs, que l'Allemagne, dont on sait que les intérêts dans la négociation ne sont pas tout à fait identiques aux nôtres et qui s'apprête à prendre la présidence du Conseil, pourrait mettre à son crédit une inflexion des positions de négociation afin de trouver un accord avant la fin de l'année ?

Enfin, le président Macron a rencontré M. Boris Johnson à Londres le 18 juin dernier : cet entretien a-t-il, selon vous, contribué à faire avancer la négociation ? Dans quelle mesure ces rencontres bilatérales peuvent-elles compliquer ou faciliter votre tâche ?

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Monsieur le négociateur en chef, cher Michel Barnier, merci de consacrer quelques précieux instants pour éclairer nos deux commissions. Je me concentrerai sur deux sujets.

S'agissant de l'association éventuelle de la Grande-Bretagne à la politique étrangère et de défense de l'Union, plusieurs déclarations sont intervenues depuis celle de Mme May à Florence et M. Boris Johnson a apporté des éléments sensiblement différents. Est-il possible d'intégrer à l'accord que vous allez négocier une dimension relative à la défense ? Comment, en effet, envisager une quelconque autonomie stratégique de l'Union, souhaitée par nombre de responsables européens, sans faire un travail étroit avec les Britanniques sur les questions de politique étrangère, de sécurité et de défense ? Le Sénat tente de mener un travail utile à ce sujet en préparant les dix ans des accords de Lancaster House. Quel est l'état des négociations dans ce domaine ?

J'ajoute que nous sommes sensibles à la question irlandaise. Les blessures restent vives, mais le marché unique doit être protégé. Toutes les procédures nécessaires pourront-elles effectivement être mises en oeuvre au 1er janvier 2021 ?

Nous gardons, enfin, un oeil très attentif sur les droits des citoyens européens vivant au Royaume-Uni.

M. Michel Barnier, négociateur en chef, directeur de la Task Force. - Merci de la fidélité de vos invitations, je n'oublie pas nos nombreux dialogues et je reste disponible pour le Parlement de mon pays, comme je le suis pour tous les parlements de l'Union européenne.

Nous sommes aujourd'hui à un moment névralgique de la négociation, après quatre rounds et avant le début du cinquième, qui sera intense et concentré, la semaine prochaine, pour essayer de donner une impulsion politique. Je rappelle que je conduis la négociation dans le cadre d'un mandat fixé par les vingt-sept gouvernements à l'unanimité et qui demeurera inchangé jusqu'au bout ; je travaille également sous le contrôle du Parlement européen, qui s'exprime par des résolutions, dont je tiens compte. Le processus de Brexit s'est engagé il y a quatre ans ; nous respectons cette décision souveraine et démocratique même si nous la regrettons et nous la mettons en oeuvre étape par étape.

La première étape était institutionnelle et politique : elle consistait à quitter l'Union européenne en bon ordre. Comme tout divorce, c'est un processus coûteux qui crée beaucoup d'incertitudes sous-estimées et, selon moi, mal expliquées au Royaume-Uni. Cela a occupé les trois premières années de mon travail, qui a débouché sur un accord signé en octobre dernier puis ratifié par le Parlement européen et par les chambres des Communes et des Lords.

L'étape suivante est le Brexit économique et commercial. Nous avons, pour faciliter les choses, établi une période de transition assez courte, qui s'achève le 31 décembre de cette année. Il est possible, jusqu'au 30 juin, de la prolonger d'un commun accord d'un an ou deux ans, mais M. Johnson nous a dit qu'il n'était pas question qu'il le demande, alors que nous y étions ouverts. La négociation s'achèvera donc au 31 décembre, plus tôt, en réalité, car deux mois seront consacrés aux ratifications. Elle est donc limitée au 31 octobre.

