PREMIÈRE TABLE RONDE : LA DETTE GRECQUE À L'HEURE DU TROISIÈME MÉMORANDUM

Table ronde animée par M. Michaël SZAMES, journaliste à Public Sénat

Introduction de M. Albéric de MONTGOLFIER, Sénateur d'Eure-et-Loir, Rapporteur général du budget
M. Benjamin CORIAT, Professeur de sciences économiques à l'Université Paris XIII, membre du Comité d'animation du collectif des Économistes Atterrés
Mme Natacha VALLA, Économiste, Directeur adjoint du CEPII (Centre d'études prospectives et d'informations internationales)
M. Xavier TIMBEAU, Directeur de l'Observatoire Français des Conjonctures Économiques (OFCE)
M. Kostas VERGOPOULOS, Économiste, Spécialiste de la Grèce

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M. Albéric de MONTGOLFIER - Mesdames, Messieurs,

Cette première table ronde est l'occasion de nous interroger sur la situation de la Grèce quelques mois seulement après qu'un troisième programme d'assistance financière a été décidé. Comme chacun le sait, le protocole d'accord signé en août 2015 procède d'un accouchement qui ne s'est pas fait sans douleur. En effet, quelques jours durant, l'éventualité d'une sortie de la République hellénique de la zone euro a cessé d'être une hypothèse d'école et le « Grexit » a même pu, par moments, paraître inévitable.

Aussi, aujourd'hui, de nombreuses questions se posent. Le protocole d'accord proposé par les institutions européennes est-il en mesure de répondre aux défis auxquels la Grèce est confrontée ? Est-il compatible avec la situation actuelle de la République hellénique ? Les objectifs assignés à cette dernière, notamment en matière budgétaire, sont-ils atteignables ? La Grèce dispose-t-elle de la capacité de se réformer en profondeur et de relancer son économie ? S'il est encore difficile, à ce jour, d'apporter des réponses définitives à ces différentes interrogations, je vais m'attacher à partager avec vous quelques réflexions et constats issus d'un déplacement que j'ai effectué, au début de ce mois, à Athènes dans le cadre du groupe de suivi du plan d'aide à la Grèce, constitué à l'initiative des commissions des finances et des affaires européennes.

Tout d'abord, il convient de souligner la résilience de la société grecque. En dépit de l'ampleur des ajustements consentis par la Grèce, les solidarités familiales, notamment, ont permis de limiter les effets de la paupérisation sur une population frappée par la contraction de l'activité économique et la hausse du chômage, qui concerne désormais près du quart des actifs. De même, alors que la crise de l'été 2015 laissait présager une nette récession, les données les plus récentes font apparaître une simple stagnation de la production, du fait de la résistance de la consommation des ménages. En outre, le gouvernement emmené par M. Alexis Tsipras semble être désormais plus ouvert au dialogue avec les institutions européennes et les autres pays de la zone euro -ce qui constitue une condition essentielle de la réussite du troisième programme d'assistance.

Toutefois, des inquiétudes subsistent quant à la capacité de la Grèce à « normaliser » sa situation. En effet, lors des rencontres organisées dans le cadre du groupe de suivi avec des représentants des entreprises, voire des administrations, nous avons constaté la persistance de lourdeurs administratives. À titre d'illustration, toute décision administrative, aussi insignifiante soit-elle, doit être transmise et signée par le ministre en personne, ce qui se traduit par un allongement considérable des délais de traitement des dossiers ; d'aucuns y voient l'héritage d'une histoire politique profondément marquée par le clientélisme. Il est aussi apparu que les différents acteurs politiques et administratifs éprouvaient des difficultés à penser la réforme de l'administration, délaissant les aspects pratiques au profit de considérations de nature théorique - ce qui, de toute évidence, a des incidences très concrètes sur la manière dont sont conçues et mises en oeuvre les réformes.

