Rapport n° 429 (2010-2011) de M. Jean-Jacques HYEST , fait au nom de la commission des lois, déposé le 13 avril 2011

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N° 429

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2010-2011

Enregistré à la Présidence du Sénat le 13 avril 2011

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur la proposition de loi de MM. Serge LAGAUCHE, Jean-Noël GUÉRINI, Bernard PIRAS, Didier GUILLAUME, Jean BESSON, Robert NAVARRO, David ASSOULINE, René-Pierre SIGNÉ, Jean-Marc TODESCHINI, Yves CHASTAN, Mme Renée NICOUX, M. Michel TESTON, Mmes Maryvonne BLONDIN, Claire-Lise CAMPION, MM. Serge ANDREONI, Serge LARCHER, Claude BÉRIT-DÉBAT, Mme Jacqueline ALQUIER, M. Roland POVINELLI, Mme Samia GHALI, MM. Simon SUTOUR, Daniel RAOUL, Jacky LE MENN, Roland COURTEAU, Mme Françoise CARTRON, MM. André VANTOMME, Jacques BERTHOU, Edmond HERVÉ, Bernard ANGELS, Marcel RAINAUD et Gérard COLLOMB tendant à réprimer la contestation de l' existence du génocide arménien ,

Par M. Jean-Jacques HYEST,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : M. Jean-Jacques Hyest , président ; M. Nicolas Alfonsi, Mme Nicole Borvo Cohen-Seat, MM. Patrice Gélard, Jean-René Lecerf, Jean-Claude Peyronnet, Jean-Pierre Sueur, Mme Catherine Troendle, M. Yves Détraigne , vice-présidents ; MM. Laurent Béteille, Christian Cointat, Charles Gautier, Jacques Mahéas , secrétaires ; MM. Jean-Paul Amoudry, Alain Anziani, Mmes Éliane Assassi, Nicole Bonnefoy, Alima Boumediene-Thiery, MM. François-Noël Buffet, Gérard Collomb, Pierre-Yves Collombat, Jean-Patrick Courtois, Mme Anne-Marie Escoffier, MM. Louis-Constant Fleming, Gaston Flosse, Christophe-André Frassa, Bernard Frimat, René Garrec, Jean-Claude Gaudin, Mme Jacqueline Gourault, Mlle Sophie Joissains, Mme Virginie Klès, MM. Antoine Lefèvre, Dominique de Legge, Mme Josiane Mathon-Poinat, MM. Jacques Mézard, Jean-Pierre Michel, François Pillet, Hugues Portelli, André Reichardt, Bernard Saugey, Simon Sutour, Richard Tuheiava, Alex Türk, Jean-Pierre Vial, Jean-Paul Virapoullé, Richard Yung, François Zocchetto.

Voir le(s) numéro(s) :

Sénat :

607 (2009-2010)

LES CONCLUSIONS DE LA COMMISSION DES LOIS

Réunie le mercredi 13 avril 2011, sous la présidence de M. Yves Détraigne, vice-président, la commission a examiné le rapport de M. Jean-Jacques Hyest sur la proposition de loi n° 607 (2009-2010), présentée par M. Serge Lagauche et plusieurs de ses collègues, tendant à réprimer la contestation de l'existence du génocide arménien.

Après avoir rappelé les massacres commis contre les populations arméniennes de l'empire ottoman en 1915 et souligné que la qualification de génocide paraissait pouvoir leur être appliquée rétroactivement bien qu'aucune organisation internationale ni aucune juridiction internationale ou française ne se soient jamais prononcées sur ce point, M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur, a rappelé que la France avait officiellement reconnu l'existence du génocide arménien par la loi du 29 janvier 2001. Il a également indiqué que, si, en l'état du droit, la contestation de l'existence du génocide arménien n'était pas susceptible de donner lieu à des poursuites pénales, elle pouvait en revanche faire l'objet d'actions devant la juridiction civile, sur le fondement de l'article 1382 du code civil.

Estimant la réalité du génocide arménien de 1915 indéniable, le rapporteur a toutefois attiré l'attention sur les difficultés que risquait de susciter la création d'une infraction pénale de contestation de tels faits.

En premier lieu, M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur, s'est interrogé sur la légitimité du législateur à intervenir dans le cours de la recherche historique en qualifiant juridiquement des évènements du passé, rappelant le débat suscité par l'adoption de plusieurs « lois mémorielles » au cours des récentes années.

En second lieu, le rapporteur a souligné les conséquences diplomatiques inopportunes que susciterait l'adoption de la proposition de loi, tant sur les relations bilatérales franco-turques que sur le timide rapprochement engagé, avec le soutien de la France, entre la Turquie et l'Arménie.

Enfin, le rapporteur a estimé que la création d'une infraction pénale de contestation du génocide arménien de 1915 présentait un risque sérieux de contrariété aux principes constitutionnels de légalité des délits et des peines, d'une part, et de liberté d'opinion et d'expression, d'autre part.

Au terme d'un débat, la commission a adopté à l'unanimité la proposition du rapporteur tendant à opposer à la proposition de loi l'exception d'irrecevabilité , dans les conditions prévues par l'article 44 du Règlement du Sénat.

Mesdames, Messieurs,

Le Sénat est invité à se prononcer sur la proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l'existence du génocide arménien, déposée le 5 juillet 2010 sur le Bureau de notre Assemblée par notre collègue Serge Lagauche et trente de ses collègues du groupe socialiste.

Reprenant à l'identique les termes d'une proposition de loi adoptée par l'Assemblée nationale le 12 octobre 2006 à l'initiative de M. Didier Migaud et plusieurs de ses collègues 1 ( * ) , ce texte vise à punir de peines d'un an d'emprisonnement et de 45.000 euros d'amende les personnes qui contestent publiquement l'existence du génocide arménien de 1915.

Il tend ainsi à compléter la loi n°2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915, qui dispose que « la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 », en intégrant dans notre droit un dispositif comparable à celui prévu à l'article 9 de la « loi Gayssot » n°90-615 du 13 juillet 1990, qui sanctionne pénalement la contestation de l'existence de la Shoah.

*

Lors d'un colloque tenu en juillet 2002 à l'initiative de la Commission nationale consultative des droits de l'homme et consacré à la lutte contre le négationnisme, Pierre Truche considérait qu'il y avait plusieurs façons de répondre aux victimes des drames de l'Histoire :

- reconnaître solennellement l'existence des crimes commis - s'agissant du génocide arménien, ce fut chose faite avec l'adoption de la loi du 29 janvier 2001 précitée ;

- traduire les responsables en justice, même tardivement - ce qui paraît en l'espèce aujourd'hui impossible, plus de 90 ans après les faits ;

- punir, au moyen de sanctions pénales, ceux qui nient les souffrances endurées par les victimes - tel est l'objet de la présente proposition de loi.

Cette dernière appelle, néanmoins, des réserves.

En effet, si la réalité du génocide arménien de 1915, qui a conduit à la disparition des deux tiers de la population arménienne de l'empire ottoman, et l'empreinte profonde qu'il a laissé dans la mémoire de nos compatriotes descendants des rescapés de ces massacres sont indéniables, la présente proposition de loi invite toutefois à s'interroger sur la légitimité de l'intervention du législateur dans le jugement du passé : la Loi doit-elle dire l'Histoire ? la création d'une infraction pénale de contestation de faits historiques peut-elle contribuer au travail de mémoire et à une compréhension apaisée des drames survenus ? ne risque-t-elle pas au contraire d'entraîner une « concurrence des mémoires » ou d'être dévoyée dans le cadre de conflits actuels ?

Le dispositif de la présente proposition de loi doit ainsi inviter à la plus grande prudence : le recours à la voie pénale paraît en effet susceptible de susciter de nombreuses difficultés, à rebours de l'objectif poursuivi. En outre, votre commission estime que la présente proposition de loi pourrait présenter un risque sérieux de contrariété à plusieurs principes reconnus par notre Constitution.

