DEUXIÈME TABLE RONDE : DETTE, GRÈCE, EUROPE : VERS UN ÉPUISEMENT OU UN RENOUVEAU DÉMOCRATIQUE ?

Table ronde animée par M. Michaël SZAMES, journaliste à Public Sénat

Introduction de M. Luc CARVOUNAS, Sénateur du Val-de-Marne, Président du groupe interparlementaire d'amitié France-Grèce
Mme Maria KOUTSOVOULOU, Docteur en psychologie de l'Université Paris V, Professeur à ESCP Europe
Mme Ana NAVARRO PEDRO, Correspondante à Paris de la revue VISAO
M. José Manuel LAMARQUE, Grand Reporter, France Inter
Mme Seta THEODORIDIS, Présidente de la communauté hellénique de Paris

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M. Luc CARVOUNAS - Mesdames et Messieurs, Madame l'Ambassadrice de Grèce, Monsieur le Consul de Chypre, Monsieur Costa-Gavras,

À l'écoute des interventions de la première table ronde, je suis tenté de commencer par une confidence. Je suis responsable politique et j'ai 44 ans. Je ne me suis pas engagé en politique pour appliquer les ordres de technocrates de Bruxelles ou de banquiers. Le film « La famille Patatopoulos à l'épreuve de la crise » illustre bien les conséquences d'une politique d'austérité pour les Grecs. Il est indispensable que les responsables politiques reprennent toute leur place dans les débats et affirment la nécessité non seulement de renégocier la dette, mais aussi d'en effacer une partie. Nous devons poser des actes et être à l'écoute de la Grèce.

Jamais l'idée européenne n'a semblé si menacée, jamais le processus d'intégration n'a paru si réversible et jamais l'Europe n'a paru si éloignée des préoccupations des citoyens. Elle est trop souvent perçue comme un cheval de Troie, comme la concurrence de tous contre tous. L'intégration européenne a imbriqué des systèmes ; elle n'a pas assez créé de sentiment de solidarité.

La Grèce est le révélateur du manque de perspectives politiques en Europe et d'un affaiblissement profond de nos valeurs. La situation économique à moyen et long terme ainsi que le règlement de la crise migratoire sont deux préoccupations majeures pour la Grèce et pour l'Europe. Que nous apprend la crise grecque de l'État et de l'Union européenne ?

La situation économique en Grèce mérite un constat lucide. Les indicateurs récents démontrent l'absence d'impact positif des politiques d'austérité imposées à la Grèce : le PIB contracté de 0,3 % en 2015, la faiblesse de la consommation et une pauvreté en augmentation continue depuis 2008 qui atteint aujourd'hui un tiers de la population sont autant de sanctions pour ceux qui souhaitent sanctionner trop durement la Grèce.

Rappelons que la Grèce subit une forme de mise sous tutelle. Depuis l'accord du 13 juillet 2015, le gouvernement grec s'est engagé à consulter les institutions, c'est-à-dire l'Union européenne et les créanciers, et de convenir avec elles de tout projet législatif avant de le soumettre à la consultation publique ou au parlement. Ces conditions soulèvent une question démocratique majeure que nos intervenants ne manqueront pas d'aborder dans leurs débats.

L'autre problème concerne le manque de perspectives pour l'avenir économique de la Grèce. Le ministre des Finances, M. Michel Sapin, a lui-même déclaré le 10 janvier 2016 que la question de la soutenabilité de la dette grecque devait être abordée le plus rapidement possible. M. le Sénateur Simon Sutour a rédigé un excellent rapport parlementaire qui traite de cette question. Une véritable réforme de l'État, notamment en matière de lutte contre la fraude fiscale et au niveau administratif, ainsi que des investissements conséquents dans les secteurs de croissance sont les clés qui rendraient à la Grèce une perspective d'avenir.