Le 31 décembre, en toute hypothèse, le Royaume-Uni quittera l'union douanière et le marché unique, ce qui emporte beaucoup de conséquences. Accord ou non, des changements interviendront au 1er janvier prochain auxquels nous devrons être prêts. En effet, tous les produits entrant dans le marché unique sont rigoureusement contrôlés aux frontières extérieures, pour trois raisons : la protection des consommateurs, celle des budgets, avec les taxes et les tarifs imposés selon les provenances, et la protection des entreprises, avec la vérification de la régularité des produits au regard de nos normes et la lutte contre la contrefaçon. Nous allons donc effectuer ces contrôles, en toute hypothèse, quel que soit le sort des négociations. Nous y sommes obligés. Cela explique que la France ait créé 1 000 emplois nouveaux de douaniers ou de vétérinaires, comme les Pays-Bas, la Belgique ou l'Irlande. En plus des contrôles et des tarifs, devrons-nous imposer des contingentements ? C'est ce que dira la négociation. Si elle échoue et que nos relations retournent dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), nous appliquerons quotas et tarifs, et les Britanniques le feront également, créant ainsi une friction supplémentaire. Tel est l'enjeu de cette négociation. La déclaration politique, annexée à l'accord de retrait et approuvée par la ratification, décrit son cadre. Ce document a été agréé par M. Johnson, qui l'a négocié à la virgule et au mot près et engage ceux qui l'ont signé. Je rappelle régulièrement aux Britanniques que plus ils s'en écartent, plus la discussion sera difficile et plus le risque d'échec grandira. L'ensemble des nombreux sujets qui constitueront notre futur partenariat y est décrit. Si nous parvenons à réaliser ce projet, notre partenariat avec le Royaume-Uni sera sans précédent.

Plusieurs paragraphes de ce document sont consacrés à la politique étrangère, à la coopération entre l'Union européenne et le Royaume-Uni et à la défense, ainsi qu'au développement, à la coopération avec l'Afrique, à la cybersécurité ou à l'espace. Les Britanniques m'ont toutefois indiqué, dès le début de cette nouvelle négociation, qu'ils ne souhaitaient pas discuter de politique étrangère et de défense. Peut-être est-ce à des fins tactiques pour nous placer en position de demandeur ? En tout état de cause, nous n'adopterons pas cette position. Une autre raison est peut-être plus idéologique : les Britanniques n'ont jamais nourri de passion pour la dimension politique de l'Union européenne, peut-être ont-ils voulu signifier qu'ils entendaient se concentrer sur leurs intérêts économiques ? Nous n'en parlons donc pas du tout pour le moment.

Dans les autres domaines, nos interlocuteurs s'écartent aussi beaucoup de la déclaration politique, ce qui est préoccupant pour nous. Ils sont concentrés sur les questions économiques et mettent en oeuvre une double stratégie contraire à nos intérêts : ils cherchent à obtenir un statut très proche de celui d'un État membre, sans en avoir les contraintes, c'est le fameux cherry picking. Les négociations mobilisent 200 personnes de notre côté - comme du côté britannique - avec des experts de toutes les directions générales de la Commission. L'addition des demandes britanniques, claires ou subreptices, exprimées sur les onze tables de négociations parallèles, leur conférerait un quasi-statut de membre du marché unique, de l'union douanière et de Schengen, sans aucune des contraintes qui s'imposent aux États membres ni même aux États seulement membres du marché unique, comme la Norvège. Je leur ai répondu qu'il n'en était pas question ! Sur les règles d'origine, sur les reconnaissances mutuelles, sur les services financiers, sur la question des qualifications professionnelles, sur les flux de données, ou sur les échanges d'électricité, par exemple, les Britanniques veulent bénéficier des avantages propres aux membres sans contraintes ni engagements liés au droit et aux règles et à la Cour de justice de l'Union européenne. Ce n'est pas acceptable pour nous.

La deuxième partie de leur stratégie est de conserver un maximum de liberté. Ils ont choisi le Brexit pour pouvoir diverger, pour ne plus être soumis au marché unique, cet écosystème complet avec ses règles, ses supervisions et sa juridiction communes. Ils veulent retrouver leur pleine souveraineté pour pouvoir mener une compétition réglementaire. On peut le comprendre, à condition que cela ne se transforme pas en dumping systématique contre nous en matière sociale, environnementale, fiscale ou au titre des aides d'État. Ils entendent donc refuser toute forme de convergence réglementaire et j'observe que, sur les données, les services financiers, les aides d'État, nous ne connaissons même pas le nouveau cadre national britannique. Il en va de même s'agissant des normes alimentaires et même des indications géographiques. L'accord de retrait garantit pourtant la protection définitive, dans tous nos futurs accords commerciaux, du stock de 3 000 indications géographiques, mais, sous la pression des États-Unis, les Britanniques veulent maintenant rouvrir ce dossier. Il n'en est pas question. Nous n'avons aucune raison de sacrifier les intérêts à moyen ou long terme des consommateurs ou des entreprises européennes pour le seul profit de l'industrie britannique. Nous sommes disposés à trouver un accord, mais nous ne nous engagerons pas dans cette voie.