I. LE GÉNOCIDE ARMÉNIEN DE 1915 : UNE RÉALITÉ HISTORIQUE OFFICIELLEMENT RECONNUE PAR LA FRANCE

A. BREF RAPPEL DES FAITS

Le déroulement des faits ayant conduit au génocide de 1915 est largement connu.

On peut ainsi rappeler brièvement que, le 1 er novembre 1914, l'empire ottoman entre en guerre aux côtés des puissances centrales, sous l'influence de certains dirigeants « jeunes turcs », au pouvoir depuis juillet 1908. Les populations arméniennes, qui réclament leur autonomie depuis la seconde moitié du XIX ème siècle, se trouvent alors prises en étau dans le Caucase entre les troupes russes et l'armée turque.

Percevant les Arméniens comme des traîtres au service de l'empire russe, les Jeunes-Turcs, par ailleurs animés par une idéologie nationaliste, mènent contre eux une politique répressive particulièrement violente. Fin janvier 1915, les soldats arméniens servant dans l'armée turque sont désarmés, envoyés aux travaux forcés puis exécutés.

Le 7 avril 1915, la ville de Van se soulève et instaure un gouvernement arménien provisoire. En réaction, les dirigeants jeunes-turcs décident de déporter l'ensemble de la population arménienne en Mésopotamie.

Le génocide commence le 24 avril 1915 avec l'arrestation et l'assassinat de 650 notables arméniens à Constantinople.

Le 27 mai 1915, les autorités ordonnent la déportation vers la Syrie ottomane de la population arménienne d'Anatolie centrale et orientale - les hommes valides étant en général abattus à la sortie des villages, tandis que les femmes, les enfants et les personnes âgées sont déportés à plusieurs centaines de kilomètres de leur région d'origine vers les déserts de Syrie et d'Iraq.

En août 1915, les Arméniens de Cilicie et d'Anatolie occidentale sont à leur tour déportés.

Au total, entre 800.000 et 1.250.000 Arméniens auraient péri dans ces circonstances, soit près des deux tiers de la population arménienne de l'Empire ottoman. Outre les Arméniens de Constantinople et de Smyrne, qui paraissent avoir été relativement épargnés, les 600.000 à 800.000 rescapés sont ceux qui ont pu fuir vers le Caucase, l'Iran, les Balkans ou les provinces arabes, ainsi que les femmes et les enfants enlevés ou cachés par des familles turques, kurdes, bédouines, ou encore recueillis par des missionnaires 2 ( * ) .

B. LA RECONNAISSANCE DU GÉNOCIDE ARMÉNIEN PAR LA FRANCE

1. Une qualification rétroactive

Les massacres perpétrés contre les populations arméniennes en 1915 sont parfois présentés comme le premier génocide du XX ème siècle : dans une déclaration solennelle, les autorités françaises, russes et britanniques avaient, dès la perpétration des massacres, qualifiés ceux-ci de « crimes de lèse-humanité » dont les membres du Gouvernement les ayant ordonnés devraient être tenus pour responsables. Le principe de cette responsabilité pénale fut posée par les articles 226 à 230 du traité de Sèvres mais ce dernier ne fut jamais ratifié.

Toutefois, ce n'est qu'à l'issue de la Seconde guerre mondiale - et la perpétration de l'Holocauste - que les notions de crime contre l'humanité et de génocide sont officiellement reconnues comme des concepts juridiques autonomes et des infractions pénales à part entière : le crime contre l'humanité est ainsi défini pour la première fois par l'article 6-c du Statut du tribunal militaire international de Nuremberg, annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 3 ( * ) ; la notion de génocide fait quant à elle l'objet d'une reconnaissance officielle avec l'adoption, le 9 décembre 1948, de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide 4 ( * ) .

Les dispositions du code pénal français s'inspirent très largement des définitions retenues par les textes internationaux.

Ainsi l'article 211-1 du code pénal définit-il le génocide comme « le fait, en exécution d'un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d'un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d'un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire, de commettre ou de faire commettre, à l'encontre de membres de ce groupe, l'un des actes suivants :

- atteinte volontaire à la vie ;

- atteinte grave à l'intégrité physique ou psychique ;

- soumission à des conditions d'existence de nature à entraîner la destruction totale ou partielle du groupe ;

- mesures visant à entraver les naissances ;

- transfert forcé d'enfants ».

Le génocide, comme les autres crimes contre l'humanité, est puni de la réclusion criminelle à perpétuité et est imprescriptible.

Le génocide est désormais défini par l'article 6 du statut de Rome de la Cour pénale internationale du 17 juillet 1998 comme « l'un quelconque des actes ci-après commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :

a) Meurtre de membres du groupe ;

b) Atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;

c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;

d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;

e) Transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe ».

Pour l'essentiel, les éléments matériels constituant le crime de génocide ou les autres crimes contre l'humanité correspondent à des infractions réprimées par ailleurs par le code pénal (assassinat, tortures, violences, etc.). Ces crimes prennent la qualification de génocide ou de crime contre l'humanité en présence d'un élément moral spécifique : l'exécution d'une entreprise criminelle de grande envergure guidée par des motifs idéologiques et caractérisée par l'existence d'un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d'un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d'un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire.

En l'état actuel de la recherche historique, la qualification de génocide paraît pouvoir être appliquée rétroactivement aux massacres commis contre les populations arméniennes en 1915 : la simultanéité dans les meurtres, le caractère identique des méthodes employées, l' « inutilité » - sur un plan stratégique - des déportations mettent en évidence une planification visant à homogénéiser la population anatolienne plutôt qu'à éliminer une « cinquième colonne » 5 ( * ) .

Néanmoins, aucune organisation internationale ni aucune juridiction internationale ou française ne se sont jamais prononcées sur les responsabilités et la qualification des massacres ainsi perpétrés 6 ( * ) .

2. La reconnaissance officielle du génocide arménien par la loi du 29 janvier 2001

A partir des années 1960, la reconnaissance du génocide de 1915 par la Turquie et la communauté internationale a constitué une revendication portée tant par la diaspora arménienne que par l'Arménie soviétique, devenue depuis un Etat indépendant.

Depuis l'Uruguay en 1965, une quinzaine de parlements étrangers, le Parlement européen 7 ( * ) et l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, entre autres, ont officiellement reconnu l'existence du génocide arménien, généralement par le recours à des résolutions parlementaires.

Au terme d'un long processus parlementaire, la France l'a quant à elle officiellement reconnu par la loi n°2001-70 du 29 janvier 2001 8 ( * ) .

C. LA CONTESTATION DU GÉNOCIDE ARMÉNIEN DEVANT LES JURIDICTIONS FRANÇAISES

En l'état du droit, seule la négation de la Shoah est susceptible de donner lieu à des poursuites pénales, sur le fondement de l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, introduit par la loi dite « loi Gayssot » n°90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe. Cet article dispose que « seront punis [d'un an d'emprisonnement et de 45.000 euros d'amende] ceux qui auront contesté [...] l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité tels qu'ils sont définis par l'article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale ».

Cette incrimination, au champ strictement défini, n'est donc pas susceptible d'inclure les faits de contestation du génocide arménien 9 ( * ) . La loi du 29 janvier 2001 précitée, qui dispose en un article unique que « la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 », ne peut en effet être interprétée comme autorisant l'engagement de poursuites pénales, faute d'avoir créé une incrimination spécifique ou d'avoir élargi le champ de l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 précité.

C'est ce qu'a reconnu le TGI de Paris dans un arrêt de novembre 2004 10 ( * ) : « le tribunal relève que [la loi française du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915] ne met cependant aucune obligation à la charge des particuliers et constitue seulement une prise de position officielle, particulièrement solennelle, puisqu'adoptée sous forme de loi, du pouvoir législatif français sur cet évènement historique. Singulièrement, cette loi n'a pas entendu incriminer la contestation du génocide arménien au même titre que l'est celle des crimes contre l'humanité entrant dans les prescriptions de l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 ».

Corrélativement, la jurisprudence estime que, dans la mesure où la contestation du génocide arménien n'entre pas dans le champ de la loi du 29 juillet 1881, les faits sont susceptibles de donner lieu à une action au civil, sur le fondement de la responsabilité de droit commun édictée par l'article 1382 du code civil .