N'oublions pas que derrière les chiffres, il y a surtout des hommes, des femmes et des enfants. Un tiers de la population grecque vit sous le seuil de pauvreté. Comment l'Europe peut-elle tolérer une telle situation au regard de ses valeurs ? L'OCDE, qui a publié récemment une étude sur le sujet, montre à quel point la situation sociale demeure fragile.

Cette fragilité est indéniablement accrue par la crise migratoire que traverse la Grèce. Selon le Haut-Commissariat aux Réfugiés, la Grèce a accueilli en 2015 près de 860 000 migrants, dont 500 000 ont débarqué sur la seule île de Lesbos. Face à l'urgence de la situation, je ne peux que me féliciter de la mise en place au niveau européen d'un instrument d'aide d'urgence doté de 700 millions d'euros.

Aider la Grèce vaut bien mieux que de brandir une quelconque menace de quarantaine. Aider la Grèce, c'est nous aider nous-mêmes. Il doit exister en Europe une solidarité déterminée pour la « relocalisation » des réfugiés. Il est vrai que la mise en place de ce dispositif, comme de celui des hotspots, peine encore à donner des résultats satisfaisants pour tous. Ces derniers temps en Europe, il semble que plus les femmes et les hommes arrivent sur nos rives, plus nos valeurs s'éloignent. C'est inacceptable. Que dire des pays de l'Est de l'Europe qui semblent avoir déposé un voile funeste sur la mémoire de leur passé ?

Il importe de rappeler et de soutenir la proposition du Président de la République française d'organiser rapidement une grande conférence internationale sur les migrations, car ce problème ne concerne pas seulement la Grèce. Avec le réchauffement climatique, les migrations de millions de personnes sont à anticiper et organiser sous peine de plonger dans le chaos.

Enfin, je veux joindre ma voix à celles et ceux qui demandent la remise du prix Nobel de la Paix aux habitants de l'île de Lesbos pour leur courage et leur humanité. L'Europe doit soutenir cette initiative, car ces femmes et ces hommes font la fierté des valeurs européennes qu'ils incarnent si bien.

En conclusion, quelles leçons devons-nous tirer pour l'avenir de l'Europe ? Nous devrons tout d'abord résoudre la délicate question du conflit de légitimité politique. En juillet 2015, le peuple grec répondait par la négative à la question référendaire qui lui était soumise. M. Alexis Tsipras a dû assumer, dans un moment de gravité face à l'histoire, une responsabilité politique majeure : celle d'outrepasser le résultat des urnes. C'est là que réside le conflit de légitimité politique. L'État grec avait pris des engagements sous les gouvernements précédents qui devaient persister. À cette légitimité institutionnelle s'opposait celle des urnes. L'avenir nous dira si la bonne solution fut choisie. Une chose est sûre : la démocratie européenne en est ressortie un peu plus étiolée.

Si l'Europe n'a pas su nous protéger du libéralisme ni du crypto-fascisme ; elle nous « protège » encore du keynésianisme. Et c'est pourtant d'un véritable New Deal européen dont nous avons besoin. Les sujets ne manquent pas : production de nouveaux indicateurs de richesse, débat sur le revenu de base, protection sociale européenne, constitution d'une véritable défense européenne, mise en place d'une Europe de l'énergie...

Pour conclure, je reprendrai les propos du Président Théodore Roosevelt selon lesquels la seule chose que nous ayons à craindre est la peur elle-même. Contrairement à ce que certains ont insinué, la Grèce a de l'ambition. En septembre dernier, j'y ai visité des entreprises de haute technologie. De même, le peuple grec n'est pas un peuple « fier » : c'est un peuple conscient de son histoire et de celle de la Grèce comme berceau de notre civilisation. Il est également conscient d'être un citoyen européen et sait qu'il s'en sortira. Pour ce faire, il a besoin de la France et de l'Europe.

M. COSTA-GAVRAS, Réalisateur - Le texte que j'ai préparé pour initier ce débat s'adressait à des personnes, que j'imaginais peu familières du problème. Il apparaît que vous le connaissez parfaitement. Je ne reprendrai donc pas ce qui a déjà été évoqué.