Par ailleurs, il est à craindre que l'adhésion des autorités grecques aux réformes convenues dans le protocole d'accord d'août dernier ne soit que relative. Le gouvernement donne, à bien des égards, le sentiment de n'adopter que « formellement » certaines des réformes figurant dans le protocole d'accord, comme s'il souhaitait « cocher des cases » en vue de satisfaire les institutions européennes. Il m'a ainsi été rapporté que des réformes avaient pu être inscrites dans la loi sans que les textes d'application ne soient jamais adoptés, lorsque ceux-ci n'étaient pas contraires à la lettre même de la loi.

Or, cette faible appropriation des réformes par le gouvernement grec s'inscrit dans un contexte encore marqué par des fragilités politiques. En effet, des dissensions demeurent parmi les membres du groupe Syriza à la Vouli, ce qui pourrait menacer la stabilité du Gouvernement ou, du moins, contraindre son action réformatrice. Aussi, certains députés de l'opposition s'inquiètent de la capacité des autorités à faire adopter certaines réformes, notamment celles portant sur le marché du travail.

Ces difficultés à réformer sont d'autant plus préoccupantes que :


• premièrement, celles-ci gênent le rebond de l'économie grecque, dès lors que le pays dispose encore d'un potentiel industriel limité, qu'il doit attirer des investisseurs étrangers et que la profitabilité des entreprises, grecques et étrangères, demeure limitée ;


• deuxièmement, elles pèsent sur la consolidation des finances publiques. En effet, des mesures doivent encore être prises en vue d'assurer la soutenabilité de la dépense publique, de moderniser le système fiscal ou encore, plus immédiatement, d'améliorer le recouvrement de l'impôt qui reste insuffisant ;


• troisièmement, elles sont susceptibles de retarder le versement d'une nouvelle tranche d'aide à la Grèce, alors même que le pays devra faire face à un « pic » de remboursements de sa dette en juillet prochain.

S'agissant de la situation budgétaire grecque, il convient également de tenir compte des incidences de la crise des réfugiés. Si le coût inhérent à l'accueil des migrants a été estimé par la Banque de Grèce à 600 millions d'euros en 2016 au début du mois de février, celui-ci pourrait croître rapidement avec la fermeture de la route des Balkans -qui imposerait aux réfugiés de rester sur le territoire hellénique.

Je souhaiterais, pour clore mon propos, évoquer les aspects du troisième programme d'assistance qui demeurent indéterminés à ce jour. En premier lieu, le principe et les conditions d'une participation du Fonds monétaire international à ce programme restent imprécis. À ce titre, les désaccords qui subsistent entre le Fonds, les institutions européennes et le gouvernement grec quant à l'ampleur et aux modalités de la réforme du système de retraites, actuellement en cours d'examen, ne laissent pas d'inquiéter.

En second lieu, le cadre de la « renégociation » de la dette grecque reste à définir. Celle-ci portera-t-elle uniquement sur le service de la dette ou concernera-t-elle également son principal ? À cet égard, dans un rapport d'information publié en juillet dernier, j'ai mis en évidence le fait qu'une annulation de tout ou partie de la dette grecque viendrait dégrader le solde public des pays de la zone euro, en application des règles de la comptabilité nationale. Pour ce qui est de la France, une réduction de 10 % de la dette de la République hellénique viendrait dégrader le déficit public de 4 milliards d'euros, soit de 0,2 point de PIB, l'année où la réduction serait constatée. Ceci est lié à l'« exposition » de notre pays à la dette grecque par l'intermédiaire du prêt bilatéral accordé en 2010 2011 et à sa participation au Fonds européen de stabilité financière (FESF). À mon sens, cet aspect des choses, souvent ignoré, doit impérativement être pris en compte lorsque l'on s'interroge sur l'acceptabilité politique d'une réduction de la dette de la Grèce, en particulier dans les États en situation de déficit excessif.