C'est sur ce fondement que l'historien Bernard Lewis a été condamné en 1995 par le TGI de Paris à un franc de dommages et intérêts. Dans son jugement, le tribunal énonce que si l'historien « était en droit de contester la valeur et la portée de telles affirmations, [...] il ne pouvait en tout cas passer sous silence des éléments d'appréciation convergents, retenus notamment par des organismes internationaux et révélant que [...] la thèse de l'existence d'un plan visant à l'extermination du peuple arménien n'est pas uniquement défendue par celui-ci. [...] Même s'il n'est nullement établi qu'il ait poursuivi un but étranger à sa mission d'historien, et s'il n'est pas contestable qu'il puisse soutenir sur cette question une opinion différente de celles des associations demanderesses, il demeure que c'est en occultant les éléments contraires à sa thèse, que le défendeur a pu affirmer qu'il n'y avait pas de « preuve sérieuse » du génocide arménien ; qu'il a ainsi manqué à ses devoirs d'objectivité et de prudence, en s'exprimant sans nuance, sur un sujet aussi sensible ; que ses propos, susceptibles de raviver injustement la douleur de la communauté arménienne, sont fautifs et justifient une indemnisation » 11 ( * ) .

Plus récemment, en 2007, la cour d'appel de Paris a toutefois refusé de reconnaître la responsabilité de l'encyclopédie Quid , à laquelle il était reproché d'avoir relativisé le génocide arménien en renvoyant dos à dos les positions arméniennes et turques. Dans son arrêt, la Cour considère que les sociétés éditant ce livre, dont le rôle se borne à « compiler des documents [...] et mener avec honnêteté un travail de seconde main », « n'engagent leur responsabilité [...] que si la présentation des thèses soutenues manifeste, par dénaturation, falsification ou négligence grave, un mépris flagrant pour la recherche de la vérité excluant toute vérification minimum des sources, constitutif d'une faute lourde, voire intentionnelle » 12 ( * ) .

Il convient par ailleurs de relever que si, en l'état du droit, sa contestation ne peut donner lieu à des poursuites pénales, tel n'est pas le cas de l'apologie du génocide arménien, qui serait susceptible d'être réprimée sur le fondement de l'article 24, alinéa 5, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

II. UN RECOURS À LA VOIE PÉNALE QUI SUSCITE DES RÉSERVES

Considérant que « chaque acte ou écrit négationniste au regard du génocide arménien constitue une atteinte aux valeurs de la République justifiant une sanction appropriée », les auteurs de la présente proposition de loi proposent de compléter la loi du 29 janvier 2001 « afin que la négation du génocide arménien soit punie comme il se doit » (exposé des motifs de la proposition de loi).

Son article 1 er tend ainsi à punir ceux qui contestent publiquement l'existence du génocide arménien de 1915 de peines équivalentes à celles prévues par la « loi Gayssot » du 13 juillet 1990 s'agissant de la négation de la Shoah. La poursuite et la répression de cette infraction seraient exercées conformément aux dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, la prescription des faits étant acquise au terme d'un an.

Son article 2 permettrait aux associations de défense des intérêts moraux et de l'honneur des victimes du génocide arménien d'exercer les droits reconnus à la partie civile, dès lors qu'elles sont déclarées régulièrement depuis au moins cinq ans à la date des faits.

Enfin, son article 3 procèderait à la correction d'un oubli de coordination dans l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 qui, en l'état, semble indiquer que la contestation des crimes contre l'humanité commis pendant la Seconde guerre mondiale est punie de cinq ans d'emprisonnement, et non d'un an d'emprisonnement comme l'avait prévu le législateur en 1990 13 ( * ) .

Si votre commission a pleinement conscience du profond traumatisme que nourrit, dans la mémoire de nos compatriotes d'origine arménienne, le souvenir des massacres perpétrés en 1915, elle relève néanmoins que la création d'une incrimination spécifique de contestation du génocide arménien soulèverait des difficultés, tenant tant aux conditions dans lesquelles s'exercerait la recherche historique si celle-ci devait entrer en vigueur qu'aux conséquences particulièrement inopportunes qu'aurait l'adoption de cette proposition de loi sur l'évolution des relations franco-turques et arméno-turques. En outre, sur un plan strictement juridique, la présente proposition de loi lui paraît soulever un risque sérieux d'inconstitutionnalité.

A. UNE INTERVENTION DISCUTÉE DU LÉGISLATEUR DANS LE CHAMP DE LA RECHERCHE HISTORIQUE

L'examen de la présente proposition de loi s'inscrit dans le cadre du débat sur la légitimité des « lois mémorielles » - notion créée en 2005 afin de désigner un ensemble de lois disparates, adoptées au cours des vingt dernières années, par lesquelles le législateur a, au nom du devoir de mémoire, porté une appréciation sur des périodes ou des acteurs de l'Histoire.

Comme l'analyse le rapport d'information de M. Bernard Accoyer, président de l'Assemblée nationale, consacré aux lois mémorielles, « ces lois, au-delà des différences de leur contenu, semblent procéder d'une même volonté : « dire » l'histoire, voire la qualifier, en recourant à des concepts juridiques contemporains comme le génocide ou le crime contre l'humanité, pour, d'une manière ou d'une autre, faire oeuvre de justice au travers de la reconnaissance de souffrances passées » 14 ( * ) .

Les « lois mémorielles » adoptées sous la V ème République

- la loi n°90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe (dite « loi Gayssot ») a créé une incrimination pénale tendant à protéger l'histoire et la mémoire de la Shoah du négationnisme et de l'antisémitisme ;

- la loi n°94-488 du 11 juin 1994 relative aux rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilés ou victimes de la captivité en Algérie a introduit diverses aides et allocations destinées aux harkis, auxquels la République « exprime sa reconnaissance [...] pour les sacrifices qu'ils ont consentis » ;

- la loi n°99-882 du 18 octobre 1999 relative à la substitution, à l'expression « aux opérations effectuées en Afrique du Nord », de l'expression « à la guerre d'Algérie ou aux combats en Tunisie et au Maroc » a modifié le code des pensions militaires et des victimes de la guerre en ce sens ;

- la loi n° 2000-644 du 10 juillet 2000 instaurant une journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l'Etat français et d'hommage aux Justes de France a désigné la date du 16 juillet pour commémorer l'anniversaire de la rafle du Vélodrome d'Hiver à Paris ;

- la loi n°2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 ;

- la loi n°2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité (dite « loi Taubira ») a reconnu officiellement la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l'océan Indien d'une part, et l'esclavage d'autre part, perpétrés à partir du XV ème siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l'océan indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes comme un crime contre l'humanité ;

- la loi n°2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, qui comportait notamment un article disposant que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l'histoire et aux sacrifices des combattants de l'armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit ». Après avoir été déclassée par le Conseil constitutionnel, cette disposition, qui avait suscité une large polémique, fut abrogée par le décret n° 2006-160 du 15 février 2006.

L'adoption successive de ces lois - ainsi que le dépôt d'une plainte contre l'historien Olivier Pétré-Grenouilleau, auteur du livre Les Traites négrières , par un collectif d'Antillais, de Guyanais et de Réunionnais en 2005 - ont suscité la réaction des historiens : une pétition intitulée « Liberté pour l'histoire », signée par dix-neuf éminents historiens, a été publiée le 13 décembre 2005 ; ceux-ci se sont ensuite constitués en association sous la présidence de M. René Rémond, afin de défendre l'idée selon laquelle il n'appartient pas au Parlement de qualifier le passé .