L'enjeu est donc grave. Au-delà de la future relation entre le Royaume-Uni et l'Union européenne, cette question est symbolique : un pays qui quitterait l'Union européenne en en conservant tous les avantages sans aucune des contraintes et en gagnant la possibilité de faire de la compétition réglementaire à nos portes, cela emporterait, dans chacun de nos pays, les conséquences que vous imaginez sur le débat au sujet de l'Europe.

Le Royaume-Uni se trouve dans une situation unique par rapport à l'Union européenne par l'ampleur de nos échanges et notre proximité géographique ; c'est pourquoi nous imposons des conditions aux négociations que nous n'imposons pas à des pays plus lointains et moins importants pour nous. Nous ne pouvons pas lui permettre de devenir le hub d'assemblage du monde entier et de nous vendre sans quotas ni tarifs les produits qu'il aura assemblés, avec le label made in England. Soit nous ne concluons pas d'accord « zéro tarif, zéro quota », soit nous en concluons un, mais alors celui-ci ne pourra conduire à faire entrer dans notre marché des produits bénéficiant d'une dérégulation et composés de matières premières importées à bas coût et assemblées en vue d'une exportation chez nous. Derrière cette question, il y a des centaines de milliers d'emplois, c'est pourquoi nous serons déterminés jusqu'au bout : notre ouverture aux produits, aux services, aux données, aux personnes et aux entreprises britanniques sera proportionnée à ce cadre de level playing field.

La mise en oeuvre de l'accord de retrait ratifié l'année dernière, dans lequel toutes les questions du divorce ont été intelligemment traitées, est liée à la négociation. S'agissant, en particulier, des citoyens, ce traité garantit la sécurité des droits de 4,5 millions de personnes, Européens vivant au Royaume-Uni ou Britanniques vivant dans l'Union européenne. Nous nous y attachons à garantir la conformité des procédures. Quatorze pays européens ont prévu une simple déclaration, treize autres des documents, les Britanniques ont, quant à eux, conçu une procédure écrite un peu lourde. Nous avons créé un comité conjoint sur ces questions, dont M. Michael Gove est en charge côté britannique et qui reviennent, en ce qui nous concerne, au vice-président de la Commission européenne, M. Maro efèoviè.

Le deuxième grand sujet qui pose plus de difficultés est l'Irlande, qui a fait l'objet de discussions jour et nuit avec Mme May puis avec M. Johnson, pour résoudre la quadrature du cercle. Le Royaume-Uni et la République d'Irlande se partagent la même île, dans laquelle, quand le Royaume-Uni quittera l'Union, il ne sera pas possible de construire une frontière. La paix est en effet trop fragile, elle n'a que vingt ans, et le Good Friday Agreement est très clair à ce sujet. Or nous avons une obligation de contrôle des marchandises : toute vache, tout animal vivant, tout produit arrivant de Grande-Bretagne à Belfast entre en Normandie ou en Allemagne, dans le marché unique. Nous sommes donc obligés de contrôler, mais nous ne pouvons pas le faire à la limite entre les deux pays. L'accord de retrait prévoit donc que le contrôle sera mené par les autorités britanniques au port et à l'aéroport de Belfast ainsi qu'à Dublin. C'est un accord pragmatique et technique, je sais que c'est un point sensible, mais il s'agit de contrôler des produits qui arrivent de Grande-Bretagne en Irlande du Nord, deux parties du Royaume-Uni. C'était la seule possibilité de garantir l'intégrité du marché unique : pas de frontière, all island economy, contrôles réguliers et application en Irlande du Nord du code douanier et de la politique d'aides d'État européenne. Il nous reste à nous assurer que les Britanniques font ce qu'ils doivent faire pour que cet accord soit opérationnel le 31 décembre, quelle que soit l'issue de la négociation commerciale. Nous sommes prêts à coopérer pour les y aider.