Je rebondirai donc sur les propos de M. Luc Carvounas. Que peut-on faire pour mettre fin à cette situation en tenant compte à la fois des réalités grecques et européennes ? Comment pouvons-nous convaincre les acteurs européens et les membres de l'eurogroupe, alors qu'ils emploient le terme de « PIGS », qui signifie « porc » en anglais, pour désigner le Portugal, l'Irlande, la Grèce et l'Espagne ? Que pouvons-nous faire concrètement après cette rencontre, en tant que citoyens grecs et français, pour faire évoluer l'Europe ?

M. Mickaël SZAMES - Monsieur José Manuel Lamarque, allons-nous vers un renouveau ou un épuisement démocratique ?

M. José-Manuel LAMARQUE - Je suis grand reporter à France Inter où j'anime la chronique Méridien d'Europe. J'ai toujours travaillé sur les questions européennes et géopolitiques. Depuis le début de la crise, je défends la Grèce, notamment sur mon blog « Help the Greek people » écrit en français et en grec. Nous n'allons ni vers un épuisement ni vers un renouveau démocratique. Depuis le début de la crise, nous avons tout entendu : « voleur », « tricheur », « prévaricateur », y compris de la part de Mme Christine Lagarde, présidente du Fonds monétaire international. Sans prétention, je suis l'un des rares journalistes français à défendre la Grèce.

La Grèce est un jeune État né en 1830. On ne peut donc pas le comparer avec la République française : le sieur Duprat, c'est-à-dire le premier ministre des Finances en France, a exercé sa mission sous François Ier et la Renaissance... Il convient au contraire de commencer par un état des lieux. Celui-ci inclut la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle l'Allemagne a ravagé la Grèce, massacré et affamé les Grecs. Ceux-ci se sont retrouvés ruinés, appauvris et volés et il est vrai que l'Allemagne n'a pas remboursé sa dette de guerre. La Deuxième Guerre mondiale a été suivie d'une guerre civile destinée à empêcher l'arrivée de Staline en Grèce, puis d'un royaume et d'une dictature. Ensuite, au lieu d'un roi, ils en ont eu trois, Karamanlis, Papandreou et Mitsotakis, et ont connu des décennies de clientélisme.

L'Europe n'est pas absente de l'histoire. En 1989 et 1990, elle s'est contentée de regarder la guerre de Yougoslavie de loin en intervenant beaucoup trop tard. Le film « La famille Patatopoulos à l'épreuve de la crise » montre que les Grecs doivent désormais acheter leurs médicaments eux-mêmes avant de se rendre à l'hôpital. C'est ce que faisaient les Serbes : ils achetaient leur fil dentaire pour permettre au chirurgien de les recoudre.

Dans les années 90, chaque Grec possédait cinq, huit voire dix cartes de crédit : les banques faisaient n'importe quoi. Ces années-là, j'ai participé au congrès des journalistes européens à Athènes : la section grecque a tout financé, y compris les voyages de chaque participant, avec l'aide de la banque du Pirée... Ni le ministre des finances grec ni la commission européenne ne sont intervenus pour dénoncer le montant des crédits ainsi engagés. La réforme est un thème mis à la mode par les écoles de commerce. Il en est beaucoup question au sujet de la Grèce, mais rappelons qu'entre 1997 et 1999, celle-ci a mené une réforme administrative dans ses îles. Rappelons également que le dossier soutenant l'entrée de la Grèce dans la zone euro a été réalisé par la banque américaine Goldman Sachs et que la fausseté des chiffres de ce rapport était bien connue des membres de la commission européenne et des journalistes.

Depuis 2008-2009, la Grèce affronte une crise qui s'inscrit dans le contexte d'une Union européenne germano-scandinave protestante qui assimile le sud de l'Europe aux « pigs ». La politique de Mme Merkel en Grèce est quant à elle assimilable à un eugénisme économique, dans la mesure où elle s'est attaquée à l'État le plus faible structurellement. Il convient également de souligner le rôle de l'Église orthodoxe, qui a pourvu à l'affaiblissement du lien social et de l'État.