Plus précisément, ces lois d'un type particulier font l'objet de plusieurs critiques que la mission d'information de l'Assemblée nationale précitée, présidée par M. Bernard Accoyer, a ainsi résumés :

- un risque d'inconstitutionnalité : comme le soulignait notre éminent collègue Robert Badinter devant cette mission d'information, l'article 34 de notre Constitution ne permet pas au Parlement de se prononcer sur un évènement historique. En qualifiant de « génocide » un épisode historique survenu il y a près d'un siècle sur un territoire étranger, sans qu'on ne connaisse ni victimes ni auteurs français, le législateur aurait prononcé l'équivalent d'une condamnation, alors même que l'article 34 de la Constitution limite le rôle du Parlement en matière pénale à la fixation des règles concernant la détermination des crimes et délits, ainsi que les peines qui leur sont applicables ;

- un risque d'atteinte à la liberté d'opinion et d'expression : la multiplication des « lois mémorielles » comporte un risque de censure déguisée par le biais de la crainte du procès ; elle menace l'équilibre fragile sur lequel repose la loi de 1881 sur la liberté de la presse entre défense de la liberté d'opinion et d'expression et protection des personnes ; enfin, elle conduit le législateur, par une sorte d'engrenage, à doter ces lois d'un volet pénal qui présente un risque du point de vue de la liberté d'expression ;

- un risque d'atteinte à la liberté des enseignants et des chercheurs , laquelle revêt une valeur constitutionnelle ou légale selon qu'elle s'exerce dans le cadre de l'enseignement supérieur ou de l'enseignement scolaire ;

- un risque de remise en cause des fondements mêmes de la discipline historique - ces « lois mémorielles » relevant de l'histoire « mémoire », tournée vers le jugement du passé et se démarquant ainsi de l'histoire « science », qui cherche à comprendre et à expliquer le passé (G. Noiriel) ;

- un risque de fragilisation de la société française , lorsque la qualification du passé national à l'aune de concepts juridiques qui criminalisent notre histoire risque d'avoir des conséquences sur la façon dont les Français perçoivent leur pays ;

- enfin, une source possible d'embarras diplomatique , lorsque le mouvement tendant à une reconnaissance générale des souffrances du passé au nom du devoir de mémoire conduit le Parlement à s'ériger en « juge de la conscience universelle » (Pierre Nora) 15 ( * ) .

M. Pierre Nora a attiré l'attention de votre commission lors de son audition par votre rapporteur sur les dangers de ce « vertige parlementaire » : s'il appartient sans conteste à la représentation nationale de prendre des positions politiques, de rendre des hommages, d'organiser des commémorations et ainsi de contribuer à l'unité nationale et à la perpétuation d'une mémoire républicaine, il ne lui revient en revanche pas de qualifier juridiquement le passé, au risque de brider la recherche et d'entraver le travail des historiens. Or, s'agissant des massacres commis en 1915, un travail important reste incontestablement à accomplir, sur la compréhension des causes du génocide, la détermination des auteurs ou encore le rôle joué par d'autres minorités dans la perpétuation de ces derniers, par exemple 16 ( * ) .

Sans doute l'adoption de ces lois doit-elle être en partie regardée comme une conséquence de l'interdiction faite au Parlement, lors de l'adoption de la Constitution de la V ème République, de se prononcer officiellement sur des sujets importants par le biais de résolutions 17 ( * ) . A cet égard, la révision constitutionnelle de juillet 2008, en réintroduisant expressément cette possibilité dans un nouvel article 34-1 de la Constitution, permettra à l'avenir au Parlement d'assurer sa fonction tribunicienne, en adoptant une position formalisée sur un sujet qu'il estime essentiel, sans pour autant avoir recours à la loi dont le rôle premier est d'édicter des normes ayant vocation à être invoquées devant les tribunaux.

En tout état de cause, votre commission partage pleinement la préconisation formulée par le rapport précité de M. Bernard Accoyer, tendant, sans remettre en cause les lois précédemment votées, à désormais renoncer à la loi pour porter une appréciation sur l'histoire ou la qualifier .

B. DES EFFETS DIPLOMATIQUES CONTREPRODUCTIFS

Votre commission ne peut par ailleurs pas ignorer les conséquences diplomatiques inopportunes que serait susceptible d'entraîner une adoption de la présente proposition de loi.

S'agissant tout d'abord des relations bilatérales franco-turques, notre collègue Robert del Picchia et notre ancien collègue Hubert Haenel, dans un rapport d'information fait en juin 2008 au nom de la Délégation pour l'Union européenne et consacré à l'Union européenne et la Turquie à la veille de la présidence française 18 ( * ) , avaient souligné à quel point la reconnaissance par la France du génocide arménien par la loi du 29 janvier 2001 avait sérieusement affecté la relation franco-turque : « elle s'est traduite par un arrêt brutal des relations politiques entre les deux pays pendant plus d'une année et a porté atteinte aux échanges économiques bilatéraux. En effet, cette loi a suscité un ressentiment d'autant plus vif en Turquie que la France y est perçue comme un allié traditionnel : le vote du Parlement français est donc apparu comme un coup porté à l'amitié franco-turque. Cette loi a en effet donné le sentiment aux Turcs que la France estimait que la Turquie et l'Arménie étaient incapables de surmonter par eux-mêmes leur passé douloureux ». L'adoption par l'Assemblée nationale, le 12 octobre 2006, d'une proposition de loi identique à celle qui fait l'objet du présent rapport a pour sa part conduit à la suspension de la coopération militaire entre l'armée de terre turque et la France.

Force est en effet de constater que la question du génocide arménien est encore largement taboue en Turquie, même si un début d'évolution semble se manifester au sein de la société civile et du monde universitaire : à cet égard, l'adoption de la présente proposition de loi ne pourrait qu'enrayer ce mouvement, à rebours de l'objectif poursuivi.

Celle-ci ne contribuerait pas non plus à encourager le timide réchauffement des relations entre la Turquie et l'Arménie, engagé depuis l'été 2008 19 ( * ) . En septembre 2008, le président turc s'est en effet rendu à Erevan pour assister à un match de football entre les équipes des deux pays. Le 22 avril 2009, la Turquie, l'Arménie et la Suisse ont annoncé la mise en place d'une feuille de route pour la normalisation des relations arméno-turques. Le 10 octobre 2009, ces deux Etats ont signé à Zurich deux protocoles sur l'établissement de relations diplomatiques et le développement de relations bilatérales, en présence notamment du ministre français des affaires étrangères et européennes. L'entrée en vigueur de ces derniers achoppe toutefois pour l'instant sur la question du conflit du Haut-Karabagh 20 ( * ) .

Pour le Gouvernement français, « seul un dialogue apaisé entre les deux pays, comportant des gestes concrets de part et d'autre (réouverture de la frontière, mise en place d'une commission commune d'historiens, etc.) permettra de parvenir à une compréhension commune de ces évènements et de dépasser les tensions héritées du passé » 21 ( * ) . L'adoption de la présente proposition de loi ne pourrait ainsi que nuire aux efforts réalisés par la France pour soutenir ce processus.

Enfin, les représentants du ministère des affaires étrangères et européennes entendus par votre rapporteur ont attiré son attention sur l'embarras que pourrait susciter, pour la diplomatie française, l'adoption de la présente proposition de loi vis-à-vis de pays ayant connu, à un moment plus ou moins récent de leur histoire, des tragédies comparables : ceux-ci pourraient en effet être légitimement conduits à s'interroger sur la cohérence de notre droit pénal, voire à revendiquer, pour les tragédies dont ils ont été victimes, l'adoption de dispositions comparables.

C. UNE PROPOSITION DE LOI QUI PRÉSENTE UN RISQUE D'INCONSTITUTIONNALITÉ

Au-delà du débat sur l'opportunité de l'adoption de la présente proposition de loi, votre commission constate que celle-ci présente un risque de contrariété à plusieurs principes protégés par notre Constitution. En effet, si elle ne paraît pas contraire à l'article 34 de la Constitution, dans la mesure où elle tend à créer une infraction de nature pénale, elle paraît en revanche heurter les principes constitutionnels de légalité des délits et des peines, d'une part, et de liberté d'opinion et d'expression, d'autre part.

1. Un risque de contrariété au principe de la légalité des délits et des peines

Bien qu'elle s'en inspire, la présente proposition de loi diffère sensiblement du dispositif retenu à l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 s'agissant de la pénalisation de la négation de la Shoah.

