III. TÉMOIGNAGES ET ÉCHANGES

A. TÉMOIGNAGES D'ARCHITECTES

M. Michael BISMUTH, modérateur

Je remercie les maires pour leurs interventions. Il est temps à présent de passer à la deuxième phase de notre table ronde, en cédant la parole aux architectes urbanistes.

Dans quelle mesure ce que vous appelez la « condition urbaine » est-elle multiple, et quel rôle les architectes peuvent-ils jouer dans le devenir de l'urbain ?

Mme Nasrine SERAJI, architecte, directrice de l'École nationale supérieure d'architecture Paris-Malaquais

Je vous remercie de m'avoir invitée à ce colloque, bien que je ne sois ni japonaise ni française. L'amour que je porte à ces deux cultures et à ces deux villes, Paris et Tokyo, a dû jouer le jeu du hasard.

Il est très difficile de parler de la ville et de l'urbanisme en quinze minutes, qui plus est dans une langue qui n'est pas ma langue maternelle. À mon sens, l'urbanisme et le paysage ont besoin de temps. Les maires ont l'habitude de faire la synthèse et de se limiter au temps qui leur est imparti, ne serait-ce que par leur mandat.

Aujourd'hui, la « condition urbaine » et la « condition mondiale » contemporaines nous offrent un certain nombre de statistiques. Ainsi, nous avons entendu précédemment que 50 000 personnes ont rejoint les aires urbaines pendant la durée du discours de M. Jean-Pierre Sueur.

Les trois quarts de la population mondiale vivent dans les villes. Cette proportion ne cesse d'augmenter. Mais de quelles villes s'agit-il ? S'agit-il des villes anciennes connaissant un développement foudroyant, comme ma ville natale, Téhéran, ou bien Shanghai ou encore Bombay ? S'agit-il de mégapoles émergentes, comme Shenzhen en Chine ? De grandes villes historiques, en compétition les unes avec les autres, comme New-York, Tokyo, Londres ou Paris ? S'agit-il encore de banlieues, que les Américains appellent « suburbs » ou de villes diffuses ? Il existe peut-être d'autres types de villes. La généralisation de la condition urbaine a pour corollaire le brouillage de la notion de ville. Nous ne savons plus de quoi nous parlons. Cette situation interroge notre manière d'envisager l'idée même de la ville. On vit très différemment dans ces villes, en particulier en fonction de son rang économique et social. La condition urbaine est donc, en réalité, multiple.

Je m'attarderai simplement sur deux exemples : Paris et Tokyo.

Paris, ville sédimentaire, régulière, pieusement préservée, enfermée dans son boulevard périphérique, hyper-centralisée et de tout temps planifiée, dense. Paris intra-muros compte deux millions d'habitants. La région de Paris compte quant à elle 11 millions d'habitants dont on ne parle jamais, que l'on commence à peine à désigner par la notion de « Grand Paris ». Elle est peu dense et divisée en centaines de communes.

Tokyo, nappe plusieurs fois rasée et reconstruite, aire urbaine de 35 millions d'habitants, soit près du quart de la population japonaise sur 2 % du territoire. Elle s'est développée sans planification publique centralisée. Elle se caractérise par une densité extraordinaire, une extension sur l'eau et sans crainte du territoire artificiel, ce qui est totalement exclu en France et à Paris.

Les deux villes sont donc presque opposées en termes d'histoire, de morphologie, de taille et d'imaginaire urbain. Elles ont néanmoins un point commun, à savoir une Tour Eiffel.

Dans ce contexte, que devient ce qui ne relève pas de la ville ? La campagne, le paysage, la géographie sont-ils en voie de disparition, d'urbanisation, ou entretenus comme des aires urbaines qui fuient les villes ? Renvoient-ils à la poursuite du rêve de la maison individuelle avec jardin ? À la multiplication des lotissements génériques, qui grignotent la campagne, recréant des nouvelles villes, dénuées de certains des avantages de la ville initiale ?

En parallèle, les questions écologiques se posent avec de plus en plus d'acuité : énergie, transport, climat. Dès lors, comment l'urbaniste et l'architecte peuvent-ils intervenir ? Ils peuvent aider à clarifier et comprendre une situation, et à penser des voies alternatives à celles qui résultent du simple jeu des intérêts économiques ou politiques.

