Rapport présenté par M. Bruno BOURG-BROC relatif à la liberté de la presse et au pluralisme d'opinions

L'expression du pluralisme d'opinions est à la base de la démocratie. Diversité et multiplicité des organes de presse garantissent l'expression d'une pluralité d'opinions. Le lecteur doit avoir le choix entre différentes sources d'information pour élaborer son propre jugement. Il doit pouvoir être sûr que l'information est complète et non tronquée (rapport de confiance) et qu'un minimum d'éthique est respecté.

Aucune de ces conditions ne peut être durablement garantie par la presse d'Etat qui imposera sa ligne sans accepter de véritable contradiction.

Que faut-il entendre par presse ?

- les journalistes : aborder leurs moyens, leur indépendance, leur déontologie ;

- les sources d'information : agences de presse, agences photographiques, banques d'images ;

- la presse écrite, les moyens d'impression et de distribution de la presse écrite ;

- la presse audiovisuelle ;

- la presse multimédia et en particulier Internet.

La presse audiovisuelle, par l'ampleur des moyens techniques nécessaires et l'ampleur de son audience, et la presse multimédia, par les extraordinaires possibilités d'accès à l'information qu'elle offre aujourd'hui, changent considérablement les données.

Quel sens donner au mot privatisation ?

- passage du public au privé : privatisation d'une presse d'État ;

- plus largement : privatiser, c'est soumettre aux règles du secteur privé, du marché : soumission d'un secteur (celui des média d'information) aux contraintes économiques, à la mondialisation, aux restructurations et aux contraintes du développement technologique. Tous les pays, riches ou pauvres, sont concernés.

Du débat que nous avons eu à Aoste en novembre dernier, il ressort qu'à la question « dans quelle mesure la privatisation de la presse concourt-elle à garantir l'expression d'une pluralité d'opinions ? », la réponse est très nuancée.

I - La privatisation de la presse ne concourt à garantir l'expression d'une pluralité d'opinions que sous réserve de nombreuses conditions, rarement remplies

Sortir de la tutelle de l'Etat

La privatisation est nécessaire : elle permet de sortir de la tutelle de l'Etat. On ne trouve de presse d'Etat libre que sur de courtes périodes, en général des périodes de transition (cf. URSS. Voir ce qui s'est passé dans les pays de l'Est, à la chute du mur de Berlin).

Les avantages d'une presse privée. L'exemple de la presse des pays du Nord (en attente de contributions) et notamment de la France.

La presse dans les pays du Nord

L'exemple français

La liberté d'expression est un droit. Article II de la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen : tout citoyen peut " parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ". De même, la loi Bichet du 2 avril 1947 dit : " La diffusion de la presse imprimée est libre ". La liberté de la presse a valeur constitutionnelle (décisions du C.C. d'octobre 1984 et juillet 1986).

Quelques chiffres :

28 480 journalistes titulaires de la carte de presse (1995)

1994 - 76 titres de quotidiens (779 millions d'exemplaires) dont 3 nationaux "généralistes" largement diffusés, 6 grands hebdomadaires d'information (2 320 000 exemplaires), auquel s'ajoute le Canard enchaîné, hebdomadaire satirique (550 000 exemplaires), considéré comme le baromètre de la liberté d'opinion. Des magazines thématiques par dizaines. Au total en 1994 : 1 354 exemplaires vendus pour 1 000 habitants.

L'agence de presse (AFP) et des agences photographiques.

Même si la presse dite d'opinion est très réduite (notamment organes de partis politiques), le pluralisme d'opinions est une réalité vivante.

Toutefois, on ne peut nier un certain déclin de la presse écrite (diminution importante du lectorat), sans doute au profit des autres média, notamment la télévision, largement partagés entre le public et le privé.

Le caractère privé de la presse suffit-il à garantir l'expression du pluralisme d'opinions ?

Ne garantit pas la possibilité d'exprimer une pluralité d'opinions

Disposer d'une presse privée n'est pas une garantie suffisante

Identification des obstacles et des dérives possibles.

Le poids résiduel de l'Etat

- étouffement de la liberté d'expression par l'institution d'une censure directe ou indirecte telle que l'obligation de recourir à des imprimeries d'État à même d'empêcher certaines parutions (cf. Algérie) ;

- le poids de groupes de pression institutionnels : parti unique ;

- plus subtilement : régulièrement on parle de la connivence de la presse (des journalistes) avec le monde politique et des affaires : appartenance à la même caste. On aurait un pluralisme de façade, l'essentiel étant préservé dans le cadre d'un consensus mou (réapparition de l'éthique). C'est la thèse du livre de Sophie Coignard et d'Alexandre Wickham « L'Omerta française » (Albin Michel, 1999).

Contraintes et menaces pesant sur la presse privée

Les éléments qui vont à l'encontre du pluralisme d'opinions :

1. Les contraintes économiques

La presse privée vit de son lectorat ou de son audience, de publicité, d'aides directes ou indirectes.

a) Comme toute entreprise, elle est soumise aux contraintes économiques :

. le poids des investissements,

. la concurrence des médias entre eux,

. la volatilité du lectorat et la nécessité d'évoluer constamment.

