Mercredi 19 mai 2021

- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -

La réunion est ouverte à 10 heures.

Évaluation de la loi n° 2000-1208 du 3 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains - Présentation du rapport d'information

Mme Sophie Primas, présidente. - Mes chers collègues, fruit d'un long travail, le rapport d'information de Mmes Dominique Estrosi Sassone et Valérie Létard sur l'évaluation de la loi dite SRU du 13 décembre 2000 vient à point dans notre agenda. Comme vous le savez, le Gouvernement entend lier l'évolution de ce texte au projet de loi « 4D » (différenciation, décentralisation, déconcentration et décomplexification). Notre commission examinera celui-ci au mois de juillet 2021, concomitamment à la discussion, en hémicycle, du projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique et pour le renforcement de la résilience face à ses effets (projet de loi « Climat »). Le document que nos deux rapporteurs nous soumettent aujourd'hui nous permet donc de nous y préparer.

Mme Dominique Estrosi Sassone. - Il nous semble important que la commission des affaires économiques ait anticipé les débats à venir sur le projet de loi « 4D ». Nous serons prêts à y apporter des contributions qui servent nos élus et les spécificités de leurs territoires.

La loi SRU demeure un sujet délicat pour les maires. Elle suscite toujours beaucoup de débats. L'objectif que son article 55 fixe à quelque 2 000 communes des agglomérations françaises les plus importantes, et dont la population excède 3 500 habitants ou 1 500 habitants pour celles qui se situent dans l'aire urbaine de Paris, de comprendre 20 % en 2022, puis 25 % en 2025, de logements sociaux parmi leurs résidences principales, se révèle difficile à atteindre.

Un millier de communes restent déficitaires par rapport à cet objectif. Un peu moins de 300 d'entre elles sont même carencées et supportent en conséquence de lourdes sanctions. Ces seuls éléments justifiaient une évaluation. J'ajouterai que nous nous trouvons aujourd'hui à un moment charnière. Votée en décembre 2000, la loi SRU a vingt ans et le Gouvernement s'apprête à la réformer.

Le projet de loi « 4D » apporte plusieurs évolutions notables. Le Gouvernement entend supprimer les dates butoirs de 2022 et 2025. Désireux de pérenniser le dispositif de la loi SRU, il leur substitue un rattrapage glissant, différencié et contractualisé. Il prévoit un contrat de mixité sociale que signeront le maire et le préfet. En contrepartie, le projet de loi renforce les sanctions contre les communes.

La Cour des comptes, à la demande de nos collègues de la commission des finances, et la commission nationale SRU, à celle du Gouvernement, ont déjà remis un rapport au début de l'année 2021. Il ne s'agissait pas pour nous de présenter un rapport supplémentaire. Nous avons plutôt cherché, au plus proche du terrain, à relayer l'expérience des maires dans l'application de l'article 55 de la loi SRU.

Notre travail repose sur près de trente auditions et trois déplacements, dans le Nord, les Yvelines et les Alpes-Maritimes. Il s'enrichit de la contribution de près de 300 maires à la consultation organisée sur le site en ligne du Sénat. D'autres élus nous ont directement jointes ou se sont adressés à des collègues sénateurs qui s'en sont fait les interprètes.

Deux résultats fondamentaux ressortent de ces échanges et de cette consultation. D'une part, 70 % des maires considèrent que la loi SRU est utile. Nous voyons ici combien l'état d'esprit a changé en vingt ans. D'autre part, dans la même proportion, ils jugent la loi d'une application difficile, inefficace ou irréaliste. Tout l'objet de notre rapport consiste à établir un lien entre ces résultats d'apparence contradictoires.

Nous avons souhaité conduire une évaluation dépassionnée, mais également sans tabou, de la loi SRU. L'évaluation aborde deux aspects. Elle porte d'abord un regard rétrospectif sur les vingt années d'application de la loi, avant de procéder à l'examen des résultats obtenus. Elle aboutit à la formulation de 25 propositions, afin que l'objectif, assurément vertueux, de la loi soit mieux accepté.

Avec vingt ans de recul, quel regard pouvons-nous porter sur la loi SRU, notamment à travers les travaux de recherche universitaires qui s'y sont intéressés ?

La loi SRU représente une loi de rupture par rapport à plusieurs décennies de politiques d'urbanisation de notre pays. L'industrialisation, l'exode rural puis les grands projets que l'État a engagés après-guerre, et jusque dans les années 1970, ont dessiné des espaces spécialisés où le logement social restait concentré. La loi SRU en a exigé la répartition homogène sur le territoire. Le rattrapage demeure cependant long et vingt ans n'y suffisent pas. Il suppose en effet une transformation des communes.

Une commune déficitaire ne correspond pas nécessairement à une commune réfractaire. Souvent, elle rencontre plus de difficultés que d'autres dans la réalisation du rattrapage qui lui incombe. Ici, un double constat rend compte des difficultés d'application de la loi SRU.

En premier lieu, la définition de l'objectif manque de pragmatisme. Toutes les communes doivent atteindre le même seuil. Initialement de 20 %, celui-ci est passé en 2013 à 25 % avec une échéance à 2025. L'ajout de cinq points à obtenir en seulement trois ans relève d'emblée de la gageure. Des modèles mathématiques le démontrent : nombre de communes ne pourront pas atteindre cet objectif à moyen terme en construisant massivement des logements sociaux.

En second lieu, les difficultés d'application de la loi SRU transcendent les couleurs politiques et les moyens financiers des communes. Les chercheurs identifient parmi les maires rétifs un tiers d'élus de gauche, deux tiers de droite ; 50 à 60 % des maires qui se conforment aux prescriptions de la loi seraient de droite. Souvent, les communes les plus en retard dans son application s'avèrent aussi les plus pauvres. Il nous faut donc abandonner les idées reçues. Fréquemment, les difficultés des communes se révèlent purement objectives.

Parmi ces difficultés, les maires sont unanimes pour dénoncer une application de la loi trop verticale, uniforme et aveugle. Elle ne s'adapte qu'insuffisamment aux spécificités locales. Pour certaines communes, la carence en logements sociaux entraîne des conséquences des plus fâcheuses ; mais les sanctions qu'elles subissent ne prennent nullement en considération le retrait d'un bailleur ou un refus de permis de construire que l'État oppose.

Depuis l'engagement des débats - dès 1991 avec la loi d'orientation sur la ville qui contenait déjà l'objectif d'un taux de 20 % de logements sociaux -, et en dépit d'une forme d'instabilité des règles en vigueur, un compromis semble néanmoins devoir se dessiner.

Il intéresse notamment l'inventaire des logements sociaux. La presse s'alarmait de l'éventuelle intention du Sénat d'ajouter les logements intermédiaires dans le quota de ces logements. Sans négliger l'importance des logements intermédiaires qui répondent aux besoins de certains de nos concitoyens, notre chambre a plutôt favorisé l'accession sociale à la propriété par le prêt social de location-accession (PSLA) et le bail réel solidaire (BRS) dans le décompte des logements sociaux. La loi pour l'évolution du logement, de l'aménagement et du numérique (ELAN) de 2018 l'a finalement consacrée.

Mme Valérie Létard. - J'aborderai à présent les résultats de la loi SRU. A-t-elle atteint ses objectifs ? Trois constats s'imposent.

La loi SRU a tout d'abord permis de produire plus de logements sociaux. La moitié des 1,8 million de ces logements construits en France depuis vingt ans l'ont été dans les communes déficitaires. Depuis l'entrée en vigueur de la loi, les objectifs triennaux n'ont cessé de croître et ont toujours été dépassés. De 62 000 nouveaux logements pour la période 2002-2004, l'objectif est passé à 196 000 logements au cours des années 2017-2019.

La loi SRU a ensuite favorisé une répartition plus homogène des logements sociaux entre les communes, mais également à l'intérieur des communes elles-mêmes. Plusieurs études attestent d'un phénomène que les chercheurs qualifient de « déségrégation ». Son importance est d'autant plus forte que la concentration des logements sociaux prévalait auparavant.

Cependant, si les économistes constatent un effet significatif de la loi dans l'essor du logement social en France, il convient de le replacer dans la conjoncture dans laquelle il s'est inscrit. La production d'habitations à loyer modéré (HLM) se trouvait à un point bas à la fin des années 1990. De plus, la crise de 2008 a marqué un tournant. Nombre de maires ont alors pris conscience du besoin en logements sociaux de leur population, avec de surcroît une hausse du prix de l'immobilier. La vente en l'état futur d'achèvement (VEFA) a commencé à se développer pour les HLM. Cette méthode permet au bailleur social d'acheter de 30 à 40 % du programme d'un promoteur privé. Elle concerne actuellement environ la moitié des logements sociaux produits.

Enfin, la loi SRU a manifestement échoué dans la promotion de la mixité sociale qu'elle se donnait pour finalité. Non seulement elle n'a pas réduit la ségrégation des 20 % des ménages les moins aisés, mais les travaux de recherche récents montrent qu'elle n'a pas empêché une augmentation de celle des 10 % des ménages les plus pauvres. Il importe d'en comprendre les raisons.

La première tient au modèle universel du logement social en France. Ce logement reste accessible à 70 % des Français. Créer des logements sociaux ne revient pas uniquement à loger les plus pauvres. De plus, 60 % des ménages modestes vivent dans le parc privé comme locataires ou propriétaires. On constate également une paupérisation des quartiers qui comportent de nombreux logements sociaux.

Quant aux nouveaux logements, ils s'accompagnent de loyers plus onéreux en raison d'un équilibre économique plus difficile à atteindre. De plus, le jeu des attributions de proximité intervient. La création de logements sociaux dans une zone favorisée bénéficie d'abord, mécaniquement, à une population déjà présente.

Les travaux de recherche de l'Institut Montaigne indiquent qu'il faudrait, à côté des politiques du logement et de rénovation urbaine, mener des politiques plus volontaristes en faveur de la mixité sociale et de la mobilité résidentielle ascendante. Les aspects humains s'ajoutent aux considérations d'urbanisme.

En nous appuyant sur cette évaluation et sur ces résultats, nous formulons 25 propositions. Elles se déclinent autour de quatre axes : conserver l'objectif et l'économie générale de la loi SRU, adapter sans exonérer et différencier pour encourager, renforcer le volet mixité sociale de la loi et lever les obstacles au logement social.

Au titre du premier axe, nous suggérons de conserver la structure de la loi SRU dont l'utilité est reconnue. Sans recueillir l'unanimité, les objectifs de la loi sont désormais mieux compris. Il nous a semblé souhaitable de privilégier une certaine stabilité. Il s'agit de maintenir un objectif de 20 ou 25 % de logements sociaux parmi les résidences principales des communes. Ne créons pas d'objectif supplémentaire, par exemple un objectif infra-communal dans les principales communes, afin de ne pas complexifier le dispositif. Ne transférons non plus cet objectif au niveau de l'intercommunalité, ce qui le viderait de son sens.

Nous proposons un rattrapage glissant, réaliste et sans date butoir. Nous ne pensons pas possible de retenir un rattrapage en flux, c'est-à-dire ne reposant que sur les constructions neuves, sans dénaturer la loi. Il convient de conserver un rattrapage en stock, mais en définissant un flux annuel sur la base d'un contrat.

Nous souhaitons également stabiliser l'inventaire des logements pris en compte, sous réserve d'ajustements locaux et à la marge.

Enfin, conformément à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, nous rejetons toute sanction automatique et non proportionnée.

Mme Dominique Estrosi Sassone. - Nos propositions s'articulent autour d'un deuxième principe. Nous entendons que le contrat de mixité sociale et le couple maire-préfet deviennent la clé d'une application différenciée et partenariale de la loi.

Nous demandons la généralisation du contrat de mixité sociale, de même que son extension aux établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) ainsi qu'à d'autres parties prenantes, tels que les architectes des bâtiments de France (ABF) ou les bailleurs sociaux.

Nous nous prononçons en faveur d'une procédure où le dernier mot revient au préfet, et que l'administration centrale ne pourra plus le déjuger. Le préfet doit être en mesure d'adapter le rythme de rattrapage aux particularités locales, en tenant compte d'autres politiques nationales, notamment celles du « zéro artificialisation nette », de la prévention des risques, des grands équipements, ou de la nécessité d'autres types de logements, dont ceux en faveur des femmes victimes de violences ou des mineurs isolés.

Le cadre contractuel doit également permettre de mieux intégrer les situations spécifiques, comme celles des communes nouvelles. De plus, il s'agit de ne pas léser une équipe municipale arrivant aux affaires. Elle ne saurait porter la responsabilité des défaillances des équipes qui l'ont précédée. Fondamentalement, il importe qu'une commune qui respecte le contrat de mixité sociale conclu entre son maire et le préfet ne s'expose pas au risque d'un arrêté de carence.

Nous proposons de supprimer l'ensemble des sanctions qui semblent inefficaces et contre-productives. La Cour des comptes les a identifiées. La reprise par l'État des droits de préemption ou des permis de construire en apporte un exemple. Elle se révèle aussi peu utilisée qu'elle est inopérante. Les préfets ne disposent du reste pas des moyens de l'exercer. De même, interdire la production de logements intermédiaires dans une commune carencée en sanctionne d'abord les habitants qui perdent une chance d'accéder à un logement à un prix abordable. La reprise des attributions par l'État représente une forme de double peine tant pour les maires que pour leurs administrés : les efforts de la commune ne bénéficient plus à ses habitants. Une sanction de cette nature se situe à l'exact opposé de ce qui favoriserait l'acceptabilité du dispositif.

Différencier et encourager constituent des enjeux essentiels. Accordons notre confiance aux territoires. Nous promouvons l'expérimentation d'une mutualisation intercommunale, tout en maintenant la fixation des objectifs au niveau communal. Récemment, avec l'accord de l'État, un exemple a concerné la ville de Poitiers et son agglomération. Il pourrait faire l'objet d'une large diffusion auprès des EPCI. Notre collègue M. Marc-Philippe Daubresse avait proposé une expérimentation qui a été soumise à tellement de conditions qu'elle n'a pas pu être utilisée. Il convient ensuite d'adapter les règles d'exemptions pour qu'elles soient mieux comprises et plus stables. Nous proposons également de transformer les sanctions financières en capacité d'action. Appauvrir les communes n'est pas une solution. Nous pensons qu'il est possible d'élargir les dépenses déductibles des pénalités pour mieux prendre en compte les investissements en faveur du logement social. Par ailleurs, plutôt que d'être versées au niveau national, les pénalités pourraient être consignées et capitalisées au niveau des communes pour permettre de monter sur place des opérations de logement social. Enfin, nous souhaitons tenir compte d'une importante évolution du paysage de la loi. Aujourd'hui, beaucoup de communes rurales sont concernées. Il serait logique que celles qui sont éligibles à la DSR soient exemptées dans les mêmes conditions que celles qui sont éligibles à la DSU.

Enfin, il nous paraît essentiel de territorialiser les attributions de logement pour permettre l'appropriation du logement social par la population. Nous pensons que majorer le quota d'attribution des maires bâtisseurs de logements sociaux produirait un puissant effet incitatif.

Mme Valérie Létard. - Nous proposons également d'affermir le volet mixité sociale de la loi SRU.

À cet égard, la première mesure majeure consisterait à inscrire dans la loi un objectif maximal de 40 % de logements très sociaux. Cela introduirait de la mixité dans les territoires les plus défavorisés.