Les urbanistes sont souvent trop timides, trop conventionnels, trop peu sollicités et soutenus par la sphère politique et le grand public. Or, je suis convaincue que nous pouvons contribuer à réinventer la manière de penser, explorer et projeter l'aménagement du territoire. La question essentielle à poser est la suivante : quel sera notre cadre de vie ?

Ce futur cadre de vie ne peut se prédire, sauf si on le déduit du présent. Il conviendrait plutôt de le construire. La question devient alors la suivante : quel environnement vital pourrions-nous désirer ?

Je pense que nous nous trouvons à un moment où certaines utopies urbanistes sont redevenues possibles. Dans les années 1950 et 1960, les initiatives des urbanistes étaient beaucoup plus audacieuses, en France comme au Japon. Il est peut-être possible, non pas de reconstruire le passé, mais de tirer des enseignements de ce passé. En France, Le Corbusier, puis le Congrès international d'architecture moderne (CIAM) ont fait que l'Europe possède une histoire singulière et puissante en matière de logement. Au Japon, Kenzô Tange et les métabolistes ont créé une attitude culturelle spécifique d'appropriation de l'espace public. Nous pourrions peut-être repenser ces utopies à neuf, y compris certaines utopies antérieures, en réactualisant des modèles urbains produits dans des circonstances antérieures comparables, comme l'industrialisation massive de l'Occident au XIX e siècle et la création de la cité-jardin.

Aujourd'hui, je souhaite poser la question : la cité-jardin peut-elle devenir métropolitaine ?

M. Michael BISMUTH, modérateur

Que pouvez-vous dire des conceptions architecturales que vous développez dans le cadre des projets sur lesquels vous travaillez ? À quelles préoccupations êtes-vous sensible lorsqu'il s'agit de penser l'aménagement urbain de demain, plus particulièrement lorsqu'il s'agit de bâtir un édifice culturel autour duquel on réorganise une ville, comme le MuCEM à Marseille ?

M. Rudy RICCIOTTI, architecte

Avant de commencer, je tiens à dire à nos amis japonais, combien j'ai été choqué, tout comme des millions de Français, par le drame de Fukushima. Cet événement tragique nous a rappelé avec brutalité l'inopérabilité de la planification, qui doit interpeller les architectes, mais aussi les décideurs publics.

Je ne suis pas certain d'être le bon invité pour cet événement. À mon sens, nous n'avons pas de leçon à donner à nos frères japonais. Plutôt que la prospective et l'utopie, j'estime que nous devons plutôt partager les maux que nous avons en commun.

Pour moi, l'utopie constitue à mon sens une autre version de la pornographie. Je ne crois pas en cette notion. Le mot utopie contient, sémantiquement, le renoncement à un réel, qui confine au morbide. Quant au mot « prospective », il dénote selon moi une imprudence extrême.

Les mots de la planification urbaine relèvent souvent d'un vocabulaire technocratique. Ils sont utilisés par des experts appelés à conseiller les élus. Ils relèvent également d'un autre vocabulaire - celui d'une séduction beaucoup plus récente - lui-même hybridation d'une poésie de palais. Il est donc très difficile d'avoir une vision sur le réel que nous devons transformer puisque tel est notre destin collectif, tous ensemble, en tant que citoyens.

Je suis plutôt prudent et dans la désillusion. À mon sens, en Europe, la vraie question à régler est celle de l'épuisement européen. Pour nous Occidentaux, et pour vous aussi peut-être, Japonais - même si je me suis rendu plusieurs fois au Japon, la culture japonaise reste pour moi un mystère -, la question principale est celle de l'exil de la beauté, ou même de la peur de la beauté. En effet, par un voyage néo-marxien, le mot beauté nous est devenu suspect. Je trouve cela édifiant. Exiger la beauté semble aussi grave qu'exiger la vulgarité. Cette situation est à mon sens effrayante.