Avec le risque :

. de perdre des lecteurs ou des téléspectateurs,

. de perdre les annonceurs,

. de connaître de graves difficultés financières.

b) Conséquences

. autocensure et recherche d'audience : mise en scène et censure de l'information. Recherche du spectaculaire et de ce qui est supposé plaire : nivellement ;

. disparition de journaux ;

. regroupement dans de grands groupes à même d'imposer une ligne éditoriale.

Autant de facteurs qui nuisent à l'expression d'une pluralité d'opinions.

Avec la mondialisation, cette dérive ne touche pas seulement les pays du Nord, mais a une incidence directe sur ce qui se passe au Sud comme à l'Est. L'audiovisuel est partout (satellite), les stratégies de prise de participations sont désormais mondiales.

2. Les stratégies globales

a) Les groupes de presse représentent des intérêts économiques plus larges.


La presse est un vecteur de communication qui peut être utilisé à des fins politiques et commerciales plus larges : diffuser une certaine idée du monde.

b) La mondialisation de l'information laissée aux mains de quelques groupes puissants conduit inéluctablement à l'étouffement du pluralisme d'opinions, à l'étouffement des voix dissidentes (la presse libre vivant d'abord de son lectorat). Exemple : traitement des conflits du Kosovo, du Timor oriental et de la Tchétchénie.

* Les solutions

Les aides à la presse.

Régime fiscal favorable (TVA à 2,1 ; régime de provisions pour investissements) ; fonds d'aide aux quotidiens, réduction SNCF pour diffusion, aide au portage, abattement pour frais professionnels en faveur des journalistes ...

La protection des journalistes (clause de conscience - 1935).

Réapparition de l'État.

Le pied à l'étrier (les privatisations cf TF1).

Les interdictions : limitation des participations étrangères, fixation d'un seuil de concentration.

Fixation d'un corpus de règles pour protéger le citoyen des éventuels abus de la presse.

La situation des pays où une presse privée existe, mais sans aides : le cas de la République du Centrafrique. Autres exemples.

La liberté d'écrire et d'impression est nécessaire mais pas suffisante.

* Les obstacles : le manque de moyens, l'illettrisme.

Pour Internet, on ne peut parler de privatisation : Internet après être né dans le monde scientifique semi-public (recherche scientifique et monde universitaire) s'est développé dans un contexte d'économie libérale.

Formation et déontologie

Le secours des technologies nouvelles

II. De nouveaux espaces pour la presse et le pluralisme d'opinions.

1. La technologie moderne offre une chance extraordinaire à la liberté d'opinion : Internet, les messageries.


Cet outil extraordinaire permet au citoyen de rechercher ses propres informations.

Il permet aux organes de presse des pays du Sud d'accéder aux informations quand elles lui sont refusées ou lorsqu'il n'en a pas les moyens. Voire de les diffuser.

Du moins, quand la pression politique ne les en empêche pas (filtrage des sites web par les autorités).

2. Mais cette opportunité n'est pas sans risque.

Les sources ne sont pas toujours connues. Dès lors, quel crédit leur accorder ?

Le risque existe de faire confiance aux grands groupes économiques qui sont extrêmement présents sur le Web ou la Toile. La publicité se glisse partout et les logiciels informatiques permettent de pister les internautes et de leur délivrer des informations ciblées.

Conclusion : un équilibre subtil, mais précaire.

Comment cet équilibre peut-il être obtenu, au Sud, à l'Est comme au Nord ? Comment, partout, peut-il être préservé ?

Conclusion :

. la privatisation est un gage de pluralisme d'opinions ;

. comment aider ceux qui n'y ont pas encore accédé ?

. mais ce n'est pas suffisant ;

. comment aider à vivre une presse privée libre mais pauvre ?

. enfin, comment protéger la presse des dérives de l'économie moderne : restructurations, regroupements, disparitions, recherche de l'audience maximale etc. ?

. et comment tirer profit de la circulation de l'information sur le web sans en être victime (informations peu fiables ou manipulations) ?

*

* *

En définitive, ce rapport s'appuie sur un constat : à l'aune de la multiplication des titres, la liberté de la presse est une réalité. Mais cette liberté n'est souvent qu'apparente, ne garantie en aucune façon la qualité des publications et ne signifie nullement que puisse s'y exprimer une pluralité d'opinions. Il convient dès lors de mieux préciser les rôles respectifs de la profession et de l'État et de redéfinir le cadre juridique dans lequel la presse exerce ses missions, au regard notamment des nombreux manquements des États : journalistes emprisonnés, aides sélectives, formations orientées...

La multiplication des titres de la presse écrite : un indéniable développement de la presse privée.

