Table ronde Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Turkménistan)

La table ronde est présidée par Aymeri de MONTESQUIOU et Jean-Jacques GUILLAUDEAU, avec la participation de James HOGAN, avocat associé, cabinet SALANS, et de :

- Dominique PAGES, Président, Promstan, Consul honoraire du Kazakhstan en France

- Gautier MANGENOT, Représentant de Cifal au Turkménistan

- Roger EBERHARD, Project Director, Schneider Electric

- Martial SEKELY, Directeur Général zone CEI, groupe Lactalis

- Michel RICARD, Vice-Président Asie Centrale, Thalès International, Directeur Général, Thalès Kazakhstan LLP, CCEF

- Catherine GRASSET, Vice-Président Kazakhstan et Azerbaïdjan, Total

- Daniel PATAT, Chef du service économique à Bakou, compétent pour le Turkménistan

Aymeri de MONTESQUIOU

Je suis convaincu que nous avons beaucoup de leçons à apprendre de cette région de culture nomade. Les nomades prennent ce qu'il y a de meilleur. Nous, Français, devons donc démontrer que ce que nous proposons est ce qu'il y a de meilleur. Nous avons tous les arguments pour cela. Il faut une stratégie pour aller en Asie centrale.

Jean-Jacques GUILLAUDEAU

Nous avons un panel de représentants de sociétés privées ayant des expériences très différentes. Le représentant du groupe Thalès connaît tous les pays de la zone. Qu'y avez-vous appris ?

Michel RICARD

Je suis arrivé en Asie centrale en 1992. L'Ouzbékistan ressort comme un marché constant, le Kazakhstan et le Turkménistan comme deux pays d'opportunités. Il faut se préparer pour aller dans cette région. Sans support politique, rien ne se passe. Entre 1999 et 2009, sans support politique français, nous n'avons pas fait grand-chose. Le Turkménistan et le Kazakhstan présentent des potentiels à peu près égaux sur la période 2011-2015. L'Ouzbékistan redémarre après la phase d'embargo.

Il faut être tenace dans ces pays. Dans l'un d'eux, où nous travaillons depuis quinze ans dans l'aviation civile, nous avons besoin de moderniser le système que nous avons installé dans l'aéroport national. Tout le monde est d'accord. Il n'y a aucune opposition. Pourtant, le contrat n'est toujours pas sorti. Il faut dire que l'un des avions de la compagnie nationale de ce pays a été saisi en France pour des histoires de dettes à payer.

Au Kazakhstan, il faut avoir une production locale. Cela n'empêche pas d'être vigilant.

Jean-Jacques GUILLAUDEAU

Total est le plus gros investisseur français dans la zone, et de très loin, notamment au Kazakhstan. Quel est votre sentiment aujourd'hui sur cette expérience ?

Catherine GRASSET

Total est présent au Kazakhstan depuis plus de vingt ans. Nous sommes surtout partenaires du champ géant de Kashagan, dans lequel nous détenons 17 %. Ce champ n'est pas encore en production. Nous avons rencontré des difficultés dans la construction des installations. L'objectif est une mise en production fin 2012. Nous avons d'autres affaires en cours qui devraient se finaliser dans les prochaines années.

Effectivement, il faut être tenace dans ces pays. Au niveau pétrolier, la lourdeur de la bureaucratie n'est pas pour rien dans les retards que nous rencontrons. Il faut en tenir compte, surtout pour les sociétés de taille moyenne. Ce n'est pas insurmontable, mais il faut être prêt.

Jean-Jacques GUILLAUDEAU

Il est important d'être bien conseillé sur le plan juridique. Dans les pays de l'ex Union Soviétique, il existe une tradition de législation nourrie, voire parfois contradictoire.

De la salle

Quel est le niveau de la corruption dans ces pays ?

Catherine GRASSET

Très sincèrement, je ne pensais pas à la corruption quand j'ai parlé de lourdeur administrative. Les mécanismes de fonctionnement ministériels et de contrôle des contrats sont très lourds. La corruption existe, mais je ne pensais pas à cela.