Pour conclure, je pense qu'il faut porter sur la Grèce un regard teinté d'optimisme réaliste. Il ne fait aucun doute que la République hellénique détient de nombreux atouts et a, jusqu'à présent, consenti des efforts considérables pour améliorer sa situation économique et budgétaire. Cependant, le chemin vers un « retour à la normale » est encore long et semé d'embûches ; aussi, les institutions européennes, de même que les États de la zone euro, devront encore se montrer des compagnons de route présents et exigeants.

Je vous remercie.

M. Mickaël SZAMES - Je vous remercie, Monsieur le Sénateur, pour cette introduction qui ouvre de nombreuses pistes.

Je suggère d'ouvrir cette table ronde par une mise en perspective historique. Monsieur Benjamin Coriat, la dette grecque est-elle un fait nouveau ou date-t-elle de nombreuses années ?

M. Benjamin CORIAT - La dette grecque date effectivement de nombreuses années. Elle n'est pas nouvelle, mais la forme critique qu'elle a revêtue au cours de la décennie 2010 l'est.

Les acteurs grecs, non seulement publics, mais aussi privés, portent évidemment une responsabilité dans la formation de cette dette. Le taux d'endettement des acteurs privés, notamment des banques, était très nettement supérieur à celui des pouvoirs publics. La crise grecque, présentée comme une crise de la dette publique, était avant tout une crise d'endettement bancaire et des acteurs privés, dont le report sur la dette publique lui a conféré son caractère critique. Pour autant, je ne cherche pas à exempter les acteurs publics de leurs responsabilités : ils sont aussi à l'origine d'une série d'endettements irraisonnés, notamment dans les dépenses militaires. Cette question est néanmoins complexe : rappelons que l'Europe a laissé la Grèce seule face à la Turquie et l'invasion de Chypre. L'opprobre jeté sur la dette grecque mérite une analyse plus approfondie. Sa forme critique se nourrit également des failles de la constitution de la zone euro. La monnaie unique a été fabriquée sans coordination, ni harmonisation fiscale ou sociale. La clause de non-solidarité entre les pays de la zone euro explique également une large part des difficultés de la Grèce.

M. Mickaël SZAMES - La salle vous applaudit : avez-vous le courage de dire ce que d'autres n'évoquent pas ?

M. Benjamin CORIAT - Il est essentiel de rappeler ces éléments. Si la BCE avait pu intervenir et juguler la dette grecque, même au moment le plus critique, la crise aurait duré trois mois. Des réformes auraient bien sûr été nécessaires, mais la crise n'aurait pas pris cette forme critique.

M. Mickaël SZAMES - Madame Natacha Valla, souhaitez-vous compléter cette mise en perspective historique ?

Mme Natacha VALLA - La Grèce n'est pas le seul pays endetté, voire très endetté, de la zone euro. Elle s'est trouvée ostracisée dans une zone dans laquelle la non-solidarité est institutionnalisée. Je rejette les termes de « crise grecque », car il s'agit en réalité d'une crise souveraine généralisée. Celle-ci a attiré l'attention sur le fait que la monnaie unique a été créée sans mécanisme de mutualisation ou de gestion des flux budgétaires, fiscaux et d'allocation d'épargne entre les pays. Ces dernières années, des solutions ont été trouvées : la Banque centrale européenne a par exemple intégré dans son bilan, certes tardivement, une partie de la dette grecque et les États membres ont accordé à la Grèce des prêts bilatéraux alors que les instruments de mutualisation européens sont peu nombreux et en péril.