Face au constat de l'exil de la beauté, de l'épuisement européen et de la disparition de la culture critique, de l'éloge des lieux communs, j'en viens à penser que nous vivons une époque fondamentalement marquée par la névrose situationniste. La mode porte sur des auteurs comme Camus, Pasolini. Lorsque j'avais vingt ans, j'ai lu Sartre. Mais lorsque ce dernier a reproché à Camus d'être un philosophe approximatif, Camus a répondu qu'il était fatigué d'être jugé par un homme n'ayant pour instinct que de placer son fauteuil dans le sens de l'histoire. Il nous appartient de choisir un territoire. Pour ma part, j'ai choisi. Je me place du côté de Camus, et certainement pas du côté de la névrose d'une mémoire marxienne qui n'en finit plus de mourir et ne nous aide aucunement à reconstituer un corpus de savoir sur l'aménagement du territoire.

Je vous propose, comme champ de réflexion critique, d'aborder un nouveau registre sémantique, celui de la désillusion, pour opérer un regard nous ouvrant le droit à une nostalgie, une nostalgie dirigée vers la vieille Europe. Je ne parle pas, comme le souligne ma collègue Nasrine Seraji, de la période moderne. Pour ma part, j'exècre cette période moderne. Je suis un architecte profondément réactionnaire. Pour moi, il s'agit d'une grossière erreur de considérer la modernité comme un projet valable. Il me semble inepte que les universités continuent à enseigner aux élèves architectes le rêve d'une modernité inachevée. La modernité, censée incarner un point de rupture, a atteint un point culminant de haine avec le Bauhaus, qui considère le décor comme l'attribut de la scène bourgeoise. Je veux vivre dans un espace dont le relief est provincial, réactionnaire, maniériste et petit bourgeois.

Mon travail s'ancre dans un désir de récit, de narration et de questionnement sur la matérialité du réel. Il s'agit d'un véritable combat esthétique. Nous devons activer cette interrogation. À mon sens, elle constitue le coeur de notre débat.

Si l'on décline cette idée, on peut souligner que l'activation du réel, adossé à la matérialité du réel, renvoie à la culture du travail, de l'effort. À cet égard, je suis également réactionnaire, maniériste, petit bourgeois et patriote. Autrement dit, ce qui m'intéresse, en tant qu'architecte, c'est de fabriquer des bâtiments suffisamment sophistiqués, mais qui refusent le consumérisme technologique, s'inscrivent sur des chaînes courtes de fabrication, et appellent de gros coefficients de main-d'oeuvre.

Je m'oppose à la mémoire marxiste consistant à condamner le monde du travail, aux architectes des années 1970, qui préconisaient des bâtiments simples à construire pour réduire le coût de la main-d'oeuvre. Il s'agit à mon avis d'une approche criminelle. À mon sens, elle a donné lieu à la destruction de la cité européenne. Je ne partage rien avec eux.

Je nous encourage donc à être collectivement réactionnaires, en quête d'un récit. Nous devons nous raccrocher aux derniers soubresauts de poésie qui existent encore, en refusant l'exil de la beauté. Enfin, être maniériste, cela revient, comme le poète Jules Barbey d'Aurevilly, à fabriquer les phrases les plus longues possible. Il en va de même en architecture. Si nous voulons inscrire une matière sur la mémoire et dans les faits économiques, il nous faut bâtir un récit avec les phrases les plus longues possibles.

M. Michael BISMUTH, modérateur

Monsieur Riken Yamamoto, vos conceptions architecturales tranchent par leur originalité. Vous plaidez en faveur d'un espace communautaire local, dans une approche très personnelle des rapports entre les espaces collectifs et les espaces privatifs. Ces reconfigurations sont très intéressantes, tant du point de vue des rapports créés entre les individus que des bénéfices environnementaux qui en résultent.

M. Riken YAMAMOTO, architecte

Je me permets de vous présenter brièvement mon travail récent et actuel. D'abord, je suis actuellement engagé dans le projet d'aménagement d'un nouveau complexe aéroportuaire à Zurich d'une superficie totale de 220 000 m 2 . Ce complexe abrite entre autres un hôtel, une salle polyvalente, des boutiques et des sièges d'entreprises. Son inauguration est prévue pour 2018. Je me déplace à Zurich dans ce cadre une fois par mois. D'ailleurs, une exposition consacrée à ce projet se tient actuellement à Lucerne. J'ai par ailleurs conçu, à Pékin, il y a 7 ans, un grand complexe de 700 000 m 2 composé d'un centre commercial et de logements. Je fais aussi partie de cinq architectes bénévoles qui participent au projet « House for all » pour créer de petits logements pour les sinistrés du grand tremblement de terre dans la région du Tôhoku.

