IV. L'URGENCE DÉCLARÉE NE GARANTIT PAS QUE LES LOIS CONCERNÉES SONT APPLIQUÉES DANS DES DÉLAIS RAPIDES

La commission des Affaires économiques observe que les 29 lois relevant de sa compétence votées après déclaration d'urgence depuis 1988 se répartissent de la manière suivante : 16 sont entièrement applicables, 12 le sont partiellement et la dernière en date, la loi n° 98-69 du 6 février 1998, tendant à améliorer les conditions d'exercice de la profession de transporteur routier, " ne l'est pas du tout " (six mois plus tard).

Ce constat permet à la commission de conclure que l'applicabilité des lois votées après déclaration d'urgence est inférieure à la moyenne, ce qui la conduit à " s'interroger sur l'utilité du recours à cette procédure " .

La commission des Affaires culturelles s'indigne de la " publication très tardive du décret d'application de l'article 42-2 de la loi du 13 juillet 1992, relatif aux conditions d'ouverture au public des installations provisoires aménagées dans les enceintes sportives ", car " ce n'est donc qu'au bout de cinq ans et sept mois que sont devenues applicables les dispositions de cet article, adoptées en urgence et directement inspirées par le drame de Furiani ". La commission signale, en outre, que l'article Premier-II de la loi n° 98-146 du 6 mars 1998 relative à l'organisation et à la promotion des activités physiques et sportives " a une nouvelle fois repoussé (jusqu'au 1er juillet 2000) la date limite d'homologation des enceintes sportives ouvertes avant le 31 décembre 1995, et donc l'application d'un dispositif adopté en urgence en juillet 1992 ".

V. AUX CAUSES HABITUELLES DE RETARD S'AJOUTENT LES EFFETS DE L'ALTERNANCE POLITIQUE

Quelques exemples illustrent les causes habituelles des retards constatés, telles que la consultation d'organismes extérieurs, celle du conseil d'Etat, ou encore la réticence des organisations professionnelles.

La loi n° 92-654 du 13 juillet 1992 relative au contrôle de l'utilisation et de la dissémination volontaire d'organismes génétiquement modifiés (OGM) et modifiant la loi du 19 juillet 1976 relative aux installations classées pour la protection de l'environnement attend toujours le décret relatif aux utilisations d'OGM relevant de la défense nationale. La commission des Affaires culturelles explique que les deux ministères concernés (Défense et Aménagement du territoire et environnement) ne sont parvenus que tout récemment à un accord sur un projet de décret, " lequel devra encore être soumis pour avis à divers organes consultatifs (...) avant d'être transmis au Conseil d'Etat ", de sorte que " plusieurs mois devraient être encore nécessaires avant la publication de ce décret, attendu depuis plus de six ans ".

La commission des Affaires économiques attribue l'essentiel des retards à " la lourdeur et la complexité du processus d'élaboration " des textes d'application. Elle observe que " la publication d'un décret implique parfois un processus d'élaboration tel qu'il peut se trouver bloqué pendant plusieurs années aux stades de la " réflexion ", de la " concertation " ou de la " consultation d'organismes ".

La commission cite, parmi d'autres exemples : les textes d'application des articles 45, 51 et 77 de la loi n° 95-95 du 1er février 1995 relative à la modernisation de l'agriculture, " en cours d'examen depuis plus de trois ans car ils vont bien au-delà du " simple " secteur agricole ". Comme le démontre la commission, les difficultés rencontrées pour la rédaction de ces textes d'application viennent du fait que sont en jeu des questions délicates relatives au cumul de rémunération des fonctionnaires, au cumul de retraites, de rémunération et de fonction, mais également au code de l'expropriation ou encore à l'élaboration des listes électorales en vue des élections aux chambres d'agriculture, qui nécessitent une large concertation .

La commission des Finances cite, pour sa part :

- l'article 39 de la loi n° 94-679 du 8 août 1994 portant diverses dispositions d'ordre économique et financier, disposition fixant les conditions de diplômes des experts comptables stagiaires. La commission consultative qui devait examiner le décret " n'a toujours pas rendu son avis ".

- l'article 62 de la loi n° 96-597 du 2 juillet 1996, portant modernisation des activités financières (relatif à l'obligation d'adhésion à un régime d'indemnisation ou de garantie) : la rédaction du décret, signale la commission, " n'est toujours pas achevée, car " jusqu'alors dépendante du résultat des négociations menées avec la profession (...) elle est aujourd'hui subordonnée à l'adoption du projet de loi portant protection de l'épargne populaire qui doit être présenté au Parlement fin 1998, début 1999 " ;

- l'article 26 de la loi de Finances rectificative pour 1996 (n° 96-1182 du 30 décembre 1996), car " les négociations engagées entre le ministère de l'agriculture et le service de la législation fiscale concernant les statuts-types de copropriété de chevaux de courses (...) n'ont toujours pas abouti ". En attendant, précise la commission, une instruction est parue le 9 juin 1997 ;

- l'article 62 de la loi de Finances pour 1998 (n° 97-1269 du 31 décembre 1997) (portant création d'un fonds d'affectation spéciale, de modernisation de la presse quotidienne et assimilée) : la commission précise que " le Cabinet du Premier Ministre, bien qu'un décret simple doive fixer les conditions d'application, notamment sur les critères d'éligibilité aux subventions, a souhaité recueillir l'avis du Conseil d'Etat ", de sorte que la signature définitive n'est envisagée que pour la fin novembre ".

La commission des Lois regrette que la loi n° 97-1159 du 19 décembre 1997 relative au placement sous surveillance électronique, issue d'une initiative sénatoriale, soit toujours lettre morte, dans l'attente de la mise en oeuvre des expérimentations préconisées par le garde des sceaux.

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L'application des lois bute aussi sur de réels obstacles d'ordre juridique ou technique.

Ainsi, la commission des Lois cite les difficultés d'application rencontrées par la loi n° 96-604 du 5 juillet 1996 relative à l'adoption. En effet, peu de mesures étaient intervenues , plus de deux ans après la promulgation de la loi. Les problèmes juridiques concernent notamment :

- l'article 29 II prévoyant, " à titre transitoire ", les adaptations nécessaires à la durée du mandat des membres du Conseil de famille des pupilles de l'Etat,

- l'article 31, prévoyant la possibilité, pour des parents qui remettent un enfant en vue de son admission comme pupille de l'Etat et souhaitent garder l'anonymat, de laisser à l'attention de l'enfant des renseignements non identifiants, ou

- l'article 42, prévoyant que l'Etat aide à la mise en place d'un réseau structuré d'organismes susceptibles de servir d'intermédiaire pour l'adoption.

La commission des Lois consacre, en outre, un paragraphe particulier à la loi n° 91-650 du 9 juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d'exécution : la commission expose que cette loi, " très importante par son volume et son contenu, est entièrement appliquée depuis la fin de 1996 à l'exception de la disposition de l'article 96 qui prévoit la codification , par décret en Conseil d'Etat , des textes concernant les procédures civiles d'exécution ".

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Mais la lourdeur des concertations et procédures ou les difficultés techniques n'expliquent pas tous les retards.

La commission des Affaires sociales met en cause la mauvaise volonté de l'administration à propos de l'application de la loi n° 97-60 du 24 janvier 1997 instituant une prestation spécifique dépendance : " reste notamment à paraître un décret définissant les modalités selon lesquelles les salariés rémunérés pour assurer un service d'aide à domicile auprès d'un allocataire de la prestations spécifique dépendance bénéficient d'une formation. Ce décret particulièrement important semble se heurter à l'hostilité de l'administration du ministère de l'emploi et de la solidarité qui fait peu d'efforts pour hâter sa publication ".

La commission des Finances constate que pour quelques articles des lois antérieures à 1997 en souffrance, une certaine langueur administrative peut être incriminée, même si la consultation de nombreuses administrations et organismes est souvent nécessaire ". Elle ajoute que " ces remarques valent également pour les textes qui ont fini par être appliqués bien tardivement ".

La commission des Finances analyse également un phénomène, fort insatisfaisant, déjà évoqué à plusieurs reprises auparavant par la commission des Affaires culturelles : " Il est parfois constaté, a posteriori, -signale la commission des Finances-, que le législateur a pu décider qu'une mesure réglementaire était nécessaire pour l'application d'une disposition qu'il adoptait, alors que des textes existants étaient transposables ou que les administrations concernées disposaient déjà des moyens de l'appliquer ".

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Certaines commissions s'interrogent enfin sur les effets de l'alternance politique sur l'application des lois.

La commission des Affaires économiques souligne, pour sa part, " un net ralentissement de l'activité réglementaire, comparativement aux années précédentes, puisque le nombre de décrets publiés cette année est le plus faible depuis 1990 " dans son domaine de compétence.

La commission interprète ce ralentissement comme " une répercussion du très conjoncturel ralentissement dans la publication des lois, causé par les élections législatives et l'installation, en juin 1997, du gouvernement de M. Jospin ".

Elle ajoute que " cette répercussion du rythme législatif sur le rythme réglementaire n'est pas compensée par un rattrapage significatif du reliquat de décrets restés en souffrance ".

La commission en conclut que dans la mesure où " ce gouvernement, installé depuis maintenant près de seize mois, est à même de remplir pleinement son travail réglementaire ", " il est permis de regretter ce bilan médiocre et de s'interroger sur la volonté du gouvernement d'appliquer certaines des lois anciennes votées sous les précédants gouvernements ".

La commission souligne que de nombreux articles de la loi n° 95-115 du 4 février 1995 d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire attendent toujours leurs textes d'application, dont la parution se trouve désormais compromise en raison du dépôt d'un nouveau projet de loi.

La commission des Affaires étrangères exprime un point de vue plus nuancé. Elle observe que le gouvernement a décidé de ne pas élaborer de nouvelle loi de programmation militaire, et " de maintenir les principales orientations -à commencer par la professionnalisation des armées- fixées par la loi votée en 1996 "-. Elle signale que " certains projets de loi déposés par le précédent gouvernement et en cours d'examen -parfois très avancés- devant le Parlement ont été juridiquement abandonnés puis repris sous une forme différente " : la commission analyse avec précision ces différences en matière de réforme du service national et d'interdiction des mines antipersonnel.

La commission se félicite des " progrès de l'initiative parlementaire " grâce à l'adoption définitive de la proposition de loi tendant à l'élimination des mines antipersonnel qui a vu " tous les amendements votés par le Sénat sur ce texte (acceptés ensuite) par l'Assemblée ", puis a été appliquée " dans des conditions satisfaisantes ".

La commission des Finances signale que " le problème d'application le plus significatif actuellement est celui concernant la loi créant les plans d'épargne-retraite ". La commission ajoute qu' " il pose clairement la question du devenir de textes, nécessitant de nombreuses mesures réglementaires et des délais importants de mise en oeuvre, lorsque le nouveau gouvernement n'est pas disposé à l'appliquer ".

Dépassant le cadre de l'année parlementaire écoulée, la commission des Affaires économiques a procédé à une analyse plus générale des effets de l'alternance politique sur l'application des lois votées sous les gouvernements précédents , étude qu'elle intitule " Quels gouvernements rendent applicables quelles lois ? ", en partant de l'examen des mesures prises, sur une période, pour l'application des lois votées pendant la période précédente, puis des listes de lois demeurées en attente de mesures d'application pour devenir totalement applicables 3( * ) .

Cette étude forte intéressante permet à la commission de tirer les conclusions suivantes :

" Les changements successifs de gouvernements ont souvent pour effet l'abandon de l'application d'une part non négligeable des mesures prévues. Une mesure est généralement rendue applicable par le gouvernement qui l'a prévue ou par le gouvernement -plus rarement par les deux gouvernements- qui lui succède immédiatement . " Si elle ne l'est pas dans ce délai, elle a de fortes chances de rester " définitivement  en déshérence ".

La commission observe toutefois " qu' un changement de majorité et de gouvernement n'est pas nécessairement synonyme d'un abandon de l'élaboration des textes d'application des lois antérieures " et (salue), à cet égard, " le travail du gouvernement de M. Balladur, qui a rendu applicables 49 % des mesures prévues par le gouvernement de M. Bérégovoy et 39 % de celles prévues par le gouvernement de Mme Cresson ".