Cet article dispose que « seront punis [d'un an d'emprisonnement et de 45.000 euros d'amende] ceux qui auront contesté, par un des moyens énoncés à l'article 23 22 ( * ) , l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité tels qu'ils sont définis par l'article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 dudit statut , soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale ».

Ainsi le dispositif de la « loi Gayssot » est-il adossé à des faits précis, reconnus par une convention internationale ou par une juridiction nationale ou internationale au terme de débats contradictoires.

Notre ancien collègue Charles Lederman, rapporteur de cette loi pour votre commission, ne s'y était pas trompé : « exiger que soient considérés comme établis des actes qui ont fait l'objet, après poursuites, discussions et examen contradictoire, de condamnations intervenues dans le cadre, les conditions et circonstances prévues par la présente loi, ce n'est pas instituer une vérité officielle, c'est-à-dire décrétée par l'Etat, mais attacher aux décisions rendues l'autorité qui s'attache habituellement aux décisions de justice » 23 ( * ) .

Dans un arrêt du 7 mai 2010, la Cour de cassation a ainsi estimé que la question de la contrariété de l'article 24 bis de la loi de 1881 précitée aux principes constitutionnels de la légalité des délits et des peines et de la liberté d'opinion et d'expression « ne présentait pas un caractère sérieux dans la mesure où l'incrimination critiquée se réfère à des textes régulièrement introduits en droit interne, définissant de façon claire et précise l'infraction [...] dont la répression, dès lors, ne porte pas atteinte aux principes constitutionnels de liberté d'expression et d'opinion ».

La situation est très différente s'agissant du génocide arménien de 1915, perpétré antérieurement à l'adoption de la convention du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide et dont les auteurs n'ont jamais été jugés, ni par une juridiction internationale, ni par une juridiction française.

De ce fait, sur un plan strictement juridique, il n'existe pas de définition précise, attestée par un texte de droit international ou par des décisions de justice revêtues de l'autorité de la chose jugée, des actes constituant ce génocide et des personnes responsables de son déclenchement - ce qui conduit à s'interroger sur le périmètre exact de la notion de « contestation de l'existence du génocide arménien de 1915 » retenue par la proposition de loi.

En outre, comme l'a relevé M. Hervé Ascensio, professeur à l'École de droit de la Sorbonne, le terme « contestation », dont le champ est plus large que celui de « négation », peut donner lieu à diverses interprétations 24 ( * ) : parfois employée comme synonyme de « discussion », la « contestation » peut en effet porter sur l'ampleur, les méthodes, les lieux, le champ temporel du génocide, sans forcément nier, au terme de l'analyse et de manière générale, qu'il y en ait eu un.

Au total, le champ de l'infraction créée par l'article 1 er de la présente proposition de loi paraît présenter, aux yeux de votre commission, un risque sérieux de contrariété au principe de la légalité des délits et des peines . Rappelons que le Conseil constitutionnel considère que ce principe est respecté dès lors que l'infraction est définie « dans des conditions qui permettent au juge, auquel le principe de légalité impose d'interpréter strictement la loi pénale, de se prononcer sans que son appréciation puisse encourir la critique d'arbitraire » 25 ( * ) .

2. Un risque de contrariété au principe de liberté d'opinion et d'expression

Corrélativement, la création d'une incrimination de contestation de l'existence du génocide arménien de 1915 paraît également contraire au principe de liberté d'opinion et d'expression, protégé par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen 26 ( * ) ainsi que par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme 27 ( * ) .

Sans doute cette liberté n'est-elle pas absolue et admet-elle des restrictions, destinées à protéger des droits et libertés également reconnus par la loi - respect de la vie privée, maintien de l'ordre public, interdiction des discriminations, etc. Encore faut-il que ces restrictions soient proportionnées au regard des objectifs poursuivis.

Ainsi, si la « loi Gayssot » paraît compatible avec le principe de liberté d'opinion et d'expression, c'est notamment parce qu'elle tend à prévenir - aujourd'hui - la résurgence d'un discours antisémite. Dans une décision Garaudy du 24 juin 2003, la Cour européenne des droits de l'homme a ainsi considéré que « la contestation des crimes contre l'humanité apparaît comme l'une des formes les plus aiguës de diffamation raciale envers les Juifs et d'incitation à la haine à leur égard. La négation ou la révision de faits historiques de ce type remettent en cause les valeurs qui fondent la lutte contre le racisme et l'antisémitisme et sont de nature à troubler gravement l'ordre public » 28 ( * ) .

Tel est également l'objectif qui a guidé le législateur communautaire lors de l'élaboration de la décision-cadre 2008/913/JAI du 28 novembre 2008 relative à la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal.

Son article 1 er dispose que « chaque Etat-membre prend les mesures nécessaires pour faire en sorte que [...] soient punissables l'apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre, tels que définis aux articles 6, 7 et 8 du Statut de la Cour pénale internationale, visant un groupe de personnes ou un membre d'un tel groupe défini par référence à la race, la couleur, la religion, l'ascendance ou l'origine nationale ou ethnique lorsque le comportement est exercé d'une manière qui risque d'inciter à la violence ou à la haine à l'égard d'un groupe de personnes ou d'un membre d'un tel groupe ».

Comme l'analyse M. Hervé Ascensio, professeur à l'Ecole de droit de la Sorbonne, ces dispositions n'imposent nullement à la France de prévoir des sanctions pénales à l'encontre des personnes qui contesteraient l'existence du génocide arménien de 1915. En effet :

- l'incrimination prévue doit viser les comportements « exercés d'une manière qui risque d'inciter à la violence ou à la haine » : sa finalité n'est donc pas de protéger la mémoire mais de lutter contre la discrimination ;

- son dispositif tend à incriminer de manière générale l'apologie, la négation ou la banalisation grossière des crimes de génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre dès lors qu'ils incitent à la violence ou la haine à l'encontre d'un groupe particulier : il n'oblige donc pas à adopter un texte pour chaque génocide ou autre crime international, ce qui paraîtrait d'ailleurs assez peu compatible avec la finalité du texte, qui est de lutter contre toute manifestation de racisme ou de xénophobie, de quelque forme que ce soit ;

- enfin, conformément à la faculté ouverte à l'article 1 er § 4 de cette décision-cadre, la France a restreint le champ de l'incrimination aux seuls crimes établis par une décision définitive rendue par une juridiction internationale - ce qui permet d'adosser l'infraction à des faits précisément établis, conformément au principe de légalité rappelé ci-dessus.

Le Parlement sera prochainement saisi d'un projet de loi tendant ainsi à compléter le champ de l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 afin de faire référence aux crimes contre l'humanité ou crimes de guerre définis aux articles 6, 7 et 8 du Statut de la Cour pénale internationale, lorsque ces crimes ont été établis par une décision définitive rendue par une juridiction internationale.

En l'espèce, aucun discours de nature comparable à l'antisémitisme ne paraît viser aujourd'hui en France nos compatriotes d'origine arménienne : de ce fait, la création d'une incrimination spécifique de contestation de l'existence du génocide de 1915 paraît excéder les restrictions communément admises pour justifier une atteinte à la liberté d'expression.

Votre commission observe d'ailleurs que si différents pays ont adopté une législation tendant à réprimer pénalement la négation de la Shoah (Allemagne, Autriche, Belgique), aucun Etat - pas même l'Arménie - n'a à ce jour rendu la contestation de l'existence du génocide arménien de 1915 passible de poursuites pénales.

* *

*

Au vu de l'ensemble de ces éléments et des risques de censure qu'encourrait la présente proposition de loi dans le cas où elle serait adoptée, votre commission des lois propose d'opposer à la présente proposition de loi une motion d'irrecevabilité , conformément aux dispositions de l'article 44 du Règlement du Sénat.

EXAMEN EN COMMISSION

Mercredi 13 avril 2011

M. Jean-Jacques Hyest , rapporteur . - Notre commission est invitée à examiner la proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l'existence du génocide arménien de notre collègue Serge Lagauche et trente de ses collègues socialistes.