Nous pouvons trouver un accord ; notre intérêt commun est de disposer d'un socle intégrant le commerce, la pêche, le level playing field dans un même paquet, les transports routiers, ferroviaires et aériens, et, enfin, la sécurité intérieure. Tels sont les trois grands domaines dont nous discutons maintenant. Nous voulons mettre en place, entre ces accords sectoriels, une gouvernance horizontale, de manière à éviter le salami des négociations et à tirer les leçons de notre expérience avec la Suisse. Nous souhaitons donc que soit prévue une gouvernance à ces accords intégrant des procédures de dispute settlement communes.

Il reste quatre points de difficulté : le refus britannique d'avancer sur le level playing field, la pêche, qui est un sujet majeur car il conditionne l'accord de commerce, le rôle de la Cour de justice de l'Union européenne pour les questions de sécurité intérieure et la gouvernance horizontale. Les Britanniques doivent comprendre que, s'ils veulent un accord, ils doivent bouger ; nous sommes prêts à le faire, mais jamais au détriment des consommateurs ou des entreprises du marché unique.

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Merci de votre fermeté, car sur chaque sujet, si nous lâchions quelque chose, les conséquences seraient nuisibles à l'Union européenne.

M. Jean-François Rapin. - Je ressens, au fil de nos rencontres, cette fermeté. Le discours se tend alors que l'échéance approche. La reprise des négociations après la pause due à la pandémie semble difficile. Un point précis : je suis sénateur du Pas-de-Calais et je sais que vous échangez avec le président de la région Hauts-de-France sur la pêche en Manche. Le port de Boulogne-sur-Mer est le premier port de traitement du poisson en Europe, il s'agit donc pour nous d'un sujet épineux. J'ai échangé aujourd'hui au téléphone avec le président du comité régional des pêches maritimes et des élevages marins des Hauts-de-France, qui m'a fait part de sa très grande inquiétude, parce que la piste d'atterrissage est dans le brouillard et que nous ne percevons pas de souplesse du côté britannique. Est-il possible d'obtenir des éléments complémentaires sur l'avancée des négociations dans ce domaine ?

M. Yannick Vaugrenard. - Ce travail est colossal et je vous remercie de votre vigilance ; vous avez été nommé à l'unanimité, c'est un honneur pour la France. Sur la pêche, pensez-vous qu'un accord similaire à celui que l'Union européenne a conclu avec la Norvège pourrait être trouvé avec la Grande-Bretagne ? Serait-ce satisfaisant pour nos pêcheurs ? La solidarité des Vingt-Sept est-elle acquise, alors que seulement huit États sont concernés ?

J'ai compris que les Britanniques vous agaçaient parfois, mais ils restent pourtant nos amis, notamment en matière de défense. Il y a dix ans, nous avons signé les accords de Lancaster House, qui constituent un engagement fort. Aujourd'hui, nos amis sont très présents sur le plan militaire au côté de la France au Sahel, plus que n'importe quel autre pays européen. Les négociations risquent-elles de porter une ombre sur cette coopération indispensable ?

Le Royaume-Uni est membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU et est, avec la France, une puissance nucléaire de l'espace européen. La France se retrouve donc seule détentrice de l'arme nucléaire dans l'Union européenne, au risque d'amoindrir sa force diplomatique et de dissuasion. Quel est votre sentiment sur la coopération politique et militaire qui devra toujours rester importante ?

Enfin, s'agissant de la cybersécurité, ciment des relations futures avec le Royaume-Uni, selon l'Europe, il est essentiel que nous conservions la capacité de réagir conjointement à des cyberattaques ; selon vous, un accord sur ce point est-il possible ?