M. Mickaël SZAMES -- Monsieur Xavier Timbeau, souhaitez-vous poursuivre sur les aspects historiques ?

M. Xavier TIMBEAU - Il importe de distinguer la dette liée, d'une part, aux politiques conduites par la Grèce et au mode de fonctionnement de la société et de l'État grecs, d'autre part, à la gestion de la « crise grecque ». L'Europe a joué un jeu ambigu : elle a porté assistance à la Grèce à travers un certain nombre d'outils et d'instruments, comme le montre la détention d'une grande partie de la dette grecque par les institutions européennes et la faiblesse des taux d'intérêt auxquels celle-ci est servie à la Grèce, tout en utilisant cette dette et l'idée de la souveraineté nationale pour exiger des réformes sans lesquelles son assistance aurait pu prendre fin. L'Europe n'était pas en mesure d'exécuter cette menace ni d'en assumer les conséquences, mais son usage lui a permis de faire passer des réformes violentes qui ne pouvaient être mises en oeuvre que par la Grèce elle-même. Les institutions porteuses de la légitimité démocratique en Europe ont laissé faire. Le ministre allemand des Finances, M. Wolfgang Schaüble, est même allé jusqu'à plaider pour une sortie de la Grèce de la zone euro à l'été 2015. Cette déclaration est à mon avis des plus nuisibles pour la zone euro et ne restera pas sans conséquence à long terme. Au final, ces réactions, discours et réformes ont été réalisés au détriment de la Grèce et de l'Euro. Ils laissent un sentiment d'amertume.

M. Mickaël SZAMES - Monsieur Kostas Vergopoulos, qu'en pensez-vous ?

M. Kostas VERGOPOULOS - Le malheur de la Grèce est que ses partenaires sont aussi ses créanciers et qu'ils se comportent avant tout comme tels en oubliant leur qualité de partenaire.

Le problème de la dette en 2016 est bien plus grave et plus complexe qu'il ne l'était au départ, en 2010, non en raison de la dette initiale, mais de sa gestion inefficace par les créanciers et partenaires. Le programme appelé « mémorandum » a entraîné une baisse du PIB, une récession de l'économie et une explosion du chômage à 28 %, voire 66 % chez les jeunes, à cause des mesures d'austérité excessives qu'il imposait à la Grèce. Les coupes dans les revenus et les pensions de retraite ont atteint près de 50 % contre 15 % en Irlande, à Chypre et au Portugal. La Grèce est le seul pays à avoir subi un traitement aussi violent de la part de ses partenaires-créanciers.

Je tiens à préciser que, de plus, l'État grec a pris en charge la dette des banques privées : il a assuré leur sauvetage en leur cédant des dizaines de milliards d'euros, ce qui est différent. Les partenaires-créanciers européens sont responsables de cette situation, dans la mesure où ils ont conçu un fonds d'aide aux banques privées qui pourtant débitait l'État. La dette des banques privées a ainsi chargé celle de l'État. D'après le gouverneur du système bancaire grec, 50 % de la dette publique grecque provient de la prise en charge de la dette des banques privées. Ainsi, si la dette grecque est estimée à 180 % du PIB, la véritable dette de l'État se limiterait à 90 % du PIB, ce qui serait tout à fait comparable au niveau de la dette publique espagnole.

Enfin, la Banque centrale européenne est effectivement intervenue tardivement en achetant de la dette grecque, mais les titres ainsi repris ne l'effacent pas. Que la Grèce doive cet argent aux banques allemandes ou que ces dernières se soient déchargées de leurs titres en les revendant à la BCE ne change rien pour elle.

M. Mickaël SZAMES - Pour obtenir cette assistance, la Grèce a dû engager des promesses. Celles-ci ont-elles été tenues ? Monsieur Xavier Timbeau, la relance de la croissance fonctionne-t-elle en Grèce ?

M. Xavier TIMBEAU - En un mot, ma réponse sera « non » ; en plusieurs mots, il me sera permis de la nuancer, même si elle reste négative. De manière générale, les mémorandums, la réduction nécessaire des déficits et la crise bancaire grecque de l'année 2015 ont considérablement dégradé l'activité et replongé la Grèce dans la récession. Ses perspectives semblent s'améliorer à présent, mais c'est aussi parce qu'elle part de loin. S'agissant des perspectives de croissance, je ne constate aucune avancée dans les domaines qui pourraient la soutenir et dans lesquels la Grèce doit se reconstruire et prendre sa place dans la division du travail en Europe (tourisme, industrie agroalimentaire, production de biens et de services...), ce qui est extrêmement préoccupant. La croissance est évoquée comme un chiffre magique, alors que l'enjeu est de recréer un tissu productif. Ce n'est malheureusement pas une préoccupation majeure et les conséquences de cette négligence risquent d'être sévères.

