Mercredi 14 décembre 2022

- Présidence de M. François Rapin, président de la commission des affaires européennes, et de M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale -

La réunion est ouverte à 14 heures.

Justice et affaires intérieures - Avenir de l'Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex) - Communication et examen de la proposition de résolution européenne

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale. - Monsieur le président de la commission des affaires européennes, chers collègues, nous réunissons les commissions des lois et des affaires européennes afin d'examiner la proposition de résolution européenne (PPRE) n° 197, portée conjointement par le président Rapin et moi-même, relative à l'avenir de l'Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, dite « Frontex ».

Conformément à l'article 73 quinquies du Règlement du Sénat, un vote interviendra à l'issue de nos échanges, mais n'y participeront que les commissaires de la commission des affaires européennes.

Instituée en 2004 pour apporter son soutien aux États membres dans leur mission de surveillance des frontières extérieures de l'espace Schengen, Frontex est à un moment charnière de son histoire. À la suite de la crise migratoire de 2015, qui avait conduit plus d'un million de migrants à rejoindre irrégulièrement l'Union européenne, le mandat de l'agence a été considérablement renforcé, en 2016 et en 2019.

De fait, Frontex possède désormais une compétence dans l'ensemble des champs de la politique migratoire et est progressivement devenue un soutien incontournable pour les États membres dans la gestion de leurs frontières. C'est particulièrement le cas en France, où l'administration s'appuie régulièrement sur les capacités de l'agence, notamment dans sa politique de retour forcé. Alors que le nombre de traversées de la Manche a récemment explosé, Frontex affrète un avion pour la conduite d'opérations de surveillance de la côte d'Opale. L'agence intervient également en matière de lutte contre la criminalité transfrontalière et elle aide des pays tiers ayant passé un accord avec l'Union européenne à surveiller leurs frontières.

Surtout, Frontex dispose aujourd'hui de prérogatives en matière de puissance publique inédites pour une agence de l'Union européenne. Alors qu'elle était essentiellement une agence de coopération et de soutien, les dernières révisions de son règlement ont acté sa transformation en une réelle entité opérationnelle. Selon la formule consacrée, Frontex est aujourd'hui le « bras armé » de la politique migratoire européenne.

Cette extension du mandat de l'agence s'est accompagnée d'une augmentation considérable de ses moyens financiers et humains. Son budget a été multiplié par près de dix en l'espace de dix ans. Alors qu'il était de seulement 86 millions d'euros en 2012, il devrait atteindre 845 millions pour 2023. La grande nouveauté du mandat de 2019 a été de doter Frontex d'un contingent permanent de garde-frontières, vêtu d'un uniforme aux couleurs européennes et bénéficiant du port d'armes. Composé à la fois de personnels sous statut Frontex et d'experts nationaux détachés, ce contingent compte aujourd'hui 1 900 personnels, pour atteindre 10 000 en 2027. Il s'agit, là encore, d'une grande première pour une agence de l'Union européenne.

Cette nouvelle capacité opérationnelle va de pair avec une responsabilité renforcée. Aux termes du mandat de 2019, Frontex doit ainsi porter une attention toute particulière au respect des droits fondamentaux dans l'accomplissement de ses missions, notamment par la nomination d'un officier aux droits fondamentaux indépendant et la mise en place d'un mécanisme de traitement des plaintes.

Or, comme chacun d'entre nous le sait, l'agence Frontex est aujourd'hui en crise. Cette crise a atteint son paroxysme, le 28 avril dernier, avec la démission fracassante de son directeur exécutif, le français Fabrice Leggeri. La crise que connaît Frontex est d'une nature duale.

Cette crise est d'abord une crise de croissance. En moins de trois ans, l'agence a en effet dû opérer les transformations imposées par l'élargissement de son mandat, tout en conduisant une vingtaine d'opérations simultanées. Alors que le covid-19 a eu un lourd impact sur son activité, elle a en outre dû composer avec une succession de crises aux frontières extérieures. Je pense notamment à l'instrumentalisation des migrations par la Biélorussie en novembre 2021 ou, plus récemment, au déclenchement du conflit en Ukraine. J'ai conduit en mai dernier une délégation de la commission des lois à Varsovie, où l'agence a son siège : j'ai personnellement pu prendre la mesure du changement de dimension que l'agence a dû assumer depuis 2019 et des défis que cela a engendrés. Outre le recrutement des membres du corps permanent ou de l'équipe dédiée aux droits fondamentaux, Frontex a dû « monter en puissance » à marche forcée dans tous les domaines, en particulier dans ses processus décisionnels internes et ses fonctions supports.

Frontex subit également une crise de confiance. En effet, la pression de l'immigration irrégulière demeure forte aux frontières extérieures. Alors que 200 000 franchissements irréguliers avaient été recensés aux frontières de l'Union européenne en 2021, ce qui représentait déjà une augmentation de 60 % par rapport à l'année précédente, ces mouvements ont dépassé 280 000 sur les neuf premiers mois de l'année 2022.

Or, à la suite d'allégations portées par des organisations non gouvernementales (ONG) et de dénonciations internes, Frontex a été accusée, d'une part, de manquements dans son fonctionnement interne et, d'autre part, de complicité d'actions de refoulement des migrants en mer Égée et en mer Méditerranée. Ces révélations ont légitimement interpellé l'opinion publique et les institutions. En conséquence, plusieurs enquêtes et audits ont été menés, que ce soit par le Médiateur européen, la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE) du Parlement européen ou encore l'Office européen de lutte antifraude (Olaf).

Dans son rapport, le Parlement européen a reconnu ne pas avoir trouvé de preuves d'une implication directe de l'agence dans des actions de refoulement. Il a en revanche dénoncé la passivité de l'agence, qui détenait des preuves de violations de droits fondamentaux de la part d'États membres avec lesquels elle menait des opérations conjointes. Le rapport de l'Olaf, qui ne porte pas sur l'agence en tant que telle, mais sur l'action de trois membres de l'équipe dirigeante, parvient à des conclusions similaires.

Ces enquêtes et audits ont directement conduit à la démission de M. Leggeri et à son remplacement par une direction intérimaire. La nomination d'un nouveau directeur exécutif a pris du retard et devrait intervenir le 20 décembre prochain.

Cette situation appelle deux observations de notre part.

Au vu de ses conséquences, il est éminemment regrettable, en termes de gouvernance et de transparence, que le rapport de l'Olaf n'ait pas été rendu public et que l'information disponible se limite à des fuites de documents organisées dans la presse.

Ensuite, il est désormais établi que l'agence Frontex fait l'objet d'un combat feutré en interne et au sein des institutions européennes, où deux visions distinctes de ses priorités s'affrontent : la première estime, quand elle ne remet pas en cause l'existence même de l'agence, que Frontex devrait avant tout veiller au respect des droits fondamentaux des migrants gagnant l'Union européenne irrégulièrement, afin de leur permettre, dès que possible, d'y demander l'asile. La seconde considère, au vu de la pression migratoire, que Frontex doit obtenir d'abord et avant tout des résultats dans la lutte contre l'immigration irrégulière. Fabrice Leggeri ne nous a pas dit autre chose lors de son audition en juin dernier.

Nous estimons, le président Rapin et moi-même, que ce débat existe bel et bien, mais qu'il est en grande partie artificiel : le primat accordé à la mission de lutte contre l'immigration irrégulière est incontestable, c'est la raison d'être de l'agence. Il ne l'exonère toutefois en aucun cas de veiller au respect des droits fondamentaux dans son action.

En réalité, ces divergences semblent résulter d'abord d'inimitiés personnelles et de luttes d'influence au sein des institutions européennes pour le contrôle de l'agence opérationnelle la plus puissante de l'Union.

C'est dans ce contexte que la Commission européenne réfléchit à une révision du règlement de 2019, qui prévoyait lui-même sa révision quadriennale. Formellement, la Commission européenne a lancé un appel à contribution des parlements nationaux, mais le délai très réduit pour y répondre décrédibilise grandement cette démarche d'association.

Au regard de ces éléments, nous avons décidé, le président Rapin et moi-même, d'engager des travaux sur l'avenir de Frontex. Outre l'audition, il y a un mois, de  Aija Kalnaja, directrice exécutive par intérim de l'agence, nous avons procédé à l'audition de représentants du ministère de l'intérieur et des institutions européennes. Ces travaux ont nourri notre réflexion.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Nous vous proposons d'abord de réaffirmer notre attachement à l'espace Schengen, espace de libre circulation qui est l'un des acquis précieux de l'Union européenne.

Dans le même mouvement, nous avons souhaité rappeler une évidence : la libre circulation à l'intérieur de l'espace Schengen ne peut exister durablement sans un contrôle efficace de ses frontières extérieures, contrôle qui est assuré par les États membres, avec l'appui de l'agence Frontex. À l'heure actuelle, environ 2 000 personnels de l'agence - en pratique, des officiers sous statut Frontex et des experts nationaux détachés - sont déployés pour cette mission dans le cadre de 18 opérations.

En ce sens, notre proposition souligne l'apport du règlement Frontex 2019/1896 qui a consolidé le mandat de l'agence : il prévoit de la doter d'un contingent permanent de 10 000 garde-frontières et garde-côtes à échéance 2027, lui demande d'agir sans délai dans le respect des droits fondamentaux, lui permet de prendre une part plus active aux opérations de retour et l'autorise à coopérer avec les pays tiers.

Enfin, et je parle ici en cohérence avec la position de nos collègues André Reichardt et Jean-Yves Leconte, rapporteurs de la commission des affaires européennes pour le nouveau pacte sur l'asile et la migration, nous rappelons que la politique de contrôle des frontières doit être étroitement liée à la politique migratoire et à la politique de l'asile, au sein d'une approche globale.

Le deuxième objectif de notre proposition est de demander un vrai pilotage politique de l'agence Frontex. Tout d'abord, même si le prochain directeur exécutif est bien nommé le 20 décembre comme prévu, il faut déplorer le temps qui a été nécessaire pour procéder à cette nomination, à savoir huit mois. Il faut également regretter l'absence de candidature française pour cette direction. Il ne s'agit pas de contester la pertinence des trois candidatures en lice - celles de Terezija Gras, ministre du gouvernement croate, de Aija Kalnaja, directrice intérimaire actuelle de Frontex, et de Hans Leijtens, directeur de la maréchaussée des Pays-Bas, qui semble être le favori ; mais la France disposait des talents nécessaires pour faire acte de candidature. Ce refus d'obstacle du Gouvernement pourrait entraîner une perte d'influence de notre pays sur l'agence, qui est la plus grosse agence de l'Union européenne. On peut déjà observer que, sur environ 1 875 personnels sous statut, l'agence ne compte que 32 Français, soit 1,7 % !

Au-delà du choix de son directeur, l'agence doit vite se remettre au travail, ce qui demande un meilleur pilotage politique. Cela passe, d'une part, par un renforcement du suivi et de l'orientation de l'action de l'agence par les ministres des affaires intérieures, mais aussi par un rehaussement des compétences des représentants des États membres qui siègent au sein du conseil d'administration, à qui l'on demande certes une expertise technique, mais aussi une capacité managériale et une intelligence politique. Tout ceci afin que Frontex bénéficie de lignes directrices claires dans son action.

Je complète ces recommandations par une demande essentielle : pour que le pilotage politique de Frontex soit complet, les parlements nationaux doivent être associés au contrôle de son action. Or, à l'heure actuelle, ils en sont exclus. Le Parlement européen ne les a pas invités lorsqu'il a mis en place unilatéralement son groupe de suivi des missions de l'agence, alors que l'association du Parlement européen et des parlements nationaux est expressément prévue dans le règlement Frontex. En outre, nos parlements ne peuvent se désintéresser de la surveillance des frontières, mission intrinsèquement liée à la souveraineté nationale. Ce matin, à l'invitation du président Buffet, j'ai assisté à une audition sur le régime juridique du secours en mer et l'accueil des personnes débarquées. Aujourd'hui encore, des embarcations de migrants tentant de gagner les îles britanniques ont coulé dans la Manche. Sur de tels sujets, il est important que les parlementaires nationaux, qui sont plus proches des citoyens que les parlementaires européens, puissent rendre des comptes aux citoyens. C'est pourquoi nous préconisons la mise en place d'un groupe de contrôle parlementaire conjoint, à l'image de celui qui fonctionne déjà bien pour l'agence européenne pour la coopération policière (Europol).

Le troisième objectif de notre proposition est de clarifier le mandat de Frontex. La mission première de Frontex est le contrôle des frontières extérieures ; elle doit assumer cette mission dans le respect des droits fondamentaux. À cet égard, notre proposition salue la mise en oeuvre désormais intégrale des dispositions du règlement de 2019 qui garantissent un respect effectif des droits fondamentaux, en premier lieu la procédure d'alerte en cas de violation des droits fondamentaux, assortie d'un mécanisme de traitement des plaintes. Elle invite cependant les responsables de l'agence à éviter toute instrumentalisation de cette procédure par des parties hostiles à l'existence même de Frontex. En second lieu, le respect des droits fondamentaux doit être assuré par l'action de vérification incombant à l'officier aux droits fondamentaux, qui a accès à toutes les procédures et dont l'action est désormais appuyée par 46 contrôleurs. Sur ce point, la proposition émet plusieurs préconisations afin d'éviter l'institutionnalisation d'une guerre des chefs au sein de l'agence, entre son directeur exécutif et l'officier aux droits fondamentaux : instauration de canaux de dialogue permanent entre ces responsables ; nécessité d'une expérience de l'officier et des contrôleurs, non seulement en matière de droits fondamentaux, mais aussi en matière de surveillance des frontières ; principe d'une évaluation professionnelle annuelle de l'officier par le conseil d'administration et de l'examen de son action par le Médiateur européen.

Concernant les opérations conjointes entre Frontex et les États membres, la proposition rappelle que Frontex n'intervient qu'à la demande des États membres et sous leur autorité. En conséquence, son rôle premier n'est pas de surveiller les États membres, et ses personnels ne peuvent être tenus responsables des éventuelles actions litigieuses commises par leurs agents. Simultanément, conformément à l'article 46 du règlement de 2019, Frontex peut se retirer d'une opération conjointe si elle considère ne plus être en mesure d'intervenir sans enfreindre le cadre légal.

Le maintien de l'efficacité opérationnelle de l'agence Frontex constitue le quatrième objectif de notre proposition. À ce titre, nous rappelons que les exigences de responsabilité et de transparence à l'égard de l'agence s'accroissent avec ses compétences. À la suite de la Cour des comptes européenne, nous demandons aussi un renforcement des fonctions support clefs - passation des marchés publics, audit interne, analyse des risques et évaluation des vulnérabilités aux frontières -, ce qui implique un nouvel effort de recrutement d'experts, mais aussi un meilleur partage des informations des États membres avec Frontex.

Nous demandons ensuite solennellement le respect des engagements budgétaires et du calendrier prévu pour la mise en oeuvre effective d'un contingent permanent d'ici 2027. La proposition souligne aussi l'importance des opérations de surveillance maritime dans la lutte contre l'immigration irrégulière et les réseaux criminels transfrontaliers ; elle salue l'efficacité du partenariat actuel avec la Grèce, ainsi que les discussions actuelles visant à préciser à nouveau le mandat de cette opération.

La résolution appelle aussi au renforcement de la veille opérationnelle menée par Frontex sur les côtes belges et françaises afin de décourager les départs de migrants vers le Royaume-Uni et de démanteler les réseaux de passeurs. Elle salue par ailleurs la mobilisation de l'agence aux frontières des États membres riverains de l'Ukraine, pour aider ces derniers à contrôler leurs frontières et à fluidifier les passages des ressortissants ukrainiens fuyant la guerre. Quelques membres de la commission des affaires européennes ont pu se rendre en Pologne et en Slovaquie au printemps pour constater l'efficacité de ces dispositifs, même si les flux sur place étaient alors moins importants qu'au début de la guerre.