L'absence de politique agroalimentaire et industrielle de la Grèce s'explique également par les décisions européennes. S'il est impossible d'acheter des oranges grecques en France, c'est parce qu'elles ne répondent pas au calibrage décrété par Bruxelles. De même, les ananas Victoria produits en Crète ne sont pas vendus dans l'Union européenne, car ils sont taxés comme un produit tropical. Et vous dénoncez l'absence de volonté de la Grèce ?

Athènes sent aujourd'hui le bois brûlé pour se réchauffer. Les ménagères comparent les prix des pâtes. Les malades atteints d'un cancer doivent passer devant une commission qui décide de l'attribution des médicaments anticancéreux. Des personnes sont contraintes de fouiller les poubelles et des enfants tombent en syncope à l'école faute de manger à leur faim. Telle est la réalité de la Grèce. Il est en outre très difficile de suivre des études en Grèce et les étudiants qui parviennent à l'université ont beaucoup travaillé. Certaines étudiantes sont obligées de se prostituer pour se nourrir.

Je terminerai mon propos sur la crise des migrants. Mme Merkel a ouvert un appel d'air aux migrants en août 2015 sans se soucier des pays du sud de l'Europe. Les migrants sont désormais bloqués en Grèce, et l'Allemagne et l'Union européenne lui reprochent de ne rien faire. Mais comment pourrait-elle gérer un tel afflux de migrants ? L'accord signé récemment entre l'Europe et la Turquie place la Grèce dans un nouvel étau, alors même que l'aviation turque viole chaque jour son espace aérien.

En conclusion, nous n'allons ni vers un épuisement, ni vers un renouveau démocratique. Sachant que depuis quarante ans, la Grèce connaît des scandales liés au clientélisme, le seul risque pour ce pays est l'extrême gauche ou l'Aube dorée. Monsieur Luc Carvounas, je vous remercie de m'avoir invité. Vous avez beaucoup de chance de pouvoir obtenir la nationalité grecque. Je ne suis pas grec, mais j'accepterais volontiers la double nationalité si elle m'est un jour proposée.

M. Mickaël SZAMES - Monsieur Costa-Gavras, souhaitez-vous réagir à ces propos sur le plan politique ?

M. COSTA-GAVRAS - Je ne crois pas à l'arrivée au pouvoir de l'extrême droite ni de l'extrême gauche. La Grèce a connu les deux régimes. L'extrême droite est une maladie, un mauvais moment qui va passer. La question est de savoir qui va diriger le pays et réaliser les changements qui auraient dû être mis en oeuvre avant son entrée dans la zone euro.

M. Mickaël SZAMES - Madame Maria Koutsovoulou, à quoi ressemble la vie quotidienne des Grecs aujourd'hui ?

Mme Maria KOUTSOVOULOU - Je vous remercie de m'inviter à m'exprimer dans cette table ronde. Je suis Grecque et fière de l'être ; j'ai ensuite obtenu la nationalité française. Je suis également psychosociologue et les contributions sont nombreuses en Grèce dans ce domaine. Je suis aussi devenue professeur dans une école de commerce après un parcours universitaire. Nous nous attachons à contribuer aux débats.

La situation en Grèce est très difficile. Pour répondre à la question du renouveau ou de l'épuisement démocratique, il faut étudier ce qu'il est possible aux Grecs de faire pour changer la situation. Ma famille vit en Grèce : comme beaucoup d'autres, elle est confrontée au chômage. La croissance et le renouveau reposent sur trois piliers : l'économie, la politique et la culture. Les deux premiers sont difficiles, comme l'a montré la première table ronde. Reste la culture.