M. Mickaël SZAMES - Monsieur Albéric de Montgolfier, quelle est votre position sur ce point ?

M. Albéric de MONTGOLFIER - Je partage ces propos. Il est vrai que le taux de croissance pose question. Le fait qu'il soit moins mauvais qu'attendu en Grèce peut être imputé aux craintes suscitées par la crise bancaire. Les Grecs ont pu être incités à consommer, ce qui a entraîné une relative résilience de la demande. Pour autant, l'absence d'ambition structurelle m'inquiète. Dans les domaines du tourisme, de l'industrie agroalimentaire, du numérique et des énergies renouvelables, le gouvernement grec n'affiche pas d'ambition ni de politique visant à soutenir une croissance durable. La Grèce pourrait tout à fait prendre une place en Europe dans le tourisme hors saison et se développer dans les domaines que j'ai cités. Si elle n'affecte pas de moyens à la relance de la production, l'évolution de l'activité restera peu dynamique. Il semble qu'actuellement, la Grèce ne se donne pas les moyens d'une véritable politique industrielle ni de croissance durable fondée sur des réformes de fonds. C'est un constat inquiétant dans une Europe par ailleurs déprimée.

M. Mickaël SZAMES -- Monsieur Benjamin Coriat, souhaitez-vous réagir à ces propos ?

M. Benjamin CORIAT - Il est certain que la Grèce ne va pas bien. Nous n'avons pas tiré les enseignements des deux premiers mémorandums, dont les logiques se sont avérées contraires aux attentes des architectes de la Troïka. Ils imaginaient résoudre le problème de l'endettement par des mesures d'austérité et envisageaient un retour à l'équilibre sur les marchés financiers en 2016, c'est-à-dire en trois ans. Il n'en a rien été. Le troisième mémorandum a été imposé à la Grèce avec un pistolet sur la tempe en juillet dernier et reproduit les mêmes erreurs. Comment la Grèce pourrait-elle aller mieux dans ces conditions ?

Il faudrait, bien sûr, déployer une véritable politique industrielle et faire preuve d'ambition dans les domaines du tourisme, de l'énergie solaire et de l'agriculture, mais le troisième mémorandum rend tout cela impossible. En mars, le gouvernement de M. Alexis Tsipras demandait simplement à pouvoir soigner les malades, nourrir les pauvres et relancer l'économie. C'est cela que l'Union européenne lui a refusé en lui imposant un troisième mémorandum. Il ne faut donc pas s'étonner de l'incapacité de la Grèce à déployer une politique industrielle et de relance de l'activité.

M. Mickaël SZAMES -- Madame Natacha Valla, partagez-vous ces réflexions ?

Mme Natacha VALLA - Par rapport au milieu de l'année 2015, le taux d'intérêt payé par la Grèce sur sa dette s'est réduit et la charge de la dette est légèrement inférieure à 2 %. Une croissance de 2 % suffirait donc à la Grèce pour devenir solvable, mais elle n'est possible qu'à condition de relâcher l'austérité et de traiter le sujet de la dette héritée du passé, c'est-à-dire d'en réduire le stock. Cette réflexion n'est pas propre à la Grèce : elle pourrait s'appliquer à d'autres pays de la zone euro. Nous sommes tous persuadés, avec plus ou moins de passion, qu'il faut trouver une solution à la dette héritée. Un économiste du FMI auparavant connu pour sa virulence et son orthodoxie et qui défendait un système d'entrée et de sortie de la zone euro, a déclaré qu'il fallait laisser le stock de dette grecque à 50 % du PIB, porter à quarante ans son remboursement, réduire la taille du système bancaire et imposer un surplus primaire de 0,5 % du PIB. Ces propositions me semblent bonnes. Elles supposent d'abandonner 80 % de la dette grecque, ce qui ne peut se faire sans conditionnalité ni sans expliquer les conséquences d'une telle décision sur les balances publiques des pays membres de la zone euro et sur le bilan de la BCE. Il ne s'agit pas d'inciter les créanciers bilatéraux à renoncer à leurs créances sur la Grèce, mais d'ouvrir une réflexion sur la Banque centrale européenne. Sans être favorable à la création monétaire, force m'est de constater que la BCE supporte une grande partie des dettes publiques et est capable d'émettre de la monnaie...