Toujours au titre de l'efficacité opérationnelle, la résolution souligne l'importance des accords de statut qui permettent le déploiement d'équipes Frontex dans des pays tiers, comme c'est le cas aujourd'hui en Albanie, au Monténégro, en Moldavie et en Serbie. Sur ce point, nous recevions hier une délégation du parlement albanais dont les membres nous expliquaient que le dispositif leur semblait efficace, l'apport de Frontex étant selon eux essentiel pour lutter contre les migrations irrégulières. La proposition de résolution salue l'action menée désormais par l'agence dans le cadre des opérations de retour, et se félicite du rôle central qu'elle est amenée à jouer dans le fonctionnement du système européen d'information et d'autorisation concernant les voyages - European Travel Information and Authorization System (Etias). Ce dernier, qui doit entrer prochainement en vigueur, permettra une délivrance automatisée d'autorisations de voyage dans l'Union pour les ressortissants de pays tiers qui ne sont pas soumis à l'obligation de visa.

Enfin, la proposition de résolution émet un constat simple, à l'heure où la Commission européenne réfléchit à modifier à nouveau le règlement Frontex : ce dernier est entré en vigueur le 13 novembre 2019 et l'agence n'a pas encore eu le temps de déployer tous les outils prévus par ce cadre juridique. Il est donc prématuré d'évaluer son efficacité et inopportun d'envisager déjà son actualisation. En réalité, l'urgence est d'abord que l'agence, dotée de son nouveau directeur exécutif, se remette vite au travail. Il faudra ensuite lui laisser du temps pour remplir entièrement sa mission.

M. Didier Marie. - Certes, Frontex connaît des turbulences depuis plus de deux ans, mais nous nous interrogeons sur le caractère d'urgence accordé à cette proposition de résolution européenne. Elle s'intéresse aux questions de gouvernance et de contrôle parlementaire, au sujet desquelles nous pourrions trouver des points d'accord, mais défend également des positions problématiques, ce qui explique que les deux présidents de commission s'unissent pour la soutenir, et non simplement les deux rapporteurs de la commission des affaires européennes qui suivent habituellement ce dossier. Voilà qui nous renvoie au débat franco-français sur l'immigration.

Nous souscrivons au renforcement des moyens de Frontex et à l'attachement à l'espace Schengen, mais nous ne partageons pas la tonalité générale de la résolution, sécuritaire voire alarmiste. Contrairement à l'idée d'un « bras armé » de la politique d'immigration de l'Union européenne, avancée par le président de la commission des lois dans son propos, Frontex ne peut selon nous être définie comme la police aux frontières (PAF) européenne. C'est une agence qui doit surveiller nos frontières, certes, mais qui doit aussi veiller à la mise en oeuvre des valeurs de l'Union européenne en matière de droits fondamentaux et d'accueil des réfugiés qui relèvent de l'asile - ce dernier point n'est pas assez présent dans la proposition de résolution européenne.

Nous n'adhérons pas à la défense inconditionnelle de l'ancien directeur de l'agence, même si sa démission est regrettable pour la France. Sa démission est le résultat d'un certain nombre de remarques, formulées tant par le Parlement européen que l'Olaf et la Cour des comptes européenne et reconnues par la directrice par intérim. Le Parlement européen n'a pas donné décharge budgétaire à Frontex, sur le fondement de motifs sérieux et de faits avérés - il serait difficile de le contester.

Concernant le rôle de l'officier aux droits fondamentaux, nous sommes étonnés par la somme des réserves et contraintes qui, dans le dispositif des rapporteurs, entourerait sa nomination, et par la rigueur du contrôle qui encadrerait son action. En effet, sa mission, qui consiste à faire remonter les dysfonctionnements et manquements éventuels de l'agence sur le terrain, exige une forme d'indépendance.

Désigner des « parties hostiles à l'existence même de Frontex » - le président Buffet a dit très clairement que cette formulation visait un certain nombre d'organisations non gouvernementales (ONG) - me paraît inadapté. Ces ONG pointent du doigt des dysfonctionnements de Frontex qui peuvent irriter : ceci est leur rôle. En conséquence, l'Union européenne doit mieux coopérer avec ces organisations, pour veiller au respect des droits fondamentaux des réfugiés.

Concernant les missions de Frontex, qui ne peuvent être, en aucun cas, de surveiller les actions des États membres en matière de droits fondamentaux, nous émettons des réserves : quand les agents constatent des situations manifestement litigieuses, ils ont l'obligation de les faire remonter et de s'y opposer.

Enfin, Frontex pourrait effectivement établir des partenariats à l'extérieur de l'Union européenne, mais seulement avec des pays qui respectent les standards européens en matière de droits fondamentaux et à la condition que ces partenariats ne conduisent pas à des refoulements extraterritoriaux.

Pour toutes ces raisons, nous ne voterons pas cette proposition de résolution européenne.

M. Jean-Yves Leconte. - Frontex a vocation à assurer la sécurité des frontières européennes et singulièrement de celles de la zone Schengen. Mais cette proposition de résolution n'aborde pas l'essentiel. Frontex a été conçue comme un prestataire de services pour les États membres, qui, de fait, sont responsables du contrôle de leurs frontières extérieures. Toutefois, Frontex est présentée et perçue à tort comme le garde-frontière de l'Union européenne. Il faut malheureusement constater qu'elle assume ce rôle dans un certain nombre de zones frontalières où les États membres sont défaillants.

Plusieurs de ces États, comme la Bulgarie ou la Grèce, se rendent coupables de graves violations aux droits fondamentaux dont on ne peut imputer la responsabilité à Frontex. M. Leggeri est en quelque sorte victime de cette erreur.

Les droits fondamentaux ne sont pas une option, et ils doivent être contrôlés de la manière la plus indépendante possible. Or, dans certains passages de cette proposition, les auteurs semblent déplorer que l'officier aux droits fondamentaux soit trop indépendant. Comme cela a déjà été indiqué, Frontex n'est pas la PAF européenne. Je pourrais le souhaiter mais ce n'est pas la réalité d'aujourd'hui. Frontex est, je le répète, un prestataire de services pour les États membres et sous leur responsabilité. Il faut dès lors qu'elle soit irréprochable en matière de droits fondamentaux. Or la présente proposition ne va pas du tout dans ce sens.

M. Jacques Fernique. - Mon groupe ne votera pas ce texte.

Le groupe écologiste milite en effet pour la fin de la militarisation de la politique migratoire européenne. Les questions relatives à l'immigration doivent relever non pas exclusivement de la sécurité, mais essentiellement de la solidarité.

Cette proposition de résolution européenne évoque de potentiels « irrégularités » et « manquements » dans la gestion de Frontex. Ce sont des euphémismes ! D'importants dysfonctionnements ont été dénoncés, notamment par l'Olaf et par le Parlement européen. Ce dernier a d'ailleurs marqué son désaccord en refusant de voter la décharge budgétaire de l'agence.

Au-delà des défaillances liées aux individus, les difficultés de Frontex sont structurelles. La « crise de croissance » qui est évoquée dans la proposition de résolution ne justifie pas, à mon sens, les dérives constatées ces dernières années. Je m'étonne à ce titre que votre texte ne mentionne pas les 29 000 morts aux frontières de l'Union européenne qui sont à déplorer depuis 2014.

Si cette proposition préconise des critères stricts en matière de recrutement pour l'officier des droits fondamentaux, elle ne recommande aucune évaluation extérieure ni obligation de formation en matière de droits fondamentaux pour le futur directeur exécutif de l'agence ou le reste de l'équipe.

Par ailleurs, l'affirmation de l'efficacité du partenariat avec la Grèce pour sécuriser les frontières paraît incompréhensible au regard des manquements qui ont été constatés.

Les auteurs de ce texte estiment qu'il faut laisser Frontex terminer son mandat avant de réformer son règlement. Il me semble au contraire qu'une réforme structurelle ne peut attendre.

Je regrette enfin que les facteurs expliquant les mouvements migratoires tels que la guerre, la famine, les régimes autoritaires, la pauvreté ou le dérèglement climatique ne soient pas mentionnés dans ce texte.

M. André Reichardt. - Je voterai cette PPRE en dépit des observations qui suivent.

Il est tout d'abord injuste de focaliser les critiques sur Frontex, alors que les outils du pacte sur la migration et l'asile ne sont pas finalisés et ne sont pas près de l'être, faute d'accord politique. Il existe en effet trop de disparités entre les pays pour espérer une amélioration de la politique migratoire à court terme.

J'estime ensuite que la réflexion sur les véritables compétences de Frontex est devant nous car cette agence est censée être l'un des organes de lutte contre l'immigration clandestine. Or, force est de constater qu'elle ne parvient pas à remplir cette mission.

Il ne faudrait pas, enfin, que Frontex devienne un service bureaucratique de plus. Sans doute doit-elle réorienter son action à l'aune des droits fondamentaux, mais il faut surtout qu'elle agisse sur le terrain. S'il est si difficile de recruter un nouveau directeur exécutif, c'est parce que le rôle de Frontex n'est pas clairement défini. Cependant, avant de réformer Frontex, il nous faut construire une politique migratoire européenne crédible.

Lors de son audition par nos deux commissions, le 10 novembre dernier, Mme Kalnaja, directrice par intérim de Frontex, nous indiquait qu'il y avait plus de 100 000 passages illégaux des frontières par an. On peut donc se poser la question : à quoi sert cette agence ?

M. Alain Cadec. - J'ai voté en faveur de la création de Frontex lorsque j'étais membre du Parlement européen. Son fonctionnement est certes imparfait - il faut notamment la renforcer et mieux l'organiser -, mais j'estime que nous avons besoin de cette agence. C'est pourquoi, pour ma part, je voterai cette proposition de résolution européenne.

Mme Patricia Schillinger. - À titre personnel, je voterai contre cette proposition, car j'estime qu'elle ne permettra pas d'agir assez rapidement.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - C'est précisément pour faire avancer les choses que nous vous présentons cette PPRE !

M. Jean-Yves Leconte. - Vous proposez d'aller dans le mauvais sens !

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - En ce qui concerne le recrutement du futur directeur exécutif, il est précisé que celui-ci doit avoir une bonne connaissance du cadre juridique de l'Union européenne dans le domaine de la liberté, de la sécurité et de la justice, et plus particulièrement dans le domaine de la gestion des frontières et des retours. Cela implique évidemment la connaissance des droits fondamentaux à respecter.

La forme et le calendrier d'examen de cette proposition de résolution sont essentiellement liés à la nomination du futur directeur exécutif. Nous souhaitons que le Sénat français porte un message à l'intention de l'Union européenne, qui a déjà beaucoup tardé à nommer ce directeur, et à l'intention de la personne qui sera nommée.

J'en appelle à une mobilisation collective sur la situation actuelle. Dans les Hauts-de-France, des sauvetages ont lieu tous les jours, parfois plusieurs fois par jour. Frontex a proposé d'allouer des moyens supplémentaires à la surveillance de ces côtes, notamment un avion chargé de repérer les couloirs de passage des bateaux. Je ne vois pas en quoi cela s'opposerait aux droits fondamentaux.

Je veux également préciser que l'agence Frontex n'a pas à assumer les missions des autres agences européennes. Je rappelle en effet que l'Union européenne dispose d'une agence des droits fondamentaux et d'une agence pour l'asile. Aujourd'hui, Frontex vient en soutien des États membres pour la surveillance des frontières extérieures de l'Union européenne, et même au-delà : lors de la réunion du groupe d'amitié France-Albanie qui s'est tenue hier, nos homologues albanais nous ont remerciés pour les moyens que Frontex met à leur disposition. De même, des conventions permettent d'ores et déjà à Frontex d'apporter son appui à certains pays africains.

Notre objectif est d'adresser un message volontaire et bienveillant aux instances européennes afin d'accélérer et d'encadrer le processus de nomination et de rappeler l'importance du respect des droits fondamentaux. Ainsi, un chapitre entier de la proposition de résolution y est consacré.

M. Jean-Yves Leconte. - Les alinéas 40 à 42 encadrent tout de même très strictement la mission de surveillance de l'officier aux droits fondamentaux.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Celui-ci doit en effet avoir également des connaissances en matière de gestion des frontières.

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Frontex intervient, non pas de manière autonome, mais en appui des services de sécurité et de contrôle des États. L'agence est puissante parce que ses moyens ont été considérablement augmentés, et il faut indiscutablement ajuster et équilibrer les conditions d'exercice de sa mission : tel est précisément l'objet de cette PPRE.

M. Didier Marie. - Nous déplorons l'orientation sécuritaire des missions de Frontex que votre proposition défend.

Par ailleurs, la question de la responsabilité de l'agence à l'égard des États membres, notamment en ce qui concerne les refoulements et le respect des droits fondamentaux, n'est pas résolue par cette PPRE.

Enfin, ce débat pose plus largement la question de la refonte de la politique migratoire européenne. Tant qu'il n'existera pas de voies légales de migration identifiées, ces difficultés ne pourront être résolues.

M. Jean-Yves Leconte. - J'ai la conviction que Frontex n'est pas en mesure de dénoncer la réalité de ce qui se passe aujourd'hui aux frontières de la Grèce.

Par ailleurs, une PPRE est généralement étudiée au préalable en commission en bonne intelligence avec les groupes politiques, ce qui n'a pas été le cas de ce texte qu'on nous propose dans l'urgence.

M. Pascal Allizard. - Cette discussion ressemble étrangement à celle que nous avons eue hier dans l'hémicycle à l'occasion du débat qui a suivi la déclaration du Gouvernement sur la politique de l'immigration. Je crois qu'on ne peut que constater que les positions divergent, et qu'elles sont toutes respectables. Nos échanges ne feront pas évoluer ces positions. Pourrions-nous passer au vote de la proposition ?

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Je rappelle aux collègues de la commission des lois qu'ils ne participent pas au vote de cette PPRE.

