Création d'une contribution exceptionnelle de solidarité des grandes entreprises du secteur de l'énergie (Question orale avec débat)

M. le président.  - Je ferai part au Président Larcher des conditions « quantitatives » de ce débat, mais, puisque selon la formule magique du Règlement, le Sénat est toujours en nombre pour délibérer, je vous propose de passer à l'ordre du jour, qui appelle la discussion de la question orale avec débat de M. François Rebsamem à Mme la ministre de l'économie, de l'industrie et de l'emploi sur la création d'une contribution exceptionnelle de solidarité des grandes entreprises du secteur de l'énergie.

M. François Rebsamen, auteur de la question.  - (Applaudissements à gauche) Je remercie les collègues présents ce matin, en nombre, comme l'a dit le président. Je veux aussi remercier le ministre puisqu'il s'agit aussi, avec cette question orale, de revivifier les droits du Parlement, et que s'il n'était pas là, nous débattrions pratiquement entre nous. Mes remerciements vont aussi aux deux collègues de la majorité venus participer à une séance qui restera dans les annales : cela compte pour le Journal officiel et pour l'Histoire ! Il est vrai qu'il ne s'agit que d'un petit sujet, la création d'une contribution exceptionnelle de solidarité sur les entreprises du secteur de l'énergie...

Je ne referai pas l'analyse de la crise que nous traversons, la plus grave depuis les années trente. Tous les jours, les estimations de la récession se font plus pessimistes ; on parle d'une décroissance de 2,9 ou 3 %. Cela se traduit dans les lois de finances rectificatives ; la dernière suscite de vives inquiétudes : le déficit atteint 105 milliards, le double de ce que prévoyait la loi de finances initiale, entre 5 et 6 % du PIB, et la dette publique approchera 80 % du PIB en 2011. Le premier président de la Cour des comptes rappelait qu'elle avait bondi de vingt points en 1993. Décidément, M. Sarkozy aura marqué l'histoire budgétaire, puisqu'il était alors ministre du budget et que l'on peut s'attendre à un nouveau bond de vingt points -il n'a pas de chance !

Les recettes budgétaires périclitent, 15 milliards vont manquer au budget de l'État et il y a tout à craindre des dernières annonces du Président de la République, qui veut encore baisser les impôts alors que M. Obama entend vérifier que les entreprises américaines acquittent bien leur dû à l'État fédéral.

Les salariés sont les premières victimes de la crise. Les manifestations témoignent d'une forte mobilisation et de vives inquiétudes. On attend un million de chômeurs de plus et, même si nous faisons moins mal que d'autres, cela fait quand même 2 800 chômeurs de plus chaque jour.

Les hommes politiques, pour qui la défense de l'emploi et le refus des licenciements sont au coeur de leur engagement, savent comment les conflits, dont le nombre augmente, peuvent à tout moment dégénérer car l'exaspération se nourrit de l'écart entre des plans sociaux qui font des salariés les parents pauvres de l'entreprise et les parachutes dorés ou autres retraites chapeau généreusement accordés aux dirigeants.

Face à une situation extrêmement difficile, il est fondamental de mettre en oeuvre des mesures en faveur de nos concitoyens et de trouver des financements afin d'éviter de creuser un peu plus les déficits.

Il faut également revenir sur ce qui a été fait depuis 2007. Disant cela, je sais bien que j'agace mes collègues de la majorité et le Gouvernement, mais la loi Tepa, qui a été une erreur de début de mandat, se révèle aujourd'hui une grave faute économique et il serait diabolique de persévérer. (M. Jean-Jacques Mirassou le confirme) Il ne peut y avoir de mobilisation de tous les Français quand l'injustice fiscale est érigée en dogme. Contrairement à ce que prétend le Président de la République, il ne s'agit pas de pragmatisme mais d'idéologie néolibérale à la sauce Thatcher. Alors que la crise frappe notre pays, la défiscalisation des heures supplémentaires contribue à détériorer un peu plus encore la situation de l'emploi. Les chiffres publiés par l'Insee démontrent que le bouclier fiscal a creusé l'écart entre les Français les plus aisés et ceux qui sont les plus pauvres. Quand on apprend que 14 000 foyers fiscaux ont touché en moyenne un chèque de 33 000 euros, on ne peut s'empêcher de penser que l'effort devant la crise n'est pas le même pour tout le monde. En outre, le maintien de cette politique fiscale injuste gaspille des marges de manoeuvre pour combattre la crise.

Décider d'augmenter les déficits publics pour relancer l'économie est un pari risqué. C'est pourquoi nous avons fait à diverses reprises des propositions pour augmenter les recettes de l'État et en revenir à une plus grande justice fiscale. Ainsi, avons-nous suggéré d'instaurer une cinquième tranche de solidarité pour les revenus supérieurs à 380 000 euros (M. Daniel Raoul approuve) et de taxer à 100 % les rémunérations différées des dirigeants de sociétés bénéficiant d'aides directes de l'État. Nous n'acceptons pas une société sans garde-fou et où la justice sociale, loin d'être une priorité, est considérée comme un obstacle.

Alors que la crise frappe, certaines entreprises dégagent d'immenses profits. Tant mieux, mais il n'est pas acceptable qu'ils soient reversés sous forme de dividendes aux actionnaires. Total inonde les journaux de publicités pour redorer son image auprès du public. Pour l'instant, GDF-Suez n'en est pas encore là, mais cela ne saurait tarder. 2008 restera une année désastreuse pour de nombreuses entreprises mais celles du secteur énergétique sont loin de connaître les difficultés économiques que rencontrent aujourd'hui des centaines de PME. Les bénéfices de Total se montent à 14 milliards, soit 14 % de plus qu'en 2007. Ceux de GDF-Suez s'élèvent à 6,3 milliards, en hausse de 13 %. Ces bénéfices exceptionnels sont dus à l'augmentation du prix du pétrole et du gaz. Cette envolée des cours a d'ailleurs facilité la fusion entre GDF et Suez. Mais l'augmentation des bénéfices s'est faite sur le dos des consommateurs : les prix à la pompe ont mis beaucoup de temps à baisser alors que le cours du baril diminuait et il a fallu attendre la fin de la période de chauffe pour voir les tarifs du gaz diminuer.

Alors que Total affichait une santé insolente, elle a annoncé 555 suppressions de postes. Un de vos collègues, monsieur le ministre, s'en est ému et il a même estimé que ces deux annonces concomitantes étaient quelque peu provocatrices. Total fait partie des rares entreprises qui ont surperformé par rapport aux indices boursiers européens de référence. Cependant, la hausse des bénéfices nets ne s'est pas traduite par une augmentation des investissements productifs, mais plutôt par le rachat d'actions, ce qui a permis aux dirigeants de profiter de la hausse des cours et des dividendes. Je n'ai pas réussi à connaître le montant du chèque versé par Total à l'État au titre de l'impôt sur les sociétés. Ce chiffre semble classé confidentiel défense. Après la terrible catastrophe de Toulouse, un ancien dirigeant de Total disait d'ailleurs que s'il était connu, il risquerait d'être mal interprété. En 2006, la holding basée en France afficherait même un crédit d'impôts de 200 millions, après 700 en 2005.