Il a tout d'abord constaté que l'opposition presse d'Etat-presse privée n'était plus d'actualité. L'une et l'autre peuvent cohabiter et jouer un rôle essentiel à un moment donné ; souvent la presse d'État, disposant de moyens plus importants, contribue à l'initiation et à la formation du lectorat. Cet aspect est encore plus manifeste dans l'audiovisuel, qui nécessite d'importants investissements. Cette cohabitation est aujourd'hui essentielle en Afrique et dans les pays d'Europe de l'Est. Elle est encore largement observée dans le secteur audiovisuel des pays du Nord.

Ces considérations ont conduit à renoncer de privilégier la notion de privatisation .

L'existence d'une presse d'État n'empêche pas la multiplication des titres privés, puisqu'en dix ans plus de 1000 titres ont été créés dans l'Espace francophone.

Mais cette liberté ne débouche pas nécessairement sur l'indépendance et l'expression du pluralisme d'opinions.

Les organes de presse trop vite nés, soumis aux contraintes économiques, faute de lecteurs en nombre suffisant, manquent de ressources, de moyens et souvent, en raison d'une absence de formation de ses cadres et de ses journalistes, du professionnalisme nécessaire à l'exercice de ses libertés et à l'expression d'un véritable pluralisme d'opinions. Dès lors leur indépendance est loin d'être assurée.

Dans les pays du Nord, on constate régulièrement les effets de la logique économique libérale conduisant à des rachats et à des regroupements qui ne peuvent que réduire l'expression du pluralisme d'opinions. Le poids des ressources publicitaires n'est pas non plus sans influence sur la ligne éditoriale.

Dans le Sud, la pauvreté et l'absence de revenu des journalistes rendent difficile le respect d'une ligne déontologique claire et obère leur indépendance, transformant certains articles en publi-reportages.

Partout, le poids de l'État se fait sentir :

- Par ses carences au regard de ses missions fondamentales, tel que l'enseignement. Rares, en effet, sont les écoles de formation aux métiers de presse dignes de ce nom. Parfois, un stage au "ministère de la propagande" en fait office.

- Par son inaction, en ne prévoyant ni aides, ni allégements de charges (transports) ou d'impôts (taxes diverses), permettant aux organes de presse d'atteindre une certaine viabilité économique.

- Par des choix ou des pratiques politiques contestables : absence d'une réglementation susceptible d'assurer transparence et indépendance, législation coercitive à l'encontre des journalistes, protection excessive du chef de l'État, sanctions pénales disproportionnées, telle que la prison pour un délit de presse, absence d'indépendance de la justice, censure, organes de régulation en trompe-l'oeil...

Une exigence de Démocratie et de respect de l'Etat de droit.

La presse est un élément essentiel à la démocratie, à l'Etat de droit et à l'enrichissement socio-culturel des pays de l'Espace francophone.

Mais la presse ne peut s'épanouir et oeuvrer dans ce sens que si l'exigence de démocratie, comme l'a montré la Conférence de Bamako, est partagée par l'État, ses dirigeants et l'ensemble de ses institutions.

Il appartient, en conséquence, aux parlementaires et au Parlement de définir le cadre législatif et réglementaire propice au développement de la presse et à l'exercice de ses libertés. Ce cadre doit :

- être respectueux du droit d'expression et de conscience des journaliste ;

- organiser la transparence des organes de presse afin que chacun puisse savoir qui est propriétaire d'un titre et que puissent être évités les regroupements susceptibles de porter atteinte au pluralisme d'opinions ;

- réglementer les prises de contrôle d'organes de presse afin de limiter le risques de positions dominantes attentatoires au pluralisme d'opinions ;

- écarter toute mesure restrictive à l'encontre de la liberté de la presse, même au nom d'un intérêt supérieur, telle que la protection excessive de la personne du chef de l'État ou la politique de lutte contre la pauvreté.

Enfin, et de façon générale, il appartient au Parlement d'édicter des législations civiles et pénales en accord avec les exigences de la démocratie et de l'Etat de droit et de veiller aux conditions d'exercice d'une justice indépendante.

Il appartient aux Chefs d'État et de Gouvernement de mettre en place des dispositifs d'aides ou d'allégements de charges répartis sans discrimination entre les différents organes de presse en veillant notamment à faciliter le maintien du pluralisme au sein des minorités linguistiques : taux des taxes réduits, aides aux transports, à l'approvisionnement en papier, exonérations fiscales diverses...

Il leur revient également de créer et d'aider les écoles de journalisme et d'oeuvrer à la mise en place des infrastructures de télécommunications facilitant l'accès aux ressources des réseaux multimédia tel qu'Internet.

La Communauté francophone doit mettre en oeuvre des programmes d'échanges bilatéraux ou multilatéraux afin d'aider à la formation des journalistes et aux échanges d'expériences, et d'apporter des aides matérielles.

Enfin, les professionnels de la presse doivent définir un corpus de règles de déontologie, le cas échéant regroupées dans une charte, visant à garantir l'indépendance et le professionnalisme des acteurs de ce secteur.

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