La commission des affaires européenne adopte la proposition de résolution européenne, disponible en ligne sur le site du Sénat.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE

SUR L'AVENIR DE L'AGENCE EUROPÉENNE DE GARDE-FRONTIÈRES ET DE GARDE-CÔTES (FRONTEX)

Le Sénat,

Vu l'article 88-4 de la Constitution,

Vu l'article 12 du traité sur l'Union européenne,

Vu les articles 67 et 77 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne,

Vu le règlement (UE) 2019/1896 du Parlement européen et du Conseil du 13 novembre 2019 relatif au corps européen de garde-frontières et de garde-côtes, et abrogeant les règlements (UE) n° 1052/2013 et (UE) 2016/1624, en cours d'évaluation par la Commission européenne,

Vu le rapport spécial de la Cour des comptes de l'Union européenne en date du 7 juin 20211(*) déplorant une action « pas assez efficace jusqu'ici » de Frontex aux frontières extérieures de l'Union européenne,

Vu les décisions du Médiateur européen en date du 15 juin 2021 et du 17 janvier 20222(*),

Vu le rapport d'enquête confidentiel de l'Office européen de lutte antifraude (OLAF), publié partiellement dans la presse, le 13 octobre dernier,

Considérant la crise subie depuis plusieurs mois par l'agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, communément appelée Frontex,

Considérant, comme l'illustre le rapport spécial précité de la Cour des comptes de l'Union européenne, que cette crise est d'abord la « crise de croissance » d'une agence dotée, par le règlement 2019/1896 précité, de moyens inédits pour contribuer à la surveillance des frontières extérieures de l'Union européenne mais qui n'a pas disposé du temps nécessaire pour opérer les recrutements et les réformes lui permettant de mettre en oeuvre l'intégralité de son mandat dans le respect des procédures,

Considérant que cette crise est également « une crise de confiance » à l'égard d'une agence mise en cause, d'une part, pour de potentiels irrégularités et manquements dans sa gestion interne et, d'autre part, pour sa participation alléguée à des violations de droits fondamentaux de migrants irréguliers en mer Égée,

Considérant, en conséquence, que l'OLAF a ouvert en novembre 2020 une enquête sur ces accusations et que le rapport qui en a résulté en février 2022 a conclu à un fonctionnement défaillant, caractérisé par l'ignorance des procédures à suivre, un défaut de loyauté et plusieurs manquements de la part de la direction,

Considérant la publication partielle de ce rapport confidentiel dans la presse, le 13 octobre dernier,

Considérant que le Médiateur européen a émis plusieurs recommandations concrètes à l'agence Frontex pour assurer effectivement le respect des droits fondamentaux dans ses décisions et opérations,

Considérant la constitution unilatérale d'un groupe de contrôle de l'activité de Frontex par la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen (LIBE), le 23 février 2021, en vue de contrôler le corps européen de garde-frontières et de garde-côtes, et son rapport d'enquête du 14 juillet 2021, sur des allégations de violations de droits fondamentaux par Frontex, affirmant n'avoir « pas trouvé de preuve » d'actions directes de refoulement illégales ou d'expulsions collectives commises par l'agence ;

Considérant néanmoins la mise en place d'une surveillance renforcée de Frontex par le Parlement européen et les reports successifs du vote de la décharge budgétaire de l'agence Frontex au titre de l'exercice 2019, en mars 2021, puis de l'exercice 2020, en mai et en octobre 2022, en raison de « l'ampleur des fautes graves et des possibles problèmes structuraux » constatée,

Considérant avec gravité la démission de M. Fabrice Leggeri de ses fonctions de directeur exécutif de l'agence Frontex, intervenue à la suite de ces enquêtes et audits, le 28 avril 2022, et la désignation de Mme Aija Kalnaja en tant que directrice exécutive temporaire, et leurs auditions par les commissions des affaires européennes et des lois du Sénat, respectivement le 14 juin 2022 et le 10 novembre 2022,

Considérant la réunion à venir du conseil d'administration de Frontex du 20 décembre 2022 au cours de laquelle le prochain directeur exécutif de l'agence devrait être désigné,

Considérant la consultation menée par la Commission européenne, du 5 septembre au 3 octobre 2022, et la procédure d'évaluation du règlement (UE) 2019/1896 précité, en vue d'une éventuelle modification de ce dernier fin 2023,

Considérant la hausse de 77 % des franchissements irréguliers des frontières extérieures de l'Union européenne sur les dix premiers mois de 2022 par rapport à la même période en 2021,

Considérant les tentatives d'instrumentalisation des mouvements migratoires par certains pays tiers riverains de l'Union européenne, soucieux de fragiliser la solidarité et la sécurité des États membres,

Considérant la forte augmentation des traversées maritimes vers le Royaume-Uni par des migrants en situation irrégulière, à partir des côtes françaises, devenues frontières extérieures de l'Union européenne depuis l'entrée en vigueur du Brexit,

Considérant le déploiement actuel de plus de 2 000 officiers du contingent permanent de Frontex dans le cadre de dix-huit opérations simultanées,

Considérant la mise en oeuvre imminente fin 2023, d'un système européen de gestion intégrée des frontières avec l'instauration d'une base de données relatives aux entrées et aux sorties des ressortissants de pays tiers franchissant les frontières extérieures de l'Union européenne (EES) et l'entrée en vigueur du système électronique d'information et d'autorisation concernant les voyages (ETIAS), qui, après les vérifications nécessaires, délivrera une autorisation de voyage dans l'Union européenne aux ressortissants de pays tiers non soumis à visa,

Considérant enfin le rôle premier des parlements nationaux dans l'évaluation de l'efficacité de la surveillance des frontières, dans l'affectation des moyens permettant cette surveillance et dans le vote de la contribution des États membres au budget de l'Union européenne qui financent l'agence Frontex,

Sur un soutien renouvelé à l'agence Frontex en tant qu'agence européenne de surveillance des frontières

Réaffirme son attachement à la pérennité de l'Espace Schengen, espace de libre circulation des personnes, des biens et des capitaux inédit dans le monde, qui constitue l'un des principaux acquis de l'Union européenne ; rappelle que la libre circulation à l'intérieur de cet espace doit aller de pair avec un contrôle efficace et permanent de ses frontières extérieures ;

Constate que l'efficacité de ce contrôle dépend du soutien que Frontex, agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, apporte aux États membres ;

Précise que le règlement (UE) 2019/1896 précité confie un mandat renforcé à l'agence Frontex, qui la dote d'un contingent permanent de 10 000 garde-frontières et garde-côtes à échéance 2027, lui demande d'agir sans délai dans le respect des droits fondamentaux, lui permet d'organiser aisément des opérations de retour et l'autorise à coopérer avec les pays tiers ;

Rappelle le rôle déterminant de la France dans l'octroi à Frontex de ce mandat élargi et le soutien sans faille du Sénat au développement des prérogatives de l'agence ;

Déplore l'augmentation récente de la violence aux frontières, qui s'est encore tristement manifestée par le décès d'un garde-frontière bulgare le 7 novembre dernier, et apporte son plein soutien aux personnels déployés sur les théâtres d'opération en saluant leur professionnalisme et leur disponibilité ;

Souligne enfin que le contrôle des frontières extérieures de l'Union européenne est étroitement lié à la politique migratoire et à la politique de l'asile et soutient en conséquence, les efforts de l'Union européenne et des États membres pour défendre cette approche globale, dans les discussions en cours sur le Nouveau Pacte sur la migration et l'asile comme sur la révision du code frontières Schengen ;

***

Sur le renforcement du pilotage politique de l'agence Frontex

Déplore la durée excessive du processus de désignation du futur directeur exécutif de l'agence, susceptible de fragiliser plus encore cette dernière alors qu'une augmentation sensible des franchissements irréguliers des frontières extérieures de l'Union européenne est constatée et que les tensions géostratégiques au sud et à l'est de l'Union européenne, s'accroissent ; appelle à la désignation du futur directeur exécutif lors de la prochaine réunion du conseil d'administration, le 20 décembre 2022 ;

Regrette le choix du Gouvernement français de s'abstenir de désigner un candidat au poste de directeur exécutif dans les délais impartis, alors même que l'administration française dispose des compétences et talents requis ; estime qu'un tel choix pourrait entériner un recul préjudiciable de l'influence française sur la définition des politiques européennes de l'Espace de liberté, de sécurité et de justice ;

Appelle, par défaut, le Gouvernement français à apprécier les candidats en lice au regard d'une triple exigence : leur compétence professionnelle, leur volonté de préserver le rôle premier des États membres au sein du conseil d'administration de Frontex et leur détermination à conforter l'agence dans sa mission de surveillance des frontières extérieures de l'Union européenne ;

Estime que le conseil d'administration de l'agence doit désormais exercer la plénitude de son pouvoir d'orientation et de contrôle politique à l'égard du directeur exécutif et être composé en conséquence de personnels disposant d'une expérience et d'un niveau hiérarchique suffisants ;

Recommande en outre un pilotage politique accru de l'agence par les ministres en charge des affaires intérieures des États membres, lors de réunions dédiées du Conseil de l'Union européenne et de sessions exceptionnelles du conseil d'administration au cours desquelles ils pourraient donner régulièrement des lignes directrices à l'agence ;

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Sur la clarification du mandat de Frontex

Sur le respect des droits fondamentaux

Souligne que l'agence Frontex a pour mission première le soutien aux États membres dans la surveillance des frontières extérieures de l'Union européenne et doit, ce faisant, agir dans le respect des droits fondamentaux ;

Rappelle que le règlement (UE) 2019/1896 précité a mis en place un dispositif spécifique de protection des droits fondamentaux au sein de Frontex, avec la désignation d'un officier aux droits fondamentaux assisté de contrôleurs chargés du respect de ces droits, la mise en place d'un forum consultatif compétent pour conseiller l'agence en la matière et l'établissement d'un mécanisme de traitement des plaintes en faveur des personnes estimant que l'action ou l'inaction de l'agence a porté atteinte à leurs droits ;

Salue les mesures annoncées par la direction intérimaire pour rendre effectifs sans délai ces dispositifs et procédures et tirer les enseignements des divers audits et enquêtes de la Cour des comptes de l'Union européenne, du Médiateur européen et de l'OLAF, en particulier l'amélioration de l'accessibilité et de la publicité du mécanisme de traitement des plaintes précité et la nomination de 46 contrôleurs des droits fondamentaux ;

Considère que l'officier aux droits fondamentaux et les contrôleurs nommés par lui devraient obligatoirement, avant leur nomination, attester d'une expérience opérationnelle dans le domaine de la surveillance des frontières et bénéficier des moyens adaptés à l'accomplissement de leurs missions ;

Recommande l'instauration d'un dialogue permanent, au sein de l'agence, entre son directeur exécutif et l'officier aux droits fondamentaux, afin de ne pas institutionnaliser deux chaînes hiérarchiques distinctes et structurellement rivales ;

Confirme la nécessité que le conseil d'administration de l'agence procède à l'évaluation professionnelle annuelle de l'officier aux droits fondamentaux et suggère que ses décisions en matière de respect des droits fondamentaux fassent l'objet d'un avis annuel du Médiateur européen, afin d'en garantir un contrôle extérieur ;

Prend acte de la refonte bienvenue, en avril 2021, de la procédure d'alerte en cas d'incident sérieux ; invite cependant à s'assurer que les modalités de déclenchement d'une alerte pour violation des droits fondamentaux par des personnels de Frontex, en cas de simple suspicion d'une telle violation, ne soient pas de nature à permettre une instrumentalisation de la procédure par des parties hostiles à l'existence même de Frontex et à une multiplication des contentieux, source de paralysie ;

Sur les opérations conjointes

Souligne que, dans le cadre d'une opération conjointe, l'agence Frontex intervient seulement en réponse aux sollicitations de l'État demandeur, qui a un rôle premier dans la surveillance de ses frontières, et sous son autorité ; ajoute que ces opérations sont fondées sur le principe de coopération loyale ;

Rappelle que la mission de Frontex n'est en aucun cas de surveiller les actions des États membres en matière de droits fondamentaux ;

Estime que les personnels de Frontex ne sauraient être tenus juridiquement responsables d'éventuelles actions litigieuses commises, dans le cadre d'opérations conjointes, par les services de l'État partenaire ;

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Sur le maintien de l'efficacité opérationnelle de Frontex

Insiste sur l'extension substantielle des prérogatives de l'agence Frontex, devenue l'agence opérationnelle la plus importante de l'Union européenne dans le cadre du règlement 2019/1896 précité ; souligne ainsi que Frontex exerce désormais des prérogatives de puissance publique inédites pour une agence communautaire ;

Remarque simultanément que la sécurité de l'Union européenne est aujourd'hui fragilisée, à la fois par la hausse précitée des franchissements irréguliers de ses frontières extérieures, par l'instrumentalisation de la pression migratoire par certains pays tiers à des fins de déstabilisation de l'Union européenne et par la criminalité transfrontalière, qui a un rôle majeur dans l'ouverture de routes migratoires irrégulières et l'exploitation de la détresse des migrants ;

Observe que ces menaces exigent de l'agence Frontex une meilleure anticipation des risques migratoires, une « offre » de services mieux adaptée aux situations des États membres, et une plus grande réactivité en cas de crise ;

Sur le renforcement du soutien aux opérations de Frontex

Souligne que l'élargissement des compétences et l'accroissement du budget de l'agence Frontex doivent s'accompagner d'une augmentation proportionnelle de sa responsabilité et de sa transparence ;

Appelle à cet égard, comme la Cour des comptes de l'Union européenne, à l'amélioration des informations communiquées par Frontex sur les objectifs, l'impact et les coûts de ses opérations ; soutient également les efforts en cours pour améliorer la procédure de passation des marchés publics suivie par l'agence et mettre en place un dispositif crédible d'audit interne ;

Estime que l'attractivité des postes proposés par l'agence doit être améliorée, en particulier par la revalorisation du coefficient indemnitaire appliqué actuellement aux personnels de l'agence en conformité avec l'implantation géographique de son siège ;

Demande le recrutement de l'expertise nécessaire pour remédier en urgence à la fragilité de l'agence dans la conception et la diffusion d'analyses de risques et d'évaluations des vulnérabilités ; sollicite en outre une amélioration de la transmission des informations par les États membres à Frontex, condition sine qua non d'une meilleure qualité de ses analyses de risques ;

Souhaite ardemment l'organisation régulière d'exercices opérationnels conjoints entre les personnels de l'agence Frontex et les services compétents des États membres.

Sur l'amélioration de la réponse opérationnelle de Frontex

Insiste sur l'importance symbolique et opérationnelle du contingent permanent de Frontex, constitué de personnels formés à la surveillance des frontières portant pour la première fois un uniforme aux couleurs de l'Union européenne et incarnant une solidarité concrète de l'Union européenne avec les États membres dans la surveillance des frontières ;

Demande avec solennité l'accélération des efforts actuels pour assurer le respect des engagements budgétaires et du calendrier prévu pour la mise en oeuvre effective d'un contingent de 10 000 officiers à échéance 2027 ; ajoute que ces efforts de recrutement doivent être menés en considérant la compétence des personnels et en reflétant la diversité géographique des États membres ;

Sur l'amélioration de la capacité opérationnelle de Frontex

Estime stratégique le rôle des opérations de surveillance maritime conjointes auxquelles participe l'agence Frontex sur les rives sud de l'Union européenne, dans la lutte contre l'immigration irrégulière et les réseaux criminels transfrontaliers ;

Souligne en particulier l'efficacité du partenariat existant entre Frontex et la Grèce pour protéger les frontières extérieures de l'Union européenne, et soutient les échanges actuels destinés à conforter ce partenariat tout en précisant la responsabilité de chaque acteur dans les opérations ;

Appelle au renforcement de la veille opérationnelle de Frontex dans la surveillance des côtes françaises et belges de la Manche et de la mer du Nord, afin de contribuer à leur sécurisation, de dissuader les départs, d'améliorer le démantèlement des réseaux de passeurs et de sauver des vies humaines ;

Salue la rapidité du déploiement des équipes de l'agence Frontex aux frontières extérieures de l'Union européenne et de l'Ukraine, dès l'invasion de cette dernière par la Russie, et la contribution de ces équipes, tant à la fluidification de l'enregistrement et de l'identification des ressortissants ukrainiens, afin de leur octroyer la protection temporaire dans l'Union européenne, qu'à la surveillance renforcée des passages frontaliers ;

Affirme la pertinence de la nouvelle capacité donnée à l'agence Frontex de soutenir l'action des pays tiers contre l'immigration irrégulière et de déployer dans ces pays, en application d'accords de statut, des personnels en charge de l'analyse des risques migratoires ou, en appui aux autorités nationales, de la surveillance de leurs frontières ; salue les premiers effets positifs de ces accords en Albanie et en Moldavie et estime nécessaire de poursuivre la signature de tels accords, en priorité dans les pays des Balkans occidentaux qui constituent aujourd'hui la première route des migrants irréguliers vers l'Union européenne ;

Rappelle le rôle déterminant de l'agence Frontex dans la préparation, l'organisation et l'accompagnement des retours de migrants irréguliers n'ayant pas vocation à demeurer dans l'Union européenne, dans leur pays d'origine ; constate l'importance de son appui aux autorités françaises dans ce domaine ;

Encourage l'agence Frontex à renforcer son dispositif de lutte contre la criminalité transfrontalière, qui organise et exploite l'immigration irrégulière vers l'Union européenne et en son sein, par une coopération accrue avec les services compétents des États membres, ainsi qu'avec les agences Eurojust et Europol ;

Se félicite, de la responsabilité confiée à l'agence Frontex pour la gestion de l'unité centrale d'ETIAS, qui sera opérationnelle en permanence, afin de procéder aux vérifications approfondies des informations transmises par les ressortissants de pays tiers non soumis à visa en vue de l'obtention d'une autorisation de voyage ;

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Sur le contrôle parlementaire de l'agence Frontex

Relève que l'article 112 du règlement (UE) 2019/1896 prévoit la mise en place d'un contrôle parlementaire conjoint de Frontex reposant sur la participation du Parlement européen et des parlements nationaux des États membres ;

Regrette cependant que le Parlement européen ait constitué unilatéralement depuis plusieurs mois un groupe de travail et de suivi de l'activité de l'agence et procède à des auditions régulières de ses responsables, sans volonté d'y associer les parlements nationaux des États membres de l'Union européenne ;

Estime nécessaire et urgente la mise en place d'un contrôle parlementaire conjoint ; rappelle en effet que, si elle est aujourd'hui partagée avec l'agence Frontex, la surveillance des frontières des États membres demeure une mission constitutive de leur souveraineté nationale dont ils sont responsables en premier ressort ;

Propose que le groupe de contrôle parlementaire conjoint s'inspire de celui mis en place entre 2016 et 2018 pour contrôler l'agence européenne de coopération policière, Europol ;

Précise que ce groupe, coprésidé par le Parlement européen et le Parlement national de l'État membre assumant la présidence semestrielle du Conseil de l'Union européenne, pourrait de ce fait être constitué de 4 membres par Parlement national et de plusieurs membres pour le Parlement européen, et qu'il devrait se réunir au moins une fois par semestre ;

Affirme que ce groupe pourrait entendre à sa demande l'ensemble des responsables et personnels de l'agence Frontex, poser des questions au conseil d'administration et au directeur exécutif, et procéder à des vérifications sur pièces et sur place ;

Précise que ce groupe de contrôle parlementaire conjoint pourrait être représenté au sein du conseil d'administration de Frontex par un de ses membres issu des parlements nationaux, dans la mesure où le règlement relatif à Frontex prévoit déjà la représentation du Parlement européen à ce conseil par un député européen ;

Remarque que la mise en place de ce contrôle parlementaire conjoint sur les activités de l'agence Frontex nécessite une décision de la Conférence des Présidents des Parlements de l'Union européenne mais n'est en revanche pas conditionnée à une modification préalable du règlement (UE) 2019/1896.