A situation exceptionnelle, il faut une réponse exceptionnelle. Par delà les grandes campagnes de publicité de Total pour se refaire une beauté médiatique, cette entreprise va octroyer 50 millions au Fonds d'investissement des expérimentations pour les jeunes créé par votre collègue Hirsch : 50 millions, soit 0,072 % des bénéfices pour 2008 ! Cette générosité mérite d'être saluée, mais elle risque d'être interprétée comme de la condescendance. Les relations des dirigeants de cette société avec les pouvoirs publics et le Gouvernement commencent même à gêner : Mme Lagarde reçoit à bras ouverts le PDG de Total et lui fait la bise. Elle n'a pas les mêmes égards pour José Bové, même si les moustaches sont semblables... (Sourires)

Total est une entreprise irréprochable et propre : on l'a vu lors de l'Erika. Cet épisode n'aura coûté au groupe que six jours de bénéfices...

Dès lors, n'est-il pas légitime de considérer qu'une partie du bénéfice exceptionnel des entreprises du secteur énergétique doit être redistribuée pour soutenir le pouvoir d'achat de nos concitoyens les plus défavorisés qui ne doivent pas être deux fois pénalisés ?

Pour quelles raisons ces sociétés ont-elles si peu participé au plan de relance de 26 milliards lancé par le Gouvernement alors que les entreprises parapubliques comme EDF, la RATP, la SNCF ou La Poste ont été fortement sollicitées ? Heureusement, d'ailleurs, que notre pays compte encore quelques entreprises publiques pour venir en aide au Gouvernement lorsque celui-ci veut relancer l'économie ! Alors que le modèle capitaliste s'affole, il n'est pas possible de dilapider des milliards pour venir en aide aux banques tout en restant sourd aux difficultés grandissantes que rencontrent des milliers de familles. On ne peut demander aux entreprises publiques des efforts sans cesse plus importants et laisser des entreprises florissantes engranger des bénéficies sans les solliciter. Pourtant, le Président de la République avait déclaré : « que chacun comprenne que si on demande aux salariés de porter une partie du fardeau dans la crise, il est normal que les même salariés (...) bénéficient du fruit de leur travail quand ça va bien ». Alors, pourquoi ne pas demander une contribution à ces entreprises plutôt que de les laisser distribuer des dividendes ? Le Gouvernement nous répond que ce n'est pas possible. Il est pourtant fondamental de sortir de ce système confiscatoire des richesses produites par le collectif.

Qui touche quoi ? N'est-il pas temps de modifier les proportions entre capital et travail ? Bien des propositions sont faites ; hélas le Gouvernement, dès qu'il s'agit de les mettre en application, les rejette.

Le groupe socialiste a présenté deux amendements en loi de finances pour accroître la justice fiscale. D'abord, moduler l'impôt sur les sociétés, en une sorte de bonus-malus, au détriment de celles qui ne songent qu'à servir les actionnaires. M. Woerth avait répondu que la question exigeait un débat approfondi. Ensuite, créer une contribution exceptionnelle sur les sociétés qui engrangent des superprofits. La présidente du Medef se rengorge à l'annonce de la suppression de la taxe professionnelle et refuse l'idée d'impôts de remplacement : elle suggère aux collectivités de compenser plutôt ce moins perçu par une recherche de gains de productivité...

Pourquoi ne pas demander aux grands groupes qui en dépit de la crise réalisent de gros profits une contribution de solidarité temporaire ? Le montant en serait débattu au Parlement et abonderait le Fonds stratégique d'investissement, ou le Fonds d'investissement social aujourd'hui doté de 1,5 milliard d'euros. La justice et la solidarité sont les clés de l'efficacité économique. Ensemble, faisons bouger les lignes ! (Applaudissements sur les bancs socialistes)

M. Didier Guillaume.  - Notre pays traverse une crise sans précédent : crise financière mondiale, certes, mais aussi crise de notre modèle républicain. Quel est le bilan, après deux ans de présidence ? Les tensions sont exacerbées, le communautarisme érigé comme modèle, le chacun pour soi et l'individualisme devenus la règle. Il est temps de rassembler les Français au lieu de les diviser car, mobilisés, ils sauront se serrer les coudes pour affronter les difficultés. Donnons des signes forts à ceux qui ont l'impression que ce n'est jamais pour eux, à ceux qui se sentent privés de voix au chapitre, à ceux qui triment sans retrouver les fruits de leur travail, à ceux qui aimeraient travailler et n'ont aucune perspective. Dans cet hémicycle, chaque engagement doit peser. II faut mettre au coeur de nos débats les mots que les Français attendent, justice, solidarité, exemplarité. Des mots simples, des valeurs sûres que chacun peut comprendre.

Il faut que les Français croient à nouveau à l'action publique. Démontrons-leur qu'elle peut transformer leur quotidien. Le sentiment d'injustice est de plus en plus fort. Les grévistes, séquestrant leurs dirigeants, s'écrient qu'ils ont « tout perdu et plus rien à perdre ». Le seuil de tolérance est atteint. Quand votre région est économiquement sinistrée, quand après des années de fidélité à votre entreprise vous devez vous inscrire au chômage, quand les files d'attente au Pôle emploi anéantissent le moindre espoir de retrouver du travail, il est naturel de réclamer aux pouvoirs publics plus de justice. Dans le même temps les Français découvrent que certains profits, bonus ou parachutes dorés représentent plusieurs centaines d'années de Smic. Les gros titres des journaux évoquent « le temps des inégalités » ; le niveau de vie des riches progresse, celui des pauvres recule. Comment s'étonner de trouver par centaines de milliers dans la rue, salariés craignant pour leur emploi, chômeurs de fraîche date dont l'avenir s'est obscurci, étudiants qui s'interrogent sur la valeur de leur bagage, fonctionnaires constatant que rentabilité et profit ont remplacé devoir et solidarité dans le service public, citoyens qui s'aperçoivent que l'ascenseur social ne fait que descendre ? Un sondage en témoigne : les jeunes estiment que leurs conditions de vie seront moins bonnes que celles de leurs parents.

Les Français demandent de la redistribution sociale et un soutien au pouvoir d'achat. Or le désengagement financier de l'État auprès des collectivités locales se poursuit : ces dernières assurent pourtant la solidarité envers les plus démunis ! Dans le département que je préside, le Fonds de solidarité énergie est sollicité pour contribuer au maintien dans le logement des plus fragiles : aide aux impayés de loyers, participation au paiement des factures d'eau, d'électricité, de chauffage. Dans la Drôme, 600 personnes sont concernées chaque mois, contre 300 en 2008. Cela représentera sur l'année un million d'euros de dépenses. Pour le RMI, même constat : 580 inscriptions nouvelles depuis janvier, soit 3 millions d'euros de plus à la charge du conseil général.