Profitant de la présence des maires de Kumamoto et d'Iida, et de maires français, je souhaite vous parler de la réflexion que je mène sur la relation entre l'architecture et la ville.

Mon projet porte sur un espace communautaire local centré sur l'habitat, mais aussi sur les infrastructures. Nasrine Seraji a souligné qu'il convenait aujourd'hui de réfléchir à nouveau sur la ville, et je partage tout à fait son point de vue. Or, la grande erreur de l'urbanisme du XX e siècle, c'est que certaines zones ont été exclusivement dédiées aux habitations. L'idée était de fournir un logement à une famille, et les logements ont été construits dans des zones prévues à cet effet. Dans une zone résidentielle, il n'y a que des logements destinés aux familles. Comme cela a été souligné précédemment par M. Jean-Pierre Sueur, le zonage constitue une erreur d'approche. Cette erreur concerne également les zones résidentielles. Sous l'influence de l'Europe, nous avons créé également des zones réservées à l'habitation à partir de 1945 à Tokyo, mais aussi sur l'ensemble du territoire. Les Japonais ont cru qu'il s'agissait du modèle-type d'urbanisme. Pourtant, toutes ces zones résidentielles connaissent actuellement de grandes difficultés. Et les villes nouvelles, créées dans de vastes zones résidentielles, dans les années 1970 et 1980, sont aujourd'hui confrontées aux problèmes massifs de dénatalité et de vieillissement démographique. Ces villes nouvelles n'ont pas été aménagées par les collectivités locales, mais sous l'impulsion de l'État. Certaines villes nouvelles s'étendent sur plusieurs communes. Leur aménagement a été conduit par le ministère de l'aménagement du territoire, des infrastructures et des transports, et a été réalisé par l'ancien Office public de l'habitat, appelé aujourd'hui l'Agence pour le renouvellement urbain. Il s'agit donc d'un aménagement urbain conçu par des technocrates qui pose de sérieux problèmes aujourd'hui. La ville nouvelle étant elle aussi un modèle urbain inspiré par l'Europe, je crois qu'il y en a également en France. La situation est la même pour les logements HLM construits par les collectivités locales dans les années 1960-1970.

Tous ces logements ont été donc aménagés dans des zones réservées à l'habitation, selon le modèle urbain promu par le Congrès international d'architecture moderne (CIAM). Mais à une époque antérieure, la France a servi de référence pour la fourniture de logements. À Mulhouse, des logements pour les ouvriers ont été construits dans les années 1850. Et le Japon a aménagé des logements pour les ouvriers à l'instar de la ville française. Après la Première Guerre mondiale, la France a construit massivement des logements collectifs. Le Japon a, pour sa part, mis en oeuvre la même politique après la Seconde Guerre mondiale.

Qu'en est-il de nos jours ?

Dans les années 1960, on comptait au Japon quatre habitants par logement. La part des personnes âgées de 65 ans et plus dans la population totale était de 15 % à l'époque. En 2013, cette proportion est proche de 25 % à Tokyo. Par ailleurs, aujourd'hui, un logement n'est plus occupé que par deux personnes en moyenne à Tokyo, majoritairement des personnes âgées. Le même phénomène se retrouve dans d'autres villes japonaises, même à Kumamoto et Iida. Certes, il existe aussi des familles de quatre ou cinq personnes, mais dans la mesure où il s'agit d'une moyenne, cela signifie que de nombreux logements sont occupés par une seule personne. Dès lors, est-il justifié de continuer à proposer des logements conçus originellement pour quatre personnes ? Ces personnes vivant seules sont-elles d'ailleurs en mesure d'entretenir de tels logements ? Dans les années 1960, la femme au foyer s'occupait de sa famille. Aujourd'hui, nous assistons à un effondrement complet de ce modèle. Malgré cela, les constructeurs-promoteurs privés continuent à proposer des logements de type familial. Autrement, ils proposent des studios d'environ 20 m 2 pour une personne. Il n'existe donc que ces deux types de logements.