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Sur une éventuelle révision du règlement Frontex

Constate que la Commission européenne a ouvert une période d'évaluation de la mise en oeuvre du règlement Frontex 2019/1896, afin d'apprécier, fin 2023, la nécessité d'une révision de ce règlement ; regrette à cet égard la durée trop brève de la consultation publique ouverte par la Commission européenne sur ce dossier et l'absence de consultation systématique des parlements nationaux ;

Estime en tout état de cause que l'évaluation de la Commission européenne intervient trop tôt pour conclure à une éventuelle révision de ce cadre juridique ; souligne que l'ouverture de nouvelles négociations interinstitutionnelles sur le devenir de l'agence Frontex risquerait de paralyser l'action de l'Union européenne en ce domaine, alors que cette dernière ne parvient déjà pas à s'accorder sur le Nouveau Pacte sur la migration et l'asile, dans un contexte de regain des pressions migratoires et de menaces géostratégiques inédites ;

Conclut à la nécessité de laisser à l'agence Frontex le temps de mettre en oeuvre l'intégralité de son mandat actuel ;

Estime, par conséquent, inopportune toute réforme du règlement 2019/1896 qui serait proposée fin 2023.

Invite le Gouvernement à faire valoir cette position dans les négociations au Conseil.

La réunion est close à 15 h 00.

Jeudi 15 décembre 2022

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 8 h 30.

Institutions européennes - Quatrième partie de session de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) du lundi 10 au vendredi 14 octobre 2022 - Communication

M. Jean-François Rapin, président. - Notre matinée sera consacrée aux activités interparlementaires que nous menons au titre de la commission et au sein des assemblées adossées aux organisations interétatiques européennes hors Union européenne. Cela nous conduira à tourner nos regards vers les pays européens qui ne sont pas membres de l'Union et à évoquer le sujet de l'élargissement qui connaît encore des développements nouveaux.

Je vous propose de commencer par le compte rendu de la quatrième partie de session de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) qui s'est tenue il y a deux mois, quelques jours seulement après la réunion constitutive à Prague de la Communauté politique européenne qui réunit quasiment les mêmes États que le Conseil de l'Europe, ce qui ne manque pas d'interroger... Je cède la parole à notre collègue  Alain Milon, premier vice-président de la délégation française à l'APCE.

M. Alain Milon, rapporteur. - Je voudrais au préalable dire quelques mots concernant le renouvellement de la délégation française, à la suite des élections législatives. Le changement a été très profond chez les députés puisque, sur les vingt-quatre députés sortants, seuls quatre font à nouveau partie de la délégation. Beaucoup ont été battus ou ne sont pas représentés. Quelques-uns, comme Isabelle Rauch ou Olivier Becht, occupent désormais d'autres fonctions.

La délégation est dorénavant présidée par Bertrand Bouyx, député Renaissance du Calvados, qui a également été élu vice-président de l'Assemblée parlementaire, selon les traditions de la délégation.

La délégation est très diverse sur le plan politique, à l'image de l'Assemblée nationale. Elle comprend notamment quatre députés RN et six députés LFI.

La répartition des membres entre les commissions n'a pas soulevé de difficulté particulière. Je voudrais souligner que notre collègue François Calvet a été désigné par le groupe PPE membre suppléant de la commission sur l'élection des juges à la Cour européenne des droits de l'Homme. Il s'agit d'une commission importante, puisqu'elle auditionne les candidats proposés par les États pour siéger à la Cour européenne des droits de l'Homme et formule des recommandations de vote qui sont généralement suivies par l'APCE.

J'en viens maintenant à la session en elle-même, qui a connu plusieurs temps forts. Je sais que l'ordre du jour de la matinée est chargé et je me concentrerai donc sur quelques thèmes principaux qui font écho aux travaux de la commission des affaires européennes, en vous renvoyant à mon rapport pour plus de précisions sur les autres points.

Le premier sujet sur lequel je souhaite appeler votre attention est la difficulté à laquelle s'est trouvée confrontée la délégation française s'agissant des questions de laïcité et d'« islamophobie ».

Le rapporteur suédois de l'APCE, Momoudou Malcom Jallow, qui avait auditionné au Sénat nos collègues Jacqueline Eustache-Brinio et Dominique Vérien, a dressé un véritable réquisitoire contre l'approche française de la laïcité dans son rapport sur « la sensibilisation et la lutte contre l'islamophobie, ou le racisme antimusulman, en Europe ».

Il y relève ainsi que « le respect de la liberté individuelle devrait être la priorité » et qu'il est « ironique de tenter de combattre le radicalisme et de protéger la liberté des femmes, en les obligeant à ne pas porter [le voile] », affirmant que la législation française « limite la participation des femmes musulmanes à l'économie et à la vie publique, car celles qui se sentent obligées par leur foi de porter le hijab ont tendance à renoncer à la pratique de certains sports ou à certaines professions plutôt que de renoncer au voile ». Il dénonce également la « vague de répression » qui s'est abattue sur certaines mosquées soupçonnées d'encourager l'extrémisme.

Momoudou Malcolm Jallow est un tenant d'une logique communautariste. Son approche était à cet égard caricaturale et empreinte d'une réelle mauvaise foi, ce qu'a dénoncé avec force Jacques Le Nay. Il n'en demeure pas moins qu'elle a un écho certain et que ce débat a, une nouvelle fois, souligné la nécessité d'une réelle mobilisation pour expliquer et défendre l'approche française de la laïcité.

Mon deuxième point concerne les Balkans occidentaux, un fil rouge de cette partie de session. Je n'évoquerai pas la mission d'observation électorale en Bosnie-Herzégovine à laquelle Claude Kern et Didier Marie ont participé, puisque Pascal Allizard en parlera tout à l'heure.

Un débat important, mené par l'ancien Premier ministre grec Georges Papandréou, a eu lieu sur les perspectives européennes des Balkans occidentaux. La résolution adoptée par l'APCE souligne les dangers liés à l'influence russe dans la région et les risques d'accentuation des fractures, voire de déstabilisation.

Sans surprise s'agissant d'une résolution portée par un collègue grec, la résolution votée par l'APCE appelle à donner un nouvel élan au processus d'élargissement de l'Union européenne, tout en relevant les nombreux défis qui doivent être surmontés, notamment en matière d'État de droit, d'indépendance du système judiciaire, de lutte contre la corruption ou encore de liberté et d'indépendance des médias.

Bernard Fournier a plus précisément interrogé le Premier ministre albanais, qui s'exprimait devant l'APCE à l'occasion de cette partie de session, sur sa vision des risques liés à de possibles opérations de déstabilisation menées par la Fédération de Russie. Évoquant l'influence russe en Serbie ou en Republika Srpska, mais aussi dans les autres pays de la zone à l'exception de l'Albanie et du Kosovo, Edi Rama lui a répondu que « les Balkans sont la chaîne la plus faible de toute la solidarité et de la stabilité européenne » vis-à-vis de la Russie.

Dans ce contexte, le Premier ministre albanais, qui s'exprimait en français, a estimé qu'il ne fallait pas « mettre une pression extrême sur la Serbie par des sanctions. Parce que, premièrement, la Serbie ne pourra pas survivre aux sanctions et, deuxièmement, il faut faire attention à ne pas créer les conditions de jeter la Serbie ou la population qui admire Vladimir Poutine - malheureusement - dans les bras du Kremlin ».

Au-delà de sa vision sur le devenir des Balkans, Edi Rama était venu à Strasbourg avec un objectif bien précis, qui était de mettre publiquement en cause des travaux antérieurs de l'APCE sur le trafic d'organes au Kosovo, en vue d'obtenir un nouveau travail sur le sujet. Il s'est exprimé dans des termes et avec une virulence très inhabituels, qui ont profondément heurté les parlementaires présents. Ce fut indéniablement l'un des moments les plus « chauds » de cette session.

Mon troisième point concerne l'Ukraine. L'autre grand moment politique fut en effet l'intervention, en visioconférence, du Président ukrainien Volodymyr Zelensky, qui a accepté pour la première fois de répondre aux questions des parlementaires. Je l'ai moi-même interrogé sur les besoins d'assistance auxquels faisait face l'Ukraine, en particulier sur les plans médical et humanitaire. Ce fut l'occasion pour lui de remercier la France pour son engagement et son action.

L'APCE a également débattu de l'escalade militaire en Ukraine. Elle a adopté une résolution rapportée par un collègue lituanien qui condamne dans des termes très forts les actions menées par la Russie, le texte invitant les États membres du Conseil de l'Europe « à déclarer terroriste le régime actuel de la Fédération de Russie ». La résolution prône également la mise en place d'un système complet de responsabilité et soutient, en particulier, la création d'un tribunal international spécial ad hoc afin d'engager des poursuites pour le crime d'agression contre l'Ukraine. La délégation ukrainienne conduite par notre collègue Mariia Mezentseva avait largement développé l'approche de l'Ukraine en la matière, quand elle a été reçue au Sénat il y a quinze jours.

J'observe que, depuis ce déjeuner de travail, la Présidente de la Commission européenne a elle-même annoncé qu'en travaillant « avec la Cour pénale internationale, (...) [l'Union européenne aiderait] à mettre en place un tribunal spécial pour juger les crimes de la Russie ». La commission des questions juridiques et des droits de l'Homme de l'APCE s'est réunie lundi dernier pour approfondir les enjeux juridiques de ce sujet.

Deux autres personnalités se sont exprimées devant l'APCE au cours de cette partie de session : le Président du Conseil fédéral suisse, qui a notamment été interrogé sur la neutralité suisse à l'aune de la guerre en Ukraine, et le Président irlandais, alors qu'un débat était programmé sur les conséquences du Brexit sur les droits humains en Irlande, thème qui fait directement écho aux travaux menés par votre groupe de suivi sur la nouvelle relation euro-britannique.

Pour ne pas être trop long, je mentionnerai simplement que plusieurs débats ont eu lieu sur les questions migratoires, en particulier sur la notion de « pays tiers sûrs pour les demandeurs d'asile » et sur « le détournement du système d'information Schengen par des États membres du Conseil de l'Europe pour infliger des sanctions à motivation politique ». Ce dernier rapport était confié à une collègue turque et nous avons pu constater à nouveau la nécessité de s'impliquer dans les débats pour éviter certaines mises en cause inappropriées.

La délégation française a également eu des rencontres avec les délégations canadienne et arménienne. À la suite des affrontements survenus mi-septembre, le sujet des tensions entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan a donné lieu à un débat d'actualité spécifique en séance plénière à Strasbourg.

La rencontre entre les délégations m'a notamment permis de remettre officiellement à nos collègues arméniens la proposition de résolution déposée par plusieurs présidents de groupe, adoptée par le Sénat le 15 novembre dernier, « visant à appliquer des sanctions à l'encontre de l'Azerbaïdjan et exiger son retrait immédiat du territoire arménien, à faire respecter l'accord de cessez-le-feu du 9 novembre 2020, et favoriser toute initiative visant à établir une paix durable entre les deux pays ».

Enfin, j'avais déjà eu l'occasion d'évoquer devant vous la possible tenue d'un sommet des chefs d'État ou de gouvernement du Conseil de l'Europe. Ce sommet était réclamé par l'APCE, sur fond d'interrogations concernant le sens de l'action du Conseil de l'Europe après l'exclusion de la Russie, mais aussi d'inquiétudes ou d'incompréhensions liées à l'initiative de la Communauté politique européenne. Le périmètre géographique de la Communauté politique européenne et du Conseil de l'Europe est en effet quasiment identique, les seules variations concernant le Kosovo, Monaco, Andorre et Saint-Marin.

Ce sommet a bien été confirmé depuis : il aura lieu à Reykjavik en mai 2023 et alimentera, incontestablement, les débats que nous aurons l'an prochain.

M. Jean-François Rapin, président. - Il semble que cette partie de session ait été houleuse et que l'APCE connaisse des tensions. Je suis particulièrement inquiet sur le premier sujet évoqué par Alain Milon, à savoir la vision communautariste de certains parlementaires.

M. Alain Milon, rapporteur. - Ce n'est pas la première fois ! Et il s'agissait d'un rapporteur suédois. Mais ce qui m'inquiète le plus, c'est l'Ukraine et la résurgence des tensions entre la Serbie et le Kosovo. Des parlementaires serbes attaquent très directement leurs homologues kosovars : pour eux, le Kosovo n'est pas un État.

M. Jean-François Rapin, président. - Lorsque je me suis rendu en Serbie aux côtés du Président Larcher, les interprètes serbes traduisaient « Kosovo » par « soi-disant Kosovo »...

M. André Gattolin. - Je participe activement aux réunions de la commission des questions juridiques et des droits de l'homme de l'APCE et je confirme ces tensions.

Nous avions lundi dernier une audition sur l'affaire Pegasus qui concerne directement beaucoup d'États, puisque plusieurs gouvernements ont espionné différentes personnes. Cette audition, qui était diffusée en direct, visait à entendre des experts et à leur poser des questions, mais nous avons assisté à une suite de prises de parole déclamatoires sans questions...

Nous avons également assisté à des affrontements incroyables entre les Azéris et les Arméniens, mais aussi entre Grecs et Turcs ou entre une députée européenne catalane qui était auditionnée et un collègue du PPE. L'ambiance est donc assez irréelle, plusieurs membres n'hésitant pas à filmer les propos de leurs collègues pour les diffuser ensuite.

Par ailleurs, la question des moyens financiers du Conseil de l'Europe continue de se poser. La France, premier financeur du Conseil, apporte des contributions volontaires, ce qui n'est pas le cas de tous les pays. Nous pourrions notamment attendre de ceux qui utilisent l'APCE comme tribune se comportent comme la France, ce que je n'ai pas manqué de relever...

Je suis quand même assez inquiet pour l'institution au regard de toutes ces tensions.