Nous conseillons ensuite de surpondérer, dans le décompte des logements sociaux, les logements financés par un prêt locatif aidé d'intégration (PLAI). Nous valoriserions ainsi mieux l'effort que les communes accomplissent au moment de la construction de logements et dans l'accompagnement de leurs habitants. À ce jour, un logement financé par le prêt locatif social (PLS) compte autant qu'un logement PLAI, ce qui n'est guère incitatif.

Il nous semble aussi nécessaire de travailler à réduire les effets du surloyer dans les territoires pauvres, tout en assurant une rotation plus rapide des logements sociaux dans les communes aisées.

Enfin, les dépenses en faveur de la mixité sociale par l'éducation, le sport ou la santé, pourraient venir en déduction du prélèvement SRU.

J'en viens au quatrième axe. Il faut lever les obstacles à la construction de logements sociaux.

Tout d'abord, l'application stricte de la loi SRU par le Gouvernement ne saurait masquer qu'il mène depuis 2017 une politique qui affaiblit le logement social, par exemple à travers la réduction de loyer de solidarité (RLS).

Nous demandons ensuite, pour les communes, une compensation intégrale de l'exonération de taxe foncière dont le logement social bénéficie. Aujourd'hui, la compensation n'atteint plus que 3,2 %. Or, comment agir sans une dynamique de recettes ?

Intervenir en faveur du logement social signifie également compenser aux bailleurs les surcoûts de construction que la réglementation environnementale « RE2020 » leur impose. Dans un premier temps au moins, ces surcoûts dépasseront certainement 10 %.

Il convient encore d'éviter que le logement social pâtisse du « zéro artificialisation nette ». La lutte contre l'artificialisation des sols pourrait en effet se traduire par l'abandon de 100 000 logements.

Par ailleurs, nous appelons à une révision du zonage du subventionnement et des loyers du parc social. Il s'agit d'assurer l'équilibre économique des opérations partout où le foncier se révèle toujours davantage onéreux. En l'état, la carte des zones 1, 2 et 3 date pour l'essentiel de 1978.

Enfin, nous voulons encourager l'implication des citoyens en facilitant le conventionnement des logements privés et la reconnaissance des associations locales qui assurent de l'intermédiation locative. Nous avançons l'idée d'un bail social de long terme dans les communes déficitaires. À l'exemple du bail rural de long terme, il permettrait, contre un conventionnement de 18 ou 25 ans, de bénéficier d'avantages significatifs en matière d'impôt sur la fortune immobilière (IFI) ou de droits de succession.

Madame la présidente, mes chers collègues, voici donc les principaux résultats et propositions de notre travail d'évaluation de la loi SRU. Nous sommes en définitive convaincues de la nécessité de chercher un équilibre entre deux objectifs.

D'une part, il s'agit de préserver les principales dispositions de la loi SRU. Elles restent à même de favoriser la production de logements sociaux, ainsi que la mixité sociale. D'autre part, il paraît indispensable d'adapter profondément cette loi en écoutant les maires et à l'aune de la réalité du terrain. Rien ne serait plus contre-productif que de décourager par des sanctions inadaptées ou des objectifs irréalistes des maires qui font montre de volonté dans l'application de la loi.

Mme Dominique Estrosi Sassone. - Je précise que vous trouverez dans ce rapport la transcription exhaustive des auditions de maires que nous avons conduites.

Mme Sophie Primas. - Merci mesdames pour ce travail. J'engage nos collègues à le partager largement avec les élus de nos territoires. J'ouvre à présent la discussion.

Mme Patricia Schillinger. - Si je souscris à certaines des observations des élus que le document rapporte, je tiens à rappeler le rôle majeur de l'article 55 de la loi SRU dans l'accélération du développement de l'offre de logement social. Entre 2017 et 2019, ce sont plus de 210 000 logements sociaux qui ont été construits. Sur un plan national, plus de la moitié des nouveaux logements sociaux s'édifient dans des communes soumises à la loi SRU.

Par ailleurs, je tiens à souligner que la crise sanitaire et économique que nous connaissons renforce la nécessité d'agir en faveur de la garantie pour chacun d'accéder à un logement abordable. Répétons que plus de 70 % des Français restent éligibles au logement social.

J'entends les reproches qui s'adressent à certains aspects trop rigides de la loi SRU et les tensions que son dispositif génère. Cependant, ni les uns ni les autres ne sauraient prendre le pas sur la dimension d'intérêt supérieur du logement social et de la mission de service public à laquelle les communes participent.

Je conçois que des communes se sentent prises en étau entre les exigences de la loi SRU et diverses contraintes d'ordre urbain, foncier ou autre. À ce sujet, je me suis entretenue avec madame la ministre en charge du logement. Je lui ai indiqué qu'il était indispensable d'encourager et d'aider les communes qui éprouvent des difficultés dans la réalisation des objectifs qui leur reviennent.

J'ai précisé qu'il serait judicieux de prendre en compte le fait intercommunal, en raison de son amplification considérable depuis la promulgation de la loi SRU.

Issue de concertations avec les associations d'élus, la dernière version du projet de loi « 4D » intègre ces différents paramètres. Elle parvient à établir un équilibre entre obligation et adaptation locale.

Le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants (RDPI) salue le travail que la mission a réalisé. Il préfère néanmoins s'abstenir, afin d'aborder sereinement l'examen du projet de loi « 4D » et la question de la prolongation du dispositif de la loi SRU.

M. Franck Montaugé. - Une expression essentielle me paraît absente d'un travail par ailleurs dense et riche. Il s'agit de celle de la politique de peuplement.

Vous ne vous prononcez pas en faveur de transferts d'objectifs quantitatifs au sein des intercommunalités. Il me semblerait néanmoins intéressant d'utiliser les outils de planification à disposition des territoires : les schémas de cohérence territoriale (SCoT), que prolongent les plans locaux d'urbanismes communaux (PLU) et intercommunaux (PLUi). Le cadre juridique nous permet de fonder une programmation aussi précise qu'équilibrée. Les premières, voire deuxièmes, couronnes de nos agglomérations doivent participer pleinement aux objectifs que la loi SRU assigne aux communes.

Il me souvient qu'un système statistique de carroyage avait prévalu lors de l'élaboration de la loi du 21 février 2014 sur la programmation pour la ville et la cohésion urbaine. Il s'appuyait sur le revenu moyen des habitants. Je m'interroge sur son réemploi possible pour la révision, que vous appelez de vos voeux, du zonage entrant dans le calcul des aides personnelles au logement et la détermination des plafonds de loyer du logement social.

Enfin, je partage avec vous l'idée selon laquelle le logement ne ressortit pas uniquement à des considérations qui relèvent de l'urbanisme. Il implique des dimensions sociales et culturelles. Dans le mouvement qui tend à plus de mixité sociale et spatiale, les programmes du type des contrats de ville gagneraient à mieux les intégrer, en accompagnant les populations sur les aspects éducatif, social et sécuritaire.

Mme Viviane Artigalas. - Comme à l'accoutumée, les représentants du groupe Socialiste, écologique et républicain ne prendront pas part au vote. Le rapport n'en atteste pas moins du travail en profondeur que le Sénat effectue sur tous les sujets et, spécialement, sur ceux du logement et de la politique de la ville. Il mériterait que nous lui consacrions plus de temps.

Équilibré, il permet d'envisager un renouveau de la loi SRU. Il nous apporte des éléments de réflexion dans la perspective des discussions à venir sur le projet de loi « 4D ». Parmi ses propositions, mon groupe retient plus particulièrement la pondération des PLAI et l'intermédiation locative.

M. Jean-Marc Boyer. - Vous évoquez un engagement entre les maires et les préfets qui inclut la problématique de la lutte contre l'artificialisation des sols. Vous nous indiquez que cette lutte est susceptible d'entraîner la perte de 100 000 logements. Nous constatons que la loi climat tend à son tour à limiter significativement les zones à urbaniser, notamment en périphérie des métropoles. Ces données ne laissent pas d'inquiéter les élus. Quelle articulation concevez-vous entre la préoccupation de ménager une forme de mixité sociale, grâce aux logements sociaux, et la limitation des zones à urbaniser ?

M. Pierre Louault. - Nous observons que les territoires particulièrement ruraux ne bénéficient pas du logement social. Les opérateurs du secteur ne veulent supporter la charge de construire et d'administrer dans ces territoires un nombre restreint de logements. Je pense qu'il faudrait inscrire dans la loi, non une obligation, mais un droit au logement social pour de tels territoires, afin que ceux qui souhaitent y vivre le puissent.

Mme Sophie Primas, présidente. - Sans doute, une difficulté d'ordre économique se pose-t-elle fondamentalement ici.

M. Alain Chatillon. - Je salue à mon tour un rapport remarquable. Nous ne manquerons pas de nous y référer dans nos échanges avec les élus.

J'insisterai sur le problème qui existe entre le rural et l'urbain. Je pense qu'il nous faut instamment retrouver un équilibre entre les territoires ruraux, dont les bourgs-centres, et les métropoles. En Occitanie par exemple, nous assistons à une telle expansion démographique de Toulouse qu'elle en gêne le développement des autres communes. Dans le même temps, SCoT et PLUi ne sont pas respectés. Faute de parvenir à ce rééquilibrage, nous étoufferons celles des communes rurales qui conservent une capacité d'accueil de populations nouvelles.

Je remarque en outre la contradiction qui prévaut entre les attitudes respectives des directions départementales des territoires (DDT) et des ABF d'un côté, des préfets de l'autre. Si les premiers refusent le débat, les seconds s'efforcent de l'ouvrir. Il est temps que l'autorité des préfets s'affirme sur les questions dont nous traitons et que les responsables des intercommunalités puissent s'y fier, sans redouter l'attente de longs arbitrages.

M. Henri Cabanel. - Je m'associe aux félicitations sur la qualité du travail dont nous avons pris connaissance. J'insisterai sur l'excellence de la méthode qu'il a retenue, qui met en avant l'enquête de terrain et la rencontre avec les élus locaux. Elle devrait s'imposer dans le processus législatif car elle contribuerait à expliquer aux maires les enjeux qui s'expriment à travers une loi.

Après l'écoute des propositions du rapport, un constat domine : toute obligation que Paris impose trop unilatéralement aux territoires, sans considération de leurs spécificités, demeure d'une application délicate. Un exemple tiré de mon département de l'Hérault l'illustre. Une commune du littoral, Valras-Plage, ne dispose plus d'espace constructible. Elle ne peut guère que reconstruire quand l'occasion s'en présente. Or, malgré ses contraintes particulières, elle se voit chaque année sanctionnée au motif qu'elle ne respecte pas l'objectif de 20 % de logements sociaux de la loi SRU. À l'évidence, quand les maires s'efforcent de respecter la loi, il importe de ne pas leur appliquer des sanctions systématiques, éloignées de leur réalité quotidienne.

Mme Sylviane Noël. - Je suis sensible à l'état des lieux que nos deux rapporteurs dressent en rappelant que la plupart des élus, quand ils ne respectent pas les obligations de la loi SRU, le doivent à des contraintes indépendantes de leur volonté, telles que des recours judiciaires ou le désistement de bailleurs. Je les remercie pour le pragmatisme de leurs propositions.

Je souhaite en ajouter plusieurs. Elles proviennent de mes échanges avec les élus de mon département, la Haute-Savoie. L'intercommunalisation de l'objectif de la loi SRU permettrait que des communes de plus de 3 500 habitants ne supportent pas seules une charge qui concerne de fait un territoire plus vaste que le leur. Il conviendrait de reconsidérer le mode actuel de dénombrement arithmétique des logements sociaux. En ce qu'il inclut les nouvelles constructions, il n'autorise jamais aucune certitude quant au fait de remplir l'objectif que la loi détermine. Il me semblerait également opportun d'intégrer les terrains familiaux destinés aux gens du voyage dans les quotas de la loi SRU.

M. Joël Labbé. - Le groupe Écologiste - solidarité et territoire ne participera pas au vote. Toutefois, je reconnais dans le rapport un travail de fond.

La question du logement social ne saurait s'examiner sous un angle exclusivement comptable. Il nous faut imaginer d'autres mécanismes. Je le dis après avoir été maire d'une commune bien involontairement en carence.

Certes complexe, un sujet reste peu abordé, celui de l'habitat léger ou « réversible ». Des personnes, notamment de jeunes ménages, recourent à ce type d'habitat. Il mériterait que nous lui consacrions une part de notre réflexion car il offre peut-être une première forme de réponse, plus immédiatement accessible, au problème du logement.

Mme Sophie Primas, présidente. - Ces logements nécessitent, me semble-t-il, un conventionnement avec les bailleurs sociaux plus qu'un travail sur la loi elle-même.

Mme Martine Berthet. - J'aimerais aborder la question des secteurs touristiques. Le coût élevé des terrains y obère la possibilité de construire des logements sociaux. Or, le besoin en existe, non seulement pour accueillir les travailleurs saisonniers, mais surtout afin de permettre aux populations locales d'y demeurer. Quelles mesures permettraient de réserver une place à l'habitat local ? Des maires de stations de montagne évoquent la solution d'identifier en ce sens certaines zones dans leur PLU.

Mme Sophie Primas, présidente. - Je propose à nos deux rapporteurs de vous répondre.

Mme Dominique Estrosi Sassone. - Vous avez bien compris le but que nous poursuivions, notre volonté de compromis et d'équilibre. Nous entendions nous garder de toute caricature. Il ne s'agit nullement de supprimer la loi SRU. Cependant, force est de constater que des maires expriment leur découragement quand, malgré leurs efforts d'adaptation, on les désigne à l'opprobre publique et qu'ils encourent des sanctions aux conséquences toujours plus lourdes pour leurs communes. Nous risquons d'obtenir l'effet inverse à celui recherché, en les dissuadant de continuer à bâtir.

Soulignons aussi un problème d'acceptabilité du logement social par les populations. Les maires ne peuvent plus guère se dispenser d'aller à leur rencontre et de leur expliquer le sens des programmes de construction. Ces derniers prennent ainsi de plus en plus de temps à se concrétiser.

Sur la question du zonage relatif au subventionnement et aux loyers des logements sociaux, je citerai l'exemple de Saint-Vallier-de-Thiey, une commune des Alpes-Maritimes, dans l'arrière-pays grassois. Elle dénombre plus de 3 500 habitants. Son maire nous a exposé que les plafonds prévus pour la zone 3 ne permettent pas l'équilibre des opérations de logement sur son territoire. Ignorant le prix de l'immobilier, le zonage y constitue de fait un frein au développement du logement social et au respect des prescriptions de l'article 55 de la loi SRU. L'élu réclame des mesures incitatives, ou des mesures contraignantes à l'égard des bailleurs dans la zone 3, ou encore une révision du zonage de sa commune, afin d'intégrer le bassin d'emploi auquel elle appartient.

Nous nous sommes interrogées sur la pertinence de considérer l'unité de logement dans la réalisation des objectifs de la loi SRU. De prime abord, du fait des services et équipements qu'ils imposent à la commune de prévoir, les logements sociaux familiaux justifieraient une comptabilisation différente par rapport aux logements plus petits. L'écueil tient cependant à la difficulté de mettre en oeuvre cette solution. Nous lui avons par conséquent préféré celle de la pondération des PLAI. La construction financée par un PLAI doit compter davantage que la construction financée par un PLS, voire un prêt locatif à usage social (PLUS).