M. Olivier Cadic. - Merci de votre action en faveur de l'Union européenne. Je vis au Royaume-Uni depuis vingt-deux ans, et je suis mobilisé pour la protection des droits des Européens résidents permanents en Grande-Bretagne. Les Britanniques se refusent à fournir un document attestant de la possession de ce statut, ce que demandent les associations de défense des intérêts des citoyens européens établis au Royaume-Uni et une partie de la classe politique britannique. C'est un sujet majeur : la crise sanitaire a conduit de nombreux Européens à demander des aides sociales. Ils doivent pour cela fournir de nombreux documents justificatifs, même lorsqu'ils ont déjà été enregistrés et qu'ils ont obtenu la confirmation de leur settled status. L'Union européenne pourrait-elle établir une carte opposable à l'administration britannique ? Comment garantir les droits prévus par le traité que vous avez négocié ?

Par ailleurs, quel est votre point de vue sur le contraste entre les négociations commerciales entre l'Union européenne et le Royaume-Uni et celles qui ont lieu entre le Royaume-Uni et le Japon ? Cette semaine, le Japon a donné six semaines au Royaume-Uni pour conclure un accord post-Brexit, mettant le gouvernement britannique sous pression pour mener les négociations commerciales les plus rapides de l'histoire. Comment peut-il y parvenir sans que l'Union européenne y soit associée, alors que le Japon a signé un accord de libre-échange avec celle-ci ?

S'agissant de la frontière irlandaise, les entreprises françaises en Irlande sont très inquiètes quant à l'évolution de la situation. Comment pourra-t-on garantir que les produits assemblés à bas coûts au Royaume-Uni ne passeront pas sur le sol irlandais en l'absence de frontière ? Aucun élément technique ne nous permet de le comprendre, nous sommes donc toujours dans le flou.

M. André Gattolin. - Si M. Johnson poussait les négociations à la rupture et que nous n'arrivions pas à un accord-cadre, pensez-vous que des accords sectoriels au cas par cas seraient négociables au regard du droit de l'Union européenne ? Serait-il possible de coexister avec le Royaume-Uni sur la base de tels accords ? M. Johnson veut jouir de la liberté de diverger, de faire du dumping, mais, dans certains secteurs, cette autonomie posera des problèmes plus ou moins importants. En matière environnementale ou sociale, le Royaume-Uni est encadré par des accords ; je suis moins pessimiste que certains sur la pêche, car il me semble que nos voisins n'ont pas la flotte nécessaire à l'exploitation de cette ressource, nous trouverons donc une forme d'accord. En revanche, sur la recherche appliquée et fondamentale ou sur la politique de l'innovation, le Royaume-Uni est un des pays les plus performants et pose donc un risque sérieux de concurrence déloyale par une moindre régulation sur le numérique, l'intelligence artificielle, la bioéthique et les nanotechnologies. Ce sont les industries du futur qui sont en jeu. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Mme Mireille Jouve. - En décidant de se retirer de l'Union européenne, le Royaume-Uni a fait un choix clair. Cette décision n'altère pas une amitié longue et ancienne, mais nous impose quelques exigences. Tout d'abord, un accord sur la relation future ne saurait se résumer à « un pied dehors, un pied dedans ». La publication du nouveau tarif douanier britannique, en particulier, semble indiquer que le Royaume-Uni est résolu à abandonner un traitement privilégié pour l'Union européenne. Cependant, le gouvernement a décidé d'étaler les contrôles douaniers. Qu'en est-il de la négociation sur cette question, pour laquelle les principes de réciprocité et d'équité doivent être intangibles ? Qui a le plus à perdre à un retour aux règles de l'OMC ?

Parmi les points de blocage, les Britanniques ne semblent pas prêts à jouer le jeu d'une concurrence loyale. À l'heure où la Commission européenne fait du Pacte vert le fil rouge des politiques communautaires, il faut maintenir la pression pour protéger nos entreprises déjà exposées au dumping venant d'autres régions du monde.

M. Johnson a fait de la pêche une arme de dissuasion massive, tant les pêcheurs européens ont besoin d'accéder aux eaux britanniques, mais les pêcheurs anglais ont également besoin d'accéder au marché européen pour vendre leurs produits. Seuls huit pays sur vingt-sept sont concernés, n'est-ce pas une faiblesse ?