M. Jean-François Rapin, président. - Les mêmes tensions et la même violence verbale existent à la COSAC.

M. Alain Milon, rapporteur. - J'ai assisté à une réunion de la commission des affaires sociales de l'APCE durant laquelle une députée azérie présentait un rapport sur la protection de l'enfance. Un député arménien l'a agressée verbalement sur le thème : « L'Azerbaïdjan tue des enfants ! »

M. Jean-Yves Leconte. - Ce qui est la réalité...

M. André Gattolin. - Alain Milon a évoqué le sommet des chefs d'État et de gouvernement du Conseil de l'Europe qui devrait avoir lieu en mai. La Communauté politique européenne devrait se réunir en Moldavie également en mai. Je crois que nous devrions réfléchir aux modalités du contrôle parlementaire de cette nouvelle organisation. L'APCE pourrait jouer un rôle en la matière.

Enfin, je remarque que l'APCE a adopté un grand nombre de recommandations ou de résolutions qui n'ont donné lieu à aucune décision de la part du Comité des ministres.

Politique étrangère et de défense - Bilan des activités de l'Assemblée parlementaire de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (AP-OSCE) depuis l'agression russe de l'Ukraine et de ses missions d'observation électorale (Kirghizistan, Bosnie-Herzégovine, États-Unis) - Communication

M. Jean-François Rapin, président. - Nous allons maintenant entendre Pascal Allizard, premier vice-président de la délégation française à l'Assemblée parlementaire de l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (AP-OSCE). Il va nous informer des activités menées par cette assemblée depuis un an, sans oublier les différentes missions d'observation électorale auxquelles nos collègues ont pu participer. Dans cette assemblée aussi, la guerre en Ukraine a joué un rôle de détonateur et soulève des questions nouvelles, auxquelles Pascal Allizard est tout particulièrement confronté dans la nouvelle mission qu'il a reçue, à la tête de la commission du règlement de l'AP-OSCE.

M. Pascal Allizard, rapporteur. - Il y a un an, le 18 novembre 2021, nous avions fait le point sur l'activité de l'AP-OSCE ; depuis lors, cette assemblée a connu son renouvellement annuel cet été, les élections législatives ont substantiellement modifié la composition de la délégation française et, surtout, la guerre a éclaté en Ukraine.

Issue de l'Acte final de la conférence d'Helsinki, en 1975, qui marqua la fin de la guerre froide et le début de la détente entre les blocs, l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) est composée de 57 États d'Amérique du Nord, d'Europe et d'Asie. C'est la plus grande organisation régionale de sécurité au monde. Son ADN consiste à promouvoir la stabilité, la paix et la démocratie en s'efforçant de mener un dialogue politique autour de valeurs partagées et en agissant concrètement sur le terrain, à partir du « décalogue » d'Helsinki, les dix principes que les États signataires de l'Acte se sont engagés à respecter dans leurs relations et à mettre en oeuvre pour fonder leur coopération.

Les voici : égalité souveraine des États ; non-recours à la menace ou à la force ; inviolabilité des frontières ; intégrité territoriale des États ; règlement pacifique des différends ; non-intervention dans les affaires intérieures ; respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ; coopération ; exécution de bonne foi des obligations du droit international, notamment de la Charte des Nations Unies.

L'AP-OSCE incarne, depuis 1992, la dimension parlementaire de cet espace de dialogue qui couvre un vaste éventail de questions de sécurité, dans trois directions, correspondant aux trois commissions de l'assemblée : politico-militaire, mais aussi économico-environnementale et humaine. Les 13 membres de la délégation française, 8 députés et 5 sénateurs, participent activement à cette mission.

La composante sénatoriale s'est vue modifiée, cette année, par l'arrivée de Ludovic Haye, en remplacement d'André Gattolin, qui a préféré, après quelques années de bons et loyaux services, rester uniquement membre de l'APCE. Pour le reste, elle demeure inchangée : Jean-Yves Leconte et Stéphane Demilly en sont vice-présidents ; Valérie Boyer en est membre, ainsi que Ludovic Haye, qui vient de nous rejoindre. J'en assure la présidence, ainsi que la première vice-présidence de la délégation française, qui est désormais présidée par le député Didier Paris, la précédente présidente, Sereine Mauborgne, n'ayant pas été réélue à l'Assemblée nationale. Il est donc revenu aux sénateurs d'assumer la continuité institutionnelle pour représenter la France et défendre ses amendements lors de l'assemblée annuelle de Birmingham, du 2 au 6 juillet dernier, tout de suite après les élections législatives.

Lors de cette session, la première à s'être tenue en présentiel après deux longues années de réunions virtuelles ou hybrides, notre collègue députée suédoise, Margareta Cederfelt, fut réélue, pour un deuxième mandat annuel, à la présidence de cette assemblée, où elle avait succédé à un Britannique, Lord Peter Bowness. Pour ma part, j'en demeure vice-président ; j'ai en outre été confirmé dans les fonctions de représentant spécial de la présidente pour les affaires méditerranéennes, chargé des relations avec les six pays partenaires de la Méditerranée : Algérie, Maroc, Tunisie, Égypte, Jordanie et Israël.

C'est lors de la réunion de reconstitution qui a eu lieu le 5 octobre dernier au Palais Bourbon que les autres députés ont rejoint notre délégation française : Olga Givernet, vice-présidente ; Pascal Lecamp, vice-président ; Anna Pic, Thibaut François, Meyer Habib, Bastien Lachaud et Jean-François Portarrieu, membres.

C'est peu de dire que l'invasion russe de l'Ukraine a représenté un énorme coup de tonnerre pour l'OSCE dans son ensemble et pour son assemblée parlementaire en particulier.

C'est à Vienne, alors que les bruits de botte s'amplifiaient et que les chars russes s'amassaient à la frontière de l'Ukraine, que le bureau de l'assemblée parlementaire, en grande partie incrédule, fut informé de ces préparatifs, presque heure par heure, dans une petite salle de réunion transformée en centre de crise improvisé, le 23 février au soir.

Puis les travaux, de format hybride, continuèrent le 24 février, et les jours suivants, avec la réunion de la Commission permanente, de la plénière et des commissions, dont l'ordre du jour avait été adapté pour être presque entièrement consacré à l'agression de l'Ukraine par la Russie, le matin même. La secrétaire générale de l'OSCE, Helga Schmid, a regretté que la Russie ait préféré la violence au dialogue. Elle a fait part de sa préoccupation à propos de la sécurité des personnels de l'OSCE, alors nombreux en Ukraine, notamment les membres de la mission spéciale d'observation. Mme Schmid a demandé à la Russie de cesser ses actions et de ne pas viser les civils. Enfin, elle a souligné l'importance du rôle des parlementaires en temps de guerre.

De nombreux chefs de délégation et représentants spéciaux ont ensuite pris la parole, pour condamner - avec une vive émotion - les actions de la Russie et faire part de leur soutien aux Ukrainiens. Seuls les chefs des délégations de Russie et de Biélorussie ont tenu des discours différents, véhéments, reprenant les éléments de langage de M. Poutine.

Lors de la réunion du bureau du 4 avril, à Copenhague, les discussions ont encore été essentiellement consacrées à l'invasion russe en Ukraine et aux informations sur les massacres perpétrés dans la ville de Boutcha, images récentes à l'appui, avec des témoignages d'une grande intensité.

C'est lors de cette réunion du bureau que fut actée ma nomination comme président de la commission du règlement de l'AP-OSCE, envisagée depuis décembre 2021, lors d'un précédent bureau réuni à Stockholm. Ce qui s'annonçait avant le mois de février comme le pilotage fin d'un navire de croisière s'est subitement mué en une navigation par grand frais, entre récifs et vents contraires.

Ce qui s'apparentait à un exercice de réécriture d'un règlement inspiré des usages anglo-saxons s'est transformé en un défi géopolitique, au moment où l'ADN de l'OSCE s'est trouvé mis en question de façon assez vigoureuse.

Ainsi, en juillet, l'assemblée plénière de Birmingham a adopté une déclaration condamnant fermement l'invasion russe, incitant à l'action humanitaire et économique, appelant à juger les responsables des crimes de guerre et d'éventuels crimes contre l'humanité perpétrés en Ukraine, mais aussi, au plan interne, à instaurer un mécanisme de sanction à l'encontre des représentants de la Russie.

Précisons que le Royaume-Uni, à l'occasion de cette session annuelle, ainsi que la Pologne, à l'occasion de la session d'hiver qui s'est tenue à Varsovie il y a trois semaines, ont refusé d'émettre des visas aux parlementaires de la délégation russe. L'ensemble des membres russes de l'AP-OSCE, en tant que parlementaires russes, sont sous le coup de sanctions de l'Union européenne, appliquées par le Royaume-Uni comme par la Pologne. Un tel mécanisme de sanction est inédit au sein d'une assemblée dont la raison d'être est le dialogue, la détente, la coopération et le désarmement !

Dans le contexte de la guerre en Ukraine, l'amendement au règlement de l'assemblée que nous avons, patiemment et prudemment, élaboré au cours de l'été et de l'automne visait à instaurer un mécanisme, non pas d'exclusion - comme le réclamait à l'origine la délégation ukrainienne -, mais de suspension, temporaire et réversible, comportant une clause de révision, avec une majorité qualifiée. Ce mécanisme a été calibré de manière à cibler principalement la guerre russo-ukrainienne et à ne pas pouvoir être invoqué dans des conflits plus « mineurs » entre États membres.

Dès avant la session d'automne, qui vient de se tenir à Varsovie, il est apparu que la règle dite du « consensus moins un » s'appliquait à la procédure d'adoption de cet amendement au règlement de l'AP-OSCE. Inspirée des Nations-Unies, cette règle, issue de la branche intergouvernementale de l'OSCE, s'applique aussi aux décisions les plus importantes de son assemblée, qui sont prises par sa commission permanente, où tous les États membres sont représentés. Cela signifie qu'il suffit que deux mains se lèvent contre la proposition pour qu'elle soit considérée comme rejetée, faute de consensus.

À Varsovie, la séance solennelle du 24 novembre au matin fut ouverte par la maréchale de la Diète, Elzbieta Witek, le maréchal du Sénat, Tomasz Grodzki, le ministre des affaires étrangères polonais et Zbigniew Rau, président de l'OSCE en exercice ; elle fut marquée par une intervention en visioconférence en direct du président ukrainien Volodymyr Zelensky, exhortant l'assemblée à prendre des sanctions et à agir contre la Russie, et soulignant qu'après le Parlement européen, l'APCE et l'AP-OTAN (assemblée parlementaire de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord), elle était la seule à ne pas l'avoir encore fait.

En tant que vice-président de l'AP-OSCE, j'ai présidé la première session plénière, consacrée à l'impact sur l'OSCE de la guerre en Ukraine. Je présidais en outre la délégation française, Didier Paris étant retenu dans sa circonscription par une visite du Président de la République.

Jean-Yves Leconte est intervenu dans la troisième session, consacrée à la protection des libertés et des droits fondamentaux en situation de conflit armé et de crise humanitaire, pour insister sur le rôle de la justice internationale en Ukraine, mais aussi en Biélorussie et en Arménie.

Tout en appelant à la solidarité avec l'Ukraine, Valérie Boyer, dans la même session, a plaidé avec force pour l'Arménie, en rappelant la récente résolution adoptée par le Sénat.

Pendant ce temps, d'intenses consultations se poursuivaient, sur le mécanisme de suspension, avec la présidente Cederfelt et les délégués de diverses délégations, notamment ukrainienne.

L'amendement a été ensuite débattu en commission permanente, mais n'a pas été mis aux voix, en raison de la règle du « consensus moins un ». Ce débat était utile et nécessaire, mais il ne manque pas de faire réfléchir sur l'application d'une règle qui s'apparente de fait à un droit de veto. Certes, la session de Varsovie s'est conclue par un soutien quasi unanime à une déclaration de fond, très ferme contre la Russie, appelant à mettre en oeuvre les orientations de la déclaration de Birmingham sur la nécessité de juger les crimes de guerre, contre l'humanité et autres, commis à l'occasion de la guerre en Ukraine. Cependant, il devient patent, dans le contexte actuel, que l'AP-OSCE doit se réformer pour mieux incarner sa vocation. Je suis déterminé, dans les mois qui viennent, à apporter ma contribution à cette réflexion.

J'en viens, pour conclure, à l'autre mission, très importante, de l'assemblée parlementaire : les missions d'observation électorale (MOE), dans lesquelles nous apportons notre regard de parlementaires.

Pour ma part, j'ai été coordinateur spécial de la MOE en Bosnie-Herzégovine, lors des élections générales qui s'y sont déroulées le 2 octobre. Nous reviendrons certainement sur ce pays qui figure aussi à notre ordre du jour de ce matin au titre du point sur l'élargissement de l'UE et les Balkans occidentaux.

Ayant coordonné sur place le travail de plusieurs centaines d'observateurs internationaux, dont près d'une centaine de parlementaires, de l'AP-OSCE, de l'AP-OTAN, de l'APCE et du Parlement européen, en bonne intelligence avec le bureau international de la démocratie et des droits de l'homme (BIDDH) de l'OSCE, représenté sur place par un fin diplomate suédois, expérimenté en missions délicates, je ne dirai que quelques mots sur ce pays qui porte encore les stigmates de quatre années d'une guerre qui, entre 1992 et 1995, a fait plus de 100 000 morts et déplacé plus d'un million de personnes, sur une population totale estimée à un peu plus de trois millions de personnes. Démographiquement exsangue, avec plus d'un demi-million de départs depuis 2013, la Bosnie-Herzégovine connaît, relativement à sa population, l'une des plus fortes émigrations au monde.

Politiquement paralysé par une structure politique extrêmement complexe, issue des accords de Dayton, avec un mille-feuille territorial et ethnique qui entrave largement les perspectives d'action nationale coordonnée, et soumis aux oukases, dits « pouvoirs de Bonn », d'un haut représentant censé incarner les Nations Unies et disposant d'un droit de veto législatif et constitutionnel, c'est un pays compliqué, mais un pays en paix.

À ce titre, la MOE a montré que l'organisation des élections en Bosnie-Herzégovine, si elle n'est pas sans faille, semble assez solide, et les élections laissent entrevoir le début de l'émergence possible d'une nouvelle génération, soucieuse de mieux rendre compte à ses concitoyens de son action, ce que favorise le fort soutien de l'Union européenne et de la communauté internationale.

Avant de laisser la parole à Jean-Yves Leconte, je veux évoquer brièvement la mission à laquelle a participé Valérie Boyer qui, souffrante, s'excuse de ne pouvoir nous l'exposer elle-même.

Valérie Boyer a participé à une MOE au Kirghizistan, lors des élections législatives qui ont eu lieu il y a un peu plus d'un an, en novembre 2021, dans ce pays enclavé d'Asie centrale, membre de l'OSCE, qui essaie de mener une politique dite « multivectorielle », la plus équilibrée possible, entre ses puissants voisins.

Lors de ces élections, les 90 sièges du Conseil suprême devaient être renouvelés. Elles ont vu une large victoire des partisans du président élu en janvier 2021, qui appartenait auparavant à l'opposition. Les élections d'octobre 2020 avaient été suivies par de fortes tensions, qui avaient abouti à leur annulation. Le Kirghizistan a des relations correctes avec ses voisins ; l'influence russe y demeure très forte, le russe a d'ailleurs le statut de langue officielle au côté du kirghize.

Le scrutin de novembre 2021 a été bien organisé, en contraste avec les irrégularités des élections d'octobre 2020. Une nouvelle Constitution a été approuvée par référendum en avril 2021 ; elle instaure un parlement monocaméral de 90 sièges, le Conseil suprême, au sein duquel 36 sièges sont attribués par scrutin uninominal majoritaire à un tour dans autant de circonscriptions ; les 54 autres sièges sont répartis à la proportionnelle plurinominale avec des listes ouvertes et un seuil de 5 % dans une circonscription nationale. La participation au premier scrutin de ce type a été relativement basse, 34 %, mais l'organisation est globalement satisfaisante, malgré des infractions constatées lors de recomptages.