Pour des raisons de croissance économique, nous sommes contraints de réfléchir non seulement à la valeur nominale du stock de dettes, mais aussi aux conditionnalités imposées en contrepartie d'un effacement d'une part de la dette. Celles-ci doivent être fortes du point de vue institutionnel et impliquent des réformes administratives. De ce point de vue, je ne suis pas certaine que nous possédions les clés pour alléger la dette grecque de 80 %.

M. Mickaël SZAMES - Monsieur Kostas Vergopoulos, quel est votre point de vue sur l'allégement de la dette grecque ?

M. Kostas VERGOPOULOS - La dette de la Grèce est certes considérable, mais le délai de grâce qui lui a été accordé jusqu'en 2023 n'en fait pas un problème immédiat. La question de la relance de l'économie est bien plus urgente. M. Albéric de Montgolfier insinue un manque d'ambition de la part de la République hellénique dans ses réformes structurelles. De tels propos sont inadmissibles : dans un classement récent de l'OCDE, la Grèce apparaît comme le pays membre de l'organisation qui a accompli le plus grand nombre de réformes. Le problème est que, dans un contexte déjà récessif, ces dernières produisent des effets encore plus récessifs. Pour assurer leur réussite, il aurait fallu les faire précéder d'une reprise de la croissance.

M. Albéric de MONTGOLFIER - Il est vrai que la Grèce a accompli des réformes considérables. Mon propos porte sur son manque d'ambition en matière de politique industrielle. La Grèce possède des atouts naturels dans les filières du tourisme, de l'agroalimentaire, de l'énergie solaire et du numérique. L'essentiel de ses moyens étant mobilisés par ailleurs, elle ne parvient pas à se doter d'une véritable politique industrielle.

La France fait partie des créanciers de la Grèce. Elle est engagée doublement au titre du mécanisme européen de stabilité financière et d'un prêt bilatéral conséquent. Son exposition à la dette grecque est donc considérable : la réduire ne serait-ce que de 10 % entraînerait le constat d'une perte de 4 milliards d'euros dans les comptes publics français, alors même que la France est placée en procédure de déficit excessif et sous surveillance de la Commission européenne. Notre pays ne peut se permettre de constater une perte sèche dans ces conditions. Ces constats n'épuisent pas pour autant le sujet de la soutenabilité de la dette grecque.

M. Xavier TIMBEAU - J'aimerais rassurer M. Albéric de Montgolfier sur ce point. Une réduction de la dette grecque n'aurait pas d'impact à court terme sur les déficits français, puisqu'il s'agit d'opérations en capital, ni même sur la dette brute française. Seule la dette nette serait affectée, car la France perdrait des créances. Une réduction de la dette grecque aggraverait l'endettement de la France si elle devait continuer à financer ces créances non reçues. En outre, la comptabilisation des dettes à leur valeur historique ne tient pas compte des actions sur les taux d'intérêt. En réalité, la France a déjà accepté une réduction de sa créance. Dans cette opération, les taux de dette des créances détenues par les banques s'élevaient à 5 % contre 1,5 % aujourd'hui pour la France. Il est possible de mettre en avant l'absence de perte sur le capital, tout comme de comparer les rendements des titres. De ce point de vue, il aurait fallu multiplier par 0,6 le montant de la dette pour obtenir sa véritable valeur. Un allégement a donc déjà été accordé à la Grèce jusqu'en 2023 tout en étant dissimulé au contribuable dans une mesure technique. De même, cette échéance permet de faire pression sur la Grèce. Il y a là une double hypocrisie.