Actuellement, il n'y a plus que les constructeurs privés qui aménagent des logements. Le secteur public n'intervient presque plus. Une telle situation nous amène à réfléchir sur l'aménagement urbain et sur l'habitat de demain.

Prenons un exemple. Vous voyez ici, sur ce plan de Tokyo, les zones à forte densité de construction en bois. Ces quartiers risquent d'être dévastés en cas d'incendie. Ils ont été aménagés après la Seconde Guerre mondiale, et de nos jours, ils subsistent. Le département de Tokyo a pour objectif de remplacer ces habitations en bois par des habitations résistant au feu. Naturellement, toutes ces maisons ont été construites pour les familles. Il s'agit d'un quartier de l'arrondissement de Toshima, qui se trouve à proximité immédiate de la zone ultra-moderne de Sunshine City . Ce quartier constitue donc une sorte d'enclave de constructions en bois. Le département de Tokyo souhaite ignifuger ces habitations, car les ruelles du quartier sont en outre très étroites. Leur largeur n'est que de deux mètres environ. Au Japon, la loi interdit toute construction donnant sur une route dont la largeur est de moins de quatre mètres. Ce quartier a été aménagé avant cette loi. La plupart des habitations en bois du quartier donnent sur une rue de moins de quatre mètres de large. Dans ce contexte, la survenue d'un séisme ou d'un incendie entraînerait inévitablement des dégâts considérables. Le département essaie par conséquent d'élargir les rues à quatre mètres, voire à six mètres, par voie réglementaire. La photo aérienne de ce quartier ne nous permet même pas d'identifier les ruelles, tant la zone est dense en habitations. Les maisons donnant sur une voie plus large seront remplacées par des logements collectifs.

Les quartiers, comme celui-ci, présentent également des aspects positifs. Premièrement, les voitures ne peuvent pas circuler dans les quartiers et les enfants peuvent y jouer en toute tranquillité. Deuxièmement, on y trouve de petits commerces de proximité. Ces lieux sont animés par un esprit de communauté et les habitants ont plaisir à y vivre. Je travaille actuellement avec l'arrondissement de Toshima et cherche à trouver une solution pour garantir la sécurité du quartier, sans élargir les voies. À mon sens, le projet de réaménagement doit porter non seulement sur les infrastructures, mais aussi sur les liens des habitants qui vivent ensemble dans cet espace communautaire local. Lors du séisme de Kobe, il y a eu moins de morts dans les quartiers où les liens entre les habitants étaient forts. Les habitants se connaissaient bien et cela a facilité la recherche de voisins survivants. C'est ce lien solidaire qui caractérise la richesse de la vie dans un espace communautaire local. L'élargissement des ruelles mettra en péril cet espace de solidarité, en laissant aussi passer les voitures dans les rues. Dès lors, que faire ?

Sur cette photo, vous voyez des murs en parpaing. Ils présentent un grand danger, car en cas de séisme, ils tombent à coup sûr. Et le mur écroulé empêche les pompiers d'assurer les opérations de lutte contre l'incendie et de secours. Le respect de la vie privée est une idée venue d'Europe. Elle est aujourd'hui aussi forte au Japon qu'en Europe. Les citoyens souhaitent préserver leur vie privée en érigeant tous ces murs. Pourtant, c'est l'existence de ces murs en parpaing qui rend ce lieu dangereux.

Mon projet commence par enlever ces murs. Vous voyez ici des réservoirs permettant de recueillir l'eau de pluie. Ces réservoirs coûtent environ 50 000 yens, soit environ 500 euros. Ils sont très utiles en cas d'incendie. Il faut également prévoir l'installation de tuyaux d'incendie. Certains experts en prévention des risques disent que la présence de tels équipements à proximité suffit pour lutter efficacement contre l'incendie.