De ce point de vue, l'identité grecque repose elle-même sur trois volets, dont deux contribuent à la rendre positive malgré tout : l'héroïsme, lié à la résistance aux croisés, aux Ottomans, aux nazis, aux Perses et aux colonels grecs, ainsi qu'un sentiment de supériorité lié à l'héritage de la Grèce antique. Le troisième volet est plus complexe : il s'agit d'une défiance généralisée. Les théories du complot sont nombreuses, car les Grecs se considèrent victimes d'un système qu'ils ne maîtrisent pas. Cette défiance s'exprime vis-à-vis d'un État qui serait chargé d'imposer les Grecs plutôt que de protéger leurs biens, à l'instar de l'État ottoman. Leur défiance s'exprime également à l'égard des partis politiques, qui se sont enrichis dans les années 90 grâce aux paquets Delors, et d'une Europe dominatrice et incomprise. Enfin, la culture de l'Allemagne protestante repose sur le contrat, alors que la Grèce orthodoxe adapte le contrat au contexte social.

Avec une telle identité, la situation est complexe. Pour réveiller la confiance, il faut créer un imaginaire commun à partir d'objectif supérieurs qui réuniront l'Allemagne, la Grèce et les pays européens autour d'un projet concret.

M. Mickaël SZAMES - Les mots « consensus » et « confiance » ont été soulignés au cours de nos débats. Partagez-vous ces propos, Madame Seta Theodoridis ? Comment peut-on redonner confiance aux Grecs ?

Mme Seta THEODORIDIS - Je tiens tout d'abord à remercier M. Luc Carvounas d'avoir pris l'initiative de ce colloque et de donner ainsi la parole aux Grecs vivant en France. Il est très difficile de redonner confiance aux Grecs. La Grèce tente de sortir de la crise, mais l'Europe a perdu l'esprit humaniste et pacifique qui présidait à sa création. Elle est désormais conduite par une logique de guerre économique, que la Grèce tente de combattre en appelant à prendre en considération les êtres humains. Ce ne sont pas les banques ni les financiers qui vont gérer le quotidien des Grecs. Chaque jour, ces derniers sont confrontés à des problèmes extrêmes. Des personnes qui ont suivi de grandes études sont contraintes de quitter le pays. C'est une perte pour la Grèce et, par ailleurs, ces personnes rencontrent les plus grandes difficultés à s'intégrer dans une société française qui n'est pas prête à les accueillir. Il n'existe pas de statistiques officielles, mais ils me semblent de plus en plus nombreux. Les cours de grec dispensés par la communauté hellénique ou l'Église orthodoxe, par exemple, accueillent cette année 20 % de nouveaux élèves, qui sont les enfants des immigrés les plus récents, soit 80 élèves sur 380 dans notre école. Nous faisons notre maximum pour adoucir les difficultés de ces familles.

M. Mickaël SZAMES -- Madame Ana Navarro Pedro, la question de l'épuisement ou du renouveau démocratique se pose aussi au Portugal. Quels liens établissez-vous entre la situation de ce pays et celle de la Grèce ?

Mme Ana NAVARRO PEDRO - La question du renouveau ou de l'épuisement démocratique se pose pour tous les pays européens et pour l'Europe elle-même. Les discours publics portugais et européens ont distingué le Portugal, présenté comme le bon élève appliquant les réformes exigées, de la Grèce, protestataire et contestataire. Ils ont ainsi différencié deux pays confrontés à une menace commune, mais réunis sous une même insulte, « pigs ». Il y a trois ans, j'ai donné une conférence intitulée « pigs, mon amour », dans laquelle je soulevais déjà la question des responsabilités dans la crise économique en Europe.