Quant à l'intermédiation locative, nous en reconnaissons l'importance. Construire des logements sociaux ou améliorer le bâti existant n'exclut pas le conventionnement du parc privé. Nous ne mobilisons encore qu'insuffisamment cette possibilité qui passe par l'incitation des bailleurs. Le logement privé conventionné peut entrer dans le quota des logements sociaux et le conventionnement apparaît comme l'une des solutions au problème de la vacance de logements dans les centres-bourgs.

S'agissant de l'articulation entre mixité sociale et limitation des zones à urbaniser, elle reposera sur le contrat de mixité sociale. Dans le rapport puis, ultérieurement, dans le projet de loi « 4D », nous entendons lui conférer une base légale. Celle-ci mettra en avant le couple maire-préfet, le mieux à même d'adapter les objectifs de l'article 55 de la loi SRU aux spécificités des différents territoires. En tant que de besoin, le contrat intégrera les critères et contraintes du « zéro artificialisation nette » ou ceux du plan de prévention des risques.

Enfin, nous approfondirons la question du rôle des intercommunalités. Certains élus nous ont expliqué qu'ils les regardaient comme une solution, mais non à brève échéance. Une première expérimentation n'avait pas abouti à une consécration par la loi ELAN. L'expérience récente du Grand Poitiers que j'évoquais a reçu l'assentiment de l'État en dehors de tout cadre légal. La Cour des comptes la mentionne. Elle offre un bon exemple de contractualisation et de solidarité territoriale à l'échelle de l'intercommunalité.

Dans ce cas précis, la communauté urbaine respecte globalement l'objectif de 20 % de logements sociaux. La ville de Poitiers en compte 32 %. En revanche, dix communes de son agglomération n'atteignent pas l'objectif. L'intercommunalité a démontré qu'elles ne pouvaient y parvenir. Elle a demandé leur exemption en avril 2019. L'État l'a acceptée à la fin de la même année. Parallèlement, l'intercommunalité a présenté pour chacune de ses communes, y compris celles qui ne sont pas assujetties à la loi, des objectifs précis, tant quantitatifs que qualitatifs. Le document que la communauté urbaine du Grand Poitiers et l'État ont signé prévoit que l'objectif de la loi SRU sera atteint, non en 2025, mais en 2035.

À l'aune de cet exemple, nous souhaitons inscrire dans la loi la possibilité d'expérimenter la mutualisation des obligations issues de la loi SRU au niveau intercommunal. Nous avons noté que le Premier ministre lui avait apporté son soutien de principe dans son discours lors du comité interministériel à la ville, tenu à Grigny le 29 janvier 2021.

Mme Valérie Létard. - Nous avons fait l'objet de nombreuses sollicitations sur l'intercommunalisation des objectifs. Celle-ci encourt néanmoins un rejet si elle se borne, par le jeu de la mutualisation, à soustraire certaines communes de leurs obligations et à ne plus engager de nouveaux programmes de logements sociaux. Outre qu'elle contrarierait alors la dynamique que l'article 55 de la loi SRU a engagée, elle engendrerait une forme d'iniquité entre les communes qui bénéficient de l'appui d'un ensemble plus large qui atteint les objectifs de la loi SRU et celles qui ne peuvent s'en prévaloir.

La mutualisation offre un moyen de partager des objectifs qui, pour des raisons parfaitement justifiées, restent inatteignables à certaines communes. Il faut que la démarche vienne des EPCI, sans leur être imposée, avec l'accord de l'ensemble des collectivités parties prenantes. Le contrat de mixité sociale en fixera les contours. Il permettra à l'État de porter un regard vigilant sur ces pratiques.

Nous constatons que les sujets entrent en résonance les uns avec les autres. Nous ne pouvons continuer de les traiter séparément. La nature, la typologie, des logements que nous construisons dans un quartier, dans une ville, déterminent leur peuplement, partant leur mixité. L'intercommunalité paraît offrir un niveau approprié pour se saisir d'une problématique d'ordre global. La discussion sur le projet de loi « 4D » nous donnera l'occasion de nous y intéresser plus avant.

Au cours de l'élaboration du rapport, nous avons à maintes reprises rencontré le problème des injonctions contradictoires. Le « zéro artificialisation nette » qui requiert la restitution de zones à urbaniser se heurte de front à l'exigence de construction de logements sociaux qui, au contraire, demande de libérer du foncier. Nous nous interrogeons sur l'opportunité d'introduire une certaine souplesse dans le premier au regard de la seconde. Elle pourrait conduire, sinon à des exonérations, du moins à des annulations de consommation foncière.

Par ailleurs, à la lumière de ma propre expérience, j'invite à la prudence quant à la méthode du carroyage. Dans le département du Nord, elle a abouti à la complète omission de la particularité historique d'un bâti horizontal plutôt que vertical, celui des anciennes cités ouvrières et minières. En raison de leur densité insuffisante, elle a sorti de la politique de la ville les quartiers et communes qui y connaissent pourtant le plus de difficultés sociales et dont l'habitat s'avère le plus dégradé. Nous devrons donc veiller aux conséquences sur certains types d'habitat du choix des outils de définition des zonages.

Mme Dominique Estrosi Sassone. - Je conclurai sur le problème des contraintes d'urbanisme inhérentes aux communes touristiques. Notre collègue, M. François Calvet, a mis en évidence la situation intenable qui concerne nombre de communes touristiques de son département des Pyrénées-Orientales. Au Barcarès par exemple, la population passe de 6 000 à plus de 100 000 habitants en haute saison. Plus de 80 % des logements sont des résidences secondaires. Or, la crise sanitaire provoque dans ces communes une transformation aussi massive qu'imprévue des résidences secondaires en résidences principales. Au Canet-en-Roussillon, le phénomène toucherait 20 % des résidences secondaires. Il y entraîne une chute marquée de la part des logements sociaux, sans que les communes disposent d'une quelconque maîtrise d'un urbanisme que l'État a voulu et encouragé. Concret, actuel, ce témoignage fournit une nouvelle illustration des contraintes spécifiques auxquelles les communes se confrontent et que la loi SRU n'a pas prévues.

Mme Sophie Primas, présidente. - Au terme de nos échanges, je note l'attention que nous portons à la contractualisation. Nous veillerons à ce que celle-ci ne s'en tienne pas à une simple apparence.

La commission adopte le rapport d'information.

La réunion est close à 11 h 25.

- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques et de M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable -

La réunion est ouverte à 11 h 30.

Groupe de travail « Alimentation durable et locale » - Examen du rapport d'information

M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Chers collègues, l'ordre du jour de nos deux commissions appelle l'examen du rapport de notre groupe de travail commun intitulé « Alimentation durable et locale », piloté par six sénateurs de nos deux commissions : Frédéric Marchand, Laurent Duplomb, Kristina Pluchet, Anne-Catherine Loisier, Daniel Gremillet et Hervé Gillé.

Pour mémoire, notre commission de l'aménagement du territoire et du développement durable avait mis en place le 22 avril 2020, dans le contexte du premier confinement lié à l'épidémie de Covid-19, un groupe de travail sur l'alimentation durable et locale en lien avec les enjeux écologiques et d'aménagement du territoire. Ce groupe était initialement animé par Frédéric Marchand et notre ancienne collègue Nelly Tocqueville. Le 15 juillet, nous avons entériné la prorogation de ce groupe de travail, avec une reprise des travaux à l'automne. Le 21 octobre, la composition du groupe de travail a été mise à jour à la suite du renouvellement sénatorial. Trois sénateurs ont été désignés pour notre commission : Frédéric Marchand, Kristina Pluchet et Hervé Gillé. En outre, un élargissement de ce groupe rendu commun avec la commission des affaires économiques compétente pour le secteur agricole et de l'alimentation a été décidé. Le 9 novembre, nos trois collègues de la commission des affaires économiques ont été désignés : Anne-Catherine Loisier, Laurent Duplomb et Daniel Gremillet.

Nous entendrons les rapporteurs pour la présentation de leur travail et de leurs propositions qui pourront trouver une traduction législative concrète dans le cadre de l'examen des prochains projets de textes au Sénat : je pense en particulier au projet de loi Climat et résilience et au projet de loi 4D.

Je souhaitais au préalable souligner combien il me semble intéressant, pour nos deux commissions, de travailler ensemble et de mettre en commun nos expertises. Depuis une vingtaine d'années, l'alimentation est revenue au coeur des débats politiques, économiques, sociaux, environnementaux et culturels et la crise sanitaire a éclairé d'un nouveau jour les liens entre alimentation, santé, environnement et souveraineté. Face à des enjeux si transversaux, mobiliser toutes les bonnes expertises et toutes les bonnes volontés me semble plus que jamais nécessaire.

Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - L'agriculture et l'alimentation sont des sujets très souvent débattus, avec beaucoup d'engagements, au Sénat. Les multiples initiatives législatives, les rapports de contrôle pilotés par des groupes de travail communs entre commissions, les rapports de délégations ou ceux des missions d'information issues d'un droit de tirage et les débats en séance nous permettent de faire entendre nos voix auprès du Gouvernement, des Français et de ce secteur économique extrêmement important pour notre pays.

Notre originalité réside dans le fait d'arracher du consensus transpartisan pour une vision qui nous semble équilibrée, mais néanmoins volontariste et exigeante, à la fois sur nos modèles agricoles et nos modèles alimentaires. Dans cette perspective, les rapporteurs de nos deux commissions ont travaillé. Il existe sans doute quelques légers désaccords entre nous sur certains sujets, mais il me semble que les rapporteurs ont réussi à se retrouver ici sur une vision politique commune, traduite dans ce rapport opérationnel pour une alimentation plus durable et plus souveraine. Ce sujet le mérite.

Je suis persuadée que ces travaux transpartisans et transcommissions sont la marque du Sénat. Je me permets d'ores et déjà de féliciter les rapporteurs pour le travail accompli.

M. Frédéric Marchand. - Je souhaiterais avant tout remercier l'ensemble de mes collègues membres de ce groupe de travail commun à nos deux commissions. Ce format nous a permis d'aboutir à des propositions fortes, mais néanmoins consensuelles. Cette expérience de travail en commun me paraît intéressante et pourrait être reproduite pour des sujets d'intérêt commun pour nos deux commissions.

Je me réjouis d'autant plus de cet aboutissement que ce sujet de l'alimentation durable et locale est redevenu une priorité avec la crise sanitaire : nous avions émis l'idée de nous y intéresser dès le premier confinement du mois de mars 2020 lié à l'épidémie de la Covid-19, avec Nelly Tocqueville.

Au total, le groupe de travail a procédé à une petite trentaine d'auditions, entre avril 2020 et mars 2021.

Le rapport que nous examinons constitue une synthèse de cette matière issue des auditions mais aussi le fruit d'échanges approfondis entre rapporteurs. Nos propositions reposent sur plusieurs convictions et je souhaite souligner les notions de « durabilité » et de « localisme », qui renvoient aux pratiques visant à nous nourrir avec des produits sûrs et de qualité, accessibles en proximité et économiquement, rémunérateurs pour le producteur, en quantité suffisante et dans le respect de l'environnement, créant des opportunités à saisir pour retisser du lien social dans tous les territoires, redynamiser le tissu commercial des petites et moyennes villes et relancer un cycle d'aménagement du territoire au service de nos besoins primaires.

La situation actuelle de notre agriculture repose sur un paradoxe : le modèle agricole français est sans doute le plus durable au monde, selon plusieurs classements internationaux, mais nous avons tout de même des progrès à accomplir. Il est important de rappeler la très haute qualité de notre modèle, notamment par rapport à nos concurrents, en termes d'utilisation des ressources terrestres, d'émissions de gaz à effet de serre, de consommations d'engrais et de pesticides ou encore de gaspillage alimentaire.

La crise sanitaire a mis en lumière certaines vulnérabilités dans nos systèmes alimentaires et permis de rappeler l'importance de l'objectif de « résilience ». Cette question de la résilience rejoint celle de la durabilité qui ne peut s'apprécier qu'au croisement des problématiques économiques, environnementales et sociales.

Plusieurs propositions de notre rapport s'inscrivent dans ces objectifs de renforcer la dimension territoriale de notre politique alimentaire, en corrigeant certaines de ses faiblesses tout en consolidant ses forces. Je pense au renforcement de la diversité des cultures, à la nécessité de protéger les pratiques trompeuses en définissant mieux les produits locaux, ce qui accompagnera, au reste, leur essor, à la nécessité de donner aux collectivités territoriales une véritable capacité d'action et des moyens pérennes pour structurer et soutenir les filières agricoles et les industries de transformation locales, ce qui mériterait, à mon sens personnel, d'engager une réflexion pour envisager la création d'un statut « d'autorités organisatrices de l'alimentation » dans les territoires, avec des modalités de dévolution souples et adaptatives de cette compétence sur le modèle de ce qu'a prévu le législateur dans le domaine des transports avec la loi d'orientation des mobilités. Je pense au cadre juridique des projets alimentaires territoriaux (PAT), qui devrait être renforcé, à la poursuite de la lutte contre le gaspillage alimentaire et à l'impérieuse nécessité de faire naître un véritable affichage sur l'origine des produits, qui compléterait utilement l'affichage environnemental prévu par le projet de loi « Climat et résilience ».

Un autre point est essentiel : nous devons renforcer la transparence nationale et locale sur les circuits alimentaires en permettant aux collectivités territoriales d'imposer aux acteurs économiques la transmission d'informations utiles pour la définition de leur politique alimentaire, dans le respect du secret des affaires.

Le levier du foncier est également déterminant et nous devons avancer sur le chemin d'une évolution du cadre législatif pour mieux inciter la transmission des exploitations à de jeunes agriculteurs. Plusieurs initiatives ont été lancées, notamment via des propositions de loi.

M. Laurent Duplomb. - Notre modèle alimentaire ne sera durable que s'il allie trois éléments fondamentaux : l'économie, à travers la prise en compte des charges et de la compétitivité, le social, à travers l'acceptabilité des acteurs, et l'écologie, avec un débat plus apaisé.

La condition première pour trouver cet équilibre, c'est la souveraineté de ce modèle. Or vous connaissez ma conviction en la matière : notre souveraineté alimentaire n'a jamais autant été menacée.

J'en veux pour preuve quelques chiffres très simples qu'il faut marteler : près de la moitié des fruits et légumes, des agneaux et des poulets consommés par les Français sont importés ! L'importation représente 22 % de notre consommation de viande bovine, 30 % pour les produits laitiers, 26 % pour le porc. Notre consommation est couverte à 70 % par des importations pour le miel et à 63 % pour les oléoprotéagineux à destination de nos élevages. Je crois qu'on ne mesure pas, pour nos parents, le choc que représentent ces chiffres. Or, moins de souveraineté alimentaire aboutit à un alourdissement de l'empreinte environnementale de notre modèle alimentaire, car une denrée importée a évidemment un bilan environnemental plus lourd par un effet transport. 77 % du trafic généré par l'alimentation des ménages français est induit par les importations et 53 % des émissions de gaz à effet de serre du transport de denrées alimentaires sont imputables aux denrées importées.

Il faut également prendre en compte les divergences des pratiques agricoles : si nous importons des denrées de pays moins-disant par rapport aux normes françaises, le bilan environnemental global pour la planète est évidemment négatif. Or l'immense majorité des principaux pays fournisseurs de denrées alimentaires pour la France a des indicateurs environnementaux dégradés en matière agricole, sans parler du Brésil, où près de la moitié des substances actives autorisées sont interdites en France. Les taux d'utilisation de pesticides à l'hectare sont bien supérieurs en Allemagne, en Italie, en Espagne et aux Pays-Bas qu'en France selon l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture des Nations unies (FAO). Le point faible de la France, dans le classement de The Economist, concerne la gestion des eaux, car son empreinte eau est expliquée, selon World Wide Fund for Nature (WWF), pour moitié par les denrées importées.