Sur le calendrier, enfin, le Conseil de l'Union a pris acte de la décision de Londres de ne pas allonger les négociations et d'aboutir dans les temps, au risque d'un no deal. Mon groupe souhaite un accord sur la relation future, mais nous ne sommes pas favorables à des discussions infinies. Le Royaume-Uni a choisi le grand large, qu'il en assume les conséquences ! En attendant, nous vous encourageons à continuer à défendre avec ténacité et justesse les intérêts de l'Union européenne.

M. Jean-Louis Lagourgue. - Je salue votre action essentielle dans ce dossier délicat. S'agissant de l'impact du Brexit dans les territoires d'outre-mer. Douze territoires d'outre-mer européens sont liés constitutionnellement au Royaume-Uni et quitteront l'Union européenne dans les prochains mois. Dans ce contexte, doublé des négociations compliquées du cadre financier pluriannuel, quelles seront les conséquences du Brexit sur les fonds européens de développement ?

De plus, existe-t-il des risques sur la coopération régionale avec les îles britanniques dans le Pacifique et les Caraïbes ?

M. Michel Barnier. - J'exprime le voeu que nous puissions rapidement échanger dans le cadre de réunions plus classiques. Le dernier round de négociation sur la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne, soit environ une quarantaine de réunions, s'est déroulé par visioconférence avec près de 200 personnes pour chaque partie. Ce ne fut pas simple.

Je vous remercie de votre soutien et de votre confiance, que je partage avec l'équipe de 70 personnes qui m'accompagne et avec le personnel des directions générales de la Commission européenne. Chaque étape de la discussion est, en effet, co-négociée par la Task Force et par la direction générale concernée. Nous bénéficions également du soutien unanime des États membres. Pour bâtir cette unité, je me suis rendu pas moins de quatre fois dans chaque capitale et j'ai régulièrement rencontré les chefs d'État. Pour ce qui concerne la France, le soutien sans faille du Président de la République, du Premier ministre et du ministre des affaires étrangères est précieux pour l'avenir du projet européen.

M. Rapin évoquait la crise du Covid, d'une gravité sans précédent et dont les conséquences sanitaires, humaines, sociales et économiques seront aussi lourdes que durables. Je lisais récemment un article dans Le Monde qualifiant de « surréaliste » le fait de poursuivre, dans ce contexte, les négociations sur le Brexit. Je ne le crois pas : le Brexit est une réalité décidée par les Britanniques il y a quatre ans, tout comme est une réalité que nous devons traiter la date de leur sortie effective de l'Union européenne le 31 décembre 2020.

MM. Rapin et Gattolin, ainsi que Mme Jouve, m'ont interrogé sur la pêche. J'ai récemment réuni les ministres chargés du dossier dans les onze États membres concernés - sept ou huit, dont la France avec les régions Bretagne, Normandie et Hauts-de-France, le sont particulièrement - : tous ont apporté leur soutien à une ligne de négociation forte. Nous devons cependant évoluer, car il n'y aura nul accord de commerce sans règlement du sujet de la pêche. Il faut négocier un accès réciproque aux eaux et aux marchés. De fait, les pêcheurs européens travaillent fréquemment dans les eaux britanniques, y compris, près de Guernesey par exemple, dans la zone des 12 milles marins. La position européenne, maximaliste, défend le statu quo, tandis que les Britanniques réclament une souveraineté pleine sur leurs eaux et sur les poissons qui y vivent et estiment qu'un éventuel accès doit être rediscuté annuellement pour chaque espèce. Cela est évidemment impossible ! Nous devons, en conséquent, trouver un compromis. Nous sommes donc prêts à discuter avec les Britanniques sur le fondement d'une série de paramètres : le rattachement zonal des eaux et des poissons qu'ils réclament, les droits de pêche historiques dont la plupart sont antérieurs à l'adhésion du Royaume-Uni à l'Union européenne, les règles de protection de la biodiversité et les intérêts économiques des régions concernées notamment. J'attends une réponse à notre proposition. Nous pourrions appliquer des règles différentes selon les espèces, mais il convient d'éviter toute renégociation annuelle de l'accord, sauf sur les stocks qui relèvent de la protection de la biodiversité. Le Royaume-Uni ne peut être comparé, sur le sujet de la pêche, à la Norvège, dont les eaux n'accueillent que cinq espèces de poissons. Nous devons être prêts à un compromis pour obtenir un accord équilibré et durable. Les communautés de pêcheurs en ont conscience.