Je tiens à signaler à ce propos que la France est le seul pays occidental ayant refusé une mission d'observation électorale, que ce soit pour la présidentielle ou pour les législatives. Les États-Unis l'acceptent - Jean-Yves Leconte vous en parlera -, de même que l'Italie, la Grande-Bretagne ou l'Allemagne.

M. Jean-Yves Leconte. - La précédente présidente de la délégation aurait pu, à l'occasion des élections législatives, relayer notre souhait de voir la France accepter ce type de missions ; elle ne l'a pas fait.

M. Pascal Allizard, rapporteur. - Nous sommes au moins d'accord là-dessus !

M. Jean-Yves Leconte. - C'est souvent le cas, et, par rapport à la description de ce qui a pu avoir lieu à l'AP-OSCE, nous sommes assez urbains entre nous. Pour ma part, Birmingham a été ma première session de l'AP-OSCE non virtuelle.

Quant aux élections américaines, elles appartiennent vraiment à un autre monde, plus éloigné du nôtre que les pays d'Asie centrale.

Les États-Unis avaient, à l'échelle fédérale, invité l'AP-OSCE à observer les élections de mi-mandat, dites midterms, mais tous les États ne l'ont pas autorisé, en particulier ceux sujets à des tensions, à l'instar de la Floride, l'Ohio ou la Pennsylvanie. En fonction des régions, il y a, je crois, près de 3 000 législations différentes relatives aux élections.

M. André Gattolin. - Chaque État est souverain aux États-Unis !

M. Jean-Yves Leconte. - Même au sein de chaque État, il peut y avoir des législations spécifiques à l'échelle des comtés, ce qui rend impossible une description globale de la situation dans le pays.

J'évoquerai la Californie, où j'ai réalisé ma mission d'observation.

La première chose qui m'a frappé en arrivant dans le premier bureau de vote que j'ai visité, la mairie de Berverly Hills, c'est que vous pouvez y lire le Bill of Rights en chinois et en russe. Il est possible de choisir sa langue sur les machines à voter ainsi que pour tout le matériel électoral. Vous pouvez donc voter, par exemple, en farsi.

La deuxième chose étonnante est le nombre de questions qui figurent sur le bulletin de vote. Dans le comté de Los Angeles, le bulletin comporte six pages, avec cinq ou six questions par page. Les électeurs peuvent être amenés, lors de l'élection de leur représentant au Congrès, à se prononcer également sur un référendum ou des nominations locales. Ainsi, même en ayant déjà fait ses choix, il faut au moins cinq minutes pour remplir son bulletin de vote.

M. André Gattolin. - En revanche, la participation est particulièrement élevée au regard de cette complexité.

M. Jean-Yves Leconte. - Je n'en suis pas sûr. Par ailleurs, au-delà de la complexité des bulletins de vote, tout est fait pour faciliter la vie des gens. Il n'y a pas de bureau de vote assigné ni de vérification d'identité : si votre nom figure sur la liste électorale, il vous suffit de donner votre date de naissance.

De plus, il est possible de voter pendant environ une semaine avant la date officielle de l'élection, soit dans les bureaux de vote, soit en remplissant le bulletin chez soi et en l'envoyant par la poste ou en le déposant dans des urnes qui se trouvent un peu partout dans les rues.

M. Jean-François Rapin, président. - Reçoivent-ils également la propagande électorale à domicile ?

M. Jean-Yves Leconte. - Ils en reçoivent beaucoup plus que nous, car ce n'est pas l'État qui s'en occupe.

M. André Gattolin. - Ce n'est pas public, c'est privé !

M. Jean-Yves Leconte. - Par ailleurs, les écoles ne pouvant être fermées une semaine, le vote se tient par exemple dans des églises ou des temples maçonniques.

Un autre point étonnant est que, le vote étant électronique, il n'y a pas de comptage à la fermeture des bureaux de vote. Les bulletins sont rassemblés et envoyés ailleurs, où a lieu un décomptage automatique.

Le dépouillement est ainsi très long, d'une part à cause de la complexité des procédures de vote et d'autre part, car chaque bulletin comporte un code « QR » individuel pour empêcher de voter plusieurs fois.

Cette méthode ne me semble pas très robuste et nourrit les soupçons sur les élections. Toutefois, le fait de ne pas mentir est très ancré dans la culture américaine : les Américains que j'ai rencontrés n'imaginent même pas de pouvoir voter deux fois.

M. Jean-François Rapin, président. - La question de l'honneur chez les Anglo-saxons est très importante.

M. Jean-Yves Leconte. - Nous sommes en quelque sorte plus à l'aise avec le processus kirghiz qu'avec le processus américain - au-delà des questions de détournement des votes.

Je note par ailleurs que le fait de pouvoir voter dans plusieurs langues ne remet pas en question le patriotisme.

M. André Gattolin. - Le multilinguisme résulte d'une législation constitutionnelle spécifique à la Californie, prise dans les années 1970 pour permettre à la population hispanique de voter.

M. Jean-Yves Leconte. - En complément du propos de Pascal Allizard, j'ai été étonné par l'absence des Russes et des Biélorusses à l'assemblée parlementaire de l'OSCE. L'affrontement principal a eu lieu entre l'Azerbaïdjan et la France, qui défend beaucoup l'Arménie. Les pays d'Asie centrale restent muets s'agissant de la situation en Russie.

M. Pascal Allizard, rapporteur. - Je partage l'analyse de Jean-Yves Leconte. Lors de la réunion de la commission permanente, quand l'amendement a été présenté, il y a eu de nombreuses réactions négatives, mais aussi des pays se sentant très peu concernés. On retrouve ces mêmes délégations qui, terrorisées par leur proximité avec la Russie, ne s'expriment pas dès lors que les propositions sont clivantes et sanctionnent la Russie.

M. Jean-François Rapin, président. - J'ai une question pratique : à la Cosac, nous avons une traduction multilingue, qu'en est-il à l'OSCE ?

M. Pascal Allizard, rapporteur. - Il y six langues de travail officielles à l'OSCE : l'anglais, le français, l'espagnol, le russe, l'allemand et l'italien. Toute intervention est traduite en simultanée dans ces six langues, qu'elle soit prononcée dans l'une de celles-ci ou non. Sinon, l'une de ces langues sert de pivot.

En tant que Français, je veille à prononcer la plupart de mes interventions en français, pour éviter que, au bout du compte, l'anglais soit imposé à tous.

Voisinage et élargissement - Élargissement de l'Union européenne - Communication

M. Jean-François Rapin, président. - Nous en venons au troisième point de notre ordre du jour, qui concerne l'élargissement de l'Union européenne. Le sujet est remonté en haut de l'agenda européen depuis la guerre en Ukraine. L'Union européenne a en effet apporté un soutien important à ce pays agressé, dont Patrice Joly nous a récemment fait mesurer l'ampleur financière et qui a vocation à s'accroître avec les besoins des Ukrainiens, alors que l'hiver s'installe et que la Russie bombarde massivement les infrastructures civiles.

La conférence qui s'est tenue avant-hier à Paris, sous la coprésidence des présidents Macron et Zelensky - celui-ci en visioconférence -, en présence du Premier ministre ukrainien, de l'épouse du président ukrainien, et de la présidente de la Commission européenne, a permis de mobiliser plus d'un milliard d'euros d'ici au mois d'avril, pour garantir, sur le terrain, l'accès à l'énergie et à l'eau, le bon fonctionnement des transports et la sécurité alimentaire et sanitaire.

Elle a aussi donné lieu à l'annonce d'une aide humanitaire exceptionnelle supplémentaire de 76,5 millions d'euros dans le domaine de l'électricité et de l'énergie, qui s'ajouterait aux 200 millions déjà engagés en 2022.

Outre ce soutien financier, l'Union européenne apporte un soutien politique sans faille à l'Ukraine, dont le point de mire est la reconnaissance du statut de candidat à ce pays ainsi qu'à la Moldavie, ce qui change la donne pour les Balkans, sur les rangs depuis longtemps.

Ainsi, les ministres des affaires européennes de l'Union européenne ont approuvé mardi l'octroi du statut de candidat à la Bosnie-Herzégovine - une décision qui devrait être formellement endossée par les dirigeants lors du Conseil européen qui se tient aujourd'hui. Hier, c'était au tour du Kosovo de déposer sa candidature pour intégrer l'Union européenne.

Dans ce contexte, nous sommes curieux d'entendre nos rapporteurs, Marta de Cidrac et Didier Marie, analyser ce qui se joue dans cette accélération de l'histoire.

Mme Marta de Cidrac, rapporteure. - La reconnaissance par le Conseil européen de juin dernier du statut de pays candidat à l'Ukraine, ainsi qu'à la Moldavie, fut un geste politique très fort, marquant le plein engagement de l'Union européenne contre l'agression russe - engagement à la fois symbolique et concret.

Il convient à présent, un semestre après, de prendre toute la mesure des conséquences de cette décision à l'égard des pays des Balkans occidentaux.

Nous avions évoqué ce sujet lors de notre précédente communication, le 21 juin dernier, qui était intervenue entre la décision de la Commission européenne de proposer au Conseil européen la candidature de l'Ukraine et de la Moldavie et la décision prise par ce dernier de la retenir, les 23 et 24 juin.

L'attente des Balkans à l'égard de la présidence française était alors d'autant plus forte que se mettait en place la nouvelle méthodologie d'élargissement, adoptée en 2020 à l'initiative de la France, et censée être plus prévisible, plus dynamique et plus politique.

D'ailleurs, la présidence française avait tenu à organiser, le 23 juin dernier, une réunion de dirigeants, juste avant le Conseil européen, rassemblant les Vingt-Sept et les institutions de l'Union européenne avec les chefs d'État ou de gouvernement des six pays de la région.

La Serbie, qui est candidate depuis 2012, s'en tient à une politique étrangère encore imprégnée de ses liens denses et anciens avec la Russie et donc peu alignée sur celle de l'Union européenne. En effet, la Serbie n'a pas appliqué de sanctions contre la Russie, bien qu'elle ait voté la résolution condamnant l'agression russe de l'Ukraine à l'assemblée générale des Nations Unies.

Tout comme la Serbie, le Monténégro, candidat depuis 2010, attend un horizon qui tienne compte de ses spécificités. Nous avons reçu plusieurs délégations parlementaires du Monténégro depuis cet été. Le ministre des finances monténégrin a, hier encore, rendu visite au groupe d'amitié sénatorial. L'évolution politique de ce pays nous préoccupe, aussi l'observons-nous avec attention, tout en encourageant ses efforts. Or ceux-ci sont réels, puisqu'il s'agit du pays le plus avancé actuellement, au regard des chapitres de négociation ouverts. Je l'ai d'ailleurs souligné avant-hier dans une interview sollicitée par la télévision d'État accompagnant le ministre lors de sa visite au Sénat.

Quant à l'Albanie et à la Macédoine du Nord, elles étaient suspendues à la levée des obstacles qui persistaient alors avec la Bulgarie. Ces obstacles ont été levés, grâce, il faut le souligner, aux efforts de la présidence française, mais non sans provoquer ensuite une onde de choc politique durable en Macédoine du Nord, ainsi, d'ailleurs, qu'en Bulgarie.

Mon collègue co-rapporteur Didier Marie reviendra sur la situation de la Bosnie-Herzégovine, qui doit faire l'objet d'une décision du Conseil européen aujourd'hui même, après que le Conseil des ministres des affaires étrangères a donné son accord mardi à l'octroi du statut de candidat à ce pays, confronté, selon la présidence tchèque, à un « moment historique ».

Quant au Kosovo, considéré jusqu'à présent comme candidat potentiel, il a déposé hier, sa demande de candidature.

Tout en réaffirmant un « attachement total et sans équivoque » à « la perspective de l'adhésion » et en appelant à « accélérer le processus », les conclusions des réunions estivales du Conseil européen donnaient l'impression que la région des Balkans demeurait au milieu du gué, entre la formidable avancée politique en faveur de l'Ukraine et de la Moldavie et le quasi-sur-place de pays engagés de longue date dans un processus long et difficile.

C'est dire la force des attentes qui s'exerçaient sur la présidence tchèque, mobilisée pour répondre aux aspirations européennes réelles des peuples de la région, dans un contexte géopolitique très contraignant - la nature, selon l'antique précepte d'Aristote, ayant horreur du vide.

Nous devons en effet nous montrer très attentifs à ne pas alimenter les narratifs, contraires aux intérêts de l'Union européenne et des pays de la région, de puissances cherchant à y renforcer leur influence.

Comment, dans ce contexte, permettre aux pays qui sont déjà bien avancés de progresser rapidement, tout en offrant aux autres des perspectives concrètes d'adhésion, sans méconnaître les obstacles réels qui se dressent sur leur chemin ? Tel était le dilemme, non seulement de la présidence tchèque, mais de l'ensemble de l'UE, dans le contexte géopolitique que nous connaissons.

Nous avions dressé en juin un tableau sinon exhaustif, du moins détaillé de la situation de chaque pays. Je présenterai un bilan d'ensemble, avant que mon collègue revienne sur les situations des pays évoqués.

C'est de Tirana, la semaine dernière, le mardi 6 décembre, que fut envoyé un signal important de confiance envers la capacité de ces pays à progresser pour remplir les critères définis à Copenhague. La préparation de ce sommet, qui a réuni les Balkans occidentaux, les 27 et les institutions européennes, ne fut pas aussi tranquille que le cours du Danube : la Serbie avait menacé de ne pas y participer, mais elle est finalement venue, ainsi que le Kosovo. La déclaration finale du 6 décembre réaffirme fortement l'importance majeure du partenariat stratégique entre l'UE et les Balkans occidentaux, et la perspective claire de leur adhésion à l'UE, avec des engagements concrets à cet égard.

Rappelons que l'UE est déjà le principal investisseur, partenaire commercial et donateur de la région. À Tirana, l'Union européenne, d'une seule voix, appelle à l'accélération du processus d'adhésion, « sur la base de réformes crédibles menées par les partenaires, d'une conditionnalité équitable et rigoureuse et du principe des mérites propres ». :chaque mot est pesé. L'accélération doit aller de pair avec les réformes, les progrès accomplis par chaque pays selon ses « mérites propres », notamment dans le domaine de l'État de droit, de l'indépendance du pouvoir judiciaire et de la lutte contre la corruption et la criminalité organisée : c'est évidemment très important.

La déclaration de Tirana, partagée par les pays de la région, affirme aussi sans équivoque que la Russie est seule responsable des crises énergétique et économique actuelles. Les dirigeants de l'UE demandent parallèlement aux Balkans occidentaux de réaliser des progrès rapides et soutenus vers un alignement complet sur la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l'UE et d'agir en conséquence, y compris en ce qui concerne les sanctions décidées par l'UE. Message qui s'adresse surtout à la Serbie...

Cependant, l'UE continuera d'aider les partenaires des Balkans occidentaux à faire face aux répercussions négatives de la guerre en Ukraine sur leurs économies et leurs sociétés. Si, après la crise de la covid-19, les pays de la région avaient pu se plaindre d'un certain retard à l'allumage de l'aide européenne à la résilience et à la relance, ils peuvent ici constater un engagement très clair et très concret de l'UE.

M. Didier Marie, rapporteur. - Ainsi, l'UE a pris un certain nombre de mesures pour aider les Balkans occidentaux dans le domaine de l'énergie. D'abord, à très court terme, pour atténuer les effets de la crise énergétique, nous apportons un soutien spécifique aux familles vulnérables et aux PME. En second lieu, à court et moyen terme, nous aidons à accélérer la transition énergétique et l'indépendance énergétique, notamment grâce au plan REPower EU. À Tirana, les dirigeants de l'UE ont confirmé leur décision d'ouvrir les achats communs de gaz, de gaz naturel liquéfié (GNL) et d'hydrogène aux partenaires des Balkans occidentaux et ils les ont encouragés à utiliser cette plateforme.