La souveraineté ne s'oppose pas à l'environnement : au contraire, elle en est une condition.

Nous formulons plusieurs propositions sur ce volet.

Le premier axe concerne la reconquête des parts de marché laissées aux produits importés dans certaines filières. Nous proposons la mise en place d'une stratégie nationale pour retrouver notre souveraineté alimentaire, l'État s'engageant aux côtés des filières à mettre en place les outils pertinents pour combler nos déficits alimentaires. Un observatoire de la souveraineté alimentaire pourrait être mis en place pour rassembler les informations sur cette question essentielle.

La stratégie protéines de 100 millions d'euros du Gouvernement doit être renforcée. Les montants du plan annoncé par le Gouvernement semblent insuffisants puisque 60 millions d'euros de demandes ont été émis pour des aides à l'investissement alors que l'enveloppe ne s'élevait qu'à 20 millions d'euros. Une redéfinition de cette enveloppe doit donc être envisagée.

Il convient également de traiter le sujet de la compétitivité de la Ferme France : un véritable plan ciblé de réduction des impôts de production et des charges sociales de l'amont agricole comme de l'industrie agroalimentaire doit être mis en oeuvre, ce qui requiert de porter un discours d'harmonisation des pratiques culturales au niveau européen et non au seul niveau français, chaque surtransposition étant par nature contre-productive en matière de souveraineté.

Le deuxième axe a un aspect plus défensif : nous devons nous protéger des importations ne respectant pas les normes minimales requises en France. Le Sénat est à la pointe de ce combat depuis l'article 44 de la loi Egalim. Plus récemment, à l'initiative de la présidente Primas dans la loi Betteraves, le Sénat a donné la faculté au ministre chargé de l'agriculture d'interdire les importations de denrées alimentaires ne respectant pas nos normes. Nos appels ne sont toutefois pas entendus, comme le montre l'affaire en cours sur les graines de sésame indiennes. Nos contrôles ne sont pas efficaces, car ils sont insuffisants, pour ne pas dire inexistants. Et quand ils existent, ils ne s'inquiètent pas de la présence de deux tiers des substances interdites en Europe. Notre proposition en la matière est très volontariste : au niveau de l'Union européenne, que la France présidera au premier semestre 2022, la lutte contre les importations déloyales doit devenir une priorité, en mettant en place une DGCCRF européenne pour réaliser des contrôles harmonisés, en renforçant les contrôles dans les pays tiers et en conditionnant la signature de traités à des clauses miroirs et environnementales.

Au niveau français, nous pouvons d'ores et déjà augmenter les moyens des contrôles réalisés par la DGCCRF et la DGAL et déclencher, au besoin, le pouvoir du ministre d'interdiction des importations posant des difficultés au titre de l'article L. 236-1 A du code rural et de la pêche maritime.

Mme Kristina Pluchet. - Renforcer la durabilité de notre alimentation implique de renforcer la durabilité de notre modèle agricole. Trois défis sont à relever pour que notre agriculture soit plus forte.

Le premier défi est celui du revenu. Aucune profession ne peut perdurer sans juste rémunération : tous les leviers doivent être activés pour mener une politique globale favorable au revenu de l'agriculteur. Ce dernier est constitué à 37 % de la consommation alimentaire des ménages, à 27 % de l'exportation, à 30 % de subventions et à 7 % des produits de la diversification des activités, selon les dernières données de l'Observatoire de la formation des prix et des marges. Revaloriser le revenu de l'agriculteur doit motiver, avant tout, un cadre de la politique agricole commune juste, n'opposant pas les filières entre elles et ne pénalisant pas celles rencontrant déjà de grandes difficultés. Ceci passe aussi par un constat clair : au regard de son objectif que les prix de vente couvrent les coûts de production de l'exploitant, la loi Egalim est un échec. Il convient donc de la réformer avec ambition, sans se contenter de demi-mesures.

Le second défi est celui de l'adaptation au changement climatique. L'accroissement de la fréquence et de l'intensité des phénomènes climatiques extrêmes pénalisent, au premier chef, nos exploitations. Le dramatique épisode de gel du mois d'avril 2021 qui a touché un nombre très important de nos départements a rappelé cette fragilité. Les données de Météo-France ou du BRGM ne sont pas rassurantes en la matière : la surface française touchée chaque année par les sécheresses a doublé entre 1970 et aujourd'hui, les sécheresses se faisant plus fréquentes. Depuis 2015, en effet, au moins une région a connu une sécheresse chaque année. Météo-France estime par ailleurs que le nombre des tempêtes extrêmes a augmenté de 20 % dans le sud-est de la France depuis les années 1950. La résilience des exploitations face à ce changement climatique doit être un impératif par une action sur deux volets : la prévention, d'une part, pour limiter l'exposition en s'appuyant sur des technologies déjà existantes et une meilleure gestion des eaux et en investissant dans la recherche pour ne fermer aucune porte ; l'indemnisation, d'autre part, afin d'avoir un système juste, basé sur une logique assurantielle pour les risques assurables et recourant à la solidarité nationale pour les risques non assurables compte tenu de leur ampleur.

Le troisième défi est celui du renouvellement des générations. Aujourd'hui, un tiers des départs à la retraite ne sont pas couverts chaque année, entraînant une chute mécanique du nombre d'exploitants. Or un tiers des agriculteurs a plus de 55 ans et partira à la retraite dans moins de dix ans. Si cette tendance n'est pas infléchie, 50 000 exploitations fermeront leurs portes en 10 ans. Il importe d'agir au plus vite en avançant sur le chemin d'une évolution du cadre légal afin de mieux inciter à la transmission et de faire en parallèle de l'enseignement agricole le coeur de cette transition.

La durabilité de notre modèle agricole dépend enfin de l'accompagnement de l'évolution des pratiques qui doit intervenir de manière pragmatique, par l'innovation et non l'injonction, au risque d'augmenter nos importations en sacrifiant notre agriculture. L'agriculture évolue, mais elle a des contraintes : le temps des cultures, mais aussi des contraintes agronomiques, économiques et financières. Nous proposons d'accélérer la recherche d'alternatives à certains produits, notamment par le biocontrôle, d'accompagner le déploiement de certaines pratiques comme la certification environnementale, l'agriculture biologique, l'agriculture de conservation et les produits sous signes de qualité, mais aussi de porter nos efforts sur l'utilisation de matériel agricole ou d'instruments de mesure permettant d'ores et déjà de réduire les quantités épandues. À cet égard, la prime à la conversion, proposée par le Sénat et mise en oeuvre par le Gouvernement dans le cadre du volet agricole de 1,2 milliard d'euros du plan de relance, a rencontré un franc succès : l'enveloppe étant déjà quasi épuisée, il convient de la pérenniser.

Mme Anne-Catherine Loisier. - Ce rapport nous a permis d'évoquer la question des importations sur notre sol et de l'empreinte carbone qui en résulte. La problématique de la déforestation importée est majeure, car elle recouvre à la fois les émissions de gaz à effet de serre que nous importons en faisant venir des biens et services produits en dehors de notre sol et l'érosion de la biodiversité qui en résulte. Les chiffres sont alarmants : les forêts mondiales ont vu leur superficie diminuer de 129 millions d'hectares en 25 ans et ce phénomène de déforestation contribue à hauteur de 11 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales. Une perte annuelle de 7 millions d'hectares de forêts a été observée entre 2000 et 2010, pour un gain net de superficie agricole de 6 millions d'hectares par an.

Le projet de loi « Climat et résilience » comporte plusieurs dispositions pour mieux cerner la traçabilité des produits et élaborer une stratégie nationale de lutte, mesures qui sont traitées au fond par le rapporteur Pascal Martin. Nous étudions la possibilité d'apporter des ajustements pragmatiques et des engagements spécifiques au devoir de vigilance des entreprises, mais aussi de créer un indicateur spécifique qui consisterait en un plafond indicatif des émissions liées à la déforestation importée par période, dans le cadre de la stratégie nationale bas carbone (SNBC). Peu de données sont actuellement disponibles.

Parallèlement à ces éléments de droit, qui permettront de renforcer concrètement la prévention de la déforestation, nous devons poursuivre le mouvement, initié depuis plusieurs années et amplifié par le plan de relance, pour reconstituer une capacité de production nationale de protéines végétales, en particulier pour l'alimentation animale, en veillant à ne pas opposer les filières végétales et animales, mais bien en jouant des complémentarités. Le plan de relance prévoit de mobiliser 100 millions d'euros à cet effet et pose un objectif de doublement des surfaces légumineuses d'ici 2030 en France, soit un passage de 4 à 8 % de la surface agricole utile (SAU). Ce premier pas devra être amplifié et le déploiement de ce plan devra être accompagné par un soutien technique d'ampleur aux acteurs économiques via France AgriMer.

Le second sujet concerne la création d'un chèque nutritionnel, qui constitue un levier majeur pour soutenir la demande en produits locaux et de qualité. Le Président de la République a indiqué y être favorable lors d'une rencontre avec les membres de la Convention citoyenne pour le climat. Depuis, plusieurs organisations professionnelles ont soutenu cette idée et des propositions de loi ont déjà été déposées à l'Assemblée nationale. Pendant la crise sanitaire, l'État a financé des chèques services pour l'achat de produits alimentaires pour les personnes sans domicile à hauteur de 15 millions d'euros. Le projet de loi « climat et résilience » ne comporte qu'une demande de rapport du Gouvernement au Parlement à l'article 60 bis, sur ce sujet, et ce projet n'aboutirait pas avant le budget pour 2022. Nous soutenons cette initiative qui permettra de renforcer le pouvoir d'achat de nos concitoyens, de valoriser notre marché agricole intérieur et d'orienter la demande vers des produits locaux et de qualité. Les modalités de mise en oeuvre doivent cependant être précisées, tant cette réforme a un potentiel structurel. Ce chèque alimentation aura vocation à limiter l'empreinte environnementale de notre alimentation en évitant le recours aux produits importés.

Enfin, s'agissant de la restauration collective, nous devons impérativement reconquérir les parts de marché perdues par nos produits. Nous aurons l'occasion de rentrer dans les détails techniques lors de l'examen du projet de loi « Climat et résilience » dans deux semaines. Notre rapport propose d'étendre à la restauration collective privée les obligations créées pour la restauration collective publique par la loi EGALIM, comme le préconise le projet de loi Climat. Nous proposons également de promouvoir une évolution des règles en vigueur au niveau européen afin de privilégier les approvisionnements locaux. Enfin, nous proposons d'élargir la liste des produits à privilégier dans la restauration collective à d'autres produits répondant à des critères locaux et de durabilité, par exemple ceux dont la production et la distribution seraient structurées dans le cadre d'un projet alimentaire territorial, même s'il faut avoir conscience que des difficultés juridiques peuvent se poser en la matière.

M. Daniel Gremillet. - Un autre enjeu de durabilité consiste à mieux connecter le producteur, le transformateur et le consommateur.

Lors de la signature du traité de Rome, il a été demandé aux agriculteurs français de remplir une mission essentielle et stratégique : nourrir le peuple européen au sortir de la guerre, sans dépendre d'autres pays. Aujourd'hui, à l'heure où il est demandé aux agriculteurs de réaliser de considérables efforts pour répondre à de nouvelles exigences du citoyen, il faut se souvenir de leur succès à remplir cette mission historique : s'ils ont déjà réussi cela, je suis certain qu'ils parviendront à relever tous les défis qui s'imposent à eux. Pour accompagner ce mouvement, le consommateur doit lui aussi traduire ses préférences citoyennes dans ses actes d'achat. La part de l'alimentation dans le budget des ménages est passée de 30 à 17 % en 60 ans, sans doute moins encore selon certaines prévisions. L'enjeu consiste à recréer un lien entre le consommateur et son alimentation, ce qui passe par une meilleure information sur ce qu'il achète. Or un consommateur voulant acheter français ne peut le faire, car les règles européennes régissant les étiquetages l'interdisent pour préserver le marché unique, ce qui n'est pas acceptable.

Le règlement européen INCO de 2011 étant d'harmonisation maximale, un État membre ne peut imposer l'affichage du pays d'origine des ingrédients principaux d'une denrée alimentaire. La France a voulu faire bouger les lignes : depuis la loi Sapin 2, les parlementaires s'étaient mobilisés pour que la France expérimente un affichage sur l'origine du lait et une dérogation a été obtenue de Bruxelles. Cette expérimentation était plébiscitée par les consommateurs. Or, à l'initiative d'un industriel, la Cour de justice de l'Union européenne a précisé il y a quelques semaines que, pour obtenir une dérogation à l'affichage du pays d'origine, la mesure devait être non seulement attendue par les consommateurs, mais également démontrer l'existence d'un lien entre l'origine d'un ingrédient et une qualité particulière. Autrement dit, si ce n'est pas un produit AOP ou IGP, rien ne peut être fait et l'étiquetage ne pourra mentionner qu'une « origine UE » ou une « origine hors UE ». Cette décision est de nature à accentuer l'éloignement entre des bureaux européens et les attentes des citoyens. Le marché unique ne s'oppose pas à ce qu'il y ait des spécificités nationales. Depuis, nous sommes dans une impasse juridique au niveau français. Nous proposons de porter urgemment le combat au niveau européen en appelant à une réforme d'ampleur de l'étiquetage des produits qui doit aboutir lors de la présidence française. Dans le cadre de cette réflexion, doivent être développées les pistes relatives à l'affichage des externalités positives et négatives d'un produit de consommation alimentaire, avec des méthodologies de calcul incontestable.

Si nous devons aider ceux qui veulent acheter français, nous devons aussi aider en parallèle ceux qui ont des difficultés à se nourrir à le faire. La précarité alimentaire reste d'actualité : sur ce volet, les associations caritatives réalisent un travail formidable sur l'ensemble de nos territoires via l'aide alimentaire. Des pistes proposées par la commission des affaires économiques en 2019 pour revoir la qualité des produits qui peuvent y être distribués ont permis de faire bouger les lignes ces derniers mois. Si la précarité alimentaire a un volet quantitatif, elle a également un volet qualitatif. Trop de ménages ne peuvent accéder à d'autres produits que ceux d'entrée de gamme, qui sont presque intégralement des produits importés. Ils ont encore plus de difficultés à acheter des produits AOP et IGP, biologiques ou fermiers. C'est le piège du tout haut de gamme promis à l'agriculture française qui peut se refermer sur nous : en réservant l'agriculture française à quelques-uns, nous en reléguons une grande partie à consommer des produits importés, sans pouvoir être sûrs qu'ils respectent les normes minimales requises en France.

Nos propositions en la matière sont claires : d'une part, travailler à une véritable éducation alimentaire de nos citoyens ; d'autre part, promouvoir un chèque alimentaire durable qui doit aider nos compatriotes les plus démunis à acquérir une alimentation plus durable, dépendant moins des produits importés. Les modalités restent à définir, sur le public éligible ou sur les produits à promouvoir, mais c'est une piste intéressante : il est essentiel que la France s'intéresse à la totalité de la consommation des Français. C'est d'ailleurs une proposition de la Convention citoyenne dont le Sénat doit s'emparer.