Le Gouvernement doit donner un signal fort de plus grande justice sociale et de solidarité nationale accrue. Qui a dit récemment : « Ce système où celui qui est responsable d'un désastre peut partir avec un parachute doré, (...) où l'on exige des entreprises des rendements trois ou quatre fois plus élevés que la croissance de l'économie réelle (...) a creusé les inégalités, démoralisé les classes moyennes et alimenté la spéculation sur les marchés... » ? Qui a dit : « L'économie de marché c'est le marché régulé, le marché mis au service du développement, au service de la société, au service de tous. Ce n'est pas la loi de la jungle, ce n'est pas des profits exorbitants pour quelques-uns et des sacrifices pour tous les autres » ? Non pas la première secrétaire du parti socialiste, mais Nicolas Sarkozy ! (On feint la surprise sur les bancs socialistes)

II est temps de passer des belles paroles aux actes. Il est temps de s'attaquer à certains symboles afin que l'exemplarité soit remise à l'ordre du jour. Après le temps de l'argent-roi doit venir celui de la moralité et de l'exemplarité. Demandons aux grands groupes du secteur de l'énergie de participer à la solidarité nationale. Nombre d'arguments plaident en cette faveur. Ce sont les consommateurs qui font leurs bénéfices. Il est immoral de s'enrichir et en même temps de licencier. Les grands groupes ont les moyens et le devoir de contribuer à la solidarité et l'effort consenti les rapprochera des citoyens. Cette contribution spécifique de solidarité doit être le signal fort d'un retour à la cohésion nationale, la justice sociale, la solidarité et l'exemplarité. (Applaudissements sur les bancs socialistes)

Mme Odette Terrade.  - Les profits faramineux des grandes entreprises du secteur de l'énergie pourraient servir à créer de l'emploi, augmenter les salaires et diminuer les factures des consommateurs, plutôt qu'à gonfler les dividendes des actionnaires et les salaires déjà indécents des dirigeants. Les mouvements sociaux chez EDF, GDF-Suez ou Total mettent en lumière les incohérences et les contradictions du modèle libéral pour le secteur de l'énergie. Les profits du groupe pétrolier, 14 milliards d'euros en 2008 et sans doute autant en 2009, sont le fruit de restructurations drastiques, dans le raffinage notamment. Chez la filiale Hutchinson, 6 000 salariés sont au chômage partiel depuis janvier. Chez GDF-Suez, l'assemblée générale du 4 mai dernier a voté l'attribution de 6,8 milliards d'euros aux détenteurs de parts sociales, alors que le bénéfice net du groupe s'élève pour 2008 à 6,5 milliards d'euros. Les salariés ont manifesté leur colère ; c'est que les négociations salariales, elles, sont dans l'impasse car la direction reste sourde à leurs revendications de justice sociale. Et si elle a renoncé récemment à une nouvelle attribution de stock-options aux principaux dirigeants, c'est uniquement en raison des mouvements sociaux actuels.

Le fameux rapport Cotis commandé au directeur général de l'Insee par le Président de la République montre que les écarts de salaires n'ont fait que croître. En outre, la part des salaires dans la valeur ajoutée des entreprises est stable depuis le milieu des années quatre-vingt. Les entreprises n'investissent plus dans le capital humain ni dans l'outil de production, car tout doit aller à l'actionnaire.

En 2007, les dividendes nets représentent 16 % de l'excédent brut d'exploitation des sociétés non financières, contre seulement 7 % en 1993. Le groupe Total bat des records de profitabilité depuis 2005. Pourtant, 329 postes sont supprimés à la raffinerie de Gonfreville en Seine-Maritime, 6 000 salariés sont en chômage partiel chez Hutchinson, 200 emplois sont supprimés à Vierzon et Châteaudun.

Ces résultats ont été obtenus au prix de restructurations qui pèsent sur les salariés et sur tous les bassins d'emploi. Il est donc urgent de légiférer pour interdire aux entreprises qui distribuent des bénéfices tout licenciement boursier -c'est le sens de la proposition de loi que nous avons déposée en mars.

Ce n'est pas en taxant ponctuellement les résultats financiers de telle ou telle entreprise qu'on moralisera le capitalisme et qu'on rendra leur dignité aux salariés. Le capitalisme n'est ni moral ni juste, les salariés demandent que le législateur reconnaisse leur droit à empêcher les licenciements qui n'ont d'autre but que d'accroître le rentabilité financière au détriment de l'intérêt collectif. Comme le dit le coordinateur CGT de Total, il est urgent que les salariés soient mieux représentés dans les enceintes de décision et disposent d'un droit de veto pour bloquer les licenciements si l'entreprise réalise des bénéfices.

Du côté des consommateurs, on sait que la concurrence libre et non faussée n'a pas entraîné de baisse des tarifs. Les marchés spéculatifs fonctionnent toujours bien à la hausse, mais jamais à la baisse. Les pratiques commerciales de GDF-Suez sont dénoncées depuis longtemps par les associations de consommateurs. Alors que les tarifs réglementés, dont la disparition est d'ailleurs programmée, auraient pu permettre au Gouvernement de faire baisser les prix, les nouveaux contrats de service public pour la période 2009-2013 n'apportent aucun changement notable. Dans ces conditions, taxer les profits reviendrait à taxer les consommateurs. On peut craindre aussi qu'EDF, dont le contrôle public s'affaiblit, ne s'arrange avec ses concurrents pour augmenter ses prix.

Nous défendons depuis des années la constitution d'un grand pôle public de l'énergie, seul à même de permettre un contrôle citoyen sur les ressources et l'approvisionnement, donc sur les prix et les missions de service public (Applaudissements à gauche)

M. Ladislas Poniatowski.  - Je ne contesterai pas la réalité d'une crise qui, par sa vitesse de propagation et son extension, est la plus inquiétante qu'ait connue le monde depuis 1945. Je ne dirai rien non plus des efforts accomplis par le Gouvernement pour y faire face, même si je les soutiens ; M. Novelli les défendra mieux que je ne saurais le faire. J'interviendrai en ma qualité de président du groupe d'étude sur l'énergie du Sénat : je veux vous convaincre que cette proposition de surtaxer les entreprises du secteur de l'énergie est une bien mauvaise idée.

