EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mardi 13 juin 2023, la commission a examiné le rapport pour avis de Mme Nadège Havet sur la proposition de loi n° 469 (2022-2023) visant à lutter contre le dumping social dans le transmanche.

M. Jean-François Longeot, président. - Nous sommes réunis aujourd'hui pour examiner la proposition de loi du député Didier Le Gac visant à lutter contre le dumping social sur le transmanche. Son examen a été envoyé au fond à la commission des affaires sociales. Cependant, notre commission s'est saisie pour avis de ce texte essentiel pour la sécurité des navigations, la lutte contre les pollutions marines et la souveraineté maritime de la France.

Cette proposition de loi, adoptée à l'unanimité à l'Assemblée nationale le 28 mars dernier, porte en effet sur des enjeux essentiels. Son entrée en vigueur est particulièrement attendue par tous les acteurs du secteur maritime : armateurs, syndicats et gens de mer.

Elle a été conçue en réponse à l'arrivée sur le transmanche d'un opérateur low cost aux navires battant pavillon chypriote, puis au licenciement de près de 800 marins britanniques et à leur remplacement par du personnel plus faiblement rémunéré par une autre compagnie pour faire face à cette nouvelle concurrence. Les compagnies dont les navires battent pavillon français ou britannique sont confrontées à un choix très clair : soit renoncer à utiliser un pavillon protecteur pour les marins, soit risquer le dépôt de bilan.

Dans ce contexte, le texte vise à instaurer, au travers du mécanisme d'une loi dite de police, une obligation, pour les navires de passagers circulant sur le transmanche, de respecter des normes sociales minimales quel que soit leur pavillon : le salaire minimal français et une équivalence entre le temps à bord et le temps de repos à terre pour les gens de mer. De la sorte, des conditions de concurrence équitables seraient rétablies sur le transmanche.

Je cède à présent la parole à Didier Mandelli, qui va nous présenter les grandes lignes du rapport de notre collègue rapporteure Nadège Havet, empêchée.

- Présidence de M. Rémy Pointereau, vice-président -

M. Didier Mandelli, en remplacement de Mme Nadège Havet, rapporteur pour avis. - La proposition de loi du député Didier le Gac visant à lutter contre le dumping social sur le transmanche est très attendue dans le secteur du transport maritime, par les armateurs et les syndicats du secteur, mais également et surtout par les gens de mer eux-mêmes.

Cette proposition de loi, qui a été adoptée par l'Assemblée nationale, s'inscrit dans un contexte complexe pour le transport maritime transmanche.

Historiquement, trois armateurs se partageaient le marché : Britanny Ferries, DFDS et P&O Ferries. Cependant, un nouvel acteur, Irish Ferries, est entré sur ce marché en 2021. Cette compagnie a un positionnement low cost. Afin de diminuer ses coûts, elle a décidé que ses navires battraient le pavillon chypriote, alors que les autres armateurs privilégient les pavillons français et britannique. Cela lui a permis de diminuer ses coûts de personnel de 60 %. Tout en réalisant une marge équivalente à celle de ses concurrents, Irish Ferries peut vendre ses billets 35 % moins cher.

Cette forte différence de coûts a poussé la compagnie P&O Ferries à licencier 786 marins par courriel et sans préavis pour les remplacer par des marins étrangers, avec une rémunération inférieure et des conditions de travail moins favorables en mars 2022.

On pourrait penser, à première vue, que cette nouvelle forme de concurrence est une bonne nouvelle pour les passagers, qui bénéficieront ainsi de traversées moins chères. Mais à quel prix ? Cette nouvelle concurrence laisse une alternative aux opérateurs historiques : disparaître ou adopter le modèle low cost, ce qui implique d'en finir avec le pavillon français, pas assez compétitif, dans le transmanche.

Plusieurs raisons, bien éloignées de préoccupations protectionnistes ou anticoncurrentielles, justifient pourtant d'intervenir pour empêcher cette situation.

La première raison est un enjeu de sécurité des navigations. Sur le transmanche, les navires réalisent des manoeuvres d'accostage jusqu'à dix fois par jour, passant seulement 45 minutes à quai. Les navires traversent la mer de façon perpendiculaire aux principales routes de circulation dans ce qui est le deuxième détroit le plus fréquenté au monde. Ce rythme extrêmement intense engendre chez tous les gens de mer, et pas seulement chez les officiers, des journées de travail de seize heures, voire plus, et une très forte fatigue à mesure que le temps à bord s'allonge. Même les temps de repos prévus ne permettent pas d'éviter une accumulation de fatigue : dormir avec des conditions maritimes parfois difficiles, au milieu du bruit et des vibrations occasionnés par une manoeuvre d'accostage, n'est en effet guère reposant.