Martial SEKELY

Lactalis est présent au Kazakhstan depuis 2004. Ce pays est en fort développement. Ce marché devient important pour nous. Il existe des règles, écrites ou non. Les taux de croissance et les marges sont largement supérieurs à ce qu'il est possible d'attendre en Europe. A chacun de choisir sa manière. Nous ne jouons pas le jeu des enveloppes. Malgré cela, nous parvenons à nous développer, même si c'est peut-être plus lentement que d'autres. Ces pays sont jeunes. Il y a eu des flottements. Le développement est plus long et plus compliqué qu'ailleurs. En tout cas, nos actionnaires sont contents de notre installation au Kazakhstan.

Jean-Jacques GUILLAUDEAU

L'OCDE a édicté des règles assez récemment sur le sujet. Les entreprises françaises sont parmi celles qui les respectent le plus scrupuleusement.

James HOGAN

Nous avons débuté notre activité au Kazakhstan en 1990. Nous avons ensuite mis en place un bureau stable et permanent à Almaty en 1994. Nous avons commencé avec trois juristes. Quelques mois plus tard, nous en avons engagé cinq ou six de plus. Rapidement, le Kazakhstan a adopté les bases juridiques nécessaires, avec une législation de très bonne qualité. Le problème tient davantage à la lourdeur de la bureaucratie sur place. Il faut être sérieux, prudent et attentif, et suivre les règles du jeu. Des règles de droit existent au Kazakhstan. Il faut faire toutes les opérations correctement. D'ici quelques années, les entreprises qui versent des pots-de-vin auront des problèmes.

Aymeri de MONTESQUIOU

Il faut tenter d'imaginer dans quel état se trouvait la région en 1991. Les pays se sont retrouvés sans administration, avec une économie complètement désorganisée. Un certain nombre d'entreprises se sont jetées sur les richesses de cette partie du monde en imposant des contrats léonins. Je trouverais tout à fait normal de remettre en cause des contrats inégaux. L'un des grands atouts de Total est de s'être comporté en partenaire. C'est ce qu'il faut faire dans cette région : mettre en place des joint-ventures .

Vladimir PARAMONOV, Ouzbékistan

Comment comptez-vous challenger la Chine dans cette partie du monde ?

Jean-Jacques GUILLAUDEAU

Ce challenge n'est pas limité à l'Asie Centrale. Pour le relever, nous devons essayer de mettre en avant nos qualités.

Catherine GRASSET

Dans le business du pétrole, il y a de la place pour tout le monde. Le Kazakhstan et le Turkménistan souhaitent diversifier leurs exportations. Je ne suis donc pas pessimiste.

Michel RICARD

La compétition avec les Chinois n'est que financière. Nos prêts ne sont pas compétitifs. En termes de technologie, nous sommes supérieurs aux Chinois, mais également aux Russes.

Vladimir PARAMONOV, Ouzbékistan

Sauf que demain, les Chinois pourront tout acheter.

Jean-Jacques GUILLAUDEAU

Il en va aussi de la responsabilité de vos pays de choisir ce que vous voulez être pour la Chine à l'avenir.

Vladimir PARAMONOV, Ouzbékistan

Nous n'avons pas le choix. Les Chinois font du business, ils ne font pas de politique. Les Européens sont trop sensibles à certains sujets. Cela crée des barrières pour le business.

Aymeri de MONTESQUIOU

Le quart du pétrole kazakh est déjà contrôlé par la Chine. Pouvez-vous imaginer que le Kazakhstan donne une part encore plus importante ? Evidemment, cette région doit avoir de bonnes relations avec la Chine, mais sans perdre sa liberté, ce qui arrivera si elle cède toutes ses ressources aux Chinois. Nous devons conserver l'avantage que nous donnent la recherche et le développement.

Martial SEKELY

La vraie bataille n'est pas entre l'Europe et la Chine, mais entre la Chine et la Russie. Les pays d'Asie Centrale veulent se libérer de la Russie, après en avoir été prisonniers pendant 80 ans. Le Turkménistan est le premier pays de la région à devenir complètement indépendant de la Russie.

De la salle

Ce débat est très important. Dans les télécommunications, la concurrence de la Chine est dure. Quels sont les avantages des sociétés françaises ?