Il est vrai que ces entreprises sont relativement épargnées par la crise et que leurs résultats financiers sont plutôt enviables. Mais il serait erroné de les considérer comme des vaches à lait dans la trésorerie desquelles on pourrait puiser pour boucher les trous du budget de l'État. (M. Bernard Piras se gausse)

Il y a d'abord une question de principe. Quand les bénéfices d'une entreprise augmentent, il est normal qu'elle acquitte davantage d'impôt sur les sociétés et de taxe professionnelle. Mais il serait contraire aux principes de stabilité et de prévisibilité de l'impôt d'en tirer argument pour les contraindre à une contribution exceptionnelle, par essence suspecte et de nature à les inciter à délocaliser à l'étranger, soit leurs bénéfices, soit leurs investissements.

Au-delà, cette contribution exceptionnelle serait une grave erreur économique. Vous savez bien que les résultats impressionnants de Total ou de GDF-Suez en 2008 sont dus à la hausse des prix des hydrocarbures, qui se sont depuis effondrés ; les résultats 2009 seront certainement moins flamboyants. Plus fondamentalement, les entreprises du secteur doivent disposer de ressources financières importantes pour faire face à leurs besoins d'investissement à long terme. GDF-Suez a investi en 2008 11,8 milliards d'euros, dont 3 en France ; Total, 12,4 milliards, dont 1,7 en France. La prospection des hydrocarbures nécessite un effort financier constant, dont les coûts marginaux augmentent toujours, un effort indépendant du niveau des cours et de celui des résultats. Ce serait rendre un bien mauvais service à ces entreprises de les soumettre à une surtaxation dont les seuls bénéficiaires seraient leurs concurrents étrangers.

Si je suis votre raisonnement, il serait logique de taxer aussi EDF, dont les résultats ont atteint en 2008 4,3 milliards d'euros. Mais son PDG, reçu par notre groupe d'études, nous a fait part des besoins colossaux d'investissement de l'entreprise pour assurer l'indépendance énergétique de la France et renouveler notre parc électronucléaire. EDF va investir 8 milliards en 2009 et au moins 4 milliards par an pendant dix ans, tandis que son endettement a malheureusement augmenté de 4 milliards. C'est dire que surtaxer ses résultats serait tout sauf pertinent. J'aurais pu également citer Alstom, qui a réalisé un chiffre d'affaires de 18,7 milliards d'euros et un résultat de 1,1 milliard dans ses deux métiers du transport et de l'énergie. Veut-on aussi pénaliser ce fleuron de note économie ?

Les flux d'énergie irriguent tout notre tissu économique ; si la consommation de l'industrie marque le pas, celle des ménages continue d'augmenter. Instituer une contribution exceptionnelle serait contreproductif, il faut que les entreprises du secteur de l'énergie demeurent en bonne santé financière pour préserver leur capacité d'investissement, continuer à contribuer à l'indépendance énergétique du pays, être en état de réagir rapidement lorsque les premiers signes de reprise se feront sentir. Il n'y a pas de solution miracle pour combler les déficits publics. Il est légitime que les entreprises participent normalement au financement des charges publiques en acquittant les impôts auxquels elles sont tenues ; il n'y a pas de raison de les désigner comme boucs émissaires. (Applaudissements à droite)

M. Aymeri de Montesquiou.  - Si tous les secteurs sont frappés par la crise, celui de l'énergie affiche en 2008 des résultats considérables, en notable augmentation par rapport à 2007 : 14 milliards d'euros pour Total, 6,5 pour GDF-Suez, plus de 5 pour EDF. Ces entreprises sont parmi les plus performantes du monde : Total est le quatrième groupe pétrolier mondial, EDF le premier groupe de création et d'approvisionnement électrique, Areva est présent dans plus de 40 pays.

Cette prospérité conduit à s'interroger sur la pertinence d'une surtaxation de leurs résultats, afin de les faire participer à la lutte contre les effets de la crise. Prenons garde toutefois à ne pas les affaiblir dans la très dure compétition internationale.

Conformément à l'article 34  de la Constitution, c'est bien au Parlement, qui a adopté les mesures du plan de relance et le projet de loi de finances rectificative pour 2009, de décider du principe d'une participation du secteur à l'effort de la Nation.

Cet appel à la solidarité nationale, qui pourrait corriger les effets mal adaptés au contexte de crise du bouclier fiscal, peut prendre une forme soit contraignante, par l'établissement d'une taxe additionnelle exceptionnelle, soit partenariale, par une incitation fiscale.

Dans la première hypothèse, on pourrait envisager l'établissement par le Parlement d'une taxe additionnelle à l'impôt sur les sociétés à condition qu'elle soit temporaire, que son assiette soit la plus large possible et que son taux ne porte pas atteinte à la gestion et aux investissements des entreprises concernées. Il reviendrait à l'État d'affecter le produit de cette taxe.

Mais alors que la France est le deuxième État le plus imposé de l'Union européenne (M. Hervé Novelli, secrétaire d'État chargé du commerce, de l'artisanat, des petites et moyennes entreprises, du tourisme et des services, le confirme), ne serait-il pas contreproductif d'aggraver la fiscalité des entreprises, qui représentent des centaines de milliers d'emplois, au risque de les inciter à délocaliser leur siège social. Rappelons-nous que sous le gouvernement Jospin, alors que M. Fabius était ministre de l'économie, la holding Renault a été implantée aux Pays-Bas où la fiscalité était plus clémente. (On apprécie à droite)

Si la proposition de M. Rebsamen peut sembler au premier abord séduisante, il convient de bien peser les risques induits. Quand l'État ne détient aucune participation financière et n'a donc pas son mot à dire dans la localisation du siège, ils sont réels. Il est des pays beaucoup plus attractifs que le nôtre. Sans aller jusqu'aux territoires figurant sur la liste des paradis fiscaux dressée lors du dernier G20, on peut penser à certains membres à part entière ou associés de l'Union européenne.

Alors que la France aurait besoin d'une réforme approfondie et durable de sa fiscalité, gardons-nous, en forgeant une fiscalité au gré des circonstances, de faire fuir les fleurons de notre industrie. On sait que le plus souvent, la recherche et l'innovation, qui doivent être tout particulièrement encouragées dans le domaine de l'énergie, sont liées au siège. Évitons de contrecarrer les efforts de nos entreprises dans un contexte de compétitivité acharnée entre grands.

Pour toutes ces raisons, l'incitation fiscale a la préférence du groupe RDSE. Une libre participation financière des entreprises des grands groupes du secteur énergétique trouverait sa contrepartie dans des avantages fiscaux liés au développement de l'activité, la recherche et développement, l'innovation, la participation au capital de start-up ou le mécénat. Cette participation pourrait être directement affectée à des fonds ou à des actions ciblées comme l'aide au financement de la formation par des stages, le soutien à des PME sous-traitantes. Les investissements pourraient également être orientés vers les BOT (Build-operate transfer), ce qui permettrait un retour structurel sur investissement préparant l'avenir.

Le débat reste ouvert. Vu l'urgence de la situation, souhaitons qu'avec l'accord du Gouvernement, le Sénat soit à même de proposer sans tarder des propositions innovantes et adaptées à la situation de crise, fondées sur trois piliers chers à mon groupe : souplesse fiscale, efficacité économique et justice sociale.