M. Hervé Gillé. - Je souhaiterais tout d'abord m'associer aux mots du président Longeot à l'attention de Mme Nelly Tocqueville, qui a entamé ces travaux. Mon intervention se concentre sur la dimension territoriale de notre politique alimentaire qui, de l'avis de l'ensemble des acteurs et organismes que nous avons consultés, gagnerait à être renforcée à travers une meilleure association des collectivités et par un recours accru à des leviers existants et facilement mobilisables : les projets alimentaires territoriaux et la commande publique.

La définition de la politique alimentaire repose principalement sur le Gouvernement, même si les régions sont mobilisées dans le cadre de l'attribution des fonds européens et que les départements ont développé leurs actions sur ce volet. En 2014, la « déclaration de Rennes » de l'association des régions de France avait marqué cette préoccupation avec force. Toujours en 2014, la création des projets alimentaires territoriaux (PAT) par la loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt a enclenché une dynamique de territorialisation, que notre rapport appelle à soutenir et à amplifier.

À ce jour, il existerait plus de 200 PAT et 80 % des départements comptent au moins 1 PAT accompagné par l'État. La dynamique est enclenchée. Je rappellerai les deux objectifs qui avaient été fixés par l'État en 2016 : un PAT par département à fin 2017 et 500 PAT en 2020. Nous avons pris du retard sur cet objectif.

Nous formulons donc plusieurs remarques et propositions. Les PAT ne doivent surtout pas être réduits à la seule dimension « transition agroenvironnementale ». S'ils doivent y contribuer, il s'agit auparavant de contribuer à la structuration des filières locales de production, de transformation et de distribution, pour permettre une bonne valorisation des produits locaux, dans un double objectif de qualité et de compétitivité.

Nous nous sommes interrogés sur le fait de rendre obligatoire l'établissement d'un PAT par un niveau de collectivités. Nous pensons que le dispositif doit, du moins à ce stade, garder de la souplesse. Aujourd'hui, l'initiative de création d'un PAT peut être prise par tous les acteurs publics et privés concernés. Il nous paraît important de préserver cette ouverture, tout en fixant des objectifs de coordination et de maillage du territoire, afin d'éviter à terme des « zones blanches » de la politique alimentaire territoriale. À cet égard, il est important de ne pas polariser le dispositif des PAT sur les seules métropoles, sous peine d'aggraver nos fractures territoriales : les PAT doivent être un instrument de cohésion et d'équilibre territorial et non de subordination de la campagne à la ville.

Nous pensons donc que le déploiement des PAT doit être soutenu et nous proposons de mieux coordonner les initiatives territoriales dans un cadre qui reste à définir, mais qui doit demeurer souple. Nous pensons également qu'il est nécessaire d'assurer un financement d'au moins 80 millions d'euros par an pendant cinq ans, sur le modèle de ce que prévoit le plan de relance, et enfin de donner des moyens au réseau national des PAT pour accompagner ce déploiement. Ce réseau, qui existe déjà et est animé par Terres en villes, les chambres d'agriculture, des personnalités qualifiées et des élus, pourrait évoluer en Observatoire.

Dans le cadre de l'examen du projet de loi « 4 D », il faudra également envisager de renforcer l'articulation entre le schéma régional d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires (SRADDET) et les plans régionaux d'agriculture durable (PRAD).

En outre, nous pensons que les futurs contrats de relance et de transition écologique (CRTE), dont le cadre sera précisé par le projet de loi 4 D, devront s'articuler avec les projets alimentaires territoriaux dans leurs composantes dédiées à l'autonomie alimentaire, à la transition et à la compétitivité agroenvironnementale.

Je terminerai en évoquant les leviers à mobiliser, pour permettre à nos collectivités territoriales de se saisir encore davantage de cette politique. Nous proposons une évolution du code des marchés publics pour sécuriser nos approvisionnements en produits locaux, évolution consistant à porter le seuil de passation des marchés de gré à gré à 80 000 euros et à permettre aux produits agricoles et alimentaires acquis dans le cadre d'un PAT de satisfaire aux objectifs posés par la loi EGALIM et bientôt par la loi « Climat et résilience » pour les approvisionnements de la restauration collective. Nous proposons enfin d'acter le transfert vers les conseils départementaux et régionaux de l'autorité sur les adjoints gestionnaires en charge de la restauration collective de l'État pour les collèges et les lycées, en cohérence avec la demande des collectivités.

Nous rappelons également la nécessité d'accompagner les acheteurs publics par des outils pratiques comme des guides et des formations et moyens financiers.

M. Joël Labbé. - L'agriculture biologique n'a été citée qu'une seule fois en cinq prises de parole. Des engagements ont été pris par la France, avec 15 % d'agriculture biologique au 1er janvier 2022, mais ils ne seront pas atteints. L'Union européenne s'est engagée à atteindre 25 % d'agriculture biologique en 2020 et à réduire de 50 % les pesticides pour 2030. Je regrette que l'accent ne soit pas mis sur l'agriculture biologique qui reste le parent pauvre de nos politiques agricoles alors que la société et les consommateurs le demandent avec force et que les agriculteurs bio démontrent tous les jours qu'il est possible de produire autrement.

Le volet social a été évoqué, avec les chèques alimentaires, qui devraient évoluer vers une Sécurité sociale de l'alimentation. Le social recouvre également l'emploi et l'agriculture paysanne est extrêmement créatrice d'emplois, alors que l'autre est destructrice d'emplois. Je voudrais que ces sujets soient véritablement pris en compte.

M. Jean-Marc Boyer. - Nous avons l'habitude en France de créer beaucoup d'autorités dans de nombreux secteurs : j'ai cru comprendre que le rapport proposait de créer une autorité régulatrice de l'alimentation. Quelles seraient l'utilité et la philosophie d'une telle autorité ? Quels seraient ses objectifs et ses moyens ?

M. Olivier Jacquin. - Comme Joël Labbé, je pense que l'agriculture biologique doit apparaître dans un tel rapport, parce qu'elle a un modèle vertueux, car c'est le seul cadre véritablement stable depuis 40 ans qui propose aux consommateurs une véritable transparence, avec une obligation de moyens. Elle doit donc occuper une place particulière. Je rejoins cependant Daniel Gremillet puisqu'il faut veiller à ce que toute notre agriculture ne soit pas orientée vers le haut de gamme, ce qui peut constituer un piège. L'agriculture biologique pose un problème quant au prix des produits proposés, généralement très élevé. Lorsque le gouvernement supprime l'aide au maintien en agriculture biologique, il contribue à rendre les prix moins accessibles.

Je salue le fait que Hervé Gillé plaide pour que l'agriculture de qualité soit mise en avant, dont l'agriculture biologique, avec un axe éducatif et sanitaire.

M. Henri Cabanel. - Quand nous avons mis en avant les PAT dans les territoires, nous n'avons pas toujours été entendus par les différents ministres de l'Agriculture. Ces PAT doivent donc être encouragés, même si 80 % des départements s'y sont engagés.

Il a été évoqué succinctement la résilience de l'agriculture à travers l'assurantiel : or nous savons que ce modèle pose des difficultés puisque peu d'agriculteurs souscrivent à ces assurances. 66 % n'y adhèrent pas, notamment en raison des règles issues de la politique agricole commune, sur la franchise de 30 % et la moyenne olympique, en dépit du financement à 65 % pris sur les crédits du deuxième pilier. Les professionnels portent ces sujets pour améliorer le modèle, mais le coût est excessivement élevé : revenir sur les trois points cités coûterait 450 millions d'euros, ce qui n'est pas envisageable au niveau du deuxième pilier. La résilience doit se baser sur un autre système national qui nous permette de l'assumer.

Comment le chèque nutritionnel sera-t-il mis en place ? Concernera-t-il uniquement les produits français ou tous les produits ?

M. Frédéric Marchand. - Les organisations représentatives de l'agriculture biologique ont évidemment été auditionnées et la proposition 24 vise à « accompagner la conversion aux produits sous certification environnementale ou issus de l'agriculture biologique, par un financement répondant aux besoins, tout en veillant à la juste valorisation des prix de ces produits par une préservation de conditions de marché favorables, assurant une bonne adéquation entre offre et demande ».

Pour avoir sillonné le territoire à l'occasion des dernières élections municipales et infracommunales, je me suis rendu compte que nombre de collectivités ont fait de l'alimentation durable et locale un attendu politique, en créant bon nombre de délégations, et qu'elles souhaitaient, dans le cadre de la dynamique portée par les PAT, faire en sorte que l'alimentation durable et locale deviennent une véritable prérogative politique, en mettant autour de la table tous les acteurs de l'alimentation et de la transformation. L'idée de l'autorité, qui mérite d'être creusée, m'est venue en regardant les débats que nous avions eus à l'occasion de la loi d'orientation des mobilités (LOM). Nous pourrions imaginer que, par le biais d'expérimentations, des collectivités qui souhaiteraient s'engager dans cette démarche puissent mettre en place une logique d'alimentation locale et durable, à l'échelle de territoires, avec des moyens dédiés par les collectivités concernées, voire par l'État.

Mme Angèle Préville. - Sur l'éducation à l'alimentation, vous avez sans doute tous eu des cours de cuisine à l'école, ce qui n'existe plus depuis bien longtemps. Dans le même temps, le budget consacré à l'alimentation a baissé, passant de 30 à 17 %. Il existe sur ce point un levier important : je pense que les jeunes et adolescents ne prêtent pas beaucoup d'attention à ce qu'ils consomment. Il est donc impératif de leur faire redécouvrir ce que nous connaissions enfant, alors qu'ils sont entraînés vers d'autres consommations. Nous avons un rôle à jouer pour leur faire redécouvrir le goût et la qualité et remettre ces sujets à l'honneur. Si le bio reste cher, ainsi que les produits de qualité, comment faire en sorte que nos citoyens aillent vers une alimentation de qualité, alors que les salaires n'augmentent pas et qu'un problème de santé publique se pose ? Il me semble que l'éducation peut constituer un levier important pour le futur.

Les consommateurs du bio consomment moins dans les grandes surfaces, mais plus de bio local. Il nous faut être attentifs à ce changement qui montre que les consommateurs de bio prennent conscience du caractère global de la démarche et n'achètent plus de bio importé ou emballé.

Je vous remercie pour votre travail.

M. Daniel Salmon. - Je partage la majorité des constats établis, mais diverge parfois sur les réponses. Laurent Duplomb parlait de la concurrence déloyale de produits qui arrivent de pays ayant un contexte environnemental et sanitaire très différent. Nous devons nous battre contre les traités de libre-échange dans lesquels la variable d'ajustement a toujours été l'agriculture.

Le coût du transport doit être pris en compte : des produits voyagent d'un bout à l'autre de l'Europe et arrivent pourtant à des prix compétitifs. Si le coût du transport était mieux pris en compte, la concurrence déloyale serait réduite.

La part du budget des ménages consacrée à l'alimentation n'a cessé de diminuer pour s'établir entre 13 et 17 % selon le périmètre retenu dans les statistiques. Il faut agir sur la publicité qui incite à acheter de nombreuses choses et promeut la graisse et le sucre.

Je ne peux pas concevoir qu'il y ait de la nourriture haut de gamme pour les gens qui en ont les moyens et de la nourriture bas de gamme pour ceux qui n'en ont pas. Il convient donc d'agir sur les inégalités sociales. Il existe une agriculture qui coche toutes les bonnes cases et répond à toutes les problématiques : l'agriculture biologique qu'il faut choisir. S'il ne faut pas opposer les modèles, il faut toutefois effectuer des choix, en déterminant ce qui va dans le bon sens.

M. Joël Labbé. - Sur le fond, je partage de nombreuses mesures et j'aimerais qu'il y ait un consensus, mais je voterai contre le rapport, au nom de notre groupe, compte tenu de ce que j'ai déjà indiqué, tout en reconnaissant le travail réalisé. La mort dans l'âme, je vote contre.

Les deux commissions autorisent la publication du rapport.

La réunion est close à 12 h 35.

- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques, de M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères et de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes -

La réunion est ouverte à 16 h 40.

Politique commerciale - Audition de M. Franck Riester, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé du commerce extérieur et de l'attractivité

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Je souhaite la bienvenue à M. Franck Riester, ministre délégué en charge du commerce extérieur. Monsieur le ministre, merci pour votre présence devant nos trois commissions réunies.

À l'heure où l'économie mondiale et les échanges internationaux, durement affectés par la pandémie de Covid-19, redémarrent, quelles sont les intentions du Gouvernement vis-à-vis des accords internationaux déjà finalisés ? Je pense à l'accord entre l'Union européenne et le Canada (CETA), signé en 2016 et dont le volet commercial est entré en vigueur de manière provisoire en 2017, et dont le projet de ratification n'a pas encore été soumis au Parlement. Où en est le processus de ratification à l'échelle européenne ?

Je pense également à l'accord signé en juin 2019 avec les pays du Mercosur. À la suite d'un rapport indépendant alertant sur les risques de cet accord au plan environnemental, le Gouvernement a fait savoir, en septembre 2020, qu'il s'opposerait à sa ratification « en l'état », sans pour autant aller jusqu'à demander sa renégociation. Comment espérez-vous obtenir des garanties ? On entend parler d'engagements séparés, de coopération renforcée : cela sera-t-il suffisant ? Surtout, l'Union européenne aura-t-elle les moyens de vérifier que les engagements de nos partenaires seront bien respectés ?

Par ailleurs, la commission des affaires étrangères aimerait vous entendre sur la revue de politique commerciale présentée par la Commission européenne le 18 février dernier. Le concept d'autonomie stratégique ouverte - qu'elle met en avant - est-il en phase avec nos préoccupations ? Quelles perspectives la revue dessine-t-elle pour les relations économiques avec la Chine ? Je rappelle que l'Union européenne vient de suspendre le processus de ratification de l'accord global sur les investissements - pour le moins controversé - conclu avec Pékin en décembre 2020, sur fond de tensions diplomatiques et de sanctions réciproques.

Enfin, concernant l'Organisation mondiale du commerce (OMC), dont la réforme constitue un autre axe fort de cette revue, des avancées vous paraissent-elles possibles à court terme ? L'arrivée de la nouvelle administration américaine, notamment, peut-elle changer la donne ?

Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - La question de la ratification du CETA intéresse particulièrement les membres de la commission des affaires économiques. Monsieur le ministre, c'est la première fois depuis votre nomination en juillet 2020 que nous vous entendons devant la commission des affaires économiques, réunie avec celles des affaires étrangères et des affaires européennes. Nous nous réjouissons de votre venue.

Votre audition intervient alors que le commerce mondial est à la croisée des chemins. Chacun a pu constater les perturbations croissantes pour les échanges internationaux : les tensions entre la Chine et les États-Unis ont semé le doute, et la pandémie de Covid-19 a porté le coup de grâce. Mais, en réalité, c'est depuis le début des années 2010 que le rythme de croissance des échanges internationaux diminuait, comme si nous avions, collectivement, atteint une forme de plateau dans l'éclatement des chaînes de valeur mondiales.

Votre venue vous permettra de nous donner votre vision du monde post-Covid : la maîtrise de l'épidémie et l'élection de M. Biden à la tête des États-Unis signeront-elles un « retour à la normale » ? Oubliera-t-on bien vite l'impératif d'une certaine dose de relocalisation dans les domaines stratégiques - je pense aux secteurs de la santé, de l'agroalimentaire ou des produits électroniques, par exemple aux semi-conducteurs ?

Pour ma part, plutôt que sur la relocalisation, qui semble difficilement envisageable à grande échelle, je préfère insister sur la réindustrialisation : le maintien de ce qui reste de notre base industrielle et le développement de filières nouvelles.