C'est la raison pour laquelle, historiquement, sur le transmanche, les gens de mer alternent entre une ou deux semaines à bord et une ou deux semaines de repos. Les compagnies qui ont choisi le modèle low cost ont à leur bord des gens de mer qui peuvent rester six semaines à bord - le nombre de quatre-vingt-dix jours a même été évoqué - et passent systématiquement au moins les deux tiers de l'année en mer.

Or la parité entre le temps à terre et le temps en mer ainsi que la limitation du temps à bord sont des éléments clés pour la sécurité des navigations. L'épuisement du personnel multiplie le risque d'incidents à bord. Surtout, en cas d'incident, chacun, à bord, jusqu'au simple agent d'accueil des passagers, a un rôle défini à jouer. Comment bien remplir ce rôle lorsque la fatigue s'est accumulée pendant des semaines ? Il ne serait pas raisonnable d'attendre un drame humain ou une pollution grave pour légiférer et garantir la sécurité des navigations.

La seconde raison est un enjeu de souveraineté. Les navires de la marine marchande sous pavillon français sont fréquemment mobilisés lors des interventions militaires françaises à l'étranger. Ainsi, lors de l'intervention de la France au Koweït, deux navires de Brittany Ferries, le Coutance et le Quiberon, avaient convoyé des troupes et du matériel français sur place. Chaque année, des navires Britanny Ferries sont mobilisés lors des exercices de contre-terrorisme maritime Armor.

Il est donc essentiel pour la souveraineté de la France d'éviter la disparition d'un pan entier de sa marine marchande. Alors que la guerre est de retour sur le sol européen et que les tensions géopolitiques croissent partout sur la planète, notamment dans l'Indo-Pacifique, il est crucial pour notre pays de conserver une armée capable de se projeter dans le monde.

Enfin, cette concurrence déloyale est une menace forte contre des intérêts publics fondamentaux relatifs à l'organisation sociale et économique de notre pays. Elle implique en effet la disparition d'un secteur économique entier et du modèle social qui lui correspond.

Il est donc nécessaire de lutter contre la concurrence déloyale sur le transmanche, afin, d'une part, d'éviter la disparition, préjudiciable pour notre souveraineté et notre organisation sociale et économique, d'un pan de notre marine marchande et, d'autre part, d'assurer la sécurité des navigations et de lutter contre les pollutions marines.

Le Royaume-Uni a déjà pris les devants sur ce sujet. Une loi a été adoptée par le Parlement britannique le 28 mars dernier. Elle devrait être applicable début 2024. Elle dispose que le salaire des marins à bord ne peut être inférieur au salaire minimum britannique, sans quoi l'accès aux ports britanniques pourra être refusé aux navires qui n'appliquent pas cette règle.

Le législateur français, pour sa part, doit veiller au respect du droit européen. Toutefois, il est tout à fait possible de prévoir des dérogations aux règles de la libre prestation de service par une loi de police. En droit européen, une telle loi est une disposition impérative qu'un pays juge cruciale pour la sauvegarde de ses intérêts publics et qu'il peut imposer à des contrats, quelle que soit la loi applicable à ces derniers.

C'est un texte de cette nature qui a été transmis par l'Assemblée nationale. Il comprend deux dispositions principales : d'une part, il rend applicables aux lignes du transmanche le Smic et les salaires minimaux hiérarchiques de branche pour la détermination de la rémunération horaire des gens de mer ; d'autre part, il instaure un principe de parité entre temps à bord et temps passé à terre pour les gens de mer. Il est laissé à un décret en Conseil d'État le soin de déterminer une durée maximale d'embarquement. Ce décret s'appuiera sur une étude scientifique en cours sur le lien entre fatigue des marins et sécurité des navigations.

Cette équivalence entre temps en mer et temps à terre, ajoutée par amendement à l'Assemblée nationale, est cruciale pour l'efficacité du dispositif. Le temps plus élevé passé à bord par les gens de mer des compagnies moins-disantes en matière sociale explique une forte part des écarts salariaux et est la source d'un épuisement dangereux.

Un dispositif de sanctions fortes, tant administratives que pénales, vise à permettre une application réelle du texte. Ce sont des sanctions financières. Toutefois, lors de la troisième infraction constatée, une interdiction d'accoster dans un port français peut être prononcée par le juge pour les navires de la compagnie concernée.

Ces sanctions ont été transposées par amendement à l'Assemblée nationale à un autre cas. Dans les liaisons entre deux ports français, notamment entre le continent et la Corse, quel que soit le pavillon du navire, celui-ci doit respecter les principales règles du droit social français. C'est ce que l'on appelle le dispositif de l'État d'accueil. Afin de rendre plus efficace la lutte contre le non-respect de ce dispositif, des sanctions administratives analogues à celles prévues pour le cas du transmanche sont créées. Les sanctions pénales existantes sont également renforcées.