Puisque nous sommes en période de guerre économique, permettez-moi de citer Winston Churchill qui dirigea son pays dans une guerre autrement redoutable : « On considère le chef d'entreprise comme un homme à abattre ou une vache à traire. Peu voient en lui le cheval qui tire le char ». (Applaudissements au centre et à droite.)

M. François Patriat.  - Notre proposition de loi n'est ni manichéenne, ni démagogique. Le bon sens et l'équité ne sont pas le monopole de la majorité. Il n'y a pas d'un côté, des parlementaires soucieux de diminuer les charges sur les entreprises, de l'autre des parangons de l'impôt qui ne penseraient qu'à charger la barque.

M. Ladislas Poniatowski.  - Un peu quand même.

M. François Patriat.  - Est-il interdit de considérer que, depuis 2007, la situation a changé, et que les certitudes d'hier doivent faire place à d'autres ? Le choc de confiance que devait provoquer la loi Tepa n'a produit ni relance, ni croissance, mais n'a fait au contraire qu'aggraver une situation systémique qui porte à l'outrance économique.

Les grandes entreprises payent l'impôt, nous dit M. Poniatowski, elles participent donc à l'effort de solidarité. Oublie-t-il combien durement le plafonnement de la taxe professionnelle à 3,5 % de la valeur ajoutée a frappé les collectivités locales ? En Bourgogne, ce sont 20 millions d'euros de moins-values, qui auraient pu accompagner le plan de relance, auquel le Gouvernement nous demande de participer pour moitié après avoir bloqué nos ressources.

Oublie-t-il que les géants du Cac 40 ont engrangé, depuis cinq ans, 220 millions d'euros de profits par jour ? Oublie-t-il que les grandes entreprises peuvent jouer à plein la carte de la mondialisation, qui ne profite pas, c'est un euphémisme, au reste de l'économie ? Alors que c'est le dynamisme des PME qui est créateur d'emplois nouveaux, leur taux de profit, avant la déflagration boursière de 2008, était au plus bas depuis dix ans.

D'un côté, donc, des entreprises prospères, avec des actionnaires choyés et des dirigeants surpayés, de l'autre, une économie à bout de souffle, frappée par la précarité, mitée de CDD et d'intérim.

Une contribution exceptionnelle, limitée dans le temps, permettrait de renforcer l'investissement dans les nouveaux secteurs de l'économie. Pourquoi en refuser le principe ?

La politique fiscale est une arme anticrise, incontournable dans un plan de relance. Mais la majorité a rejeté toutes nos propositions en ce sens, qu'elles portent sur la fiscalité des ménages ou celle des entreprises. C'est cette arme qui manque aussi aujourd'hui au plan de relance européen. C'est la fiscalité qui détermine la capacité de nos régions, je l'ai dit, à agir pour l'investissement et l'emploi.

A en croire les déclarations de M. Frédéric Lefebvre, porte-parole de l'UMP, il faudrait se réjouir des 13 milliards de bénéfices de Total, lesquels signifieraient une assiette supplémentaire de 13 milliards d'impôt sur les sociétés pour l'État. Mais Total ne réalise que 5 % de ses profits en France. Combien le groupe verse-t-il à l'État français, monsieur le ministre ? Nous resservirez-vous le chantage des délocalisations ? « Une contribution sur les profits fera fuir les entreprises ». Mais ce sont les consommateurs français qui ont payé leurs superprofits. Quand les prix du pétrole ont augmenté, leur a-t-on demandé d'acquitter une taxe ? (On approuve sur les bancs socialistes) Un peu de décence, que diable ! D'autres pays, pourtant, l'ont fait. Le gouvernement britannique l'a fait. Il a institué une taxe sur les superprofits.

Les revenus de Total constituent une « rente ricardienne », celle dont bénéficie une entreprise qui détient un accès exclusif à une ressource non reproductible. C'est en effet une pure rente : au-delà de 15 dollars le baril, tout est profit pour le groupe. Mais les ressources pétrolières étant limitées, les capacités d'investissement le sont aussi. Il serait sain de permettre la restitution de ces capitaux pour qu'ils soient investis dans les secteurs où ils seront plus productifs, dans le développement et l'innovation, aujourd'hui délaissés.

La production des grands groupes, qui réalisent les profits, repose sur un éventail de sous-traitants auxquels ils font subir toute la pression. Et vous nous dites qu'il serait mal venu, aujourd'hui, d'instituer une taxe exceptionnelle ? Faites-le donc, en nous en imputant la responsabilité, nous sommes prêts à l'endosser ! (Applaudissements sur les bancs socialistes)

M. Alain Houpert.  - Ne confondons pas les objectifs et les moyens. L'énergie est aujourd'hui l'unité de transformation du monde et 35 % de cette énergie provient du pétrole. Il serait indécent de consommer sans compter ce que la terre a mis des millions d'années à produire. Plutôt que de tempêter contre les profits de Total, mieux vaudrait aider à une évolution des comportements de consommation, sans pénaliser cependant les entreprises qui montent.

Qu'est-ce qu'un superprofit sinon un profit conjoncturel ? A vouloir stigmatiser des entreprises comme Total, vous faites peser sur l'ensemble d'un secteur le poids de vos préjugés. Certaines entreprises du secteur de l'énergie ont dégagé des profits en 2008 : 13 milliards pour Total, 6,5 pour GDF-Suez. Pourquoi n'avez-vous pas aussi mentionné EDF, Areva, Poweo ? Les autres sociétés du secteur de l'énergie comme Altergaz ou Sebdo, tout juste bénéficiaires en 2008, Vergnet qui perd 5,9 millions mériteraient tout autant votre attention... même si elles se consacrent à la fourniture de gaz naturel et à la production d'énergie solaire ou éolienne. Les grandes entreprises énergétiques, très différentes les unes les autres, et ne méritant pas toutes les honneurs de vos préjugés, sont confrontées à des problèmes semblables comme la forte fluctuation des cours des matières premières : le baril de pétrole est passé de 146 à 35 euros en quelques semaines. L'enjeu pour ces entreprises est de pouvoir investir sur le long terme en assurant une certaine stabilité des prix au consommateur. Leurs marges dépendent essentiellement de coûts d'approvisionnement aléatoires. Quel sens aurait une taxe franco-française pour des multinationales réalisant l'essentiel de leurs bénéfices dans les activités de production à l'étranger ?

Les entreprises de l'énergie sont présentes en France essentiellement dans la distribution et la production d'énergie alternative. En Côte-d'Or, ce sont plus de 300 entreprises et 4 000 emplois. Imposer une taxe aux seules entreprises françaises augmenterait les coûts de la distribution et de la production d'énergies alternatives. Est-ce bien raisonnable ?