Monsieur le ministre, j'insiste sur l'urgence de la situation. La part de marché de la France dans la zone euro - sans lien, donc, avec la part croissante des pays émergents dans le commerce international - a encore chuté d'un point en 2020, à 13,5 %, contre 18 % vingt ans plus tôt. Les experts sont formels, la spécialisation de l'économie française ne suffit pas à expliquer ce recul. Depuis dix ans, on a beaucoup essayé : baisse de l'impôt sur les sociétés et des impôts de production, résorption en cours de nos écarts de coût du travail avec l'Allemagne, changements dans la gouvernance de nos entreprises, timide progrès dans l'automatisation de nos entreprises. Quels leviers peut-on encore actionner pour accroître l'attractivité de notre territoire ?

M. André Reichardt, vice-président de la commission des affaires européennes. - Au nom du président de la commission des affaires européennes, Jean-François Rapin, qu'un deuil familial empêche d'être parmi nous à cette heure, je me félicite que nous auditionnions le ministre délégué en charge du commerce extérieur et de l'attractivité, à la veille d'un Conseil de l'Union en format commerce qui abordera plusieurs enjeux importants. Je suis convaincu que nous devons renforcer notre suivi des travaux du Conseil en matière commerciale.

C'est lors de cette réunion que devraient être approuvées les conclusions du Conseil concernant le réexamen de la politique commerciale. La Commission européenne propose de mettre l'accent sur l'autonomie stratégique ouverte, qui se veut un choix stratégique et un « état d'esprit pour les décideurs », autour de trois priorités : la résilience et la compétitivité pour renforcer l'économie de l'Union ; la durabilité et l'équité ; la fermeté et une coopération fondée sur des règles, qui est probablement le point clé. La Commission affirme en effet clairement que l'Union, tout en privilégiant la coopération internationale et le dialogue, est prête à lutter contre les pratiques déloyales et à utiliser des outils autonomes pour défendre ses intérêts lorsque c'est nécessaire. La Commission a souvent été taxée d'angélisme : cette fois, le discours est clair, ferme, et il semble adapté aux nouveaux enjeux auxquels l'Union européenne est confrontée. Mais, comme Jean-François Rapin et Didier Marie l'ont souligné au mois d'avril, tout l'enjeu est de passer de la parole aux actes, pour transformer la puissance commerciale de l'Union en véritable levier politique.

Nous souhaitons entendre votre analyse sur le réexamen de la politique commerciale proposé par la Commission, mais aussi votre bilan de la mise en place, en juillet 2020, d'un responsable européen chargé d'assurer le respect des règles du commerce. Le respect des accords signés est un enjeu majeur de crédibilité pour l'Europe, mais aussi pour que nos concitoyens se sentent protégés face à une concurrence parfois tout à fait déloyale. Nous en avons malheureusement de nombreux exemples.

Je souhaite également que vous évoquiez les différences d'approche entre les États membres. Les premiers échanges qui avaient eu lieu en mars au Conseil sur ces sujets avaient été positifs. Nous savons toutefois que, dans le détail, les États membres ne partagent pas tous la même perception des enjeux ni des priorités en matière commerciale. Les pressions portugaise et espagnole en faveur du Mercosur le montrent, tout comme la volonté qu'a eue l'Allemagne de signer sous sa présidence du Conseil, in extremis, un accord d'investissement avec la Chine, accord désormais suspendu, car inacceptable par le Parlement européen dans la situation actuelle.

S'agissant du Mercosur, la France a fait valoir des « conditions préalables » en matière de lutte contre le changement climatique et de lutte contre la déforestation, qui pourraient permettre la reprise du processus de validation de l'accord. Elle a également souligné la nécessité d'un suivi tout particulier des effets cumulés des accords commerciaux conclus par l'Union sur les filières agricoles : qu'en est-il ? Merci de nous indiquer clairement l'état des positions que la France défendra demain au Conseil sur ce sujet, qui sera évoqué en fin de réunion.

Je ne reviens pas sur la réforme de l'OMC et l'état de la relation transatlantique. Le Commissaire européen au commerce et le représentant américain au commerce sont convenus en début de semaine d'un chemin en vue de résoudre le différend commercial sur l'acier et l'aluminium. Est-ce le prélude à un réel apaisement des tensions commerciales ?

Je voudrais enfin évoquer le Brexit. Nous voyons avec le dossier de la pêche que la mise en oeuvre du partenariat peut être particulièrement difficile. Un conseil de partenariat doit superviser la mise en oeuvre de l'accord, tandis qu'une assemblée parlementaire de partenariat devrait permettre des échanges de vues entre le Parlement européen et le Parlement britannique. Ces instances se sont-elles déjà réunies ? Monsieur le ministre, je formule une requête au nom de l'ensemble de mes collègues : n'oubliez pas les parlements nationaux, car ce sont eux qui sont en première ligne dans les territoires.

M. Franck Riester, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé du commerce extérieur et de l'attractivité. - C'est toujours un plaisir d'échanger avec les parlementaires, je le dis pour avoir été douze ans député. J'ai la chance et l'honneur, avec la Team France export, de défendre les couleurs de notre pays : nous agissons pour qu'il soit plus attractif et pour créer les meilleures conditions du développement des entreprises, notamment à l'international. Mon portefeuille recouvre quatre missions.

La politique commerciale est une compétence européenne, mais je dispose de bien des outils pour conforter notre place, avec la Team France export qui fédère les acteurs, les chambres consulaires, l'agence Business France, Bpifrance, en lien avec les régions, les antennes des chambres consulaires à l'étranger et, bien sûr, les postes diplomatiques. Nous avons renforcé ces moyens de 247 millions d'euros dans le plan de relance.

Avec la Team France Invest, nous agissons pour faciliter l'implantation d'investissements étrangers en France tout en étant vigilants pour qu'ils soient de long terme et ne préemptent pas nos fleurons nationaux.

J'assure aussi la gestion directe de grands contrats, tant à l'étranger que sur notre territoire, par exemple le métro de Belgrade.

Enfin, j'ai en charge la communication de la « marque France », que je m'emploie à valoriser, comme l'avait fait le Royaume-Uni après les Jeux olympiques de Londres avec la campagne GREAT.

Le moment est privilégié pour changer notre politique commerciale : je crois que nous pouvons être moins naïfs et mieux défendre nos entreprises, inscrire notre politique commerciale dans un développement durable et mieux participer à la lutte contre le réchauffement climatique, mais aussi contribuer au développement des droits sociaux. Nous avons l'occasion de bâtir la politique commerciale européenne du XXIe siècle, nous l'avons fait avec notre contribution à l'Union européenne. La communication récente de la Commission européenne nous convient en ce sens.

Vous l'avez dit, les ministres du commerce européens se réunissent demain pour valider la stratégie commerciale de l'Union européenne. Il y a débat, entre ceux qui sont plutôt partisans d'un laisser-faire, et d'autres, dont nous sommes, qui veulent une politique commerciale plus assertive, plus durable et juste. Dans le premier groupe, on trouve l'Allemagne, qui a une vision très ouverte du commerce mondial, mais aussi la Suède et le Danemark, ou encore la Slovaquie ; de l'autre côté, il y a des pays qui ont fait évoluer leur position sur le commerce, comme les Pays-Bas, et des pays du Sud, même si leur tropisme sur le Mercosur les met dans une position difficile par rapport au reste de l'Union européenne.

La Commission européenne évolue substantiellement, preuve en est sa récente communication. Le Président de la République a été à l'initiative, et les choses évoluent dans le bon sens. Nous avons un axe de discussion autour d'une politique plus protectrice, défensive, qui passe par la mise en place d'instruments contre les pratiques coercitives, par exemple d'un pays qui sanctionnerait un État de l'Union sans respecter les règles de l'OMC ; actuellement, quand un tel cas se produit, nous n'avons pas d'autre choix que d'attendre une procédure devant l'OMC, nous pourrions demain agir plus directement, dans le cadre de l'Union européenne. Nous allons aussi imposer la réciprocité sur les marchés publics, alors qu'elle est loin d'être la règle aujourd'hui : trop de pays nous ferment leurs marchés publics alors que les nôtres leur sont ouverts. Nous allons aussi lutter contre les entreprises qui bénéficient de subventions déloyales, afin de protéger nos entreprises de rachats par des concurrents ou de rétablir l'équité dans les marchés publics.

Nous voulons affirmer très clairement un changement de paradigme. Nous voulons mieux prendre en compte le développement durable et assurer que les prochains accords de libre-échange respectent l'accord de Paris. Nous discutons avec des États membres qui ne sont pas sur cette ligne. De même, nous voulons que nos partenaires commerciaux s'engagent dans la réduction de leur empreinte carbone et dans la lutte contre la déforestation. Nous défendons la création d'un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, notamment sur l'aluminium et l'acier, pour inciter nos partenaires à être plus exigeants. Nous voulons aussi être plus offensifs sur les droits sociaux, par exemple en mettant en avant le devoir de vigilance des entreprises : la France était pionnière en la matière avec la loi du 27 mars 2017 et nous voulons qu'à l'échelon européen, ce devoir de vigilance existe aussi, quitte à créer un instrument pour bloquer les importations qui seraient le fruit de travail forcé, c'est une attente de nos compatriotes.

Aussi, la France ne veut pas signer en l'état l'accord avec le Mercosur pour trois raisons : il y manque le respect de l'accord de Paris ; ensuite, nous voulons consolider la lutte contre la déforestation, alors que le Brésil réduit les moyens de ses agences publiques et des ONG qui défendent la forêt, tout en préparant une loi agraire dangereuse pour la forêt. Enfin, nous voulons que les normes sanitaires et phytosanitaires qui sont obligatoires en Europe s'imposent aux producteurs étrangers. L'Union européenne travaille sur le principe de clauses miroirs, alors qu'aujourd'hui toutes les normes ne sont pas réciproques et que nous n'avons pas la capacité d'obliger les autres pays à respecter nos normes. Nous voulons donc multiplier les clauses miroirs : nous y travaillons avec mon collègue Julien Denormandie. Des discussions sont en cours pour une convergence entre les États membres, afin que le Conseil soit dans la lignée de la contribution de la Commission, pour une autonomie stratégique ouverte, mais équilibrée, avec une politique commerciale moins naïve et qui prenne mieux en compte le développement durable.

Nous parlerons avec Ngozi Okonjo-Iweala, la nouvelle directrice générale de l'OMC dont l'Union européenne a soutenu la nomination, et qui entend moderniser l'OMC. Nous voulons débloquer l'Organe d'appel, avancer sur la pêche illégale, trouver les moyens pour mieux lutter contre la concurrence déloyale, en particulier en matière de subventions industrielles...

Avec Gina Raimondo, la nouvelle secrétaire d'État américaine au commerce, les sujets transatlantiques sont nombreux. Les relations s'améliorent, les signaux envoyés par les États-Unis sont positifs : réintégration dans l'accord de Paris, reprise des négociations à l'OCDE sur l'imposition minimale des entreprises et la taxation des services numériques, moratoire sur les taxes sur l'aéronautique, sur les vins et les spiritueux - l'ambiance est bien meilleure et nous travaillons à sortir par le haut du conflit entre Boeing et Airbus. Ce changement ne vient pas de nulle part : il tient à ce qu'en novembre dernier, l'Union européenne a pris la décision, après une négociation entre États membres qui n'a pas été facile, d'affirmer sa souveraineté en appliquant notamment des sanctions sur l'aéronautique américaine. Le précédent secrétaire d'État au commerce est aussitôt revenu à la table des négociations, sous la pression des producteurs américains et de Boeing. C'est parce que nous avons eu le courage d'affirmer notre souveraineté que le regard des Américains a changé. Il faut aller plus loin, mieux encadrer le financement du secteur aéronautique, car les choses bougent : les États-Unis, qui refusaient les avances remboursables des États européens pour Airbus, ont fait évoluer leur position et il faudra voir ce qu'il en est. Tout n'est pas réglé, mais on avance, avec l'espoir d'une solution avant le 11 juillet. Dans un autre contentieux, les États-Unis ont appliqué des mesures pour protéger leur acier et leur aluminium ; nous avons rétorqué par des mesures sur le bourbon et les motos Harley-Davidson, et par des mesures de sauvegarde sur le secteur de l'acier ; une deuxième étape devait intervenir au 1er juin, une déclaration a été faite pour repousser un peu cette échéance, le temps de réfléchir sur les surcapacités - c'est un signe encourageant, car les producteurs de vins et spiritueux craignaient un retour des sanctions américaines. Nous allons donc essayer de sortir des contentieux par le haut. Il y aura encore des difficultés, liées en particulier à l'utilisation extraterritoriale du droit américain et du dollar ; l'Union européenne doit affirmer sa souveraineté, via l'euro et d'autres leviers, mais le sujet est des plus complexes. Il faut y travailler, car les Chinois mettent en place des mécanismes similaires.

Un mot sur l'accord global entre l'Union européenne et la Chine sur les investissements, le CAI (Comprehensive Agreement on Investment), conclu fin 2020 entre l'Union européenne et la Chine : il s'agit d'un accord politique à ce stade pour améliorer la réciprocité en matière d'investissement, sans imposer aux investisseurs européens une majorité de capital, des dirigeants chinois et des transferts de technologies, et pour inclure une dimension de développement durable et de droits humains en matière d'investissement. Nous avons pu inscrire des engagements contre le travail forcé, c'est la première fois que les Chinois acceptent d'inscrire dans un accord d'investissement une mention qui ne porte pas seulement sur les affaires ; cependant, il est devenu hors de question de signer cet accord, compte tenu des sanctions chinoises appliquées à des députés européens, mais nous voulons continuer de l'utiliser comme levier.

L'Assemblée nationale a ratifié le CETA, qui est en application provisoire depuis le 21 septembre 2017, alors que certains États membres n'ont pas entamé le processus, comme la Grèce, l'Allemagne et la Pologne. Nous voulons prendre le temps de regarder la mise en oeuvre de l'accord, qui est très positive pour l'économie française ; de 2016 à 2019, nos exportations vers le Canada ont progressé de 24 %, sans impact négatif sur des filières sensibles comme le boeuf par exemple, nous travaillons pour le respect des règles phytosanitaires au Canada, en demandant à la Commission des contrôles plus rigoureux et plus de transparence sur leurs résultats.

Sur le Brexit, nous sommes préoccupés, car, à peine l'accord signé, les Britanniques n'ont respecté ni leurs engagements de contrôles en mer d'Irlande prévus dans l'accord de retrait ni le volet pêche, en particulier à Jersey.

La désignation comme adjoint au directeur général commerce de la Commission de Denis Redonnet chargé de la mise en oeuvre de la politique commerciale européenne est une bonne chose. J'ai échangé avec lui notamment dans le cadre du comité de suivi des parties prenantes ; son rôle a été décisif pour trouver des solutions par exemple avec la Corée du Sud et le Vietnam.

La politique commerciale doit contribuer aux réflexions sur le rééquilibrage des chaînes de valeur, sur la diversification des fournisseurs et sur la constitution de stocks ; c'est nécessaire face aux ruptures d'approvisionnement. Nous devons mieux organiser nos chaînes fragilisées par la crise sanitaire et tenir compte du caractère hétérogène de la reprise actuelle, bien plus forte en Asie qu'en Europe. L'économie asiatique a joué un rôle d'aimant, renchérissant le prix des conteneurs et des matières premières.