M. Vaugrenard, nous restons ouverts à une discussion sur le dossier de la défense et la coopération. N'oublions pas que le Royaume-Uni est une puissance nucléaire, qu'il dispose d'un siège au conseil de sécurité de l'Organisation des Nations unies (ONU) et jouit d'un réseau diplomatique mondial. Pourraient être envisagés une coopération entre l'Union européenne et le Royaume-Uni au sein de l'ONU, notamment en matière de politique des sanctions, une participation de ce dernier à des opérations militaires extérieures européennes - les Britanniques jouent un rôle majeur dans l'opération Atalante contre la piraterie dans la corne de l'Afrique -, un partenariat dans le domaine de la cybersécurité - je sens, sur ce point, un mouvement favorable des Britanniques - ou une collaboration en matière de renseignement. Cela n'est, hélas, pas à l'ordre du jour. Les Britanniques, très actifs en Afrique, notamment de l'Est, ne souhaitent pas non plus discuter d'une coopération dans le domaine du développement. Peut-être que, après avoir trouvé un accord sur le socle, les négociations pourront reprendre sur ces questions.

M. Cadic s'est préoccupé de l'application de l'accord concernant les citoyens européens vivant au Royaume-Uni. Durant la période de transition, les prestations sociales leur sont versées en application du droit européen. Si vous disposez de preuves impliquant des discriminations à l'endroit de citoyens européens, je vous prie de me les faire connaître afin que je puisse les évoquer dans le cadre du joint committee. Nous avons déjà traité les dossiers de citoyens britanniques vivant en Belgique et en France. Nous devons tous, dans ce domaine, nous montrer intraitables.

M. Cadic a également évoqué les négociations en cours entre le Royaume-Uni et le Japon. De fait, en quittant l'Union européenne, le Royaume-Uni se trouve dans l'obligation de négocier près de 600 accords commerciaux bilatéraux. La charge de travail est telle que nous les avons autorisés à débuter les discussions avant leur sortie effective de l'Union européenne. Pour autant, ces accords ne pourront s'appliquer avant le 1er janvier 2021. S'agissant du Japon, l'accord britannique constituera le miroir de celui qui lie l'archipel à l'Union européenne. Nous n'avons aucune raison de participer aux négociations, mais nous les suivons avec intérêt. J'ai ainsi constaté avec étonnement que les Britanniques demandaient aux Japonais des avantages qu'ils refusent aux Européens, comme le level playing field. De même, dans le cadre de la négociation de leur accord commercial, les États-Unis ont demandé aux Britanniques d'assouplir leurs standards sur certains produits alimentaires. L'idée que du poulet chloré pourrait être importé au Royaume-Uni a ému l'opinion britannique et inquiété les industriels de l'agro-alimentaire comme les agriculteurs. Il est important de suivre ces négociations, afin de prévenir toute conséquence collatérale sur la qualité des produits alimentaires importés en Europe. Nous sommes à cet égard comptables du fait que les produits entrant en Irlande respectent les normes européennes en matière sanitaire, phytosanitaire, mais aussi de TVA, et que les règles relatives à la pêche s'y appliquent. Je rappelle que le contrôle des aides d'État sera aussi effectif un certain temps en Irlande du Nord.

M. Gattolin, notre objectif est d'aboutir à la signature d'un accord cadre, qui ne traitera ni de défense ni de politique étrangère. À défaut, le Brexit s'appliquera sans accord et le Royaume-Uni, désormais pays tiers comme un autre, relèvera du cadre de l'OMC : des deux côtés seront fixés des tarifs et des quotas pour les différents produits. Une telle situation ne saurait être que temporaire pour les Britanniques. De fait, alors que nous exportons 8 % de produits vers le Royaume-Uni, soit 300 milliards d'euros pour l'ensemble des États membres, ce dernier exporte 47 % de sa production vers l'Union européenne, pour un montant de 200 milliards d'euros. L'application ne taxes ne serait pas durablement supportable : la conclusion d'un accord apparaît dans l'intérêt de tous. Quoi qu'il en soit, Mme Jouve, le Brexit est un jeu lose lose, mais plus encore pour les Britanniques.

