II. LA COMMUNICATION AUDIOVISUELLE ET LA SOCIÉTÉ DE L'INFORMATION

Les progrès des techniques numériques et spécialement leur application au transport de l'image fixe ou animée susciter un bouleversement, dont on discerne d'ores et déjà les prémisses, dans le secteur de la communication audiovisuelle.


Les réseaux de diffusion

La numérisation de la diffusion va en effet permettre, comme dans les autres secteurs du monde la communication, la multiplication des programmes et l'abaissement des coûts de diffusion. L'économie de la communication audiovisuelle a longtemps reposé sur la rareté des capacités de diffusion. Elle va désormais entrer progressivement dans une logique d'abondance où prévaudra la capacité d'élaborer une offre de programmes rencontrant un marché solvable ou une demande sociale d'intérêt général.

La numérisation des réseaux est le point de départ de cette évolution qui sera vraisemblablement très progressive. Elle va toucher tous les supports. Le satellite et les réseaux filaires en seront cependant sans doute les vecteurs privilégiés dans la mesure où, plus que la diffusion hertzienne terrestre, ils permettent de mettre rapidement de nouveaux services sur le marché.

Le satellite, en particulier, paraît avoir pris une avance notable en ce qui concerne à la fois les infrastructures et les programmes.

Le potentiel commercial de la diffusion numérique de programmes satellitaires a été révélé par le lancement en avril 1994 du bouquet de 150 chaînes de Direct TV aux États-Unis. Dès la fin de 1994, ce service comptait 600.000 abonnés, trois millions sont escomptés d'ici 1999. Ce succès, explicable par la facilité d'accès aux programmes (il suffit d'une petite antenne parabolique et d'un décodeur décompresseur numérique de la taille d'un magnétoscope) et le faible coût de l'abonnement, est d'autant plus remarquable que 30 % des abonnés sont des foyers câblés bien que les opérateurs du bouquet aient ciblé en priorité les zones rurales du sud des États-Unis. L'opérateur espère ainsi disposer en l'an 2000 de 40 % d'abonnés en zone urbaine et s'approprier 10 % à 15 % du marché du câble.

On comprend dès lors la priorité que de nombreux opérateurs donnent au satellite dans leur stratégie de diversification. Canal Plus doit bientôt lancer un bouquet numérique de vingt-cinq chaînes à partir du système satellitaire Astra, tandis que France Télévision et TF1 mettent au point, grâce a une société commune d'étude, un bouquet commun qui sera diffusé sur le système Eutelsat.

La diffusion numérique hertzienne terrestre pose des problèmes d'ordre différent, liés à la rareté de ces ressources essentielles que constituent les fréquences hertziennes. Le développement explosif de la téléphonie mobile pose le problème de la gestion du spectre de fréquence d'autant plus urgemment que le progrès vers la téléphonie mobile large bande est inéluctable et nécessite l'affectation de nouvelles bandes de fréquence. D'aucuns pensent qu'à terme les chaînes de télévision devraient pour l'essentiel être diffusées par câble et par satellite.

La numérisation des réseaux câblés est expérimentée depuis 1994. Face à la concurrence du numérique satellitaire, l'atout du câble est sa capacité de diffuser une offre de programme offrant l'interactivité et suscitant ainsi entre le consommateur et le serveur un « dialogue » du type de celui que permet actuellement la consultation de programmes sur un micro-ordinateur. Les services de vidéo à la demande, dont l'expérimentation est prévue par l'article 4 du projet de loi, seraient l'une des applications, dans le secteur de la radio et de la télévision, de cette possibilité. Il importe d'en connaître l'impact sur le public français. La possibilité de diffusion hautement interactive de services dont le caractère d'intérêt général est fort, tels que les services de téléenseignement et de télémédecine présente aussi un intérêt essentiel pour l'avenir des réseaux câblés.

L'interactivité restera en effet très sommaire en diffusion hertzienne terrestre et par satellite, compte tenu des hauts débits nécessaires pour la transmission de catalogues importants d'images animées et de l'inexistence de voies de retour intégrées.


L'évolution des produits

L'« appel d'air » provoqué par la numérisation des réseaux de diffusion va susciter l'apparition de nouveaux services de communication audiovisuelle souvent directement issus de l'offre traditionnelle de programmes de radio et de télévision, mais aussi de services se situant à mi-chemin de la communication audiovisuelle et des télécommunications.