Reprenant à l'identique les termes d'une proposition de loi adoptée par l'Assemblée nationale en octobre 2006, ce texte vise à punir d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende les personnes qui contestent publiquement l'existence du génocide arménien de 1915. Il tend ainsi à compléter la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915, qui dispose que « la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 », en intégrant dans notre droit un dispositif comparable à celui prévu à l'article 9 de la loi Gayssot du 13 juillet 1990, qui sanctionne pénalement la contestation de l'existence de la Shoah.

Lors d'un colloque tenu en juillet 2002, Pierre Truche considérait qu'il y avait plusieurs façons de répondre aux victimes des drames de l'Histoire : reconnaître solennellement l'existence des crimes commis - ce fut chose faite pour le génocide arménien avec l'adoption de la loi du 29 janvier 2001 ; traduire les responsables en justice, même tardivement - ce qui paraît en l'espèce aujourd'hui impossible, plus de 90 ans après les faits ; punir, au moyen de sanctions pénales, ceux qui nient les souffrances endurées par les victimes et tel est l'objet de la présente proposition de loi. Cette dernière appelle, néanmoins, des réserves : en tant que législateur, nous devons nous interroger sur notre légitimité à intervenir dans le cours de la recherche historique.

De plus, le recours à la voie pénale suscite de nombreuses difficultés, à rebours de l'objectif poursuivi.

Avant d'évoquer ces difficultés, je souhaiterais rappeler quelques éléments sur le génocide arménien de 1915 ainsi que sur la façon dont notre pays l'a reconnu.

Le déroulement des faits ayant conduit au génocide de 1915 est largement connu : dans le contexte de la Première Guerre mondiale et de l'affrontement russo-turc dans le Caucase, les dirigeants jeunes-turcs de l'Empire ottoman décident, à partir d'avril 1915, de déporter l'ensemble de la population arménienne d'Anatolie et de Cilicie vers les déserts de Syrie et d'Iraq. Au total, environ les deux tiers de la population arménienne de l'Empire ottoman auraient péri dans ces circonstances, soit entre 800 000 et 1 250 000 personnes selon les évaluations faites par les historiens. Ces massacres sont parfois présentés comme le premier génocide du XXe siècle.

Toutefois, il convient de rappeler que ce n'est qu'à l'issue de la Seconde Guerre mondiale que les notions de crime contre l'humanité et de génocide sont officiellement reconnues comme des concepts juridiques : le crime contre l'humanité est ainsi défini pour la première fois par le Statut du tribunal militaire international de Nuremberg. La notion de génocide fait quant à elle l'objet d'une reconnaissance officielle avec l'adoption, en décembre 1948, de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.

Les dispositions du code pénal français s'inspirent très largement des définitions retenues par les textes internationaux. Pour l'essentiel, les éléments matériels constituant le crime de génocide ou les autres crimes contre l'humanité correspondent à des infractions réprimées par ailleurs par le code pénal. Ces crimes prennent la qualification de génocide ou de crime contre l'humanité en présence d'un élément moral spécifique : l'exécution d'une entreprise criminelle de grande envergure guidée par des motifs idéologiques et caractérisée par l'existence d'un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d'un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d'un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire.

En l'état actuel de la recherche historique et scientifique, la qualification de génocide paraît pouvoir être appliquée rétroactivement aux massacres commis contre les populations arméniennes en 1915 : la simultanéité dans les meurtres, le caractère identique des méthodes employées, l'« inutilité », sur un plan stratégique, des déportations mettent en évidence une planification visant à homogénéiser la population anatolienne plutôt qu'à éliminer une « cinquième colonne ».

Néanmoins, aucune organisation internationale ni aucune juridiction internationale ou française ne se sont jamais prononcées sur les responsabilités et la qualification des massacres ainsi perpétrés, et c'est là l'une des sources des difficultés sur lesquelles je reviendrai dans un instant.

Suivant l'exemple donné par une quinzaine de parlements étrangers, par le Parlement européen et par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, entre autres, la France a officiellement reconnu l'existence du génocide arménien par la loi du 29 janvier 2001. Je rappelle que le Parlement européen et d'autres parlements peuvent avoir recours à des résolutions pour prendre position sur des faits importants sans avoir à légiférer.

Un mot sur la question de la contestation de l'existence du génocide arménien devant les tribunaux. En l'état, seule la négation de la Shoah est susceptible de donner lieu à des poursuites pénales, sur le fondement de l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, introduit par la « loi Gayssot ». Ainsi, la jurisprudence a considéré que ces faits pouvaient donner lieu à une action au civil, sur le fondement de la responsabilité de droit commun édictée par l'article 1382 du code civil.

C'est sur ce fondement qu'un historien a été condamné en 1995 par le tribunal de grande instance de Paris à un franc de dommages et intérêts. Dans son jugement, le tribunal a énoncé que l'historien « avait manqué à ses devoirs d'objectivité et de prudence, en s'exprimant sans nuance sur un sujet aussi sensible ; que ses propos, susceptibles de raviver injustement la douleur de la communauté arménienne, [étaient] fautifs et [justifiaient] une indemnisation ».

Des voies de recours existent donc bien à l'encontre des personnes qui contestent l'existence du génocide arménien.

Il convient en outre de relever que l'apologie du génocide arménien peut être réprimée au pénal sur le fondement de l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

J'en viens maintenant aux trois difficultés majeures que me paraît soulever cette proposition de loi.

Tout d'abord, ce texte s'inscrit dans le cadre du débat sur la légitimité des « lois mémorielles », notion utilisée pour désigner sept lois, adoptées au cours des vingt dernières années, par lesquelles le législateur a, au nom du devoir de mémoire, porté une appréciation sur des périodes ou des acteurs de l'histoire, comme la loi du 21 mai 2001 sur la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité ou la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation en faveur des Français rapatriés.

J'ai entendu, avec plaisir, M. Pierre Nora dans le cadre de la préparation de ce rapport. Ce dernier a attiré mon attention sur les dangers de ce qu'il a désigné comme un « vertige parlementaire ». S'il nous appartient sans conteste de prendre des positions politiques, de rendre des hommages, d'organiser des commémorations et ainsi de contribuer à l'unité nationale et à la perpétuation d'une mémoire républicaine, il ne revient en revanche pas au Parlement, selon lui, de qualifier juridiquement le passé, au risque de brider la recherche et d'entraver le travail des historiens. Or, s'agissant des massacres commis en 1915, un travail important reste incontestablement à accomplir, sur la compréhension des causes du génocide, la détermination des auteurs ou encore le rôle joué par d'autres minorités dans la perpétuation de ces derniers par exemple.

Sans doute la révision constitutionnelle de juillet 2008, en réintroduisant expressément la possibilité de voter des résolutions, permettra à l'avenir au Parlement d'assurer sa fonction tribunicienne, sans pour autant avoir recours à la loi dont le rôle premier est d'édicter des normes ayant vocation à être invoquées devant les tribunaux.

En tout état de cause, je partage pleinement les conclusions du rapport du président Accoyer de 2008 sur les lois mémorielles, qui a préconisé de renoncer désormais à la loi pour porter une appréciation sur l'histoire ou la qualifier.

Il ne me paraît pas non plus possible d'ignorer les conséquences diplomatiques inopportunes que serait susceptible d'entraîner l'adoption de cette proposition de loi. Rappelons à quel point la reconnaissance par la France du génocide arménien par la loi du 29 janvier 2001 a sérieusement affecté les relations franco-turques : cette loi a en effet donné le sentiment que la France estimait que la Turquie et l'Arménie n'étaient pas capables de surmonter par elles-mêmes leur passé douloureux. L'adoption par l'Assemblée nationale d'une proposition de loi identique à celle que nous examinons aujourd'hui en octobre 2006 a d'ailleurs conduit à la suspension de la coopération militaire entre la France et la Turquie.

Force est de constater que la question du génocide arménien est encore largement taboue en Turquie, même si un début d'évolution semble se manifester au sein de la société civile et du monde universitaire : à cet égard, l'adoption de la présente proposition de loi ne pourrait que contrarier ce mouvement, à rebours de l'objectif poursuivi.