Vladimir PARAMONOV, Ouzbékistan

Le principal avantage de l'Europe est d'être un bon partenaire pour le business. La technique est bonne. Les Européens sont au point sur le plan technologique. Beaucoup de personnes, en Asie Centrale, voient la Chine comme une menace, au Kazakhstan notamment. Ce n'est pas le cas au Tadjikistan ou au Kirghizstan. L'Ouzbékistan n'a pas non plus peur de la Chine. La Russie et la Chine se font concurrence en Asie Centrale. Ce sont les deux acteurs principaux de la région. Les Européens devraient plutôt chercher à coopérer avec eux. C'est la meilleure manière de faire du business de long terme en Asie Centrale.

Jean-Jacques GUILLAUDEAU

Le secteur agricole, notamment l'élevage, présente de nouvelles opportunités.

Dominique PAGES

Effectivement. Les PME ont l'opportunité de promouvoir ce business au Kazakhstan. Le créneau est extrêmement porteur. Le Kazakhstan est historiquement un pays d'élevage, ancien fournisseur de l'URSS et de l'armée soviétique. Depuis quelques années, le Président kazakh a engagé un grand travail de rénovation de ce secteur, notamment de la viande et du lait. Aujourd'hui, le Kazakhstan est importateur massif de lait en poudre. Le business de l'élevage est bien développé en France. Une région comme la Bretagne est une sorte de cluster dans ce domaine. L'élevage, ça n'est pas que les animaux. En revanche, ce sont les animaux qui font vendre tout le reste, le matériel par exemple. J'invite toutes les entreprises françaises à se rendre au Kazakhstan pour constater les opportunités.

Jean-Jacques GUILLAUDEAU

Nous avons peu parlé du Turkménistan.

Daniel PATAT

Il s'y passe beaucoup de choses. Ce pays revient de très loin. Il est passé au travers de l'époque soviétique presque intouché et se constitue son indépendance difficilement. Les relations avec la Russie deviennent un peu plus compliquées. Gazprom a beaucoup de gaz disponible. La Russie n'a donc plus besoin d'acheter autant de gaz qu'avant au Turkménistan. Il n'en demeure pas moins que ce pays est en plein développement. Outre les hydrocarbures, il développe son agriculture et son industrie cotonnière et textile. Peu de statistiques sont disponibles. La Chine a pris une place importante. Elle finance le principal gisement de la partie orientale du pays. Des développements se préparent également au bord de la Caspienne pour faire transiter le gaz d'est en ouest. La capitale Achgabat a complètement changé. Il faut comprendre comment ce pays évolue. Son développement passe par une certaine ouverture. Les autorités l'ont compris.

Gautier MANGENOT

Cifal est la première entreprise française à s'être implantée au Turkménistan. Dans ce pays, il est très difficile d'avoir la bonne information. Il faut du temps et les bons relais sur place pour faire des affaires. La corruption existe, mais à long terme, elle n'est pas viable car ceux qui en bénéficient ne restent pas en place très longtemps.

Michel RICARD

Ce pays grand comme la France, mais peuplé de 4,5 millions d'habitants, sera bientôt le quatrième producteur de gaz mondial.

De la salle

Les Allemands et les Italiens s'implantent beaucoup dans la région. Avez-vous identifié leurs méthodes ?

Dominique PAGES

Les PMI italiennes et allemandes ont des pratiques de solidarité. Elles s'entraident. Nous n'avons malheureusement pas cela chez nous.

Jean-Jacques GUILLAUDEAU

Au Kazakhstan, AGIP a une ancienneté de vingt ans. Cela explique que les Italiens aient pu faire entrer pléthore d'autres entreprises.

De la salle

Il existe une méthode française. Derrière nos deux grands pétroliers et gaziers nationaux, un groupe de sociétés françaises s'apprête à présenter un projet aux autorités turkmènes. Nous avons été aidés par les autorités françaises sur place.

Jean-Jacques GUILLAUDEAU

Nous partons de loin, mais nous essayons de faire des efforts pour mobiliser les PME. Avec Ubifrance, nous sommes présents sur quatre salons au Kazakhstan, dont celui du machinisme agricole. Total s'est également mobilisé pour donner des conseils aux PME.