Et à l'entrée des maisons, je propose d'installer un engawa , qui est une bande de sol suspendue en bois installée devant la fenêtre des pièces dans les maisons traditionnelles japonaises. Ces engawa pourraient abriter des petites enseignes de commerce ou d'artisanat. Avec la création des villes modernes, les petits commerces ont disparu des quartiers. Au XIV e siècle, à Paris, on dénombrait plus de 130 sortes de métiers. Il existait des corporations des différents métiers à Paris et dans les villes d'Europe qui étaient autrefois de petite taille. C'étaient des commerçants et artisans qui animaient les villes. Les constructions n'étaient pas dédiées au logement. Au Japon aussi, on trouvait une majorité de maisons de commerçants. M. Seishi Kôyama a parlé des maisons de commerçants traditionnelles en bois de Kumamoto. Les occupants de ces maisons travaillaient et vivaient au même endroit. On construisait, au Japon comme en Europe, des bâtiments qui servaient à la fois aux commerces et à l'habitation. À partir du XIX e siècle, la distinction entre l'habitat et le lieu de travail est apparue. Je propose de réunir à nouveau les espaces privatifs et les espaces ouverts des petits commerces. Sur ce plan, vous voyez des ruelles très étroites avec des commerces variés. Avec mes étudiants, nous avons imaginé tous les commerces susceptibles de s'y trouver. On pourrait même créer un établissement qui apporte des aides aux habitants ou un jardin potager. Il est possible de conserver des anciens quartiers en les rendant résistants aux séismes ou autres sinistres. Telle est l'approche fondamentale à laquelle je pense.

Concernant les logements de l'arrondissement de Toshima à Tokyo, nous envisageons une mise en commun des cuisines. Une cuisine serait ainsi partagée par un groupe de cinq à sept personnes, que j'appelle groupe S . Par ailleurs, l'énergie produite avec des capteurs solaires thermiques ou des panneaux photovoltaïques serait partagée par les personnes regroupées au sein d'un groupe M composé de six groupes S . Et les personnes de quatre groupes M formant un groupe L , partageraient un cogénérateur, un spa dont l'eau serait chauffée grâce à la chaleur dégagée par le moteur du cogénérateur ou des boxes de stockage. Les équipements tels que la crèche, la permanence d'accueil des habitants et un petit supermarché seraient mis en place pour chaque groupe XL regroupant quatre groupes L .

Les bâtiments comporteraient à la fois un espace privatif et un espace ouvert vers l'extérieur qui pourrait être utilisé pour le commerce. Il serait possible d'y habiter seul ou en famille. Les différents commerces pourraient consister, par exemple, en location de livres, ou de vêtements, retoucherie, vente de plantes. Il s'agirait de commerces faciles à ouvrir. Il en résulterait un quartier doté de petits commerces. Actuellement, l'espace privatif occupe 80 % des habitations existantes. L'idée est d'inverser la répartition.

La location de ces cubes au sein de l'espace communautaire local serait meilleur marché que les loyers actuels pratiqués pour les locaux d'activité à Tokyo ou dans d'autres grandes villes japonaises. Chacun pourrait ainsi exercer une activité sur place dans le quartier de l'espace communautaire.

Comme vous le voyez, la moitié des dépenses publiques japonaises est dédiée à la protection sociale. Le Japon doit réduire toutes ses dépenses pour ne pas se trouver en situation de faillite. Dans ce contexte, il convient de réfléchir à une entraide au niveau des quartiers. Le resserrement de l'entraide au niveau des quartiers pourrait faire baisser le niveau des dépenses publiques en termes de dépendance.

Concernant l'énergie, le transport de l'électricité entre les centrales et les habitations entraine beaucoup de perte d'énergie sous forme de chaleur. Par exemple, 60 % de l'électricité produite à Fukushima, situé à 250 kilomètres de Tokyo, est perdue en cours d'acheminement. Si l'on produisait l'énergie sur place, cette dernière serait utilisée à hauteur de 90 %. Il est donc beaucoup plus efficace de produire et consommer sur place.

Ma démarche consiste donc à réfléchir sur la ville en partant des habitations. Je me demande quel type de logements il convient de créer. J'espère pouvoir poursuivre ma réflexion sur le sujet et avoir un échange avec vous à ce sujet.

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