Il conviendra de distinguer, au sein d'une offre se caractérisant avant tout par sa diversité, trois catégories de produits :

- les services diffusés. Il s'agit des chaînes généralistes actuelles, commerciales ou du secteur public, qui diffusent des programmes reçus passivement par le consommateur. De nouveaux services diffusés apparaissent actuellement, souvent compris dans des bouquets réunissant des chaînes thématiques payantes ou gratuites, des services de paiement à la séance, des services de vidéo quasi à la demande. Ils seront en grande partie financés par les usagers, soit émission par émission, c'est le cas du paiement à la séance, soit sous forme d'abonnement à un programme ;

- les services téléchargés à la demande, du type vidéo à la demande, pour lesquels les programmes stockés dans des serveurs seront sélectionnés sur catalogue par chaque consommateur. La notion de grille de programmes, actuellement au coeur de la communication audiovisuelle, disparaît alors ;

- les services commutés qui permettent le dialogue de personne à personne et offriront à plusieurs abonnés d'un service diffusant des programmes éducatifs, de formation, de jeu, la possibilité d'échanger des informations et d'agir simultanément sur le déroulement du programme.


La convergence de l'audiovisuel et des télécommunications

Une autre conséquence de la numérisation de la diffusion sera l'utilisation de plus en plus indifférenciée des réseaux existants. Il est fort peu probable que s'impose un seul réseau, technologiquement plus perfectionné, diffusant « en ligne » la totalité des services à l'ensemble des consommateurs. Cette vision, sous-jacente dans le rapport Théry sur les autoroutes de l'information, faisait du réseau téléphonique équipé de fibre optique jusqu'au pied des immeubles le vecteur emblématique de la société de l'information. Le coût de l'investissement et les incertitudes qui pèsent sur l'ampleur véritable du marché des nouveaux services ont incité le Gouvernement à adopter une démarche pragmatique qui va conduire d'une façon différente la fusion de la communication audiovisuelle et des télécommunications. Les réseaux actuels subsisteront, chacun accueillant selon sa capacité de transport des données et selon le degré d'interactivité qu'il permet, des services issus indifféremment de la communication audiovisuelle et de l'informatique.

De même que les satellites de télécommunications sont utilisés pour la diffusion de services de télévision, les réseaux téléphoniques transporteront, quand l'avancée de la technique de l'ADSL le permettra, des programmes de télévision alors que les réseaux câblés distribueront des services de télécommunications tels que la visiophonie, et des services télématiques actuellement diffusés par le réseau téléphonique.

La séparation des régimes juridiques de la communication audiovisuelle et des télécommunications devra alors être réexaminée.

L'enclenchement de cette évolution apparaît dans les dispositions du projet de loi qui autorisent la fourniture sur les réseaux câblés de la téléphonie entre points fixes et qui appliquent aux services de vidéo à la demande les dispositions de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication. Le projet de loi contourne, il est vrai, le problème en appliquant les procédures de la loi du 30 septembre 1986 à des services dont la logique de fonctionnement s'accommode mal de l'ordonnancement juridique existant.

Il va rapidement falloir résoudre les problèmes plus fondamentaux que pose la rencontre des télécommunications et de la communication audiovisuelle sur les réseaux numériques de la société de l'information. On pense en particulier à la gestion rationnelle des fréquences hertziennes, évoquée ci-dessus, au contrôle du contenu des services, qu'il pourrait être nécessaire d'attribuer à une seule administration de tutelle sans tenir compte de l'incertaine distinction des télécommunications et de la communication audiovisuelle. Votre commission des affaires culturelles a commencé à réfléchir aux orientations qui pourraient être retenues à cet égard, dans le cadre d'un groupe de travail sur les services multimédia et les inforoutes. Elle poursuivra ses réflexions en vue de l'examen du projet de loi sur les télécommunications annoncé avant la fin de la session.


• L'évolution des opérateurs

Exigeant la parfaite maîtrise de technologies développées par des secteurs encore cloisonnés bien que potentiellement convergents, le développement des nouveaux services de la société de l'information conduit au regroupement d'acteurs cherchant à compléter leurs compétences afin de se positionner sur les marchés en cours d'apparition.

Cette nécessité va donner une impulsion nouvelle au mouvement de diversification qui a conduit, au cours de la décennie écoulée, de grands groupes multimédia à investir des supports de communication connexes à leur métier de base. C'est ainsi que Fininvest détient en Italie cinq réseaux de télévision, plusieurs autres en Europe, un réseau de salles de cinéma, des entreprises de production cinématographique, des sociétés de droits audiovisuels, un quotidien de la presse écrite, une régie publicitaire. En Allemagne, Bertelsmann répartit ses activités entre la presse, le livre, le divertissement et l'industrie. En France, Havas est présent dans la publicité, la presse, la télévision et l'édition.