Martial SEKELY

Dans ces pays, l'optimisme est indispensable. Des sociétés privées italiennes, allemandes et russes se débrouillent très bien seules au Kazakhstan. Nous avons une filiale à Aqtau. Nous vendons du lait aux plates-formes pétrolières.

De la salle

Quel est le timing de la technopole d'Astana ?

Aymeri de MONTESQUIOU

Il est important d'avoir une stratégie. Je suis favorable aux entreprises privées, mais nous avons, face à nous, un pays qui a un pouvoir politique fort. C'est un élément décisif car il est décisionnaire. La plus grande interaction possible est nécessaire entre le Kazakhstan et la France. Astana est une ville de quinze ans. Elle a été totalement inventée. Le Président y a installé une université qui porte son nom et dont il est membre du conseil d'administration. Il m'a semblé intéressant de mettre en place des coopérations entre cette université et ses homologues françaises, dont l'école des Mines, l'ENA ou encore HEC. Mon objectif était de donner un enseignement aux kazakhs puis, avec le patronage d'entreprises françaises, de créer des joint-ventures pour créer une interpénétration.

Les Kazakhs n'ont pas encore décidé d'une localisation physique. Il y a une compétition entre Astana et Almaty, qui est la principale ville économique du pays. Les deux choix se justifieraient. Le maire d'Astana a mis 20 hectares à notre disposition, sur la route de l'aéroport. Une technopole, ce sont aussi des réseaux. Nous pouvons être présents à Almaty comme à Astana. Je souhaite que les entreprises françaises s'intéressent à ce développement. Nous avons presque réussi à bloquer ce qui concerne l'eau et l'énergie, où nos entreprises sont très performantes.

En janvier, j'ai emmené une délégation de 40 personnes au Kazakhstan. Nous avons mis tous les ingrédients. Nous devrions réussir, malgré la concurrence des anglo-saxons. Nos interlocuteurs sont d'un très haut niveau. L'on ne va pas au Kazakhstan avec arrogance. L'Allemagne vend 5,2 milliards d'euros à ce pays, la France seulement 280 millions d'euros. Je m'y investis avec passion. La technopole est un biais intéressant.

De la salle

Pouvons-nous nous prévaloir de notre savoir-faire face aux entreprises russes et chinoises ?

Aymeri de MONTESQUIOU

Oui, mais pas seulement. Il existe une véritable fraternité entre le Kazakhstan et la Russie, une culture et une vie communes, mais le Kazakhstan ne veut pas tout donner à son voisin. L'union douanière avec la Russie et la Biélorussie est une manière d'équilibrer le poids de la Chine au Kazakhstan. Technologiquement, nous sommes en avance. Les grandes universités françaises peuvent nous aider à convaincre les autorités locales. Il existe un tropisme anglo-saxon. Nous sommes en position d'infériorité. La France possède pourtant des atouts. Elle doit en jouer. Une ligne aérienne entre nos deux pays serait essentielle.

Jean-Jacques GUILLAUDEAU

Les Kazakhs ont clairement conscience que la technologie européenne, américaine ou japonaise n'a rien à voir avec la technologie chinoise. Simplement, l'élément du coût fait que dans certains domaines, le choix se porte sur des produits chinois.

Dominique PAGES

Le problème a longtemps tenu à la compétitivité de notre offre. Nous possédons du savoir-faire. Les Chinois peuvent acheter beaucoup de choses, mais ni notre âme, ni notre savoir-faire. Nous ne mesurons pas suffisamment ce que cela représente. Les PMI françaises ont des atouts à faire valoir. Leur problème tient à leur capacité à se projeter à l'étranger.

De la salle

Il a été assez peu question du secteur de l'eau. Sera-ce une priorité de ces pays dans les années à venir ?

Aymeri de MONTESQUIOU

Les réseaux municipaux sont un objectif. Veolia et GDF SUEZ sont déjà sur place. La dépollution est un autre sujet important. L'Union Soviétique a saccagé le Kazakhstan. Le chantier est énorme. Le chauffage urbain provoque des pertes de chaleur extraordinaires. Les canalisations devront être refaites. Il y a de la place. Allez-y.