Grâce aux moyens de l'instrument de préadhésion (IPA), la mise en oeuvre du plan économique et d'investissement et des programmes verts et numériques déjà adoptés se poursuivra afin de renforcer l'économie et la résilience de la région des Balkans. Un nouveau train de 400 millions d'euros de subventions, correspondant à une valeur d'investissement total de 1,2 milliard d'euros, vient ainsi d'être approuvé pour financer douze nouveaux projets d'investissement.

Au plan politique et stratégique, l'UE et les dirigeants des Balkans occidentaux ont montré leur détermination à accélérer et à approfondir leur engagement, en accordant une attention particulière aux jeunes : ainsi, l'UE associe déjà progressivement ces partenaires à des programmes tels qu'Erasmus +, le corps européen de solidarité et l'initiative « universités européennes », en conformité avec l'approche plus progressive de l'intégration européenne, issue de la nouvelle méthodologie proposée par la France en 2020. Simple inflexion ou changement d'approche ? Il faudra l'apprécier pays par pays, au regard de ses progrès, chapitre par chapitre, chacun des 35 chapitres étant ouvert et clos sur décision du Conseil, soit 70 décisions par pays !

Au cours du sommet, les dirigeants de l'UE et des Balkans occidentaux ont fait le point sur les progrès accomplis en faveur de l'intégration des Balkans occidentaux au marché intérieur de l'Union européenne ; sur la libre circulation et la reconnaissance des documents d'identité pour tous les citoyens de la région ; sur la reconnaissance mutuelle des diplômes universitaires et des qualifications professionnelles dans la région ; sur la modernisation des systèmes de paiement des économies des Balkans occidentaux ; dans le domaine du numérique ; et dans la mise en oeuvre des voies réservées entre l'UE et les Balkans occidentaux, une initiative visant à faciliter la logistique transfrontalière et la continuité des flux de marchandises.

Les dirigeants se sont également félicités de l'accord signé entre les opérateurs de télécommunications en marge du sommet. Il en résultera une réduction des frais d'itinérance entre l'UE et les Balkans occidentaux en 2023, avant leur suppression totale en 2027. Cette avancée très concrète correspond à une attente forte des populations, qu'elles résident dans ces pays ou qu'elles fassent partie de leur diaspora européenne.

Enfin, la déclaration de Tirana souligne - en termes diplomatiques - que « la gestion des migrations reste un défi et une responsabilité communs ». En effet, les Balkans occidentaux ayant connu une augmentation substantielle des flux de migrants cette année, un traitement conjoint de la gestion des migrations est nécessaire. C'est pourquoi l'alignement sur la politique de l'UE en matière de visas et la coopération concernant les systèmes de retour sont, entre autres sujets, sur la table.

Sur ce point, un soutien financier important de l'UE permettra aux partenaires d'améliorer les régimes d'asile et d'accueil, de renforcer la protection des frontières, de lutter contre les réseaux de passeurs et les groupes criminels organisés et d'intensifier les retours des Balkans occidentaux vers les pays d'origine. Cette question demeure sensible.

Il en est de même de l'ambiguïté de la politique extérieure de la Serbie à l'égard de la Russie, dont elle dépend pour ses approvisionnements en gaz et aussi pour obtenir un soutien politique sur la question du Kosovo. La Serbie et la Russie pourraient avoir un intérêt commun à maintenir cette question du Kosovo à l'agenda politique de l'UE. Tant que celle-ci ne trouve pas de résolution effective, Belgrade joue un rôle central dans la région.

L'UE est fortement engagée dans son rôle de médiateur au Kosovo depuis plus d'une dizaine d'années. La mission Eulex (European Union Rule of Law Mission in Kosovo) est la plus grande mission civile jamais déployée par l'UE. Tant que cinq pays membres s'opposent à la reconnaissance du Kosovo, le dialogue arbitré par l'UE se maintient, mais ne progresse pas. Après l'affaire de la reconnaissance des plaques d'immatriculation cet été, un compromis avait été trouvé entre la Serbie et le Kosovo avant le sommet de Tirana, mais les affrontements ont repris ces derniers jours sur le terrain.

Des opposants à la reconnaissance du Kosovo, la Slovaquie et la Grèce, semblent infléchir quelque peu leurs positions depuis quelques années, la première assez timidement, la seconde plus franchement. La Roumanie campe sur la position « ni blocage, ni ouverture ». Chypre et l'Espagne demeurent tout à fait fermées, pour des raisons intérieures compréhensibles, mais qui ont peu à voir avec la situation du Kosovo. Le fait que le dialogue soit mené, au nom de l'UE, par d'anciens ministres des affaires étrangères de ces deux pays hostiles à sa reconnaissance, est très peu apprécié au Kosovo. Néanmoins, c'est cet État contesté qui va déposer très prochainement sa candidature à l'entrée dans l'UE.

La situation de la Bosnie-Herzégovine a été évoquée par Pascal Allizard à propos de la mission d'observation électorale (MOE), à laquelle j'ai participé pour le Conseil de l'Europe, aux côtés de notre collègue Claude Kern. La complexité du système d'organisation politique, hérité et imposé par les accords de Dayton de 1995, à l'issue de quatre années de guerre, et plus généralement l'état politique et social de ce pays, interrogent sur la décision que s'apprête à prendre le Conseil européen. Les élections générales d'octobre dernier en Bosnie n'ont pas marqué une inflexion majeure, malgré un frémissement vers un renouvellement et une aspiration à la modernisation et au progrès, compatibles avec l'ambition européenne.

Il est certain que la géopolitique prime : l'intérêt stratégique de l'UE pour un environnement stable et sûr dans son voisinage proche doit être, à cet égard, pris en considération. Et il est vrai que la décision relative à l'Ukraine et à la Moldavie a considérablement changé non seulement la perspective, mais la donne pour la Bosnie. Elle a précipité les encouragements de certains États membres, mais pas totalement vaincu les réticences de certains autres.

Il reste que la Constitution de la Bosnie-Herzégovine, annexée aux accords de Dayton, reconnaît la partition ethnique du pays, et la non-égalité entre ses citoyens. Ses trois principales composantes, Bosniaques, Croates et Serbes, paraissent de moins en moins unies. Et aucun des principaux partis ou des responsables politiques qui se sont présentés aux dernières élections n'a mentionné l'adhésion à l'UE comme objectif ou même comme élément central de son programme électoral.

J'ai observé les élections à Mostar, ville symbole, où il n'y en avait pas eu entre 2008 et 2020 pour les dernières élections municipales. Le coeur vivant de la démocratie, aussi imparfaite soit-elle, a repris ses pulsations, sous l'oeil vigilant des observateurs internationaux et des institutions comme le Conseil de l'Europe.

La reconnaissance de la candidature de ce pays à l'entrée dans l'Union serait un pari ; un pari risqué, au regard des progrès qu'il lui reste à accomplir pour rejoindre un modèle européen d'État de droit. Un pari qui pose la question du sens même de l'élargissement, sur lequel il serait sans doute utile, monsieur le président, que notre commission réfléchisse plus avant. L'adhésion de la Bosnie-Herzégovine, de la Serbie et du Kosovo mettrait-elle fin aux conflits qui les déchirent encore, sur les cendres de la guerre ? Transformerait-elle la paix qui y est « gelée », comme on a pu le dire de certains autres conflits, en paix froide, durable ? Le précédent chypriote semblait - ne l'oublions pas - justifier l'adhésion ultérieure de la Turquie, candidate depuis près d'un quart de siècle. Une chose est sûre : l'adhésion des pays des Balkans occidentaux n'attendra pas un quart de siècle.

C'est pourquoi il nous revient d'être lucides, réalistes, vigilants et d'appeler à un dialogue exigeant, afin que l'élargissement ne dénature pas l'Union européenne, mais contribue à porter durablement son message de paix et de prospérité dans un monde de plus en plus dangereux.

M. André Reichardt. - Qui doit décider d'un élargissement de l'UE, en dernier ressort ?

Mme Marta de Cidrac, rapporteure. - La décision doit être unanime et ratifiée par chacun des États membres.

M. André Reichardt. - Selon quelles modalités ?

M. Jean-Yves Leconte. - Chez nous, depuis 2008, il peut y avoir un referendum, sauf si le Congrès se prononce à la majorité des trois cinquièmes.

M. Jean-François Rapin, président. - Je vous donnerai tout à l'heure lecture des termes exacts de la Constitution.

M. Jean-Yves Leconte. - Il est vrai que l'acceptation des candidatures de l'Ukraine et de la Moldavie a changé la donne dans les Balkans. Nous devons transformer l'essai en redonnant du dynamisme à toutes les candidatures. C'est indispensable, par exemple, si nous voulons instaurer une taxe carbone efficace aux frontières - et prévenir une certaine fatigue des populations concernées. Cela dit, l'adhésion de la Bosnie dans les conditions actuelles serait une négation de l'esprit de l'UE. Ceux qui connaissent bien ce pays nous poussent à accepter sa candidature, au motif que cela lui donnera la force d'évoluer. Je l'espère ! Sinon, nous ne pourrons pas dire oui à l'adhésion le moment venu... Et vous savez à quel point je m'engage en faveur des élargissements.

Je crois d'ailleurs qu'il serait temps de fixer une perspective en termes de dates, à la fois pour les candidats et pour nous-mêmes. Cessons de dire qu'il faut approfondir avant d'élargir et donnons-nous un délai de cinq à dix ans pour nous préparer ! Nous ne pouvons pas continuer à lancer des procédures sans savoir combien de temps elles dureront.

M. Pascal Allizard. - Je ne suis pas d'accord. La philosophie chinoise dit que celui qui fixe la date limite a perdu...

M. Didier Marie, rapporteur. - Les contacts que nous avons eus en Bosnie m'amènent à nuancer quelque peu la photographie qui résulte du processus électoral.

Au niveau fédéral, et dans chacune des entités ethniques, les chiffres semblent indiquer que les choses ne bougent pas, et même que la situation se radicalise. Mais à l'échelon local, on voit poindre une nouvelle génération d'élus qui ne se présentent pas nécessairement sous la bannière d'un parti ethnique. Le meilleur exemple est la maire de Sarajevo, âgée de moins de 40 ans. On sent aussi dans la société civile une volonté de dépassement de ces clivages. Mais le monde politique, passablement corrompu, tient encore le système et écrase les tendances nouvelles. En tous cas, je suis revenu de Bosnie moins pessimiste qu'en y arrivant.

La France a proposé en 2020 une nouvelle méthode pour infléchir les modalités d'entrée dans l'UE et les rendre plus dynamiques. Cela ne va pas encore assez loin. Nous devons, au fur et à mesure des progrès de ces pays, faire des ouvertures pour les amener à participer au marché intérieur et à bénéficier de l'ensemble des politiques européennes de façon graduelle. C'est un enjeu majeur : si nous voulons accélérer les processus d'adhésion, nous devons faire en sorte que les citoyens de ces pays sentent que l'UE leur apporte quelque chose de plus concret qu'un espoir lointain.

Les décisions prises à Tirana sont plutôt positives à cet égard, puisqu'elles prévoient l'ouverture à un certain nombre de politiques européennes. Nous devons aller encore beaucoup plus loin, beaucoup plus vite, pour accélérer les choses au sein des pays qui ont une aspiration européenne et démocratique, car ils ont besoin d'être aidés.

Mme Marta de Cidrac, rapporteure. - Je suis d'accord. On parle souvent des Balkans occidentaux dans leur ensemble, mais il faut distinguer entre les pays, car les contextes sont très différents. Nos préoccupations sont les mêmes pour tous, mais nous devons regarder avec précision l'avancée de chacun d'entre eux.

Les parlementaires et visiteurs de cette zone que nous recevons nous tiennent des discours différents. La Serbie, en particulier, mise sur un pouvoir fort pour profiter de l'instabilité potentielle. La jeunesse quitte ces pays, où ne restent que les plus belliqueux. Nous devons être vigilants et leur offrir une perspective européenne à court terme.

M. Jean-Yves Leconte. - Il faut absolument crédibiliser le processus d'élargissement, qui n'est plus crédible.

M. Jean-François Rapin, président. - La géographie est un élément important à considérer. Si nous poursuivons le processus d'intégration des pays de l'Adriatique en laissant la Serbie de côté, il va se créer au coeur de l'Europe un trou dangereux.

Nous le disions en plaisantant, mais à notre sortie du bureau du président serbe, les Russes et les Chinois attendaient probablement leur tour...

M. Jean-Yves Leconte. - Si le processus redevient crédible, le président serbe n'aura pas la force de faire cavalier seul. Cela lui va très bien qu'il ne soit pas crédible.

M. Jean-François Rapin, président. - Une chose est sûre : par excès de diplomatie ou par angélisme, nous disons à chacun de ces pays que leur entrée dans l'Union européenne est urgente, notamment pour défendre nos valeurs, mais nous ne joignons pas les actes à la parole.

Mme Marta de Cidrac, rapporteure. - Il y aussi, dans ces pays, une sincérité à géométrie variable. Nous devrions selon moi nous intéresser davantage à la Macédoine du Nord ou au Monténégro et leur envoyer des signaux.

M. Jean-François Rapin, président. - Les meilleurs efforts que puissent faire les uns et les autres se situent au niveau de l'acquis communautaire.

M. Jean-Yves Leconte. - Certes, mais ces efforts doivent être conjugués avec une date. On ne peut imaginer une série de référendums portant sur l'adhésion des différents pays. Il faut fixer une échéance commune.

Mme Gisèle Jourda. - Je jette un pavé dans la mare : je ne suis pas persuadée que la détermination des pays concernés soit toujours très fiable.

Mme Marta de Cidrac, rapporteure. - Elle est en effet à géométrie variable.

Mme Gisèle Jourda. - La volonté d'élargissement parmi les différents peuples est-elle aussi forte que nous le souhaitons ? Permettez-moi d'en douter. Le mouvement qui est à l'oeuvre, encore accéléré par les annonces d'intégration de l'Ukraine et de la Moldavie, doit nous inviter à la prudence.

M. Pascal Allizard. - Le rôle de la jeunesse est majeur. Le solde migratoire est certes négatif, mais un certain nombre de jeunes ayant réussi leur vie professionnelle, sportive ou culturelle à l'étranger commencent à revenir, avec la volonté de faire profiter leur pays d'origine de leur réussite et des valeurs occidentales.

Bien que les systèmes en place écrasent quelque peu le phénomène, s'il y avait un signe positif à retenir de cette mission électorale, ce serait peut-être celui-là.

L'ambassadeur de France à Varsovie nous tenait d'ailleurs le même discours sur la jeunesse polonaise. Selon lui, ce changement de mentalité serait même à l'origine de tensions au sein du groupe de Visegrad et les dirigeants polonais commenceraient à réviser leurs positions vis-à-vis de l'Union européenne, sous la pression de leur jeunesse. Ces éléments de frémissement ne doivent pas être négligés.

Gisèle Jourda s'interrogeait sur l'état d'esprit des populations de ces pays. Jusqu'à présent, nous ne nous sommes pas posé la question de l'état d'esprit de nos propres populations.

Mme Gisèle Jourda. - C'est bien ce que je sous-entendais.

M. Pascal Allizard. - C'est un point de vigilance. Si la décision se prend au Congrès, cela peut passer ; si nous recourons au référendum, c'est une autre histoire.

Nous portons collectivement depuis vingt ans comme un boulet la décision d'avoir organisé un référendum, avant de revenir dessus par un vote du Congrès.

M. Jean-François Rapin, président. - Je participais lundi soir au Touquet à une réunion du Mouvement européen, en présence donc d'Européens convaincus. Quand vous commencez à évoquer l'élargissement, ils écarquillent les yeux. Leur message est le suivant : « faites d'abord bien les choses à vingt-sept, avant d'envisager de les faire à trente-deux ou à trente-trois ! » C'est un sentiment compréhensible.