Nous avons effectivement intérêt, monsieur Gattolin, à coopérer en matière de recherche. Les laboratoires et les universités britanniques sont particulièrement dynamiques et émargent aux programmes européens de recherche. Les programmes européens, à l'instar d'Erasmus ou d'Horizon Europe, sont ouverts aux pays tiers. Il conviendra cependant que le Royaume-Uni se plie aux règles applicables à ces pays. Déjà, les Britanniques ont fait état de leur intérêt pour leur maintien au sein d'Horizon Europe.

Mme Jouve, les Britanniques ont récemment publié les tarifs qu'ils appliqueraient en cas de no deal sur nos 8 % d'exportations. Ils concerneront majoritairement des produits agricoles en provenance de France, d'Espagne, d'Italie et du Portugal. L'application de tels tarifs conduirait inévitablement à une augmentation du prix de ces produits sur le marché domestique. En l'absence d'accord, nous appliquerions également des tarifs douaniers et des quotas sur les produits britanniques. Le sujet de l'extension du délai étant clos, nous sommes contraints de trouver un accord d'ici au 31 décembre 2020.

Enfin, les territoires ultramarins britanniques à statut spécifique au sens des traités européens ne sont pas compétents pour négocier des accords commerciaux avec des pays tiers. Ils ne seront pas couverts par un accord avec l'Union européenne, même si les Britanniques le souhaiteraient, y compris pour Gibraltar. Concernant le Fonds européen de développement (FED), dont bénéficient notamment la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie, le montant des aides ne sera pas modifié pour les territoires qui demeurent dans l'Union européenne.

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Nous vous remercions pour cette audition passionnante qui éclaire bien des problématiques. Nous vous souhaitons bonne chance dans les négociations à venir et vous assurons de notre solidarité en matière de vigilance comme de fermeté, car les enjeux sont majeurs pour l'Union européenne. Les Britanniques ont souhaité partir et ce n'est pas aux États membres de subir les conséquences de cette décision, même si une absence d'accord serait dommageable aux deux parties, notamment dans le domaine de la pêche et de la défense. Nous sommes particulièrement sensibles à l'unité permanente des vingt-sept que vous avez obtenue, malgré des intérêts parfois divergents, grâce à votre présence régulière auprès de chaque gouvernement et parlement. Nous vous en sommes reconnaissants.

M. Michel Barnier. - Je vous remercie de votre invitation. J'espère que ce dialogue vous aura été utile pour comprendre les enjeux de la négociation en cours qui, au-delà de la relation future entre l'Union européenne et le Royaume-Uni, concerne l'avenir de l'Europe.

Je vous encourage à maintenir le dialogue avec le Gouvernement pour assurer la fermeté de la France dans les négociations, ce qui n'est pas synonyme d'agressivité. Le Royaume-Uni ne défend que ses intérêts ; nous devons protéger les nôtres.

L'unité des Vingt-Sept est liée à la volonté des dirigeants européens de faire face ensemble aux enjeux que constituent la crise du Covid, le changement climatique, le risque terroriste, la pauvreté et la finance mondiale sans scrupule. Je la cultive en veillant à la transparence de nos travaux : nous validons tout, ensemble, en même temps et sur tous les sujets. Cela garantit une confiance mutuelle qui permet l'unité.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Je m'associe aux remerciements exprimés par le président Cambon. Il ne reste que quelques mois de négociation, en partie en période estivale : un no deal n'est pas à exclure. J'espère que le bon sens prévaudra pour aboutir à un arrangement global, voire horizontal selon vos mots, dès lors qu'une solution sera trouvée pour la pêche.

Nous entendrons prochainement l'ambassadeur de France à Dublin. En outre, nous aimerions être destinataires des documents que vous nous avez présentés, ainsi que des propositions tarifaires du Royaume-Uni en cas d'absence d'accord. Nous travaillerons, nous aussi, à conserver l'unité des États membres sur ce dossier.

La réunion est close à midi.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.