En dépit de l'inégale réussite des stratégies de diversification de ces grands groupes souvent surendettés et très sensibles aux à-coups de la conjoncture -on se souvient de l'effondrement du groupe Maxwell- la course à la diversification est repartie. Alors que les grands opérateurs des années 1980 avaient rarement réussi à dépasser leurs frontières nationales, les stratégies de développement sont désormais internationales. Un opérateur comme Rupert Murdoch est présent dans le Pacifique, en Amérique, en Asie et tente d'étendre ses activités à l'Europe à travers une alliance avec la CLT. En Europe, avec la CLT, Canal Plus, le groupe Bertelsmann et le groupe Kirsch mettent au point des stratégies régionales fondées sur la détention de catalogues et sur la mise au point de systèmes de contrôle d'accès.

Il faut rappeler à cet égard la réussite de Canal Plus dont la position de force provient non seulement d'une expérience déjà ancienne des relations avec une clientèle d'abonnés, mais aussi du contrôle du boîtier nécessaire à la réception des émissions cryptées. Propriétaire de son système de contrôle d'accès, Canal Plus a réussi à lui assurer une position dominante sur le marché européen en passant des accords avec Bertelsmann pour son exploitation.

Le développement des nouveaux produits et services de la société de l'information implique aussi de très nombreuses petites structures industrielles qui développent les produits innovants dont naîtront peut-être les marchés de masse de demain.

Là encore, toutefois, un mouvement de restructuration sélectionnera sans doute à terme un certain nombre d'entreprises disposant des ressources nécessaires pour assurer le développement des produits et capables de maîtriser les circuits de commercialisation. L'étroitesse actuelle du marché de l'édition électronique et du multimédia limite les perspectives de rentabilité à court terme et favorise le mouvement de concentration par l'établissement de partenariats entre constructeurs de matériels, producteurs, distributeurs. Il est trop tôt pour connaître les évolutions de ces partenariats vers des concentrations, des diversifications, ou des formules de coopération souples.


L'inconnue du marché

Nul en sait encore quelle sera l'ampleur du marché des nouveaux services et produits de la société de l'information : et ce sera l'un des apports les plus intéressants des expérimentations lancées par le Gouvernement que de fournir des éléments d'appréciation sur les réactions du public à l'offre qui va lui être présentée. Tout au plus peut-on observer aujourd'hui que la croissance des marchés très liés de la communication et au divertissement s'effectue habituellement par substitution entre produits ou services. C'est ainsi que le développement des jeux vidéo a eu des effets sur le taux d'audience des enfants de moins de 14 ans et que l'usage du magnétoscope a contribué à diminuer la fréquentation des salles de cinéma. Par ailleurs, la complexité relative de l'utilisation des services « en ligne » rendra nécessaire une formation du public, qui se heurtera non seulement au poids des habitudes de consommation mais aussi à la facilité d'usage de terminaux comme le téléviseur classique et le Minitel, dont les capacités limitées de transport et de traitement de l'information ne favoriseront pas la percée des services interactifs et multimédias.

En outre, les produits destinés à la consommation « hors ligne », sur micro-ordinateur par exemple, tels que les CD-ROM, connaîtront sans doute une croissance temporairement plus rapide que les services « en ligne » grâce à la progression actuellement remarquable du parc de micro-ordinateurs. Mais le progrès des modems, ainsi que le développement de structures telles que INFONIE peut infléchir très rapidement ce type de croissance.

L'avancée de la société de l'information est ainsi pleine d'incertitudes. Elle aura lieu, mais nul ne sait encore avec quels acteurs, quels produits, sur quels réseaux pour quels marchés. En raison du coût des nouvelles techniques, des délais de mise en place des réseaux et des équipements, du rythme des restructurations dont surgiront les opérateurs déterminants, l'évolution pourrait être plus lente qu'on ne l'envisage parfois, à moins bien sûr que le consommateur n'en décide autrement. Ce sera un des principaux mérites du projet de loi relatif aux expérimentations que de lui donner la parole avant que ne soit lancé tel ou tel programme en fonction d'un volontarisme politique et technologique ignorant des réalités socio-économiques.

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