Celle-ci ne contribuerait pas non plus à encourager le timide réchauffement des relations entre la Turquie et l'Arménie, engagé depuis l'été 2008. Le 10 octobre 2009, ces deux États ont signé à Zurich deux protocoles sur l'établissement de relations diplomatiques et le développement de relations bilatérales, en présence notamment du ministre français des affaires étrangères. L'adoption de la présente proposition de loi ne pourrait ainsi que nuire aux efforts réalisés par la France pour soutenir ce processus.

J'en viens au coeur du dispositif de la proposition de loi. Au-delà du débat sur l'opportunité de son adoption, il me semble que celle-ci présente un risque de contrariété à plusieurs principes constitutionnels.

Tout d'abord : un risque de contrariété au principe de la légalité des délits et des peines. Bien qu'elle s'en inspire, la proposition de loi diffère sensiblement de la « loi Gayssot » sur la pénalisation de la négation de la Shoah. En effet, le dispositif « Gayssot » est adossé à des faits précis, reconnus par une convention internationale ou par une juridiction nationale ou internationale au terme de débats contradictoires.

Dans un arrêt du 7 mai 2010, la Cour de cassation a estimé que la question de la contrariété de la loi Gayssot aux principes constitutionnels de la légalité des délits et des peines et de la liberté d'opinion et d'expression « ne présentait pas un caractère sérieux dans la mesure où l'incrimination critiquée se réfère à des textes régulièrement introduits en droit interne, définissant de façon claire et précise l'infraction [...] dont la répression, dès lors, ne porte pas atteinte aux principes constitutionnels de liberté d'expression et d'opinion ».

La situation est très différente s'agissant du génocide arménien de 1915, perpétré antérieurement à l'adoption de la convention du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide et dont les auteurs n'ont jamais été jugés, ni par une juridiction internationale, ni par une juridiction française.

Sur un plan strictement juridique, il n'existe pas de définition précise, attestée par un texte de droit international ou par des décisions de justice revêtues de l'autorité de la chose jugée, des actes constituant ce génocide et des personnes responsables de son déclenchement, ce qui conduit à s'interroger sur le périmètre exact de la notion de « contestation de l'existence du génocide arménien de 1915 » retenue par la proposition de loi.

En outre, le terme « contestation », dont le champ est plus large que celui de « négation », soulève un problème : la « contestation » peut en effet porter sur l'ampleur, les méthodes, les lieux, le champ temporel du génocide, sans forcément nier son existence même.

Au total, le champ de l'infraction créée par la proposition de loi me paraît présenter un risque sérieux de contrariété au principe de la légalité des délits et des peines.

Je vous rappelle que le Conseil constitutionnel considère que ce principe est respecté dès lors que l'infraction est définie « dans des conditions qui permettent au juge, auquel le principe de légalité impose d'interpréter strictement la loi pénale, de se prononcer sans que son appréciation puisse encourir la critique d'arbitraire ».

La création d'une infraction pénale paraît, en outre, contraire au principe de liberté d'opinion et d'expression, protégé par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ainsi que par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. Sans doute cette liberté n'est-elle pas absolue et admet-elle des restrictions, destinées à protéger des droits et libertés également reconnus par la loi, comme le respect de la vie privée, le maintien de l'ordre public ou l'interdiction des discriminations. Encore faut-il que ces restrictions soient proportionnées au regard des objectifs poursuivis.

Si la « loi Gayssot » paraît compatible avec le principe de liberté d'opinion et d'expression, c'est parce qu'elle tend à prévenir la résurgence d'un discours antisémite. C'est ce qu'a considéré la Cour européenne des droits de l'homme dans une décision Garaudy du 24 juin 2003 : « la négation ou la révision de faits historiques de ce type remettent en cause les valeurs qui fondent la lutte contre le racisme et l'antisémitisme et sont de nature à troubler gravement l'ordre public ».

Tel est également l'objectif qui a guidé le législateur communautaire lors de l'élaboration de la décision-cadre du 28 novembre 2008 relative à la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal. Son article 1 er dispose que « chaque État-membre prend les mesures nécessaires pour faire en sorte que [...] soient punissables l'apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre, tels que définis aux articles 6, 7 et 8 du Statut de la Cour pénale internationale, visant un groupe de personnes ou un membre d'un tel groupe défini par référence à la race, la couleur, la religion, l'ascendance ou l'origine nationale ou ethnique lorsque le comportement est exercé d'une manière qui risque d'inciter à la violence ou à la haine à l'égard d'un groupe de personnes ou d'un membre d'un tel groupe » : sa finalité n'est donc pas de protéger la mémoire mais de lutter contre la discrimination. Le Parlement sera prochainement saisi d'un projet de transposition.

En l'espèce, une restriction à la liberté d'expression ne paraît pas justifiée car aucun discours haineux ou discriminatoire ne vise aujourd'hui nos compatriotes d'origine arménienne. Contrairement à ce qui s'est passé pour la Shoah, d'ailleurs, aucun pays n'a rendu la négation du génocide arménien passible de poursuites pénales.

Il fallait être précis sur ce sujet sensible. De grands experts m'ont fait part de leurs inquiétudes à propos d'une proposition de loi qui pourrait faire l'objet d'une censure du Conseil constitutionnel pour les motifs que je vous ai donnés. Je vous propose d'adopter une exception d'irrecevabilité.

M. François Zocchetto . - Il n'est pas facile d'aborder un tel sujet, même s'il y a véritablement eu génocide - cela ne souffre aucune ambiguïté. La Turquie, comme chaque pays, serait bien inspirée de réfléchir à son histoire. Mais comment la France réagirait-elle si elle était placée dans la même situation ? On qualifie parfois de génocides des événements survenus à l'échelle de territoires plus petits qu'un département. Cela m'incite à la prudence : la Turquie a quelque raison de se comporter comme elle le fait.

J'ai apprécié le rapport sur l'audition de Pierre Nora. Il nous revient d'édicter des normes pour le présent et en imaginant le futur. L'histoire peut nous aider, mais nous ne sommes pas des historiens - ceux-ci ont d'ailleurs beaucoup de travail à faire. Je ne suis donc pas enclin à statuer sur de tels textes, d'autant qu'en commençant à les accepter, nous créerions des distorsions importantes, au détriment de groupes moins nombreux ou qui n'ont pas su se faire entendre. Ne pouvant accepter ces disparités de traitement, je voterai l'exception d'irrecevabilité.

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat . - Notre pays s'est honoré en reconnaissant le génocide arménien - mon groupe y avait beaucoup contribué. Il est difficile de nier la réalité de ce génocide. Le législateur peut-il aller au-delà sur ces sujets qui n'intéressent pas que les historiens ? Bien que des sénateurs de mon groupe aient déposé une proposition similaire, je crains que celle-ci soit sujette à caution parce qu'on ne peut se réclamer de la même histoire que dans le cas de la Shoah, où les organisations internationales et les États sont intervenus juridiquement. Il pourrait être curieux de s'ériger en censeurs de Turcs écrivant sur le génocide. Mieux vaut rester dans le cadre de la loi Gayssot, quitte à la faire évoluer en peu.

M. Jean-Jacques Hyest , rapporteur. - Il y aura, je le rappelle, transposition de la décision-cadre de 2008. Lorsque j'étais député, j'avais voté la loi Gayssot malgré mes réticences initiales parce que des décisions internationales étaient intervenues. En outre, l'article 24 bis est toujours lié aux discriminations et à l'antisémitisme. Je remercie M. Zocchetto. Tout le monde reconnaît en effet le génocide arménien, mais l'on doit pouvoir encore approfondir la recherche historique.

M. Bernard Saugey . - Nous avions fait tout notre devoir à l'époque en reconnaissant le génocide arménien, et je l'avais accompli d'autant plus volontiers qu'une partie de ma famille est d'origine arménienne. Pour autant, on ne saurait prendre le risque d'une généralisation. De matchs de football en négociations, le réchauffement des relations entre l'Arménie et la Turquie est limité mais réel ; en revanche, il y a peut-être un écart entre l'Arménie et la diaspora arménienne Je vous suivrai sans problème.