La Grèce et le Portugal présentent des points communs et des différences. Les politiques de rigueur ont commencé à être appliquées en 2005 par M. Manuel Barroso, alors premier ministre, qui a ensuite rejoint Bruxelles. En 2007, est survenue la crise des subprimes, alors que les socialistes étaient au pouvoir et continuaient à appliquer des mesures d'austérité. Les agences de notation ont joué un rôle prépondérant dans l'écrasement des pays comme le Portugal, la Grèce, l'Irlande. En 2011, une aide de 78 milliards d'euros a été accordée à ce dernier. Sa nécessité est contestée et nous demandons un audit de la dette. Le Portugal a subi un mémorandum similaire à celui imposé à la Grèce par la troïka composée du Fonds monétaire international, de la Banque centrale européenne et de la Commission européenne. Ce mémorandum prévoyait la privatisation des entreprises publiques, y compris profitables, jusqu'à l'absurde. Ainsi, le Portugal a été contraint de privatiser sa compagnie d'électricité sous prétexte de mettre fin à un monopole d'État : elle a été rachetée par une entreprise chinoise qui nous place désormais sous un monopole d'État chinois avec un service dégradé. La privatisation des transports publics de Lisbonne et de Porto, ainsi que de la distribution et de l'assainissement de l'eau ont des conséquences quotidiennes. La privatisation des écoles primaires et secondaires et de la santé a même été envisagée sous prétexte d'une mauvaise gestion et d'un manque à gagner. Le manque de finances publiques créait effectivement un déficit. Il est vrai que des entreprises privées peuvent dégager du profit en vendant des assurances santé...

Après cinq ans de politique d'austérité, le quotidien est difficile. Une partie de la population s'est enrichie, tandis qu'une autre ne se soigne pas faute de pouvoir acheter des médicaments ou payer un taxi au retour d'une chimiothérapie ou d'une dialyse. Comme en Grèce, les Portugais sont obligés d'acheter les médicaments dont ils vont avoir besoin à l'hôpital. Certains enfants ne mangent qu'un repas chaud par jour à l'école et ce n'est qu'avec l'aide des municipalités surendettées qu'ils en ont également un le week-end et pendant les vacances. Des familles renoncent à l'électricité faute de pouvoir payer la facture. Ces cas extrêmes sont certes diffus dans la société, mais la classe moyenne a elle-même vu fondre son pouvoir d'achat et ses rêves. Elle retire ses enfants du lycée faute de pouvoir financer leurs études. Au Portugal, même dans le secteur public, l'école coûte cher. Les Portugais qui en ont les moyens pourront envoyer leurs enfants à l'école, mais les autres non, comme sous la dictature portugaise.

Au niveau macro-économique, la situation du Portugal serait meilleure que celle de la Grèce. Le retour de la croissance, la reprise des exportations et la baisse du chômage sont mis en avant. Une étude plus précise de ces chiffres montre que les exportations tirent l'économie portugaise, notamment vers la Chine, car le Portugal est devenu compétitif sur ce marché grâce à une baisse du coût du travail qui se traduit par des horaires excessifs, une baisse des salaires et une précarité de l'emploi. La baisse du chômage de 17,5 % à 12 % doit être mise en perspective avec les départs d'une partie de la population active du pays. Nous ne disposons pas de statistiques sur l'émigration : jusqu'aux élections d'octobre, le chiffre de 100 000 départs était avancé, il a ensuite été porté à 540 000 et les économistes l'estiment à un million. En outre, les chômeurs sont rayés des listes dès le deuxième rendez-vous manqué sans possibilité de réintégration et les emplois aidés par l'État sont payés à hauteur de 20 % du salaire minimum, qui est actuellement de 500 euros. Je connais des personnes qui, pour conserver une couverture médicale, ont travaillé pendant deux ans en tant que gestionnaires de locaux publics (musée, centre de conférences...) pour 81 euros par mois.

L'amélioration de la situation économique du Portugal est donc conjoncturelle. Cependant, comme en Grèce, le pays comprend des compagnies innovantes et de jeunes entrepreneurs devenus leaders dans leur domaine.