Mme Natacha VALLA - La créance devra être refinancée si elle n'est pas honorée, ce qui revient à réémettre de la dette.

M. Benjamin CORIAT - Rappelons que les créances de la Grèce ont été contractées par des banques privées françaises qui, à travers des manoeuvres institutionnelles et avec la complicité de la BCE, s'en sont déchargées sur les citoyens français. La responsabilité de ces créances pèse désormais sur l'État français qui a réendossé une partie des créances de la dette grecque. Cinq des banques françaises qu'il a fallu protéger lors de la crise viennent de déclarer 21 milliards d'euros de profit, soit cinq fois le montant de la dette grecque endossé par l'État français. Sur ce montant, plus de 30 % ont été déclarés dans les paradis fiscaux. Chacune de ces banques françaises possède des dizaines de succursales dans de multiples paradis fiscaux. Dans le débat sur l'annulation inévitable de la dette grecque, la question des citoyens français ne peut être mise en avant, car c'est bien la responsabilité des banques qui ont souscrit des créances irréalistes avant de les transférer à l'État français qui est en cause.

Mme Natacha VALLA - Dans le transfert de la dette au secteur public, les banques privées ont perdu 20 % de la valeur de cette dette.

M. Albéric de MONTGOLFIER - Je préciserai mon propos : une réduction de 10 % de la dette grecque n'aurait pas d'impact sur le déficit budgétaire de la France, mais sur son déficit maastrichtien.

M. Mickaël SZAMES - Après avoir longuement parlé de la dette, je vous propose d'aborder à présent le quotidien du peuple grec.

M. Kostas VERGOPOULOS - Nous avons beaucoup parlé des dettes des banques, mais peu du chômage en Grèce. Deux jeunes Grecs sur trois sont au chômage et des centaines de milliers de personnes instruites émigrent. Au cours des six dernières années, la Grèce n'a cessé de s'affaiblir économiquement, socialement et humainement, non en raison de sa dette initiale, mais d'une gestion de la crise mauvaise et inefficace qui n'a fait qu'aggraver sa situation et accroître sa dette au lieu de la réduire.

M. Xavier TIMBEAU - Si nous reprenons l'histoire depuis 2010, quelles mesures aurions-nous pu prendre pour éviter les drames actuels ? Il est intéressant de se livrer à cet exercice. Pour commencer, il aurait fallu affirmer le maintien de la Grèce dans la zone euro pour ne pas décourager les investisseurs européens de s'engager dans ce pays. Il aurait également fallu exiger une réforme des retraites, sans contester son effet récessif sur l'économie, tout en encourageant l'investissement dans les domaines de l'énergie solaire, du tourisme et de l'agroalimentaire, afin d'aider la Grèce à rembourser ses dettes. Plutôt que de demander à l'État grec de recapitaliser ses banques, il aurait fallu demander à l'Eurosystème de le faire de manière à couper le lien pervers entre l'État et les banques grecs. Une telle action aurait d'ailleurs démontré l'implication de l'Europe dans la Grèce. L'accumulation de ces mesures aurait peut-être permis d'éviter le sentiment d'impasse que nous ressentons aujourd'hui et la méfiance des investisseurs envers la Grèce. Comment ces derniers pourraient-ils y investir dans les panneaux solaires, alors que M. Wolfgang Schaüble évoque une sortie de la Grèce de la zone euro ?

M. Benjamin CORIAT - Je suis scandalisé par la manière dont le ministre des finances allemand s'est abrité derrière les règles européennes pour faire plier la Grèce tout en s'inclinant devant la demande de l'Angleterre de réformer le traité constitutionnel européen concernant le droit à la mobilité et aux prestations sociales des ressortissants européens. C'est une preuve du cynisme qui a régné dans les négociations.

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