Créer une nouvelle taxe, c'est envoyer un mauvais signal au consommateur qui au final, comme payeur, est perdant, et vous ne pouvez pas demander en même temps la baisse du prix de l'énergie et la création d'une nouvelle taxe. Ce sont les petits revenus qui supporteront in fine cette taxe qui sera directement répercutée sur les prix de revient des entreprises et, de facto, sur les consommateurs. Les plus faibles sont obligés de continuer à se chauffer au fioul, ils n'ont pas les moyens d'installer une chaudière à condensation, une chaudière bois ou des panneaux solaires. Il n'appartient pas aux élus de la Nation de renchérir le prix de l'énergie, alors que l'État prélève déjà jusqu'à 50 % du prix de l'essence. Certains de nos villages souffrent suffisamment de l'éloignement, pour ne pas supporter une nouvelle hausse du prix de l'essence. Certaines personnes âgées de nos villages souffrent suffisamment du froid, pour ne pas supporter une nouvelle hausse du prix du fuel !

M. David Assouline.  - Mais qui parle de ça ?

M. Alain Houpert.  - Plutôt que contre les entreprises, mieux vaut prendre des mesures en faveur du consommateur -crédit d'impôt pour l'isolation des logements, pour l'adaptation des systèmes de chauffage, prime à la cuve. Mais il faut aller plus loin. Monsieur le ministre, vous avez décidé de doubler la prime à la cuve de 75 à 150 euros, pour alléger la facture des ménages. De plus, aujourd'hui, en France, les consommateurs bénéficient d'un prix à la pompe plus faible que dans le reste de l'Europe. C'est le résultat des efforts du Gouvernement !

Une contribution des grandes entreprises serait un mauvais signal envoyé à tous les acteurs du marché de l'énergie. Pour stabiliser les prix, susciter l'investissement et la concurrence, encore faut-il une certaine sécurité fiscale. En France, de nombreux entrepreneurs s'engagent dans la production d'énergie durable -bois, éolien, carburants verts-, et nous allons voir émerger de grandes entreprises. L'État doit garantir une sécurité fiscale favorable aux investissements et, aussi, orienter ces investissements. Plutôt que de condamner le secteur de l'énergie, nous devons nous le réapproprier. Par exemple, en élargissant les conditions d'éligibilité au crédit impôt-recherche. Refusez-vous d'accompagner ces changements décisifs pour les générations à venir ? Ne voyez-vous pas quel est le sens de l'histoire ? Dans nos territoires, la production d'électricité d'origine thermique -à base de paille ou de bois- est une voie d'avenir, un vivier d'emplois potentiels au sein d'établissements qui, dans certaines communes, représentent parfois la seule source de taxe professionnelle. Ces nouvelles sources énergie permettront de relocaliser l'économie dans nos territoires et d'éviter les mouvements pendulaires villes-campagnes.

Pendant trop longtemps le pays a été trop frileux pour orienter les investissements vers des métiers d'avenir. Le vrai problème en France, en Bourgogne ou à Dijon... ce n'est pas la prospérité de certaines entreprises, c'est la gestion calamiteuse de l'argent public, c'est l'impérieuse nécessité pour les collectivités de trouver de nouvelles sources de financement, et de sortir d'une gestion court-termiste. Alors que nous vivons de profondes mutations de nos comportements, tant en ce qui concerne la production que la consommation d'énergie, vous proposez de créer de nouvelles taxes qui vont à l'encontre du sens de l'histoire ! Il faut faire des propositions plus proches du vécu des Français... (Applaudissements à droite)

M. David Assouline.  - Chaque parlementaire, chaque élu de notre pays est confronté à la triste réalité de la crise sociale qui frappe aujourd'hui les Français. Dans ses permanences, dans ses visites de terrain, il mesure la gravité de cette crise à la multiplication des demandes d'intervention auprès des services sociaux liées à l'impossibilité pour des salariés, de payer le loyer, la cantine des enfants, les factures d'eau ou d'électricité, sans parler du nombre croissant de bons d'alimentation distribués par les mairies.

Votre Gouvernement a la responsabilité de tout faire pour préserver la cohésion de la société française en évitant à des centaines de milliers de ménages de connaître la précarité et la détresse. C'est d'ailleurs le sens de l'appel que lançait le président de l'Eurogroupe, Jean-Claude Juncker, aux gouvernements de la zone Euro, lundi dernier, en pronostiquant « une crise sociale » en Europe du fait de la forte hausse attendue du chômage. « Tous les efforts doivent être orientés vers l'encadrement social et économique de cette situation » a-t-il affirmé, en invitant les gouvernements à amortir le choc pour les salariés licenciés, et les chefs d'entreprise à éviter « les licenciements massifs et prématurés » en faisant preuve « de responsabilité sociale ».

C'est, depuis déjà plusieurs semaines, le sens des politiques des collectivités locales dirigées par la gauche qui, malgré le désengagement financier de l'État et la paupérisation organisée des services publics, déploient des moyens exceptionnels en faveur de l'économie et de l'emploi de leurs territoires : ainsi un conseil général aux moyens limités comme celui de l'Ardèche mobilise-t-il 106 millions alors que celui des Bouches-du-Rhône en réunit un milliard ; ainsi la Ville de Paris apporte-t-elle sa garantie à 57 millions de crédits réservés aux PME alors que le conseil régional de Poitou-Charentes a voté, il y a quelques jours, l'entrée de la région au capital d'Heuliez à hauteur de 5 millions.

Or, dans le même temps, qu'observent les 50 000 nouveaux chômeurs qui s'inscrivent à Pôle emploi, chaque mois, dans les conditions déplorables à cause de votre restructuration du service public de l'emploi ? Ils voient Dexia, sauvée de la faillite par les gouvernements belge et français au prix de 6,4 milliards de crédits publics, distribuer 8 millions de primes à ses cadres et dirigeants français. Ils voient les banques, aux bilans plombés par leurs engagements dans des produits financiers complexes, demander à l'Autorité des marchés financiers d'agréer de nouveaux produits de ce type. Ils subissent aussi la pression accrue des directions des grandes entreprises pour diminuer, toujours plus, les coûts et accroître, toujours plus, les rendements.

Ils voient, dans le même temps, les mêmes multinationales du CAC 40 rendre publics des résultats en baisse -globalement de 42 % entre 2007 et 2008- et gratifier tout de même leurs actionnaires de dividendes au moins aussi élevés que l'année passée. Les sociétés cotées au CAC 40 ont distribué, au titre de l'exercice 2008, près des deux tiers de leurs bénéfices nets en dividendes, soit 37,5 milliards.