M. Cédric Perrin. - La défense européenne est très dépendante des États-Unis en raison de la réglementation ITAR, et nous ne retrouverons pas d'autonomie technologique en ce domaine, sans capacité d'exporter ; or, nous butons sur l'extraterritorialité du droit américain : je ne plaide pas pour que l'Europe se passe de la défense américaine, mais le travail de conviction est-il fait pour contrer cette application extraterritoriale du droit américain ?

M. Didier Marie. - Le marché intérieur européen a accueilli 700 milliards d'euros d'investissements en 2019. Le projet de règlement pour mieux contrôler les investissements étrangers va dans le bon sens, d'autant que les États membres, eux, se soumettent à des règles strictes. Cependant, qu'en pensez-vous ? Les seuils de notification, par exemple à 500 millions d'euros pour les concentrations ou à 200 millions pour les marchés publics, ne sont-ils pas trop élevés ? Les mesures correctrices suffisent-elles ?

M. Olivier Cigolotti. - L'Union européenne et l'Inde s'inquiètent de l'expansionnisme chinois, mais aucun calendrier n'a été fixé pour la reprise des négociations sur les droits de douane et les brevets. Quoique le Covid-19 continue de faire des ravages en Inde, la volonté manifeste de poursuivre les négociations avec les Indiens vous paraît-elle l'amorce de nouvelles relations franco-indiennes ?

M. Richard Yung. - La reprise des négociations avec l'Inde est une bonne nouvelle. Le pays compte 1,2 milliard d'habitants, mais l'Inde est un partenaire difficile, avec des droits de douane très élevés, et une faible volonté de signer des accords. On viserait en particulier plusieurs accords, sur le commerce, sur la protection des investissements et sur les indications géographiques. Quelle est votre approche ?

M. Fabien Gay. - Sur la proposition de résolution de notre groupe demandant l'inscription à l'ordre du jour du Sénat de la ratification du CETA, je vous rappelle que tous les groupes politiques ont donné leur soutien sauf deux qui se sont abstenus. Vous m'avez interpellé sur Twitter, Monsieur le ministre, en me disant que si je ne voulais pas du CETA, je n'aurais qu'à le dire aux quelque 10 000 salariés dont les emplois en dépendent sur notre territoire ; je vous réponds sans détour : chiche ! Choisissez l'entreprise et allons-y ensemble, vous pourrez expliquer les bienfaits du CETA aux PME et aux agriculteurs, sans presse ni caméra si vous le préférez...

Ensuite, sur la crise entre Israël et la Palestine, nous déplorons bien sûr les morts, mais la question est politique - et nous, nous ne renvoyons pas dos-à-dos le colon et le colonisé, nous tenons compte de la situation d'une population soumise à un blocus aveugle, nous disons clairement qu'il ne pourra pas y avoir de paix sans justice. La France peut et doit agir, pour la reconnaissance des frontières de 1967 ; elle peut aussi agir pour suspendre l'accord de coopération entre l'Union européenne et Israël tant que la crise actuelle perdurera : qu'en pensez-vous ?

M. Franck Riester, ministre délégué. - La France était devenue en 2019 le pays le plus attractif pour les investissements directs étrangers, devant l'Allemagne et la Grande-Bretagne : c'est le fruit d'un travail de transformation pour améliorer l'environnement des affaires, avec la baisse de l'impôt des sociétés, ramené de 33 à 25 %, la réforme de l'impôt sur la fortune (ISF), la réduction des impôts de production, les mesures d'assouplissement du marché du travail, l'effort sans précédent pour la formation professionnelle et l'apprentissage, car les entreprises ont besoin de compétences humaines, qui se trouvent dans notre pays. En 2020, la France a mieux résisté que le reste de l'Europe et nous devrions avoir de bonnes nouvelles prochainement, cela montre bien notre résilience. Les chefs d'entreprise nous disent l'importance des mesures d'urgence et de relance, fondées sur l'investissement et les compétences.

Sur les liens entre l'autonomie stratégique de défense et l'extraterritorialité du droit américain, il faut négocier avec les Américains. C'est l'enjeu d'une nouvelle relation transatlantique : nous devons nous doter d'outils anti-coercition, avec des sanctions potentielles.

Avec l'Inde, il y a la volonté d'aller plus loin, mais vous avez bien résumé la situation, les négociations ont été entamées depuis 2013, des contentieux sont à régler. Il est compliqué de négocier avec l'Inde, mais il est important de le faire : il en va de notre stratégie indo-pacifique dans son ensemble.

Nous avons obtenu un outil contre les subventions, que nous appelons distorsives, parce qu'elles distordent la concurrence ; nous espérons pouvoir aussi modifier l'approche sur les marchés publics et les acquisitions grâce à la proposition de règlement européen très récente, en date du 5 mai. Elle répond à de nombreuses problématiques et doit encore être travaillée, notamment sur la question des seuils. Nous l'examinerons avec les entreprises et les collectivités, et nous comptons avancer particulièrement pendant la présidence française de l'Union européenne au premier semestre 2022.

Sur la situation en Israël, je me suis exprimé à deux reprises à l'Assemblée nationale en répondant à des questions au Gouvernement.

M. Henri Cabanel. - Monsieur le ministre, vous venez de déclarer qu'il fallait bâtir la politique commerciale européenne du XXIe siècle, ce qui exigerait notamment d'être moins naïfs ! On ne peut que partager cette orientation, et se réjouir de voir la Commission européenne se saisir plus fermement, enfin, du principe de réciprocité, pour exiger de l'équité, à la fois en termes d'ouverture des marchés et de normes. Allons-nous enfin, en Europe, tourner le dos à une vision trop libérale de notre politique commerciale ? Vous avez déjà répondu à deux questions que je voulais vous poser, notamment sur les sanctions commerciales des États-Unis contre la filière viticole et sur le Mercosur, mais je voudrais tout de même revenir sur le Mercosur. Vous venez de dire qu'il faudra qu'on exige du Mercosur qu'il respecte l'accord de Paris et lutte contre la déforestation. Vous savez très bien, comme nous tous ici, que le Brésil aura des difficultés à satisfaire ces exigences. Pourtant, la discussion sur l'accord avec le Mercosur continue au niveau de l'Union européenne. Si cet accord de libre-échange devait être signé, peut-on envisager que l'agriculture en soit sortie ?

Mme Colette Mélot. - Le commerce international est important en Europe et correspond à plus de 36 millions d'emplois. D'après les chiffres de novembre 2018, en France, 12 % des emplois en dépendent. La Commission européenne a présenté en février dernier une nouvelle stratégie pour sa politique commerciale, qui aura des conséquences en matière d'emploi et d'attractivité sur notre territoire, notamment dans les secteurs prioritaires du numérique et du développement durable. Je suis investie depuis longtemps sur les sujets de formation, notamment via le programme Erasmus Plus, et j'estime que celle-ci doit être pensée en vue de l'emploi. Monsieur le ministre, comment comptez-vous transcrire la nouvelle politique commerciale européenne en matière d'emploi et de formation afin de permettre à la France d'en profiter et de porter les nouvelles priorités commerciales européennes ?

M. Joël Labbé. - Demain aura lieu la réunion du Conseil des ministres des affaires étrangères des pays de l'Europe, au sein duquel vous allez discuter notamment de l'accord commercial avec le Mercosur. Je vous entends dire avec satisfaction que vous serez vigilant pour que les droits soient respectés, qu'il s'agisse de l'accord de Paris ou de la question de la déforestation. Mais on ne voit pas comment le Brésil freinerait sa déforestation, dont les impacts sont énormes : une étude d'experts commandée par le Gouvernement français a conclu que cet accord accélérerait la déforestation d'au moins 25 % par an au cours des six prochaines années, du seul fait de la hausse de production de viande bovine qu'il déclencherait. Chacun s'accorde à condamner cet accord, dans notre pays, qui est un pays producteur de viande : comment pouvons-nous accepter des importations de viande venant d'Amérique du Sud, au détriment du climat, de la biodiversité, des peuples autochtones et des petits paysans brésiliens qui sont contraints à l'exode rural ? C'est absolument inacceptable, et il faut que la France soit forte pour dire que, dans ce type d'accord, les produits alimentaires, qui ne sont pas des marchandises comme les autres, devraient être écartés.

Mme Christine Lavarde. - Je souhaite revenir sur les questions de Didier Marie, et la proposition de règlement de l'Union européenne sur les subventions étrangères. J'ai bien compris, à vos non-réponses à ses questions précises, que les discussions sont en cours : je vais donc ajouter quelques éléments à la liste des points sur lesquels nous pourrions avoir à discuter. Nous nous interrogeons sur l'articulation du texte avec le droit de la concurrence et le règlement européen qui l'encadre, et avec celui sur le contrôle des investissements directs à l'étranger, car les définitions ne sont pas les mêmes dans ces textes. Des questions se posent aussi sur les pouvoirs adjudicateurs, surtout lorsque ce sont des entités plus petites que les États, comme les régions : comment les accompagner ? J'ai bien compris que nous devrions prévoir de nouvelles séances de travail sur ce sujet précis.

Mme Gisèle Jourda. - Je souhaite revenir sur la suspension de l'accord sur les investissements entre la Chine et l'Union européenne. Après sept ans de négociations, cet accord a été signé le 30 décembre 2020. Le 4 mai, il a été suspendu, au motif que, dans la situation actuelle, avec les sanctions de l'Union européenne contre la Chine et les contre-sanctions chinoises, dirigées notamment contre des membres du Parlement européen, l'environnement n'est pas propice à sa ratification. Mais la situation des Ouïghours, ou les problématiques que vous avez évoquées, Monsieur le ministre, étaient déjà connues ! Vous venez de décliner devant nous tout ce que cet accord apportait de positif. Jusqu'à quand durera cette suspension ? Est-elle à durée indéfinie ? Si l'accord répondait aux problématiques de dépendance de notre économie vis-à-vis de la Chine, dont la pandémie a été un révélateur pour le grand public, mais qui était déjà parfaitement identifiée par le monde économique et politique, sa suspension ne nous détourne-t-elle pas du réel défi qu'est notre interdépendance profonde avec la Chine, « partenaire, concurrent stratégique et rival systémique » ? Que peut faire le Gouvernement pour y remédier ? En avons-nous seulement les moyens ? J'ai été désignée par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, avec Pascal Allizard, comme co-rapporteur sur la puissance chinoise en Europe, à la suite d'un rapport que nous avons rendu sur les nouvelles routes de la soie. Nous serions heureux de vous entendre dans ce cadre.

M. Franck Riester, ministre délégué. - Sur les distorsions de concurrence, je pense que le sujet nécessite une réunion spécifique, technique, plutôt qu'une audition devant trois commissions portant sur un nombre très important de questions. Il ne s'agit pas de non-réponse, mais d'un processus qui va permettre d'améliorer le texte au fur et à mesure. D'ailleurs, je suis preneur de toutes vos remarques, d'autant que vous semblez très bien connaître le texte. Retenons, pour l'instant, l'accélération, qui était demandée depuis longtemps. Tant mieux, car c'est un outil essentiel.

Effectivement, nous avons une grande dépendance envers la Chine : nous vendons beaucoup de produits en Chine, beaucoup de filiales de nos groupes sont en Chine - et heureusement, car dans la crise, c'est la croissance chinoise qui nous a permis de tenir ! Donc nous ne pouvons pas, du jour au lendemain, nous détourner de la Chine, au motif que ce n'est pas une démocratie, et supprimer toute collaboration économique avec elle. Mais nous devons régler un certain nombre de fragilités avec ce pays d'une façon pragmatique, concrète et déterminée. L'accord « CAI » (Comprehensive Agreement on Investment) y contribue. Pour l'instant, il y a une hétérogénéité entre l'ouverture de l'Europe aux investissements chinois et l'ouverture de la Chine aux investissements européens. Tout le monde demande la réciprocité. C'est l'objet même de ce texte : faire en sorte que nos entreprises européennes puissent investir davantage en Chine si elles le souhaitent, et de façon loyale, sans obligation d'avoir des dirigeants chinois, ou une majorité chinoise au capital, et sans être obligées de transférer des technologies. Cet objectif, je pense, est louable.

Et, pour la première fois, nous ne nous contentons pas de ces avancées en matière d'investissement : nous cherchons à faire bouger les Chinois sur les questions des droits humains, qui sont essentielles à nos yeux. Ce texte comporte donc des engagements sur le travail forcé. C'est la première fois que la Chine accepte avec un partenaire commercial ou économique, dans un projet d'accord d'investissement ou commercial, d'inscrire des conditions autres que strictement économiques. Il n'y a rien, dans l'accord de la Chine avec l'ASEAN, sur les droits humains et sociaux. Nous avons voulu inscrire ces points dans l'accord, afin de disposer d'un levier pour que les Chinois évoluent à ce sujet. Bien sûr, cela ne résout pas tout, et il faut des garanties très claires, précises, vérifiables et quantifiables. Bien sûr, vu le contexte de nos relations avec la Chine, qui prend des sanctions contre des parlementaires européens, il n'est pas question de signer quoi que ce soit, en l'état, avec ce pays.

Sur le Mercosur, je le dis très clairement : nous n'accepterons pas simplement des engagements du Brésil à lutter contre la déforestation, produire différemment ou, dans l'avenir, mieux lutter contre le réchauffement climatique. Non, nous voulons des engagements concrets, précis, quantifiables et vérifiables dans le temps, sur le réchauffement climatique, sur la déforestation et sur les normes sanitaires et phytosanitaires. Nous sommes dans une phase de travail, avec la Commission, les États membres et les pays du Mercosur, pour voir concrètement comment des garanties peuvent se mettre en place. Cela va prendre du temps, car, en ce moment, M. Bolsonaro n'est pas dans cet état d'esprit... L'an dernier, la déforestation s'est accrue de 10 % au Brésil. Nous ne pouvons pas faire comme si de rien n'était. La forêt amazonienne n'appartient pas qu'aux Brésiliens, elle appartient à l'humanité. Et l'Europe a un rôle, dans sa politique commerciale, qui est celui d'exercer un effet de levier pour obliger les Brésiliens à bouger. S'ils ne bougent pas, ils n'auront pas un accès plus facile au marché européen.

Pour les producteurs agricoles, avec le ministre de l'agriculture et de l'alimentation Julien Deormandie, nous nous mobilisons beaucoup, à la demande du Président de la République, pour accélérer la mise en place de ces fameuses clauses miroirs. À partir de 2022, l'Union européenne interdira l'importation de viande d'animaux ayant reçu des antibiotiques comme facteur de croissance. Encore faudra-t-il identifier les producteurs concernés. Mais on avance. De même, l'interdiction d'importation de viande nourrie aux hormones impose des vérifications, avec les équipes de l'administration en charge de l'agriculture et les douanes. La volonté européenne, en tous cas, se traduit par ces nouveaux instruments, et par des moyens plus forts pour s'assurer que ce qu'on met en place en Europe est bien appliqué par nos partenaires.

M. Olivier Cadic. - Avec 126 chambres de commerce et d'industrie françaises à l'international (CCIFI) dans le monde, qui réunissent près de 36 000 entreprises, le réseau des CCIFI, centenaire, constitue un point d'appui pour développer notre commerce extérieur. Il repose exclusivement sur les cotisations des entreprises et ne coûte rien au contribuable. Il y a six mois, au Sénat, le représentant de la direction générale du Trésor a déclaré travailler à la mobilisation de dispositifs publics pour aider ces chambres de commerce à passer le cap de la crise, puisque, je cite :« nous avons un besoin crucial que ce réseau reste dynamique et passe la crise ». Force est de constater que rien n'a avancé dans ce domaine. C'est malheureux, car je sais combien vous appréciez et soutenez le réseau des CCIFI.