Le texte des députés est un texte d'équilibre. Il ne comprend pas de dispositions manifestement contraires au droit de l'Union européenne. Ce n'est pas un texte protectionniste dont l'objet serait de tuer toute concurrence étrangère. Il vise simplement à faire respecter des conditions de concurrence loyale pour assurer la protection d'intérêts publics fondamentaux de notre pays. Je crois en outre que nous manifestons aussi ici notre volonté de voir ce sujet porté à l'échelon européen.

La proposition de loi répond avec efficacité à une situation d'urgence. Les auditions que notre collègue Nadège Havet a menées, en tant que rapporteure pour avis, avec Mme Procaccia, rapporteur au fond de la commission des affaires sociales, l'ont convaincue de la nécessité de privilégier la solution la plus rapide possible. Même promulguée, l'application de cette proposition de loi serait, en tout état de cause, suspendue à la publication d'un certain nombre de décrets.

Dans ces conditions, bien que certaines sanctions proposées puissent présenter un risque contentieux au regard du principe de proportionnalité et que le texte puisse être amélioré sur plusieurs points, Nadège Havet a décidé de ne pas déposer d'amendements. La procédure accélérée n'ayant pas été déclarée, la durée de la navette parlementaire pourrait en effet ne pas laisser assez de temps au Gouvernement pour prendre les décrets d'application avant janvier 2024. C'est pourquoi notre collègue considère qu'il serait préférable d'adopter le texte des députés sans modification.

M. Gérard Lahellec. - Je note que Nadège Havet est élue du Finistère, tout comme d'ailleurs Didier Le Gac. L'enjeu de cette proposition de loi n'est pas mince. Britanny Ferries emploie 3 000 salariés sous pavillon français : on ne peut que saluer son exemplarité sociale. J'ajoute que cette compagnie travaille en étroite collaboration avec les collectivités bretonnes et normandes. Nous avons donc de nombreuses raisons de soutenir ce texte, fruit d'un consensus sur un objectif social et d'emploi et qui semble compatible avec le droit européen, même si nous devons être vigilants sur ce point. Mon groupe est favorable à une adoption conforme du texte, pour ne pas perdre de temps.

M. Jean-Michel Houllegatte. - Les problèmes évoqués ne concernent pas que le transmanche. Il est vrai qu'ils viennent s'ajouter à d'autres évolutions auxquelles les compagnies ont déjà dû s'adapter : la fin du duty free, l'entrée en vigueur de la directive européenne relative à la teneur en soufre des combustibles marins, la mise en service du tunnel sous la Manche, le terrorisme, le Brexit, le Covid, la crise de l'énergie... Le coup de force d'Irish Ferries constitue une attaque frontale contre notre modèle social européen. Ce texte est donc bienvenu. Nous ne pouvons pas laisser le dumping social et environnemental fausser la concurrence. On ne peut que saluer les avancées de l'Union européenne en la matière : la taxe carbone aux frontières de l'Europe, encore balbutiante, permettra aussi de réduire le dumping environnemental. L'enjeu est de préserver notre modèle social et économique européen. Ce texte constitue un marqueur à cet égard.

Il ne faut pas oublier non plus que la Manche est la mer la plus dangereuse du monde : le très important trafic longitudinal, qui compte de nombreux navires transportant des matières dangereuses, est « cisaillé » par le trafic transmanche - 17 millions de passagers par an -, par les manoeuvres des navires qui extraient des granulats marins ou qui installent des éoliennes, par les mouvements des pêcheurs ou des plaisanciers, etc. Et je ne parle pas de la météo capricieuse ! Il importe donc de faire preuve d'une extrême rigueur en ce qui concerne la sécurité. Nous voterons donc cette proposition de loi.

M. Ronan Dantec. - Le phénomène du dumping social concerne aussi le secteur aérien. Britanny Ferries a d'excellents résultats financiers, preuve qu'une entreprise peut réussir tout en respectant notre droit social, il faut le souligner. Par-delà le transmanche, le transport maritime, qui a été l'un des grands leviers de la mondialisation et de la libéralisation, a une empreinte carbone élevée. Il est temps de soumettre ce secteur à une régulation sociale et environnementale. Cette proposition de loi va dans le bon sens. Mon groupe comptait déposer des amendements, mais il soutiendra une adoption conforme du texte.

M. Didier Mandelli, rapporteur pour avis. - Dans tous les textes que nous avons examinés, qu'il s'agisse de la loi d'orientation des mobilités de 2019 ou de la loi relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables de 2023, nous avons toujours veillé à prévenir le dumping social, en nous fondant sur le droit européen, afin d'éviter notamment que les personnels étrangers ne soient employés dans d'autres conditions que les travailleurs français, notamment sur les temps de repos.

La commission émet un avis favorable à l'adoption de la proposition de loi sans modification.

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