Ce choix des grands groupes en faveur de la rémunération du capital, malgré une récession économique historique, est conforme à l'orientation prise par les entreprises depuis le début des années 90 au détriment de leur capacité propre d'investir et, donc, de développer leur activité. Le directeur général de l'Insee, Jean-Philippe Cotis, missionné par le Président de la République pour étudier l'évolution du partage de la valeur ajoutée ces dernières années, montre dans son rapport que « les dividendes nets représentent 16 % de l'excédent brut d'exploitation des sociétés non financières en 2007 contre seulement 7 % en 1993 ».

Cette explosion des profits financiers au détriment de l'investissement dans le capital productif s'est accompagnée d'une dérive exponentielle des plus hautes rémunérations -celles supérieures à 200 000 euros annuels- dont la part dans la masse salariale n'a cessé de progresser au cours des dix dernières années.

Dans ce contexte, la question de François Rebsamen est de celles que se posent, tous les jours, beaucoup de nos concitoyens, qu'ils soient artisans ou patrons de PME réduits au dépôt de bilan à cause de banques ayant coupé le robinet du crédit, ou qu'ils soient salariés menacés par le chômage et la précarité. Votre réponse est donc attendue bien au-delà de ces bancs.

Elle est attendue notamment par les centaines de salariés de Total, victimes de la restructuration des branches « pétrochimie » et « raffinage » en France, que le quatrième groupe pétrolier mondial a eu l'indécence de rendre publique en même temps que l'annonce d'un résultat net pour 2008 constituant le plus important bénéfice jamais réalisé par une entreprise française en valeur, soit 13,92 milliards.

Que la France dispose, dans un secteur aussi stratégique que l'énergie, d'un incontestable leader mondial, que l'activité de cette entreprise soit très profitable, personne ne s'en plaindra. Mais que cette rentabilité, qui est le fruit du travail et des efforts de productivité des milliers de salariés de Total, enrichisse principalement les actionnaires, pose problème. Ce n'est pas le bénéfice de Total qui est en cause, mais la manière dont les dirigeants du groupe ont décidé de le répartir : en distribuant un dividende total de 5,4 milliards, Total s'installe résolument comme le « champion des dividendes » du CAC 40, pour reprendre les termes d'un hebdomadaire financier.

Ces 5,4 milliards sont à comparer aux 109 millions versés aux employés au titre de l'épargne salariale et aux 50 millions que le groupe pétrolier a généreusement proposé d'affecter au Fonds d'investissement des expérimentations pour les jeunes.

M. Daniel Raoul  - Sur cinq ans !

M. David Assouline.  - M. Wauquiez peut ainsi faire semblant de ne pas avoir crié en vain au scandale. Quant aux jeunes auxquels le plan de Martin Hirsch offre quelques centaines de contrats aidés, précaires et sous-qualifiés, quant aux salariés des sites de Total touchés par les 550 suppressions de postes prévues, quant à ceux des sous-traitants et des fournisseurs des activités concernées du géant pétrolier, ils n'ont qu'à ravaler en silence leur humiliation.

Pour éviter que le silence de l'humiliation ne se transforme en révolte, il faudrait que le Gouvernement renonce à cette politique fiscale de classe. Lorsque des responsables politiques de droite du niveau et de la compétence d'Alain Juppé préconisent de suspendre l'application du bouclier fiscal, il est révoltant de voir dans un grand quotidien le secrétaire général de l'UMP affirmer qu'augmenter les impôts serait « une absurdité ». Allez-vous rester dans votre prison doctrinaire ? Ôtez vos oeillères !

Si M. Sarkozy veut sortir de la posture du volontarisme pour réellement agir en faveur de l'intérêt général, il lui reste à prendre des mesures courageuses et déterminées. Comme l'écrivait Condorcet en 1777, « la première règle de la politique, c'est la justice. La seconde, c'est la justice. La troisième, c'est encore d'être juste ». De cette maxime, la République devrait faire un impératif catégorique ! (Applaudissements à gauche)

M. Ladislas Poniatowski.  - Nous faire traiter de doctrinaires par M. Assouline, cela ne manque pas de sel !

M. Hervé Novelli, secrétaire d'État chargé du commerce, de l'artisanat, des petites et moyennes entreprises, du tourisme et des services.  - Le Gouvernement partage nombre des réflexions entendues ce matin, même s'il ne partage pas les conclusions que M. Rebsamen en tire.

Nous sommes d'accord sur le constat de la crise, dont personne n'a dit qu'elle serait due à la politique du Gouvernement. Vous avez fini par admettre que la crise financière s'est imposée à nous. Nous rassemble aussi le constat qu'il est sain que les entreprises, grandes ou petites, fassent des bénéfices. J'apprécie que vous reconnaissiez enfin la réalité. Quand une entreprise fait des pertes, l'effet s'en ressent sur le territoire puis c'est le pays qui est frappé.

Nous devons tirer une légitime fierté des activités de nos entreprises, particulièrement de celles du secteur de l'énergie, qui remportent d'importants contrats à l'exportation.

Vous pointez du doigt les bénéfices de Total en 2008 mais vous omettez de dire qu'au premier trimestre 2009 ceux-ci ont diminué de 40 %.

M. David Assouline.  - Pourquoi alors avoir distribué de tels dividendes ?

M. Hervé Novelli, secrétaire d'État.  - Ne regardez pas que les chiffres qui vous arrangent !

Est-il opportun de taxer des profits qui viennent de diminuer de moitié ? Et puis il faudrait analyser la genèse de ces profits. Vous verriez alors qu'ils n'ont pas été payés par les consommateurs. L'électricité coûte 20 % moins cher en France que dans les autres pays européens et le gaz 10 %. La hausse des tarifs de l'électricité en 2008 a été inférieure à l'inflation : 2 % contre 3,6 %. Quant à l'évolution du prix du gaz, elle est due à l'application de la formule tarifaire approuvée par la Commission de régulation de l'énergie. La hausse de 2008 n'a fait que répercuter strictement l'augmentation du prix de l'approvisionnement. Nous avons gelé le prix du gaz pour l'hiver 2008-2009, que cette formule aurait conduit à relever. Et nous avons répercuté dès que possible la baise du prix du pétrole : au 1er avril. Les engagements des pétroliers ont été respectés ; un point hebdomadaire est fait à Bercy.

En fait, les profits de Gaz de France-Suez et de Total sont principalement dus à leur activité hors de France. Pour Total, la France représente moins de 5 % de ses résultats nets ; pour Gaz de France, c'est moins de 20 %.

Ce sont les plus faibles qui supportent le plus mal ces hausses de prix ? C'est l'évidence même. Mais le Gouvernement a réagi. Nous avons élargi les critères d'éligibilité au tarif social de l'électricité. Le nombre de foyers concernés est passé d'1,1 à 2 millions. Nous avons créé en août dernier un tarif social du gaz, avec une réduction forfaitaire de 120 euros. Et n'oubliez pas la prime à la cuve, passée de 150 euros en 2007-2008 à 200 euros, qui touche 830 000 foyers.