M. Didier Marie, rapporteur. - Nous sommes dans une course contre la montre et sur un chemin de crête entre, d'un côté, l'instabilité de ces pays qui subissent des ingérences étrangères de la part de la Russie, de la Turquie, de la Chine ou encore des pays du Golfe et, de l'autre, les intérêts stratégiques de l'Union européenne.

Si nous ne parvenons pas à arrimer ces pays à la démocratie et au bloc économique que nous formons, les puissances étrangères auront gagné et l'instabilité sera à nos portes. Nous n'avons pas le choix.

S'agissant de l'opinion publique européenne, il me semble que la guerre en Ukraine fait bouger les lignes. Plusieurs études, certes réalisées avant les événements de cette semaine au Parlement européen, montrent que les Français notamment ont repris confiance dans l'Europe et considèrent de nouveau qu'elle est une force.

Il faut néanmoins que nos institutions soient au rendez-vous et se modernisent afin de permettre l'élargissement et redonner confiance.

Mme Marta de Cidrac, rapporteure. - Je vais dire un gros mot : à un moment donné, il faut aussi regarder l'intérêt de l'Europe. Nous avons un intérêt évident à ce que la zone considérée intègre l'Union européenne.

L'enjeu de l'influence étrangère est fondamental. Les ambassadeurs que je rencontre déplorent qu'il faille être attaqué pour que leurs demandes soient prises en considération.

M. Jean-François Rapin, président. - C'est en effet leur ressenti.

Mme Marta de Cidrac, rapporteure. - Nous parlons de valeurs européennes, mais souvenons-nous de ce qu'était le statut de l'Ukraine avant l'agression par la Russie. Elle était alors loin d'intégrer l'Union européenne.

Aujourd'hui, certains pays de la zone balkanique sont beaucoup plus avancés sur un certain nombre de sujets que ne l'était l'Ukraine à l'époque. Cela doit nous interroger.

Par ailleurs, nos opinions bougent. Le sujet intéresse, car nous avons dans nos départements des communautés qui sont issues de ces pays.

M. Jean-François Rapin, président. - S'agissant de l'Ukraine, nous avons vécu une sorte de vague émotionnelle, à l'occasion de la Conférence des présidents de parlements de l'Union européenne au prinntemps dernier, où je représentais Gérard Larcher. Tout sens critique avait disparu. L'Ukraine était attaquée, il fallait protéger l'Union et lui accorder au plus vite le statut de candidat. Ma position était un peu plus posée ; j'ai bien senti qu'il fallait que je me taise.

Cette vague non rationnelle est née dès le 25 février 2022, quand Ursula von der Leyen a déclaré que la seule issue serait d'octroyer le statut de candidat pour l'Ukraine.

Cela dit, il fallait donner un signe et les Ukrainiens sont très pragmatiques. Ils ont bien compris la procédure et savent très bien que cela prendra du temps.

Permettez-moi de revenir sur l'article 88-5 de la Constitution qui dispose que : « Tout projet de loi autorisant la ratification d'un traité relatif à l'adhésion d'un État à l'Union européenne est soumis au référendum par le Président de la République. Toutefois, par le vote d'une motion adoptée en termes identiques par chaque assemblée à la majorité des trois cinquièmes, le Parlement peut autoriser l'adoption du projet de loi selon la procédure prévue au troisième alinéa de l'article 89. » C'est l'un ou l'autre, au Président de choisir.

Au sujet de l'élargissement, nous avons proposé hier, dans le cadre du programme de contrôle qui sera soumis à la Conférence des présidents début janvier, la tenue d'une demi-journée ou d'une journée dédiée à cette thématique.

Institutions européennes - Réunion plénière de la LXVIII Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (Cosac) à Prague du 13 au 15 novembre 2022 - Communication

M. Jean-François Rapin, président. - Pour finir notre réunion, je me propose de vous rendre compte de la dernière réunion plénière de la Cosac - elle rassemble pour rappel six parlementaires des commissions des affaires européennes de chaque parlement national, ainsi que six eurodéputés - qui s'est tenue à Prague du 13 au 15 novembre 2022. J'y ai participé avec nos collègues Didier Marie et Pierre Louault.

Elle comptait cinq sessions : la première était, comme le veut l'usage, consacrée à un premier bilan de la présidence tchèque de l'Union. Il a ensuite été question du futur de l'Europe, à la suite de l'aboutissement de la Conférence sur l'avenir de l'Europe - en présence de Othmar Karas, premier vice-président du Parlement européen, et de Vìra Jourová, vice-présidente de la Commission européenne -, puis de l'autonomie stratégique européenne, avec l'intervention de Maro efèoviè, également vice-président de la Commission européenne. Enfin, les deux dernières séquences ont été consacrées à l'Ukraine et à la perspective européenne pour les Balkans occidentaux et les pays du Partenariat oriental.

Un point important a concerné le fonctionnement des institutions européennes et la place qu'y tiennent les Parlements nationaux. La France ne préside plus le Conseil de l'Union, mais elle reste membre de la troïka présidentielle jusqu'au 31 décembre 2022.

À ce titre, j'ai été consulté par la présidence tchèque, comme le président Anglade, mon homologue de l'Assemblée nationale, sur le projet de contribution et de conclusions de la Cosac, avant la soumission de ces textes à l'assemblée plénière de la Cosac.

Nous avons eu la bonne surprise de constater que la présidence tchèque proposait d'y saluer les conclusions des groupes de travail que nous avions initiés et menés à bien sous présidence française, l'un sur l'État de droit et l'autre, que je présidais, sur le rôle des Parlements nationaux. Le texte demandait aussi à la Commission européenne de répondre aux propositions de ces groupes, sur lesquelles nous avions obtenu un consensus en juin dernier, sans toutefois que le Parlement européen accepte de s'y rallier.

Nous étions donc très satisfaits de ces textes. Après consultation de la troïka, la présidence tchèque les a pourtant revus très sensiblement : elle s'est alignée sur les demandes de modifications du Parlement européen, se contentant de saluer l'initiative de création des groupes de travail, et non plus leurs conclusions, et appelant les institutions européennes à seulement prendre note des travaux de ces groupes, au lieu d'y répondre. Or c'est bien une prise de position de ces institutions sur les propositions de ces groupes de travail que nous attendions.

Le groupe de travail sur les Parlements nationaux avait en effet abouti à des propositions très novatrices : octroi aux Parlements nationaux d'un droit d'initiative législative indirect, organisation de conférences interparlementaires ad hoc en amont de la présentation des principaux textes législatifs, inclusion d'un bref résumé des contributions des parlements nationaux dans les dispositions introductives des propositions législatives, ouverture aux présidents des commissions des affaires européennes des Parlements nationaux d'un droit d'accès aux documents des trilogues ou encore ouverture aux parlementaires nationaux et à la Cosac du droit d'adresser des questions écrites aux institutions européennes.

Si vous êtes, comme moi, convaincus que les Parlements nationaux, représentant les peuples qui forment l'Union, ont un rôle essentiel à jouer pour la rapprocher des citoyens et répondre à leurs préoccupations, vous comprendrez combien il m'a paru regrettable de voir le Parlement européen s'interposer avec autant de force et d'efficacité, pour éviter que ces propositions innovantes soient endossées par la Cosac, enceinte pourtant destinée à permettre une expression collective des Parlements nationaux de l'Union.

Le texte finalement adopté par la Cosac est donc très frileux, car nos amendements, balayés en réunion de troïka et redéposés en séance plénière, n'ont pas pu y être adoptés. Il faut reconnaître aussi que les règles de procédure en vigueur ne nous ont pas facilité la tâche : aux termes du règlement de la Cosac, il aurait fallu réunir une majorité des trois quarts sur nos amendements. Or seule une majorité simple des membres de la Cosac les a soutenus, ce qui était pourtant déjà une grande satisfaction.

Je dois donc vous faire part de ma déception sur le résultat de cette réunion de la Cosac, qui n'aura pas voulu faire fructifier les propositions que la présidence française nous avait permis de formuler pour renforcer le rôle des Parlements nationaux. Je constate néanmoins qu'elles ont déjà prospéré puisque la vice-présidente de la Commission, Vìra Jourová, s'y est référée lors d'une récente réunion interparlementaire à Bruxelles, à laquelle j'ai assisté.

La place des Parlements nationaux dans l'architecture institutionnelle européenne, même si elle est reconnue dans les traités, est loin d'être évidente dans les faits. Encore dernièrement, j'ai été invité, avec Gisèle Jourda, en notre qualité de représentants du Sénat français, à la cérémonie organisée le 2 décembre en clôture des travaux de la Conférence sur l'avenir de l'Europe. Or le programme de cette journée n'accordait qu'une place minime aux Parlements nationaux : un quart d'heure était prévu pour un retour d'expérience de la Cosac, partagé en outre avec le Comité européen des régions, le Comité économique et social européen, les partenaires sociaux et la société civile, quand quatre heures au total étaient consacrées à l'expression des représentants des institutions européennes et à leurs échanges avec les citoyens. J'ajoute que les Parlement nationaux n'ont été invités à la réunion du 2 décembre que lors de la Cosac - ils avaient été totalement occultés jusqu'alors -, après que des voix se sont élevées contre leur absence.

Cet épisode témoigne d'une bien maigre considération à l'égard des Parlements nationaux. C'est pourquoi j'ai écrit aux présidents des trois institutions - la Commission européenne, le Parlement européen et le Conseil - pour leur faire part de mon étonnement et décliner leur invitation.

J'ai la ferme conviction que les Parlements nationaux sont un rouage essentiel et irremplaçable de la démocratie européenne. Seuls à même de contrôler le Conseil, ils ont pour eux deux atouts majeurs, reconnus d'ailleurs par le traité comme devant présider à la prise de décision européenne : leur transparence et, surtout, leur proximité avec les citoyens, atouts sur lesquels l'Union européenne gagnerait à miser, à l'heure où elle fait face à des défis majeurs - guerre en Ukraine, réchauffement climatique, crise énergétique, pression migratoire, atteintes à l'État de droit, montée des nationalismes -, qui exigent des réponses concrètes sur le terrain.

Nous sommes tous collectivement responsables de l'avenir de l'Europe. Je considère que tenir les Parlements nationaux à l'écart de cette responsabilité est très dangereux pour l'avenir de l'Union.

Je tenais à vous tenir informés de cette situation. À l'approche de la période des voeux, nous espérons que la réflexion ouverte par la Conférence sur l'avenir de l'Europe conduira l'Union européenne à saisir sa chance pour devenir plus démocratique et ainsi conforter son avenir.

Ma conclusion est simple : si les institutions européennes ne comprennent pas et n'acceptent pas que les Parlements nationaux doivent participer à la construction européenne, elles seront balayées et écrasées par le nationalisme. Si l'on n'entend pas les gens sur leur vision de la construction européenne, nous courons à la catastrophe. La Cosac est aujourd'hui étouffée par le Parlement européen, alors qu'elle a été établie pour les Parlements nationaux. Si les choses continuent ainsi, la Cosac restera une belle endormie et les Parlements nationaux n'auront plus de place du tout dans la construction et l'élaboration des plans de l'Union européenne.

M. Jean-Yves Leconte. - Pour accroître les ressources propres de l'Union européenne ou en trouver de nouvelles, il ne suffira pas de créer de nouvelles taxes. Il faudra donc demander aux Parlements nationaux de partager une partie de leurs prérogatives.

Dans combien de résolutions avons-nous demandé que les Parlements nationaux soient associés aux travaux de la Conférence sur l'avenir de l'Europe, y compris sur cette question financière ?

M. Jean-François Rapin, président. - Je pense que nous avons bousculé la Cosac en marquant notre désaccord. À noter que la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale est sur la même ligne que nous.

M. Pascal Allizard. - Ce que nous venons d'évoquer est le reflet du comportement constant de Bruxelles. Je précise que je suis un Européen convaincu, que j'ai toujours milité pour l'Europe, mais pas pour cette Europe-là.

Tout d'abord, un certain nombre d'élus, quel que soit le groupe politique auquel ils appartiennent, deviennent, dès lors qu'ils sont élus, les représentants de l'Europe dans leur pays et non pas le représentant de leur pays en Europe. Ils sont pris en charge par la technostructure européenne, qui coupe tout lien entre les élus et les intérêts nationaux.

Ainsi, lors d'une réunion à Bruxelles en pleine crise migratoire, nous avons posé une question simple : alors que les hot spots étaient situés sur la rive nord de la Méditerranée, nous avons demandé s'il ne valait pas mieux les positionner sur la rive sud. Une haute fonctionnaire espagnole - pas une élue ! - m'a dit qu'elle ne répondrait pas à ma question, car elle ne correspondait pas à ses convictions ! Cerise sur le gâteau, le Directeur général adjoint chargé de ces sujets nous a dit que, nous, Parlementaires nationaux, nous étions là pour expliquer à nos concitoyens sur le terrain ce que, eux, décidaient. Telle est la vision que Bruxelles a des Parlements nationaux !

Si nous ne mettons pas les pieds dans le plat, les choses vont continuer ainsi. Je pense qu'il faut de temps en temps infliger des défaites à ces « petits marquis » et leur montrer que les décisions, c'est dans les Parlements nationaux qu'elles se prennent !

M. Didier Marie. - La Cosac est une victime collatérale du déséquilibre institutionnel au sein de l'Union européenne. Le Parlement ayant du mal à faire valoir sa légitimité par rapport à la Commission et au Conseil, il défend son pré carré et a le sentiment que l'émergence des velléités des Parlements nationaux pourrait l'affaiblir. Cela pose la question de la réforme institutionnelle de l'Europe. Tant que le Parlement n'aura pas la légitimité qu'il revendique et tant qu'il n'obtiendra pas, notamment, le droit d'initiative législative, son syndrome d'infériorité et de défense de ses prérogatives ne disparaîtra pas. Cet état de fait nuit aux relations entre le Parlement européen et les Parlements nationaux.

Sur le plan institutionnel se pose également la question pour les Parlements nationaux de disposer d'un droit d'initiative renforcé. On a du mal aujourd'hui à utiliser les outils dont nous disposons - carton jaune, notamment -. Pour ma part, je suis favorable au renforcement du poids du Parlement européen au sein des institutions européennes, mais également du poids des Parlements nationaux dans les décisions européennes. Il faut donner à ces derniers des outils leur permettant de peser dans le jeu européen.

M. Jean-François Rapin, président. - C'est ce que nous avons proposé pendant la présidence française. Le Parlement européen pourrait effectivement avoir un droit d'initiative législative, mais il faudrait aussi renforcer le rôle des Parlements nationaux.

Nous l'avons dit d'ailleurs lors de la Conférence sur l'avenir de l'Europe. Nous avions préparé un projet de déclaration commune entre le Parlements nationaux et le Parlement européen, dans lequel chacun avait fait des concessions, notamment pour promouvoir ensemble le carton vert et la diminution du seuil de déclenchement du carton jaune. Or deux ou trois États membres se sont opposés à ce projet, qui n'a donc pas abouti. Or lors de la conclusion du groupe de travail COSAC, ce qui était valable dans la déclaration commune convenue entre Parlements nationaux et européen ne l'était soudain plus pour le Parlement européen. Ce n'est pas rationnel...

Vous suivez comme moi l'actualité du Parlement européen : ce qui se passe actuellement ne va pas accroître la confiance dans les institutions européennes. En tant que parlementaires, nous avons un rôle à jouer pour expliquer les choses. La fermeté de la Présidente du Parlement européen, Roberta Metsola, sur ce sujet et l'incarcération de la députée européenne, qui a d'ores et déjà perdu son immunité parlementaire, donnent à penser que cette affaire va aller plus loin.

La réunion est close à 10 h 30.


* 1 Rapport spécial « Soutien de Frontex à la gestion des frontières extérieures : pas assez efficace jusqu'ici », en date du 7 juin 2021.

* 2 Décisions 01/5/2020/MHZ et 01/4/2021/MHZ.