La grande différence avec la Grèce est que le Portugal garde l'image du bon élève et que l'utilisation de la notion de culpabilité chrétienne a permis de faire accepter ces réformes à la population. En un demi-siècle de dictature, les Portugais se sont habitués à se taire. Ils restent encore dans le non-dit et la honte de la pauvreté que les mesures d'austérité ont induite. Sachez enfin que d'après d'un sondage, 71 % des Portugais croient que la démocratie ne leur apporte rien.

M. Mickaël SZAMES - Madame Maria Koutsovoulou, quels liens établissez-vous entre le Portugal et la Grèce ?

Mme Maria KOUTSOVOULOU - Les similitudes sont très nombreuses, mais la posture est radicalement différente. Celle du Portugal est davantage culpabilisante et comparable à celle d'un bon élève : le peuple portugais a pris son mal en patience et attend de voir les résultats de ces mesures. Contrairement à la Grèce, les statistiques économiques sont relativement positives, même si elles peuvent contenir des biais. Par ailleurs, la dette est ancrée depuis longtemps dans l'identité, l'histoire et la culture grecque. Depuis 1830, la Grèce n'a cessé de s'endetter. Il est difficile de trouver la cohérence, l'exemplarité et la force d'agir dans ce contexte.

M. Mickaël SZAMES - M. Costa-Gavras a posé la question essentielle en introduction : que peut-on faire ?

Mme Maria KOUTSOVOULOU - Nous avons besoin de cohérence et d'exemplarité en Grèce et au niveau européen. Je n'en trouve nulle part en Grèce actuellement.

M. José-Manuel LAMARQUE - Étant français et non franco-grec, je ne me permettrai pas de donner des conseils aux Grecs sur leur classe politique. Au niveau européen, nous avons besoin de véritables dirigeants politiques et de visionnaires en lieu et place des responsables politiques actuels, soumis à la finance, mal formés et sans vision de l'avenir. Il est temps également de rompre avec la conjuration des médiocres. Dans le cas de l'Ukraine, par exemple, l'application de sanctions à la Russie s'est retournée contre la Finlande, que les banquiers russes quittent, et l'Italie, dont les exportations alimentaires chutent. Jusqu'à présent, nous avons eu deux dirigeants visionnaires en Europe : Winston Churchill et Charles de Gaulle. Nous ne les avons plus.

M. Mickaël SZAMES - Monsieur Luc Carvounas, pensez-vous qu'il existe une crise en Grèce vis-à-vis de l'Europe ?

M. Luc CARVOUNAS - Il existe une défiance générale des citoyens européens vis-à-vis du parlement et de la commission européenne. En France, 70 % à 80 % des lois promulguées sont des transcriptions de décisions européennes. Il est vrai que l'Europe a connu de grands hommes, mais il convient aussi de rappeler les conditions dans lesquelles ils se sont distingués. Nous n'espérons pas revivre de telles périodes et c'est d'ailleurs la raison pour laquelle l'Europe a été créée à l'origine.

Nous avons perdu de vue que l'Europe est avant tout un socle politique. Pour répondre à la question posée à cette table ronde, « vers un épuisement ou un renouveau démocratique », je ne crois pas à l'épuisement des Grecs. Peu de peuples en Europe ont été invités à s'exprimer autant en si peu de temps dans les urnes, ce qui témoigne à la fois d'un dysfonctionnement et du fait qu'ils croient encore dans la démocratie.

La coopération internationale entre la France et la Grèce visant à promouvoir les échanges économiques est un exemple d'action concrète. Pour rendre de l'espoir à la jeunesse et aux familles qui ont tant donné à la construction de leur pays, il faut recréer de la richesse et, ainsi, de l'emploi. Ce raisonnement nous a conduits, avec l'association Business France et à la demande de l'ambassadeur de France en Grèce, à écrire à tous les parlementaires français pour demander l'identification des TPE et PME grecques capables de se lancer dans l'exportation. La France peut et doit jouer un rôle moteur dans le redressement de la Grèce. Nous sommes ici dans des mesures concrètes et non dans l'incantatoire.

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