C. L'AUDIENCE ACCORDÉE PAR LA PRÉSIDENTE OTOUNBAEVA

Comme toujours en pareil cas, l'audience accordée à la délégation sénatoriale par le Chef de l'État a représenté le temps fort de cette visite du groupe d'amitié au Kirghizistan, prolongeant les premiers contacts que le Président André Dulait et M. Aymeri de Montesquiou avaient déjà eu l'occasion de prendre avec Mme Otounbaeva quelques semaines auparavant, lors de sa visite au Sénat en mars 2011.

Lors de l'audience, la Présidente kirghize est revenue sur cette visite, et a remercié le groupe d'amitié d'avoir concrétisé aussi rapidement son projet de mission à Bichkek, dont elle-même et le Président Gérard Larcher avaient arrêté le principe ; elle a également noté avec intérêt que le groupe d'amitié du Sénat était disposé à animer un programme de coopération interparlementaire avec le Jogorkou Kenech, ainsi que les députés qui l'accompagnaient en France en avaient exprimé la demande.

Désignée Chef de l'État ad interim en avril 2010, et confirmée dans cette fonction lors du référendum constitutionnel du mois de juin 2010 (sans toutefois pouvoir se porter candidate au prochain scrutin présidentiel de décembre 2011), Mme Rosa Otounbaeva est une personnalité remarquable, seule femme à la tête d'un État en Asie centrale et seule dirigeante politique de la région à marquer une volonté réelle d'instaurer un système en totale rupture avec la pratique autoritaire et personnelle du pouvoir. Elle a su rétablir la stabilité de l'ordre constitutionnel durant les moments très difficiles qu'a traversés le Kirghizistan en 2010, organiser des élections et, depuis lors, faire fonctionner les institutions dans le respect des nouvelles règles constitutionnelles.

L'audience de Mme Rosa Otounbaeva,
Présidente de la République du Kirghizistan (au centre) ;
à gauche, l'ambassadeur de France M. Thibaut Fourrière.

Mme Otounbaeva a engagé son propos en rappelant que son pays avait fait le choix de la démocratie, la « Révolution du 7 avril » étant à ses yeux un acte fondateur un peu comparable au 14 juillet 1789 en France. Elle a reconnu que ce choix se révélait difficile à mettre en oeuvre, d'autant que les mentalités restaient empreintes d'anciens réflexes. Elle a constaté que l'actuelle coalition gouvernementale était traversée par des tendances centrifuges 14 ( * ) , assez classiques si on compare à d'autres systèmes parlementaires (l'Italie, le Japon, ...) mais qui, l'espérait-elle, ne tueraient pas dans l'oeuf le processus de démocratisation au Kirghizistan.

Elle a souhaité qu'à tout le moins les équilibres parlementaires actuels soient préservés pour éviter de devoir recourir à des législatives anticipées et que dans leur sagesse, les partis politiques et les électeurs acceptent de ne pas les remettre en cause, le cas échéant, avant le prochain scrutin présidentiel.

En réponse à une question du Président André Dulait sur la situation des frontières kirghizes, Mme Otounbaeva est convenue qu'il s'agissait d'une source de préoccupation permanente. La situation lui a paru parfaitement stabilisée avec la Chine et le Kazakhstan, beaucoup plus tendue avec l'Ouzbékistan (avec une frontière fermée et quasi-fortifiée du côté ouzbek) et malheureusement problématique avec le Tadjikistan, dont les frontières poreuses et difficiles à contrôler facilitent les trafics de toute sorte (drogues, êtres humains, etc...), pour partie en provenance d'Afghanistan.

La Présidente a jugé que les frontières avec le Tadjikistan étaient moins bien gardées aujourd'hui qu'à l'époque où leur surveillance était assurée par les Russes, problème aggravé par la corruption générée par les difficultés économiques actuelles ; elle a souhaité que la coopération internationale aide son pays à mieux gérer cette question.

A M. Aymeri de Montesquiou , qui faisait observer que le choix de la démocratie aurait de meilleures chances de s'ancrer durablement si le pays -qui disposait d'atouts non négligeable, notamment l'or et l'eau- pouvait atteindre un développement économique suffisant, Mme Otounbaeva a confirmé que le Kirghizistan disposait de ressources extractives -des mines d'or, notamment- et d'un potentiel hydroélectrique important qui, en théorie, devraient lui permettre d'accéder à un niveau de développement plus confortable. Mais elle a constaté que beaucoup d'installations de production électrique étaient aujourd'hui vétustes, provoquant des déperditions techniques de l'ordre de 15 % de l'énergie produite, sans compter un haut niveau de corruption dans le secteur énergétique, qui portait en réalité les détournements et les pertes à plus de 40 %.

La Présidente a rappelé qu'au temps de l'URSS, la répartition internationale de la production était fondée sur un principe d'interdépendance empêchant chaque République de disposer à elle seule des moyens de son indépendance économique ; après 1991, le Kirghizistan avait continué sur cette lancée à exporter de l'électricité vers l'Ouzbékistan et à importer du gaz ouzbek, alors-même qu'il n'était pas en mesure d'assurer la régularité de son propre approvisionnement énergétique, au point d'avoir subi cet hiver des coupures de courant entraînant la fermeture de nombreuses écoles, situation sans précédent depuis 70 ans. Mme Otounbaeva a souhaité dans cette perspective que des investisseurs étrangers se mobilisent pour valoriser le potentiel hydroélectrique kirghize, tout en déplorant que pour le moment, les aides étrangères demeuraient faibles.

En réponse à une question de M. Jean-Marc Pastor , Président délégué pour le Kirghizistan, sur les rapports entre le Kirghizistan et ses proches voisins d'Asie centrale, Mme Otounbaeva a estimé qu'en fait, il n'existait pas de véritable solidarité centre-asiatique permettant de déboucher sur une sorte de « marché commun » ou d'espace politique intégré ; elle a ainsi remarqué que les relations entre le Kirghizistan et la Chine ou la Russie étaient somme toute plus denses qu'avec les autres pays d'Asie centrale.

Répondant ensuite à plusieurs autres questions des sénateurs sur les perspectives de la coopération économique avec la France, Mme Otounbaeva a remercié notre pays d'avoir apporté son soutien au processus de démocratisation et d'avoir fourni une aide humanitaire très appréciée au lendemain des violences interethniques survenues l'année dernière dans le sud. Dans l'immédiat, la Présidente a souhaité que la France puisse contribuer à la rénovation des équipements hydroélectriques du Kirghizistan, notamment en l'aidant à se doter d'une ligne neuve (65 km d'un câble spécial produit par une compagnie française) nécessaire pour remédier aux déperditions d'énergie lors du transport. En revanche, pour la gestion de certains domaines comme l'assainissement ou le traitement des déchets ménagers, il ne lui a pas paru possible de faire appel à des entreprises françaises, l'idée d'imposer aux consommateurs le paiement d'une redevance pour rémunérer le concessionnaire et financer les équipements adéquats lui semblant trop éloignée, pour le moment, de la mentalité de ses compatriotes.

A l'issue de cette audience, le Président André Dulait a assuré la Présidente Otounbaeva du plein soutien du groupe sénatorial d'amitié pour essayer de faciliter l'avancement de certains dossiers bilatéraux, notamment l'ouverture d'une représentation diplomatique kirghize à Paris, sous une forme à déterminer le moment venu.

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* 14 Une dizaine de députés envisageaient de quitter la coalition au moment de la visite à Bichkek de la délégation sénatoriale.

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