Vous proférez une contre-vérité en parlant de licenciements chez Total. Il y a bien eu 550 postes supprimés mais sans licenciement. Et Total investit un milliard pour élargir son marché, ainsi que vers l'énergie solaire et le photovoltaïque. Et la France bénéficie de 10 % de ses investissements alors que le groupe n'y réalise que 5 % de ses profits.

Vous minimisez les 50 millions que Total va donner en cinq ans au projet de Martin Hirsch. Ce n'est pas rien et cela n'avait rien d'obligatoire. La désinvolture de votre critique est donc déplacée.

M. David Assouline.  - C'est la mesure qui est désinvolte !

M. Hervé Novelli, secrétaire d'État.  - Cette grande entreprise contribue aussi au plan de relance, pour 1,5 milliard en 2009, tandis qu'EDF y apporte 2 milliards. C'est aussi pour l'accompagnement des PME à l'exportation que Total est exemplaire.

Total contribue à leur croissance à l'international.

François Rebsamen propose une contribution exceptionnelle fondée sur les bénéfices.

M. François Rebsamen.  - Et temporaire.

M. Hervé Novelli, secrétaire d'État.  - Vous avez confiance en la bonté naturelle de la nature humaine. Je vous rappelle que la vignette, créée à titre temporaire en 1951, n'a été supprimée qu'en 2001 !

M. David Assouline.  - par les socialistes !

M. Hervé Novelli, secrétaire d'État.  - Ce qui est exceptionnel risque de durer. La fièvre fiscale qui vous étreint peut, tout comme d'autres fièvres, être dangereuse...

M. David Assouline.  - Dites-le à Barack Obama !

M. Hervé Novelli, secrétaire d'État.  - Les bénéfices des entreprises du secteur de l'énergie sont taxés aux mêmes conditions que ceux des autres entreprises, soit 33,33 %, auxquels s'ajoute la contribution sociale, ce qui fait un taux effectif d'imposition de 34,43 %. Sur ce point, la France ne se trouve pas dans une position favorable par rapport à ses partenaires européens, et une taxation excessive risque de provoquer des dérives.

En outre, les bénéfices annoncés par les grandes entreprises de l'énergie sont des résultats mondiaux, dont une majeure partie n'a pas été réalisée sur notre territoire et n'est donc pas imposable en France. En cas d'option pour les bénéfices mondiaux consolidés, il faut déduire les impôts réglés à l'étranger. Les taxes sur l'exploration et la production d'énergie peuvent y atteindre des montants importants -jusqu'à 50 % en Russie. Enfin, en tant qu'actionnaire de GDF-Suez, l'État a perçu 1,7 milliard de dividendes en 2008.

De nombreux sénateurs de gauche ont parlé d'envol des inégalités. Je n'ai pas la même interprétation de l'étude de l'Insee et du rapport Cotis. Selon l'institut, le rapport entre les 10 % des salariés les mieux rémunérés et les 10 % les moins bien rémunérés est resté stable durant les quatre dernières années.

M. David Assouline.  - Ce n'est pas vrai sur les vingt dernières années !

M. Hervé Novelli, secrétaire d'État.  - Les chiffres publiés aujourd'hui indiquent que le rapport entre la croissance des rémunérations aux deux extrémités de la hiérarchie des salaires ne s'est accru que de 2,5 % entre 1996 et 2006.

Le président Poniatowski a brillamment démontré le caractère inopportun d'une telle taxation. Le niveau des prélèvements obligatoires dans notre pays nous place déjà en tête des pays de l'OCDE. Puiser, même temporairement, dans les poches de nos concitoyens ou des entreprises ne nous aidera pas à sortir de la crise.

M. David Assouline.  - C'est du libéralisme pur !

M. Hervé Novelli, secrétaire d'État.  - Il faut augmenter l'attractivité de notre territoire, car seule l'activité économique crée de l'emploi et de la richesse.

M. David Assouline.  - Doctrine ! Sectarisme !

M. Hervé Novelli, secrétaire d'État.  - Si vous découragez celle-ci, elle se venge. Vous l'avez démontré lorsque vous étiez au pouvoir. (Protestations sur les bancs socialistes, applaudissements sur les bancs de l'UMP) Le Gouvernement maintient sa position et ne souhaite pas augmenter la contribution fiscale de ces entreprises. (Applaudissements à droite et au centre)

M. François Rebsamen, auteur de la question.  - Je remercie mes collègues pour leur participation à ce débat, et les sénateurs de gauche de leur soutien à ma démarche. Monsieur le ministre, vous avez très bien commencé votre intervention en rappelant un constat partagé, puis votre ultralibéralisme -voire une certaine agressivité- a pris le dessus ! Nous marquerons encore un point devant l'opinion, car on ne peut écarter cette question d'un revers de main.

Ne croyez pas que les élus que nous sommes ne connaissent pas la vie des entreprises : nous en rencontrons tous les jours dans nos collectivités, notamment lorsque nous assurons une médiation entre les organisations syndicales et les patrons qui licencient. Monsieur Houpert, vous confondez les entreprises du CAC 40 et nos PME de Côte-d'Or ! Aucune des entreprises du département dont nous sommes tous deux élus ne serait touchée par cette contribution. En outre, vous parlez de taxe, ce qui crée une confusion.

Monsieur le ministre, ce type de contribution exceptionnelle est appliqué dans certains pays de l'Union européenne, notamment au Portugal. Vous parlez d'une baisse des bénéfices de Total au premier trimestre, mais ceux-ci s'élèvent tout de même à 2,11 milliards d'euros ! En outre, on a comparé à tort EDF et Total, on a cherché à nous faire pleurer sur le sort de Total, et on a même parlé d'augmenter le prix de l'essence... Restons dans le cadre de notre proposition : une mesure temporaire adaptée à une situation exceptionnelle.

Vous êtes vous aussi frappé d'une fièvre, celle du déficit ! Vous le savez, il faudra bien trouver des recettes, soit par l'inflation, soit par l'augmentation des impôts. Notre contribution correspond à un juste retour pour participer à l'effort d'innovation, comme l'a fait EDF, qui a versé 2,5 milliards pour faire face à la crise. Total y échapperait parce que c'est une entreprise privée, et se contenterait de verser 50 millions en cinq ans ?

M. Hervé Novelli, secrétaire d'État.  - 1,5 milliard.

M. François Rebsamen, auteur de la question.  - Vous craignez de faire fuir Total... Mais la vie de cette entreprise est liée à la France, où elle va être associée au secteur du nucléaire et où elle réalise 20 % de ses 14 milliards de bénéfices. Leur taxation aurait pu rapporter 800 millions, ce qui serait préférable à la suppression de 550 emplois...

Votre défense, quasi idéologique, vous a fait vous enflammer et perdre le ton courtois que vous aviez au début de ce débat. Votre position est dépassée en cette période de crise. Un jour, vous devrez vous rallier à la nôtre. (Applaudissements à gauche)