M. Charles Gautier . - Je voudrais apporter un témoignage sur l'état des relations entre la France et la Turquie car j'ai participé il y a une dizaine de jours à une mission avec le président de la commission des affaires européennes et j'ai pu constater que nos relations avec la Turquie sont extrêmement mauvaises. La France, qui est perçue comme l'instigateur et le porte-parole de l'opposition à l'adhésion turque à l'Union européenne, a multiplié les maladresses. Le président de la République a cru bon de faire un geste, la première visite officielle d'un président depuis des décennies, mais, comme il n'y est resté que 300 minutes, cela a été contreproductif et il eût été préférable que cette visite n'eût pas lieu. De même, la Turquie avait marqué une position décalée sur les frappes en Libye, en souhaitant le leadership de l'OTAN ; la France a, pour se couvrir, organisé la veille des frappes une conférence à Paris mais a oublié d'inviter la Turquie, qui est, dans cette région du monde, le pays de l'OTAN le plus important - quand cette organisation a réuni une conférence à Londres, la Turquie n'a pas été oubliée...

Même si on l'exagère parfois, l'amélioration des relations entre la Turquie et l'Arménie est réelle et une commission mixte d'historiens doit être créée.

A chaque rencontre, une fois les portes refermées devant les journalistes, les critiques des responsables turcs ont été frontales, directes, voire sans précédent. Nous avons été très malmenés et cette proposition de loi est systématiquement revenue sur le tapis. Nos relations économiques sont mises à mal. Tout cela s'ajoute aux arguments déjà présentés pour que cette proposition ne soit pas d'actualité.

La proposition du rapporteur tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité à la proposition de loi est adoptée à l'unanimité.

ANNEXE

LISTE DES PERSONNES ENTENDUES

M. Serge Lagauche , sénateur, auteur de la proposition de loi

Ministère de la Justice et des Libertés

- Mme Annabelle Philippe , conseillère technique politique pénale

- Mme Véronique Gomez , conseillère parlementaire

Ministère des affaires étrangères et européennes

- M. Edouard Beslay , directeur adjoint à la direction de l'Europe continentale

- M. Eric Millet , sous-directeur du Caucase et de l'Asie centrale

- M. Pascal Vagogne, sous-directeur de l'Europe méridionale

Personnalités qualifiées

- M. Pierre Nora , historien

- M. Hervé Ascensio, professeur de droit à l'Université Paris-I Panthéon-Sorbonne


* 1 Proposition de loi n°3030 rectifiée de M. Didier Migaud et plusieurs de ses collègues complétant la loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915, déposée le 12 avril 2006.

* 2 Sources : article « Arménie » de l'Encyclopédie Universalis. « Génocide arménien : ce que l'on sait vraiment », Julien Gautier, in L'Histoire, n°315, décembre 2006. « L'Arménie », Claire Mouradian, « Que sais-je ? », 2009.

* 3 Il est défini comme « l'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation et tout autre acte inhumain commis contre toute population civile, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu'ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du tribunal, ou en liaison avec ce crime ».

* 4 Qui la définit comme « l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : meurtre de membres du groupe ; atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe ».

* 5 « Génocide arménien : ce que l'on sait vraiment », Julien Gautier, « L'Histoire » n°315, décembre 2006.

* 6 En 1919 se tient certes à Constantinople le « procès des Unionistes », principaux responsables du génocide arménien, mais en l'absence de ceux-ci qui avaient pris la fuite. Ils furent condamnés à mort par contumace.

* 7 Par une résolution en date du 18 juin 1987, le Parlement européen a considéré que « les évènements tragiques qui se sont déroulés en 1915 contre les Arméniens établis sur le territoire de l'Empire ottoman constituent un génocide au sens de la convention pour la prévention et la répression de crime de génocide, adoptée par l'Assemblée générale de l'ONU le 9 décembre 1948 » tout en reconnaissant cependant « que la Turquie actuelle ne saurait être tenue pour responsable du drame vécu par les Arméniens de l'Empire ottoman et [...] que la reconnaissance de ces évènements historiques en tant que génocide ne peut donner lieu à aucune revendication d'ordre politique, juridique ou matérielle à l'adresse de la Turquie d'aujourd'hui ».

* 8 Ni votre commission ni la commission des affaires étrangères du Sénat n'avaient été invitées à se prononcer sur ce texte qui avait fait l'objet d'une discussion immédiate, en application de l'article 30 du règlement de notre Assemblée, afin de surmonter les fortes réticences - motivées par des considérations juridiques et diplomatiques - du Gouvernement et de la Conférence des présidents du Sénat à inscrire à l'ordre du jour cette proposition de loi adoptée par les députés en mai 1998.

* 9 Comme le reconnaît la jurisprudence. Voir notamment TGI de Paris, 21 juin 1995, qui a considéré que « la protection spéciale édictée par la loi contre la négation de ces crimes n'est pas applicable à la contestation relative aux autres crimes contre l'humanité comme, en l'espèce, ceux dont a été victime le peuple arménien en 1915 ».

* 10 Arrêt CDCA c. consul de Turquie et Sté France Télécom du 15 novembre 2004.

* 11 TGI de Paris, 21 juin 1995.

* 12 CA Paris, 7 mars 2007, réformant un jugement rendu par le TGI de Paris du 6 juillet 2005 qui avait, à l'inverse, admis la faute de la société éditrice sur le fondement du droit commun en relevant un certain nombre de manquements et de négligences. Voir J.-B. Racine et E. Dreyer, « le caractère licite de la « relativisation » du génocide des Arméniens », Recueil Dalloz 2007, p. 2513.

* 13 L'article 246 de la loi n°92-1336 du 16 décembre 1992 relative à l'entrée en vigueur du nouveau code pénal et à la modification de certaines dispositions de droit pénal et de procédure pénale rendue nécessaire par cette entrée en vigueur a introduit deux nouveaux alinéas dans l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sans en tirer les conséquences à l'article 24 bis.

* 14 « Rassembler la Nation autour d'une mémoire partagée », rapport d'information n°1262, novembre 2008, page 34.

* 15 Rapport précité, pages 36 à 56.

* 16 Voir également « Génocide arménien : ce que l'on sait vraiment », Julien Gautier, « L'Histoire » n°315, décembre 2006.

* 17 Cette faculté avait été expressément interdite par le Conseil constitutionnel dans deux décisions n°59-2 et n°59-3 des 17 juin et 24 juin 1959.

* 18 Rapport d'information n°412 (2007-2008).

* 19 Rappelons qu'en l'état, la Turquie et l'Arménie n'entretiennent pas de relations diplomatiques.

* 20 La Turquie, qui fait l'objet de pressions de son allié azerbaïdjanais, réclame le retrait des territoires occupés par l'Arménie autour du Haut-Karabagh en préalable à la ratification des protocoles.

* 21 Voir à ce sujet la réponse du ministre des affaires étrangères et européennes, publiée au JOAN du 18 décembre 2007, à la question écrite n°1162 de M. René Rouquet.

* 22 C'est-à-dire « par des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, [...] par des écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l'écrit, de la parole ou de l'image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, [...] par des placards ou des affiches exposés au regard du public, [ou] par tout moyen de communication au public par voie électronique ».

* 23 Rapport n°337 (1989-1990) fait au nom de la commission des lois par M. Charles Lederman, 31 mai 1990.

* 24 Ce problème avait notamment été relevé par plusieurs membres du Comité des droits de l'homme des Nations Unies dans l'affaire Faurisson c. France.

* 25 CC, décision n° 96-377 DC du 16 juillet 1996, rendue à propos de la loi du 22 juillet 1996 sur le terrorisme.

* 26 « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi ».

* 27 L'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme stipule que « toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. [...] L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire ».

* 28 Le Conseil constitutionnel ne s'est pour sa part jamais prononcé, à ce jour, sur la conformité de la « loi Gayssot » à la Constitution, faute pour la Cour de cassation d'avoir accepté en mai 2010 de lui transmettre une question prioritaire de constitutionnalité sur ce sujet.

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