Les retours sur le fonctionnement de la Team France Export, dans le cadre du plan de relance de l'export, sont contrastés. De nombreuses CCIFI sont exaspérées par des comportements qu'elles considèrent comme prédateurs de la part de Business France, qui leur fait concurrence de manière déloyale. De leur côté, les six chambres qui sont des concessions de service public ont des commentaires très positifs sur l'activité induite par le « chèque relance export » ; 70 % de l'argent public consacré à ce chèque export est capté par Business France, 10 % par les six chambres en concession de service public, et 20 % par un ensemble de 400 entités agréées. Envisagez-vous d'accorder cette concession de service public à d'autres CCIFI dans les prochains mois, puisque l'expérience semble positive ? Pour les CCIFI qui n'ont pas de concession, pouvez-vous leur permettre de renouer avec l'accès direct aux entrepreneurs en France et aux CCI en France, et leur autoriser l'accès à l'outil CRM de mise en relation commerciale utilisé par Business France ?

M. Serge Babary. - Vous avez récemment rencontré la nouvelle directrice générale de l'OMC. Quelles avancées en attendez-vous ? Je pense en particulier au blocage de l'instance d'appel de l'OMC par les États-Unis depuis quelques mois, et à la posture habituelle de la Chine, qui se déclare toujours pays en développement pour obtenir des exemptions en matière de développement durable.

M. Jean-Claude Tissot. - Un récent rapport de FranceAgriMer fait état d'un recul de 3,4 % des exportations de nos filières agricoles et agroalimentaires pour l'année 2020. Quelles sont vos premières évaluations pour ce début d'année 2021 à ce sujet ? Ce ralentissement se confirme-t-il ? Sur le Mercosur, vous vous êtes beaucoup expliqué. Allez-vous exiger les clauses miroirs dans le cadre de cet accord ? Enfin, à propos des exportations de la filière chevaline, plusieurs associations ont révélé l'absurdité d'un système qui repose uniquement sur la réduction des coûts et ne prenant aucunement en compte les enjeux environnementaux et le bien-être animal : nous exportons de nombreux chevaux vivants vers le Japon pour la consommation de leur viande et, dans le même temps, nous importons près de 85 % de la viande chevaline que nous consommons ! Comment prenez-vous en compte les enjeux du bien-être animal et de la relocalisation de notre production dans les négociations internationales ?

M. Claude Kern. - Ma question concernera les relations commerciales entre l'Union européenne et le Royaume-Uni dans le cadre de notre relation nouvelle due au Brexit. En janvier 2021, les exportations de l'Union européenne vers le Royaume-Uni ont chuté de 27,4 % par rapport à janvier 2020, pour s'afficher à 18 milliards d'euros, et celles de Londres vers le continent de 59,5 %, à 6,4 milliards d'euros. La sortie du Royaume-Uni du marché unique européen, la pandémie mondiale que nous vivons et les restrictions de déplacement qu'elle a engendrées ont eu un impact sur ces échanges. À ces causes conjoncturelles s'ajoutent de multiples formalités administratives, des coûts et taxes supplémentaires, qui ont pesé également sur les échanges transfrontaliers. Quels aménagements sont envisagés au niveau national et européen pour redynamiser ces échanges fortement impactés ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. -Je souhaite d'abord vous interroger, en votre qualité de ministre chargé du commerce extérieur, sur la situation des entrepreneurs français installés à l'étranger. J'ai interrogé à ce sujet Bruno Le Maire, ainsi que le directeur général de Bpifrance, et leurs réponses n'ont pas été très claires. La situation des entreprises françaises installées à l'étranger s'est très nettement dégradée, un peu comme celle des entreprises françaises en France, la différence étant que, localement, elles ne bénéficient d'aucune aide. Le ministre de l'économie et des finances n'était pas hostile à ma proposition de consentir à ces entreprises françaises installées à l'étranger des prêts spéciaux, mais le directeur général de Bpifrance m'a indiqué que les statuts de Bpifrance ne lui permettaient pas de consentir des prêts à l'international à des sociétés françaises installées à l'étranger. J'ai consulté la loi fixant le statut de Bpifrance, et il me semble qu'elle ne pose aucune interdiction de consentir des financements à des entreprises françaises installées à l'étranger. Je réitère donc, Monsieur le ministre, ma proposition d'octroyer des prêts spéciaux aux entrepreneurs français, évidemment avec une charte particulière relative au pays dans lequel la demande est faite, et en fonction du secteur d'activité. On pourrait consentir des financements à des entreprises qui recourent à du personnel français, qui vendent des produits français et les font connaître à l'étranger. Ce matin a paru dans Le Figaro un article selon lequel LREM et le Gouvernement se souciaient beaucoup des entreprises françaises installées à l'étranger. Pourrions-nous les aider ainsi dans le cadre des difficultés qu'elles rencontrent aujourd'hui ?

M. Bruno Sido. - Dans sa récente communication sur la révision de la politique commerciale européenne, la Commission annonçait un nouvel instrument pour contrer la coercition économique de plus en plus souvent exercée par certaines grandes puissances, notamment la Chine et les États-Unis, à l'encontre de l'Europe et de ses États membres. En la matière, si les intentions sont généralement louables, la mise en oeuvre est souvent plus laborieuse. Le règlement européen « de blocage » de 1996, même mis à jour en 2018, n'a ainsi produit que peu d'effets tangibles sur la propension des Américains à utiliser leur droit de manière extraterritoriale pour imposer leurs vues et leurs intérêts.

En quoi l'instrument anti-coercition qui devrait être proposé d'ici la fin de l'année sera-t-il différent ? Quelle pourrait être l'étendue de son champ d'application, et quel type de contre-mesures pourraient être incluses ? Pensez-vous que nos partenaires européens soient aujourd'hui prêts à voir le monde tel qu'il est, c'est-à-dire de moins en moins régi par les règles multilatérales, et qu'ils accepteront d'engager l'Union européenne dans les inévitables rapports de force qu'engendrera l'application de ce nouvel outil de défense commerciale ?

M. Franck Riester, ministre délégué. - Oui, les clauses miroirs doivent s'appliquer à tous nos partenaires, et pas simplement dans les accords de libre-échange. Nous voulons des garanties sur l'application des normes de l'Union européenne. L'intérêt de ces clauses miroirs est justement qu'on ne soit pas obligé de les négocier à chaque nouvel accord. Je ne maîtrise pas assez le sujet de la viande de cheval pour vous répondre, mais je sais que la question du bien-être animal est un enjeu qui figure dans les accords commerciaux, par lesquels nous incitons nos partenaires à rehausser leurs exigences en la matière. Notre politique commerciale fait levier de l'attrait que revêt l'ouverture de notre marché pour engager nos partenaires dans des évolutions qui nous tiennent à coeur, et qui peuvent imposer des coûts supplémentaires à leurs producteurs.

En ce qui concerne l'OMC, il y a plusieurs chantiers. Celui du règlement des différends nécessite de débloquer l'Organe d'appel. Les Américains bloquent son fonctionnement par leur veto sur la nomination de juges. Nous devons essayer de trouver des solutions pour lever ce veto. Par ailleurs, il est clair qu'une réforme du traitement spécial et différencié (TSD) de certains pays en développement est nécessaire. Un tel statut est utile pour les pays qui sont vraiment en voie de développement. Pour la Chine, qui est très développée, et en avance sur bien d'autres pays, il n'y a pas de raison qu'elle continue de bénéficier de ce type d'avantages. Il faudra de la négociation, de la discussion, mais c'est un point clé. Enfin, il faut rendre à l'OMC un fonctionnement plus efficace en matière de négociations. L'OMC est avant tout un lieu de négociations pour faire avancer un certain nombre de sujets au niveau multilatéral. La question de la pêche illégale, par exemple, renvoie à la gestion des stocks de poissons dans le monde, et doit donc se régler au niveau global, au-delà des actions prises au niveau européen. C'est pourquoi nous aimerions obtenir des résultats dans ce dossier avant la conférence ministérielle dite MC12 de la fin d'année. Ce serait une belle avancée, qui montrerait que l'OMC redémarre dans ses différentes composantes. J'en profite pour dire que la France et l'Europe ont soutenu la nomination du Docteur Ngozi Okonjo-Iweala comme nouvelle directrice générale, et que la France a obtenu la nomination d'un directeur général adjoint, au titre de l'Europe : il s'agit de l'ambassadeur Jean-Marie Paugam.

En ce qui concerne l'extraterritorialité, le « règlement de blocage » a au moins le mérite d'exister, même s'il n'est pas suffisamment opérant. Il a été mis en place dans la foulée du règlement de 1996, pris suite à la loi américaine dite Helms-Burton sur Cuba. Il a été utile dans un certain nombre de situations, mais il est insuffisant, et doit être réformé. Nous devons aussi utiliser tous les leviers dont nous disposons, en veillant à bien articuler entre elles, sur ce point, les politiques européennes.

Sur le Brexit, j'ai dit ce que je pensais de l'attitude des Britanniques. Il est vrai que nos échanges commerciaux avec eux diminuent, même s'il est trop tôt pour voir les conséquences de long terme du Brexit. En tous cas, il est certainement plus complexe de faire du commerce avec les îles britanniques à présent qu'elles ne sont plus dans l'Europe. Nous tâchons de maintenir le meilleur niveau possible d'activité pour nos exportateurs, après avoir tout fait pour minimiser les dégâts du Brexit. À cet égard, le fait qu'il ait été décalé dans le temps nous a aidés à être mieux préparés. Il y a encore beaucoup d'accompagnement à faire, et beaucoup d'entreprises, notamment des petites et des moyennes, ont des difficultés pour continuer à avoir une activité fluide avec les îles britanniques. J'ai demandé à Business France de renforcer son soutien, et un dispositif a été mis en place à Londres à cet effet qu'on appelle Easy Brexit. Il faut mobiliser d'autant plus d'énergie que les Britanniques essaient de diviser les Européens sur un certain nombre de sujets.

Oui, le réseau des CCIFI joue un rôle considérable. Dès que je vais dans un pays, j'essaie de rencontrer ses équipes et de les mettre en valeur. Je n'ai pas renoncé à leur trouver des crédits pour faire face aux difficultés de l'année 2020 et du début de l'année 2021. Nous pouvons aider les CCIFI à bénéficier d'un prêt garanti par l'État. Nous les avons accompagnées, ainsi que les conseillers du commerce extérieur de la France, pour la création d'EFE international, grâce à quoi les entreprises françaises de l'étranger pourront bénéficier du volontariat international en entreprise (VIE). Nous devons veiller à ce que la concurrence entre Business France et CCIFI soit saine et loyale, et je regarderai de près les preuves d'éventuelles pratiques déloyales : la complémentarité entre public et privé est justement ce qui fait la force de la Team France Export.

Les entreprises françaises de l'étranger (EFE) sont des entreprises de droit local. Les ambassades ont été très mobilisées pour donner des informations aux entrepreneurs français, afin qu'ils puissent avoir accès aux dispositifs locaux. C'est vrai que dans certains pays, il y en avait peu... Le Parlement a voté un budget de 50 millions d'euros abondant un fonds de solidarité pour les entrepreneurs qui auraient des difficultés dans le monde entier. Il ne peut pas y avoir de prêts directs, mais des garanties sur les prêts octroyés par des banques locales dans les pays en voie de développement, via Proparco. Plus largement, je souhaite qu'on associe davantage les EFE à notre déploiement à l'international. Les entrepreneurs français à l'étranger connaissent parfaitement leur marché et leur pays, dans lequel ils ont des réseaux et des relais. On ne les sollicite pas suffisamment. Pourtant, ils font partie de la « Team France », de l'équipe de France à l'international. Nous devons les recevoir davantage, les animer davantage, leur donner davantage d'informations. Certains ne sont pas intéressés, mais d'autres s'étonnent qu'on ne les sollicite pas davantage.

L'emploi et la formation sont évidemment très importants. Les accords commerciaux de l'Union comportent, dans les chapitres consacrés au développement durable, des engagements de respect des droits sociaux. En effet, le dumping social est problématique pour nos entreprises. Nous devons être plus exigeants vis-à-vis de nos partenaires, mais aussi de nos entreprises. J'ai évoqué déjà le devoir de vigilance concernant la responsabilité sociale et environnementale (RSE) - le commissaire européen Didier Reynders y travaille, et nous l'incitons à aller plus loin, notamment pour prendre en compte les questions de formation. Le programme Erasmus est crucial. Nous devons continuer à investir dessus. Plus largement, nous devons donner davantage de culture de l'international à nos jeunes étudiants. Depuis ma nomination, je ne cesse de me déplacer dans des écoles, des universités, des BTS, pour sensibiliser les étudiants au commerce international, à la nécessité de parler anglais et plusieurs langues. Je mobilise beaucoup d'énergie sur le volontariat international en entreprise (VIE) : j'ai oeuvré pour que le plan de relance permette de baisser son coût pour les entreprises. Ainsi, nous pourrons donner l'opportunité à des jeunes de vivre une expérience incroyable à l'international, à la fois professionnellement et personnellement. C'est une ouverture exceptionnelle pour comprendre le monde, utile même si l'on déploie ensuite toute sa carrière entre Coulommiers et Melun !

Nous ne pouvons pas rester dans la situation actuelle en matière de commerce extérieur. D'abord, il nous faut une meilleure compétitivité, une meilleure attractivité pour les investisseurs étrangers. Il n'y a pas de secret : pour que nos entreprises exportent davantage, il faut qu'elles fabriquent des produits innovants, qui fassent la différence, qui soient de bonne qualité, et vendus à un prix raisonnable. Pour cela, les entreprises doivent être plus compétitives, dans un pays où elles peuvent innover. La compétitivité est absolument décisive : on ne peut pas imaginer réduire notre déficit commercial si nous ne sommes pas compétitifs.

Il faut aussi une stratégie industrielle. Cela nous manque depuis des années, alors que les Italiens ou les Allemands en ont une. Avec Bruno Le Maire et Agnès Pannier-Runacher, nous mettons en place une stratégie industrielle puissante, avec des moyens lourds, dans le cadre du plan de relance, pour investir sur les technologies d'avenir et sur des secteurs d'avenir. Il ne s'agit pas de développer des outils pour suivre les autres, mais de figurer parmi les leaders, comme nous avons su le faire avec Airbus. Les Chinois essaient toujours de produire des avions civils capables de rivaliser avec Airbus : ils n'y arrivent pas. Ce qui a fait la différence, c'est l'innovation dès le départ. C'est pourquoi nous investissons massivement dans le calcul quantique, l'hydrogène, l'intelligence artificielle ou les biotechs.

Le troisième levier est la politique commerciale. Nous ne pouvons pas continuer d'exposer nos entreprises à une concurrence déloyale, et nous devons mieux les accompagner à l'international. Il y a 130 000 entreprises exportatrices en France, contre 220 000 en Italie et 300 000 en Allemagne. Résultat : nous avons un déficit commercial de 65 milliards d'euros, quand les Italiens ont dégagé, en 2020, 63 milliards d'euros d'excédent commercial et les Allemands, plus de 180 milliards d'euros.

Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Merci, Monsieur le ministre. Un groupe de travail sur l'extraterritorialité serait passionnant.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion es