2. Le statut des îles européennes : un terme de comparaison incertain

La singularité de la situation de la Corse invite naturellement à chercher des termes de comparaison chez nos partenaires européens.

A cet égard, force est de reconnaître que la plupart des îles européennes sont dotées de statuts particuliers et jouissent d'une large autonomie -les principales disposent même de la compétence législative exclusive dans certaines matières-.

Mais, dans presque tous les cas, cette consécration résulte de dispositions constitutionnelles expresses , et non de normes législatives ordinaires ; elle s'inscrit dans une tradition de fédéralisme, de régionalisme ou d'autonomie locale très accentuée, étrangère à la tradition constitutionnelle française.

Le statut d'autonomie des Canaries et des Baléares est fondé sur les articles 2, 138 et 143 de la Constitution espagnole, qui prévoient notamment « le droit à l'autonomie des nationalités et des régions » et l'érection des territoires insulaires en « communautés autonomes » dotés de pouvoirs législatifs et réglementaires.

La Sicile et la Sardaigne sont placées dans une situation constitutionnelle identique, expressément prévue aux articles 5 et 116 de la Constitution italienne.

L'exemple souvent cité des Açores et de Madère , qui relèvent pourtant de la souveraineté d'un Etat unitaire, ne doit pas entretenir la confusion : leurs statuts spécifiques font en effet l'objet de dispositions expresses dans la Constitution du Portugal (articles 6 et 225 à 234 et lois organiques subséquentes) sur le fondement desquelles le législateur était habilité à opérer les distinctions statutaires appropriées.

Dans le cas de la Grèce, a contrario, où la Constitution est muette sur ce point, on relève que le législateur n'a pas doté ses îles, en particulier la Crète , d'un statut particulier.

Les analyses de droit comparé incitent donc à la prudence sur les conditions dans lesquelles un particularisme institutionnel est reconnu aux îles européennes. A la différence de nos partenaires européens, notre loi fondamentale affirme avec clarté et vigueur les principes d'unité et d'indivisibilité de la République , avec lesquels celui de libre administration des collectivités locales doit se concilier.

La question d'un statut particulier de la Corse renvoie donc au débat plus large de l'approfondissement de la décentralisation.

3. Un débat plus large : l'approfondissement de la décentralisation

Conçue et mise en oeuvre, voilà près de vingt ans, dans un contexte d'épuisement du modèle jacobin, la décentralisation a redistribué les pouvoirs, les compétences et les moyens au profit des collectivités territoriales, dont la région alors érigée en collectivité de plein exercice. La réforme avait pour principal objectif de rechercher une meilleure efficacité de l'action publique en rapprochant la décision du citoyen.

a) Une réforme inachevée

Si la décentralisation a atteint ses buts, elle reste toujours d'actualité pour répondre aux défis auxquels l'action publique est confrontée. La logique initiale , fondée sur une répartition des compétences par blocs associée à l'absence de tutelle d'une collectivité sur l'autre, a été perdue de vue. A la clarification des compétences s'est substituée une autre logique , celle de la cogestion , avec pour conséquence la multiplication des partenariats sous toutes les formes possibles.

Cette logique de cogestion aboutit à un dévoiement des principes de la décentralisation lorsqu'elle se traduit par la participation croissante des collectivités locales au financement des compétences de l'Etat, ou par une tendance accentuée à la recentralisation des pouvoirs dont on trouve des exemples manifestes dans plusieurs lois récentes : la loi sur l'exclusion, la loi relative aux gens du voyage, la loi sur la solidarité et le renouvellement urbains.

b) Une préoccupation constante du Sénat

Représentant constitutionnel des collectivités territoriales, le Sénat n'a cessé de conduire des travaux autour du thème de la décentralisation, qui ont, à maintes reprises, trouvé des traductions législatives ; la plus récente est la loi « Fauchon » n° 2000-647 du 10 juillet 2000 tendant à préciser la définition des délits non-intentionnels.

Quatre missions d'information communes à plusieurs commissions ont été créées en 1983, 1984, 1990 et 1998 afin d'apprécier la mise en oeuvre et les effets de la réforme. Après la mission d'information sur l'espace rural, a été constituée une mission sur l'aménagement du territoire, dont les travaux ont largement alimenté la réflexion préliminaire à la loi d'orientation de 1995. Les commissions des lois et des finances ont mis en place, en leur sein ou conjointement, des groupes de travail qui se sont penchés sur la responsabilité pénale des élus locaux (1995), sur la décentralisation (1996) et sur les chambres régionales des comptes.

Dès son élection à la présidence du Sénat, M. Christian Poncelet a souhaité affirmer le rôle de « veilleur » de la décentralisation de la Haute Assemblée et s'est lui-même engagé dans une large opération de consultation sur le terrain, en organisant des Etats généraux des élus locaux dans les régions. Le 16 octobre 2001, lors de son discours d'orientation, il a proposé de créer un délégation du Sénat à la décentralisation.

c) Une réforme reportée

D'autres instances se sont également saisies, plus récemment, de ce thème. Le Conseil économique et social a adopté en juin 2000 un avis sur « la décentralisation et le citoyen », puis un rapport sur « l'avenir de l'autonomie financière des collectivités locales ».

Mise en place par le Premier ministre, la commission pour l'avenir de la décentralisation , présidée par notre collègue Pierre Mauroy, a présenté ses propositions de réforme à la fin de l'année 2000. Elles ont servi de socle au Premier ministre pour l'organisation d'un débat sur la décentralisation à l'Assemblée nationale, le 17 janvier 2001, au cours duquel il a tracé un certain nombre d'orientations, tout en repoussant la réforme au lendemain des élections présidentielle et législatives de 2002.

Inspirées par le souci de prendre en compte les spécificités de l'île, les réformes successives du statut de la Corse ont finalement servi d' exemple et constitué le prélude à une extension des compétences des régions. Il en fut ainsi en 1982 ; il en va de même aujourd'hui.

A peine le présent projet de loi était-il discuté par l'Assemblée nationale que le ministre de l'intérieur s'engageait à étendre à l'ensemble des régions certaines des dispositions prévues pour la Corse 11 ( * ) . Le projet de loi relatif à la démocratie de proximité , actuellement en instance au Sénat, a ainsi été complété dans l'urgence par un volet relatif au transfert de compétences aux régions que ni le Conseil d'Etat, ni la commission des Lois de l'Assemblée nationale n'ont pu examiner.

Les nombreuses questions soulevées par les différents statuts de la Corse renvoient donc, à l'évidence, au débat plus large sur la décentralisation. A cet égard, aujourd'hui comme en 1982, il est extrêmement regrettable de devoir discuter d'adaptations avant d'avoir déterminé le droit commun.

* 11 Journal officiel des débats de l'Assemblée nationale, deuxième séance du 17 mai 2001, page 3089.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page